Nécrologie de M. Charles Bigot

Nécrologie de M. Charles Bigot
Revue pédagogique, premier semestre 1893 (p. 459-472).

CHARLES BIGOT

La Revue pédagogique a perdu en Charles Bigot un de ses plus fidèles collaborateurs. Les dernières pages qu’il ait données au public ont été pour nous ; et cette « Causerie littéraire » du mois de mars, où il nous entretenait notamment du dernier livre de M. de Vogüé et de l’œuvre de Taine, bien qu’écrite ou plutôt dictée au milieu des plus atroces souffrances, ne le cède ni pour l’aisance et la bonne grâce de la forme, ni pour la netteté du jugement, à aucune de celles par lesquelles, durant tant d’années, en nous tenant au courant de tout ce qui se produisait de notable dans les lettres françaises, il nous a charmés, instruits et fait penser.

Pourtant ce n’est pas là l’unique raison, ni même la principale, que nous ayons de rendre hommage à la mémoire de ce parfait honnête homme et de ce vaillant écrivain. N’eût-il pas été notre ami, nous devrions encore saluer en lui, au moment où il nous quitte, un des meilleurs ouvriers de cette œuvre qui prime tout à nos yeux et qui domine l’histoire de notre temps : la régénération de la France par l’éducation.

I

Charles Bigot naquit à Bruxelles en 1840, de parents français. Son père, médecin de valeur, était Normand ; et c’est d’Alençon qu’il arriva à Sainte-Barbe en 1838 pour se préparer à l’École normale. Il y entra en 1860, dans la promotion de MM. Georges Morel et Foncin, entre autres, qui se lièrent avec lui d’une profonde amitié. M. Foncin, sur sa tombe, évoquant avec une précision émouvante le souvenir de ces années, a tracé de Bigot normalien un portrait plein de fraîcheur et de vie que je voudrais pouvoir reproduire, car c’est déjà celui de l’homme que nous avons connu quinze ans plus tard. Ça été, en effet, un trait charmant du caractère de Bigot de conserver, dans sa pleine maturité et jusque dans les épreuves les plus terribles, ce qu’il y a de meilleur dans la jeunesse : la vivacité et la franchise des impressions, la chaleur des sympathies, le désintéressement, la foi en l’idéal, le mépris décidé de toute vilenie.

Il sortit de l’École normale agrégé des lettres et partit en 1864 pour l’École française d’Athènes, c’est-à-dire d’abord pour Rome, étape obligée, que nul ne s’aviserait de brûler volontairement. Ce premier séjour à Rome et ceux qu’il y fit dans la suite eurent de deux manières sur la vie de Bigot une influence décisive. Il connut là l’élite des artistes de sa génération, se fit autant d’amis de la plupart des peintres, sculpteurs, architectes, musiciens, eu qui s’incarne aujourd’hui l’art français, et, s’initiant auprès d’eux à l’esthétique générale comme il avait fait par ses études à l’esthétique littéraire, se prépara inconsciemment à devenir un des critiques d’art les mieux informés, les plus respectés de notre temps. D’autre part, c’est à Rome aussi qu’il connut par Henri Regnault l’excellent portraitiste américain M. Healy et sa belle famille, dans laquelle il trouva la femme supérieure qui devait être la compagne de sa vie.

Il y a diverses manières de profiter du séjour d’Athènes, qui ne s’excluent pas sans doute, mais ne s’unissent pas non plus nécessairement. La plupart des élèves de l’École se donnent à l’érudition, entreprennent, s’ils le peuvent, des fouilles archéologiques c’est ce que nous regardons, en général, comme leur fonction propre. Mais ainsi ne l’entendaient pas ceux de nos vieux maîtres qui étaient de purs humanistes. J’ai entendu l’un d’eux déplorer amèrement, comme une sorte de trahison, qu’un premier agrégé des lettres, homme de goût et déjà un écrivain, pût laisser là les humanités « pour aller ramasser des pierres en Béotie ». Tout le monde n’a pas d’ailleurs la bonne fortune de faire une découverte. Il arrive donc nécessairement qu’une partie de ces jeunes gens reviennent, je ne dis pas les mains vides, car on peut trouver que ce sont parfois les plus riches, mais avec le gain tout intime qu’on rapporte du plus beau des voyages, fait dans les plus heureuses conditions : avec une moisson de connaissances et de souvenirs, l’esprit élargi, le goût formé, l’âme à jamais exaltée par des émotions ineffaçables. C’est de ceux-là que fut Bigot.

