Nécrologie de M. Irénée Carré

A. P.
Nécrologie de M. Irénée Carré
Revue pédagogique, second semestre 190955 (p. 101-106).

Nlle série. Tome LV.
15 Août.
N°08

REVUE
Pédagogique

M. Carré (1829-1909).


M. Carré, inspecteur général honoraire de l’Enseignement primaire, vient de s’éteindre dans sa quatre-vingtième année, à Sormonne (Ardennes), le 3 juillet dernier. Il y était né le 21) septembre 1829. Tous les maîtres et tous les élèves de nos écoles connaissent son nom. Avec lui disparaît l’un des collaborateurs les plus actifs et, sur plus d’un point, l’un des précurseurs des réformes de l’enseignement élémentaire, un pédagogue avisé, d’un bon sens robuste, créateur ou vulgarisateur de méthodes fécondes, un administrateur d’une haute intégrité et, quand il le fallut, d’un rare courage, un fidèle serviteur de la République et un grand homme de bien.

Après de brillantes études au collège de Charleville, il fit, en qualité de répétiteur au lycée de Tours, le 1er octobre 1850, ses premiers pas dans la carrière universitaire qu’il devait parcourir pendant quarante-deux ans, en s’avançant par étapes régulières jusqu’aux plus hautes fonctions. Il fut successivement maître d’études et répétiteur de première classe au lycée de Tours (octobre 1850-décembre 1853), régent de logique au collège de Blois (décembre 1853-octobre 1857), chargé de cours, puis professeur — il avait été reçu le premier à l’agrégation de grammaire — aux lycées de Saint-Quentin, de Rennes et de Douai (octobre 1857-octobre 1869), inspecteur d’Académie à Vesoul, Moulins, Mézières et Lille, du 8 octobre 1869 au 28 juillet 1882, et enfin inspecteur général jusqu’au 1er janvier 1892.

Dans aucune de ces fonctions il ne s’est montré inférieur à sa tâche. J’ai connu quelques-uns de ses élèves du lycée de Douai : ils avaient gardé le souvenir le plus net et le plus reconnaissant de sa bonté, de sa belle humeur, de ses leçons si vivantes, si claires, si éducatrices du cœur et de l’esprit.

Mais c’est surtout dans l’inspection qu’il donna sa mesure ; il était vraiment l’homme de l’emploi. Son administration était faite d’honnêteté, de justice, de franchise un peu rude, tempérée de courtoisie et de bienveillance, et en même temps de travail incessant et de dévouement sans bornes aux enfants de nos écoles et à leurs maîtres.

C’est par cet ensemble de qualités qu’après d’heureux débuts à Vesoul et à Moulins il se fit estimer, aimer, vénérer — le mot n’est pas trop fort — dans ses chères Ardennes, donnant ainsi un éclatant démenti au proverbe que « nul n’est prophète en son pays ». On le vit bien à ses funérailles où tant d’instituteurs, tant d’anciens collaborateurs et d’amis sont venus lui apporter un dernier témoignage d’affection, de reconnaissance et de respect. L’un d’eux qui travailla à côté de lui pendant plus de vingt-cinq ans et qui vécut trente-deux ans dans son intimité, M. Poulain, ancien chef de la division de l’enseignement primaire à la préfecture du Nord, a rappelé avec émotion ce que fut M. Carré dans cette période de sa vie. « Instituteurs des Ardennes, chers confrères de ma génération, vous ne saurez jamais à quel point il vous aimait, combien il était heureux de ses entretiens avec vous, quel paternel intérêt il vous portait ainsi qu’à vos familles. Ayant parcouru dans ses tournées à peu près toutes les communes des Ardennes, il y connaissait tout, choses et gens, notabilités, autorités, instituteurs et institutrices, besoins des écoles, désirs de chacun. Servi par une mémoire non moins prodigieuse que sa vigueur physique, il n’oubliait rien. C’était chaque jour pour moi un nouvel étonnement de voir comme il possédait dans tous ses détails la situation de famille aussi bien que la situation professionnelle d’une multitude d’instituteurs, leur pays d’origine et celui de leurs femmes, le nombre de leurs enfants, la composition de leurs logements, l’étendue de leurs jardins, etc. Détails assez peu importants, dira-t-on ; mais tout ce qui intéresse des subordonnés qu’il aime n’est-il pas important pour un chef plein de cœur comme l’était M. Carré ? Et puis la vie, l’existence de tous les jours, à laquelle un chef bienveillant doit toujours penser pour les autres, n’est-elle pas faite de détails ? »

