Nécrologie de M. Franck Le Savoureux (extrait de la Petite République française)

Nécrologie de M. Franck Le Savoureux (extrait de la Petite République française)
Revue pédagogique, premier semestre 1890 (p. 564-565).

Franck Le Savoureux. — Nous avons annoncé dans notre dernier numéro la mort prématurée de notre collaborateur Franck Le Savoureux. La Petite République française a consacré à son souvenir un long article dont nous croyons intéressant de reproduire une partie. Après avoir raconté sa vie et montré le zèle ardent avec lequel il se livrait à l’enseignement dans sa chaire de Melun, l’auteur ajoute :

« Le Savoureux, très désireux de bien faire, de suivre le mouvement des doctrines contemporaines tant chez nous qu’à l’étranger, ne se ménageait pas assez. Il fut bientôt miné par une maladie lente qui le terrassa. Il dut renoncer à propager par la parole cette science de la sagesse qu’il répandait en sage : il fut nommé censeur au lycée de Sens, il y a quelques mois. Là, il étudia, il observa, il fit de la pédagogie pratique. Il eût été certainement un réformateur, car il se rendait bien compte des améliorations que l’internat réclame ; mais le mal continuait à l’accabler. Il dut prendre un congé, partit pour le Midi, el, malgré la douceur du climat, y mourut.

»… Jusqu’à la fin, il s’enfiévra d’ardeur, il concentra, dans le peu de jours qu’il lui était donné de vivre, la plus grande somme d’énergie possible pour mener à bien une œuvre qui lui était chère. Il préparait un grand ouvrage sur la pédagogie. Il espérait que ce serait sa thèse de doctorat, que ce serait l’expression définitive de ce système qu’il rêvait, où la théorie et l’application se mêleraient, où le cœur trouverait son compte comme l’esprit, où le caractère, où l’âme seraient élevés comme l’intelligence est formée. Il avait passé par une patiente initiation à la Revue pédagogique, à la Revue internationale de l’enseignement. Là surtout, grâce à la revue des livres qu’il écrivait chaque mois, il s’était familiarisé aux méthodes usitées ou bien projetées chez nos voisins. Il avait acquis une prodigieuse érudition qu’il avait l’art de s’associer et dont il se servait pour corriger ses vues personnelles, pour redresser les erreurs où sa nature d’apôtre, éprise du progrès, encline à la hardiesse, pouvait s’égarer. Son traité paraîtra-t-il ? Je ne sais. Est-il assez avancé pour être livré à l’impression ? N’est-il encore qu’un amas de notes confiées à des fiches ?

» Par bonheur, Franck Le Savoureux a donné comme un aperçu, comme un abrégé de ses principes, de ses sentiments surtout, dans un petit volume qu’en 1889, sous son pseudonyme de Franck d’Arvert, il dédiait à la Révolution française. Le texte est court, mais, en peu de pages, combien expressif, combien pressant ! Nul pédantisme, nulle affectation, et quelle sincérité de ton, quelle fierté et aussi quelle bonté de cœur ! C’était l’homme même qui se disait, qui s’écrivait en toute sa vérité intime. L’Institution nationale devrait être, pour quiconque a charge d’âmes, la bible laïque, toujours commentée, toujours expliquée.

» L’Institution nationale apprend à l’être isolé que son égoïsme est misérable, inutile, impuissant. Elle lui prescrit de s’associer à ce qu’a cherché dans le passé, à ce que veut et à ce que réalise dans le présent la patrie. Elle lui commande, pour collaborer à sa grandeur, de bien la connaître. Et celui-là seul est un citoyen capable d’aider la cité, qui s’est assimilé tout ce qui l’a faite grande et forte, tout ce qui a contribué à sa splendeur : tradition des pères, connaissance des droits civiques, de la loi. Et celui-là seul sera appelé à répandre ses bienfaits sur elle qui, à la notion de la vie extérieure ajoutera la notion de la vie intérieure, qui aura la culture morale, la vertu, qui inclinera vers cette sympathie, vers cette charité qui sont les gages de la fraternité sociale…

» J’ai relu l’Institution nationale dès que j’ai su que la main qui l’avait écrite s’était glacée. Je l’ai relue avec cet intérêt qui s’attache à l’œuvre d’un ouvrier disparu. Ma tristesse s’en est augmentée. C’est l’éloquence même que ce recueil de maximes, de versets frappés à l’antique marque. Il y a tel chapitre sur la Patrie, sur la Piété nationale surtout, qui mérite de devenir classique. De quel souffle, de quel aspiration est soulevée l’invocation à la France :

« Tu es bonne, ô ma nation, tu te plais à faire servir tes forces et ton génie aux progrès de la civilisation, et, aux plus beaux jours de ton histoire, tu as voulu sincèrement le bonheur des autres peuples. C’est pour cela que tu es digne de respect et d’amour. Voici donc ce que je ferai pour être bon : j’imiterai ma nation. Comme elle est fonction dans la vie de l’humanité, je serai fonction dans sa vie intérieure… par un acte continu d’intelligence, de volonté… Ainsi m’acquitterai-je justement envers ma patrie. Je lui consacrerai ma vie, mon cœur, mes forces, tout ce que je tiens d’elle. Je ferai valoir ses dons de mon mieux ; j’en porterai l’obole à son trésor ; elle a besoin du plus humble de ses enfants… »

» Et ailleurs, comme s’il avait eu le pressentiment de sa mort anticipée, comme si, par un don de prophétie, il avait pu lire dans les mystères du futur, il s’écriait, non sans quelque joie et sans quelque légitime orgueil :

« Celui qui, ne fût-ce qu’une fois dans sa vie, a fait quelque chose pour l’amour de la nation, ne meurt point tout entier… Heureux surtout celui qui peut dire à l’heure où ses forces l’abandonnent : J’ai fait tout ce que j’ai pu pour m’acquitter envers toi, ô Patrie ! Maintenant ton enfant s’en va en paix, et a rempli sa fonction. Reprends dans ton sein les éléments de mon corps comme tu as déjà recueilli mon âme dans ta tradition. »