Au temps où lui et ses camarades revinrent d’Athènes, l’Université n’avait pas comme aujourd’hui des maîtrises de conférences dans les facultés à leur offrir, pour leur permettre de mettre aussitôt en œuvre leur acquis, et de faire leurs thèses en attendant des chaires d’archéologie ou de littérature grecque. C’étaient des chaires de lycées qu’on leur donnait, et non pas toujours supérieures à celles qu’ils auraient eues au sortir de l’École normale. Il fut professeur de rhétorique à Cahors, et bientôt après à Nevers. C’était un grand luxe que de donner de tels maîtres à de si modestes écoliers ; mais quelle bonne fortune pour ceux-ci, quand ils se trouvaient avoir de l’étoffe ! Bigot eut sur plusieurs une influence décisive, et tous ont gardé de lui un vivant souvenir.

Il professait la rhétorique à Nîmes en 1870-71. Exalté par nos désastres, ardemment en quête des moyens de panser nos blessures, son patriotisme se trouva à l’étroit dans une classe. Il crut user d’un droit élémentaire, ou plutôt remplir un devoir civique, en prenant publiquement et résolument part aux luttes politiques du moment, car elles mettaient en danger la liberté, en dehors de laquelle il ne voyait point de salut pour le pays. Mais, comme la liberté était menacée précisément par le pouvoir qui avait, on ne peut dire la garde des institutions, mais la charge de suppléer aux institutions en ruine, c’était chose hardie à un fonctionnaire que de se réclamer d’elle avec cette décision et de prendre sa défense dans la presse. Les articles de Bigot dans le Gard républicain furent incriminés par ses chefs, et il donna sa démission.

La Gironde se l’attacha aussitôt. Il s’y révéla journaliste aussi ferme qu’élégant, d’une fécondité, d’une facilité, d’une variété de ressources qui n’avaient d’égale que la sûreté de son caractère et la dignité de sa plume. Ces qualités grandirent encore à Paris, où le Siècle l’appela dès l’année suivante. Elles parurent dans leur éclat au XIXe Siècle, durant les années où il fut avec About et Sarcey une des colonnes de ce journal, qui était lui-même, on s’en souvient, au tout premier rang de la presse française par l’étendue de son influence, comme par la valeur de sa rédaction. Simultanément ou par la suite, Bigot écrivit aussi dans le Gagne-Petit et la République française, puis dans les revues les plus diverses. A la demande d’Eug. Yung, il donna à la Revue politique et littéraire, en réponse à la Question du latin de Raoul Frary, cette brillante série d’articles qui forma son excellent livre : Questions d’enseignement secondaire, et il fit dans la même revue, durant de longues années, le compte-rendu annuel du Salon. La Nouvelle Revue, la Gazette des Beaux-Arts recherchèrent sa collaboration. La Revue des Deux-Mondes publia de lui une critique du roman naturaliste qui fut une des premières et des plus vives protestations du bon sens contre les horreurs et les laideurs voulues par lesquelles un puissant écrivain, gâtant à plaisir les plus beaux dons, compromettait le renom du goût français.

En même temps, il donnait des livres dont nous parlerons tout à l’heure : Les classes dirigeantes (1875), La fin de l’anarchie (1878), surtout cet admirable Petit Français (1883), que l’Académie française s’est honorée en couronnant.

Viendront ensuite Raphaël et la Farnésine (1884), Grèce, Turquie, le Danube (1886), écrit au retour d’un nouveau voyage en Orient, De Paris au Niagara (1887), au retour d’un voyage aux États-Unis, où il représenta le syndicat de la presse parisienne à l’inauguration de la statue de la Liberté de Bartholdi, enfin Peintres français contemporains (1888).