Tel était l’homme. Pour apprécier la valeur de son œuvre pédagogique et éducatrice, il faut se rappeler ce qu’était l’école, et surtout l’école rurale, en ces temps déjà lointains où l’enseignement primaire, en province comme à Paris, végétait misérablement, où tant de chers frères et de bonnes sœurs exerçaient sans diplôme et sans savoir, où la plupart des maîtres laïques manquaient de préparation et de méthode, où ceux qui avaient passé par les écoles normales n’y avaient reçu qu’un enseignement étriqué et formel, où l’inspection même se montrait d’une extrême insuffisance. Quelle tâche à entreprendre que d’essayer de donner la vie à cet enseignement inerte, de substituer la méthode à la routine, d’instruire et de former le personnel ! C’est à cette besogne que s’attachèrent avec un dévouement et une ardeur inlassables, les Antoine, les Vessiot, les Jacoulet, les Carré et quelques autres, M. Carré surtout, qui passait la plus grande partie de son temps en tournée, véritable missionnaire de l’instruction populaire, cheminant d’un village à l’autre, et portant ses conseils et ses encouragements jusque dans les hameaux perdus au fond des bois. Maître d’école enthousiaste, il faisait lui-même la classe et enseignait par l’exemple, expliquant et appliquant à la fois la méthode à suivre ou le procédé à employer. S’il en trouvait quelque part d’ingénieux, il les empruntait à leurs inventeurs pour les vulgariser presque toujours en les améliorant.

Dans ce contact incessant avec les maîtres et les écoliers, M. Carré puisait les sujets des « Instructions » pleines de suc, de saveur et d’à propos, qu’il publiait chaque mois au Bulletin. Je ne vois de notre temps que les « Causeries de M. Forfer » qui leur soient comparables. La presse pédagogique de Paris les reproduisait ; on leur faisait des emprunts dans les autres départements. Elles furent pour M. Carré le point de départ de ses ouvrages de pédagogie théorique ou pratique, si justement appréciés, à l’étranger aussi bien que chez nous.

Sans cesse à la recherche du mieux, l’initiative de M. Carré a quelquefois devancé et peut-être inspiré les instructions officielles. Se doute-t-on que les classes enfantines ont vu le jour dans les Ardennes ? Il les appelait « petites classes » ou « petites classes mixtes ». On y débrouillait pour l’école les enfants des deux sexes. Et comme ces classes étaient irrégulières, il n’était pas sans inquiétude à leur sujet. Un beau jour en effet, un inspecteur général se fâcha tout rouge. Mais son rapport n’eut pas de suite, ou plutôt il eut une suite inattendue : quelques mois plus tard, on créait des « petites classes » dans les écoles de la Seine, et deux ans après, sous la dénomination de « classes enfantines », elles recevaient la consécration légale.

Ce n’est pas la seule fois que M. Carré fut menacé des foudres officielles, Il les mérita pour d’autres motifs. Sous l’ordre moral, il eut le tort de défendre énergiquement contre Île préfet à poigne d’alors et contre les politiciens réactionnaires les instituteurs dénoncés et menacés. Tandis que dans d’autres départements des hécatombes s’accomplissaient, dans les Ardennes, le mal se réduisit sur son insistance à des déplacements aussi peu désavantageux que possible. Au ministère on jugea qu’un fonctionnaire aussi obstinément indocile ne pouvait rester dans l’administration, et on décida de lui retirer son emploi. Il fallut l’intervention d’un haut personnage ardennais, ami puissant du régime, pour conserver à l’inspection l’un des meilleurs inspecteurs de France.