Mais, éducateur dans l’âme, ni le journal ni le livre ne suffisaient encore à son activité. Il eut la nostalgie de l’enseignement. En 1880, il succéda à Paul Albert comme professeur de littérature à l’École militaire de Saint-Cyr. Presque en même temps, on lui demandait de donner des cours à l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, puis à celle de Saint-Cloud. Il se mit avec tout son cœur dans ces enseignements. Ne s’agissait-il pas de faire connaître et aimer le génie de la France d’un côté à nos futurs officiers, de l’autre à l’élite des maîtres et maîtresses destinés à former le personnel enseignant des écoles primaires, c’est-à-dire l’âme de notre peuple ! La sincérité cordiale de sa parole lui concilia aussitôt ces auditoires si différents. Nulle rhétorique ; point d’érudition vaine et encombrante. Le patriote, le citoyen libéral, le moraliste laïque parurent en lui sans rien d’étroit ni de sectaire ; il conquit d’emblée la confiance affectueuse des élèves, le respect au moins et l’estime de ceux-là même que leur éducation antérieure fermait en partie à son action.

Ce fut un beau moment dans la vie de Bigot que les années où nous le vîmes mener de front toutes ces tâches, non seulement sans fléchir, mais avec l’ivresse de l’activité utile et joyeuse, aussi complètement à chaque besogne que s’il n’en avait eu qu’une, toujours de loisir pour ses amis, toujours gai, accueillant, hospitalier, jouissant du monde qu’il connaissait mieux que personne, recherché dans les salons, mais préférant encore à tout l’intime causerie avec des camarades autour de son heureux foyer. « Nulle part, dit-il dans l’avant-propos du Petit Français, on ne travaille autant qu’à Paris. » Il en était la preuve vivante. Hélas ! il le fut aussi de cette vérité désolante que, nulle part, il n’est plus difficile de garder la mesure dans le travail. Entre les oisifs qui ne font rien qui vaille et les laborieux qui se tuent sans s’en apercevoir, il n’y a presque point de milieu. Et, chose non moins déplorable, il n’est pas rare que des laborieux même, qui auraient eux aussi des talents, cherchent longtemps en vain l’emploi de leurs facultés, pendant que plient sous le faix ceux que la notoriété a tirés de pair.

Qui pourrait ajouter impunément, aux fatigues du journalisme quotidien, — les pires de toutes, — les fatigues de l’enseignement et de la production littéraire (suffisantes à elles seules pour avoir raison des plus robustes) ? Sans parler de la critique théâtrale, que Bigot avait conservée au Siècle, et qui, dans des conditions particulièrement excitantes, insidieuses par conséquent, l’amenait à prendre sur ses heures de repos. Tout à coup sa santé parut atteinte. L’avertissement fut cruel, et malheureusement tardif, le jour où sa main ne put plus tenir elle-même cette plume dont il avait si bien usé. Il ne se fit pas d’illusions, mais il se soigna en conscience, fut étonnant de sang-froid et de courage dans cette lutte de plusieurs années contre un mal implacable : lutte d’une belle intelligence, lumineuse jusqu’à la dernière minute, contre les organes qui lui refusaient leur service ; lutte d’un cerveau merveilleusement intact contre la révolte des nerfs surmenés.

Sa maison n’en fut que plus chère à ses amis ; son commerce n’en était que plus attachant. Il ne quitta qu’une à une ses occupations, le plus tard possible, et à mesure que la maladie l’y forçait ; alla à Saint-Cyr notamment, aussi longtemps qu’il put s’y rendre avec le secours dévoué de son jeune collègue, M. Maurice Albert. Il ne voulait battre en retraite qu’en bon ordre, et réussissait, chose à peine croyable, à le faire sans découragement apparent, avec une sérénité presque souriante, qui nous remplissait d’admiration. Personne de nous ne l’entendit jamais se plaindre. On eût dit que l’affection sans bornes qui veillait sur lui faisait vraiment ce miracle de lui conserver l’illusion. Elle faisait mieux, elle s’était mise avec lui à ce niveau où l’on n’a plus besoin d’illusions pour faire bon visage à sa destinée. Elle lui adoucissait les perspectives même que rien ne pouvait lui cacher. M. Alfred Rambaud, dans l’article qu’il a consacré à notre ami (Revue Bleue du 22 avril), après avoir mis en relief la grandeur simple d’une telle fin couronnant une vie de travail et d’honneur, termine par cette remarque : « Ce serait une page à ajouter au Petit Français, que la vie de Charles Bigot. » Oui. Et quel exemple y trouveraient aussi les jeunes Françaises ! Et quelle réponse à ceux-là (s’il en reste) qui ont peur que la culture de l’esprit ne détruise chez la femme les vertus domestiques ! Sans doute, le cœur suffit à faire des prodiges, et il en est qu’il peut seul faire, et c’est par lui surtout que valent les femmes. Mais comment ne pas faire remarquer que le cœur qui a allégé, partagé plus de cinq ans avec une incomparable abnégation le martyre de Bigot, était servi par une intelligence d’une culture raffinée, que la main qui écrivait sous la dictée de ce malade a écrit pour son propre compte des livres distingués, et qu’enfin ces conditions mêmes ont seules rendu possible cette touchante collaboration qui a été plus qu’une consolation pour notre ami, qui lui a permis de travailler avec joie jusqu’à son dernier souffle ?

Charles Bigot fut un caractère. Comme il arrive aux hommes qui sont des caractères, surtout quand ils donnent à la presse et à l’enseignement le meilleur de leur activité, l’œuvre qu’il laisse ne donne qu’une idée très incomplète de celle qu’il a réellement accomplie. Ce serait donc lui faire tort que de nous attacher à ses ouvrages sans avoir d’abord insisté sur ce qu’il fut comme homme et comme journaliste.

Honnête homme dans toute la force du terme, il fut tout particulièrement un homme vrai. Il avait horreur de toute dissimulation, de tout mensonge, même des menues complaisances de langage qu’autorisent communément et qu’exigent presque nos habitudes sociales. Cela lui faisait une physionomie très particulière comme homme du monde, d’autant plus qu’il était d’une courtoisie parfaite à sa manière, ayant cette politesse rare qui est faite de sympathie vraie et de bienveillance. Mais ses sympathies n’étaient point banales. Il ne pardonnait pas volontiers aux autres les petites lâchetés, les excès de souplesse, les grâces intéressées dont il eut rougi pour lui-même. Le calcul et l’intrigue le trouvaient sans pitié. Son franc-parler lui était si cher que, plutôt que de paraître l’abdiquer, il aimait mieux forcer l’expression de sa pensée, au risque de se faire méconnaître de ceux qui ne le connaissaient pas encore. Le plus tolérant des hommes et le plus doux, le plus foncièrement libéral, put ainsi quelquefois sembler violent en ses opinions, de peur de manquer à ce qu’il leur devait. Courage rare, dont personne que je sache ne lui tint jamais rigueur, mais qui, au contraire, imposait l’estime à tout le monde, et lui fit des amis de gens d’abord prévenus.

Et il soutenait ses amis comme ses opinions. Il n’y avait qu’une chose qu’il leur préférât : la vérité. Devant elle, ou ce qu’il prit pour elle avec une bonne foi que personne n’a jamais suspectée, il fit toujours céder toutes les considérations d’un autre ordre, naturellement, par une pente irrésistible de sa nature, sans penser qu’il pût y avoir une ombre de mérite à cela. Ce trait de son caractère est deux fois remarquable chez un journaliste, dans un temps où l’on sait le rôle scandaleux de la réclame, la part des complaisances et des camaraderies dans la fabrication des renommées que la presse fait et défait d’un jour à l’autre. Lui, dans les vingt-deux ans qu’il tint la plume, n’en a pas laissé échapper une ligne qui ne fût l’expression toute pure de sa pensée. Ce critique d’art, qui connaissait familièrement tant d’artistes, ce critique littéraire qui avait pour amis la moitié des écrivains de son temps, n’a pas cédé une seule fois à la tentation de forcer l’éloge d’une œuvre par amitié pour son auteur. C’est bien plutôt de la tentation inverse qu’il avait à se défendre. Son mépris des petites chapelles et sa crainte de donner dans de plates complaisances ont dû l’empêcher bien des fois de louer aussi chaudement qu’il eût aimé à le faire. Il aurait été, j’en suis sûr, de ces examinateurs qui, non contents de ne tenir aucun compte des recommandations qu’ils reçoivent, en savent très mauvais gré aux candidats qui en sont l’objet. Quand je le connaissais encore peu, il m’est arrivé d’appeler son attention sur une œuvre qui la méritait à tous égards, la restauration architecturale d’un temple grec, exposée alors au Salon pour la première fois, mais consacrée depuis par le jugement unanime des artistes et des archéologues. Tout ce qu’il put faire pour l’auteur et pour moi fut de n’en point parler. J’ai souvent pensé depuis qu’il n’avait sans doute pas même voulu voir cet ouvrage, dont il eût été fâché d’avoir à dire du mal, et dont il ne pouvait plus dire de bien, dès que j’avais fait la faute de le lui recommander.