Les Instructions et les Circulaires de M. Carré aux instituteurs, ses nombreux articles du Bulletin des Ardennes, les études qu’il a publiées dans cette Revue même prouvent qu’il n’a négligé de s’occuper d’aucune des matières du programme. Mais c’est l’enseignement du français, considéré par lui comme le véhicule et la condition des autres, qui attira surtout sont attention et sollicita ses efforts.

Il s’y attacha dès ses débuts ; sa Lettre à un Instituteur de la Haute-Saône sur l’enseignement de la langue française sur élèves des écoles primaires, en 1873, est comme la préface de ce qu’il a écrit depuis sur cette question si importante. Il n’eut d’abord en vue que les petits paysans de la Haute-Saône et des Ardennes ; puis il s’adressa aux écoliers de France qui parlent des patois ou un français informe, puis à ceux qui ne parlent ni n’entendent le français, aux Flamands, aux Catalans, aux Bretons ; enfin aux indigènes de nos colonies. Le but ? faire connaître mieux le vocabulaire et la langue à ceux qui les connaissent imparfaitement, les enseigner à ceux qui les ignorent. La méthode ? celle qu’emploient inconsciemment toutes les mères, la méthode maternelle ou directe qu’il a formulée d’une façon définitive dans un livret à l’usage des maîtres. Là encore il fut un précurseur.

Tous les écoliers de France ont eu entre les mains son Vocabulaire français, ou Étude progressive et méthodique des mots de la langue usuelle considérés :quant à leur orthographe ;quant à leur sens ;quant à la manière dont ils s’unissent pour former des phrases, série de livrets bientôt suivis d’un gros volume de six cents pages, Les mots français dérivés du latin et du grec, à l’usage des écoles primaires supérieures et normales et de l’enseignement moderne. Il est permis de n’être pas tout à fait d’accord avec lui sur quelques points de détail, on ne peut méconnaître la valeur de l’ensemble.

C’est dans le département du Nord que M. Carré acheva sa carrière d’inspecteur d’Académie. Quoiqu’il n’y ait passé que deux ans, ceux qui l’y ont suivi retrouvaient encore longtemps après les empreintes profondes de son passage. Il obtint d’abord le dédoublement d’un service beaucoup trop chargé et conserva pour lui les Primaires avec le titre de Directeur départemental de l’enseignement primaire du Nord. Par son initiative furent organisés à Lille des cours préparatoires aux examens de l’Inspection primaire, du Professorat des écoles normales, et mème du Brevet supérieur pour les instituteurs et les institutrices déjà en fonctions. Il y professait lui-même la pédagogie. Ses successeurs n’ont eu d’autre peine que de continuer son œuvre.

En 1882, un décret du Président de la République l’appela à l’inspection générale. Là encore il fut un maître. Ceux qui ont eu l’honneur d’être inspectés par lui apprenaient, à le regarder faire, comment il faut inspecter. J’ai visité avec lui dans le Pas-de-Calais des écoles de tout ordre ; je croyais bien savoir mon métier ; mais quelque bienveillance qu’il m’ait témoignée alors, en le voyant à l’œuvre, je ne fus pas long à m’apercevoir du contraire.

Il exerça ces hautes fonctions pendant dix ans ; il aurait pu et dû, pour le bien public, les exercer plus longtemps. Mais il se sentait fatigué, il se croyait gravement atteint d’une maladie de cœur, et il se retira le 1er janvier 1892 à Sormonne, son village natal. Il y devait vivre encore dix-sept ans et demi. Ne pouvant se séparer de ses chères écoles, il sollicita la faveur d’être nommé délégué cantonal, et ce titre fut pour lui ce qu’est la médaille militaire aux généraux les plus illustres. Puis avec un enthousiasme toujours jeune, ce maître d’école incorrigible se remit à faire la classe à ses petits compatriotes. Quand on le nomma enfin officier de la Légion d’honneur en 1901 — il était Chevalier depuis 1878, on aurait pu faire suivre son nom de la mention : M. Carré, inspecteur général honoraire, instituteur adjoint à Sormonne, 51 ans de services.

A. P.