Bien entendu, son indépendance n’était pas moindre ni moins ombrageuse en politique. On sent quelle force est pour une cause un homme de cette fière probité, armé d’un talent d’écrivain. Non seulement il fut toujours d’un désintéressement absolu, ne demandant, n’attendant rien pour lui-même, mais sa manière était essentiellement large et haute. Jamais une personnalité, jamais un petit sentiment. Sa prose, naturellement sereine, s’anime sous le souffle de l’idée, mais demeure toujours l’organe du bon sens public et de la plus droite raison. Si elle s’exalte à l’occasion, ce n’est jamais que pour la France ou pour la liberté ; si elle s’irrite parfois, c’est seulement contre ce qui menace l’une ou l’autre. On a dit en toute justice qu’il avait honoré le journalisme français. Ce n’est pas ici une formule banale : peu d’hommes auront autant fait que lui pour placer très haut dans l’estime publique une profession qui, pratiquée de la sorte, n’est que l’exercice constant de l’activité civique.

Tout passe si vite, qu’avant peu on aura presque oublié les luttes qu’eut à soutenir la presse libérale de 1871 à 1879 pour assurer le triomphe de la République. Ceux qui s’en souviennent savent que ce ne fut pas une petite besogne, et quel service ont rendu les écrivains qui, comme Bigot, ont été sans cesse sur la brèche durant cette période héroïque. S’il leur arrivait d’être agressifs en apparence, s’il était plus naturel, par exemple, à l’esprit d’About de porter des coups que d’en recevoir, personne en réalité ne s’y trompait leur modération égalait leur verve. Ils défendaient simplement contre toutes les réactions coalisées la liberté, contre un réveil inouï de l’esprit théocratique l’héritage de la Révolution française. Nous leur devons, pour une part qu’il serait difficile d’exagérer, d’être restés une grande nation libre et toute laïque, ne relevant que de la raison, n’attendant son salut que de sa sagesse, et ses progrès que de ses propres efforts vers plus de lumière et de justice. Eux-mêmes, il est vrai, n’étaient en cela que les interprètes de l’esprit français ; mais cet esprit s’est incarné en eux à ce moment, a pris par eux pleine conscience de lui-même. Ils ont commencé l’œuvre de son éducation politique.

Parmi les hommes d’action qui s’attachèrent dès lors à l’éducation de la démocratie, Bigot, sans contredit, fut un de ceux qui d’emblée eurent de cette grande œuvre l’idée la plus large et la plus nette. C’est qu’il était peut-être le plus philosophe. Philosophe dans sa vie au point que nous venons de voir, il ne le fut pas moins dans ses écrits. Les pages exquises ou fortes de philosophie morale et politique abondent dans ses ouvrages, où peut-être on les aurait plus remarquées, s’il les avait condensées davantage. Le malheur de ces ouvrages est d’avoir été pour la plupart des écrits de circonstance : loin des circonstances qui les ont fait naître, on ne songe pas à les relire. Que de choses pourtant y sont d’une valeur durable et absolue !

Ainsi, les Classes dirigeantes ont paru dans un temps où la question qu’il y traite était sans doute plus actuelle qu’aujourd’hui, parce que tous les esprits éclairés se demandaient encore alors avec une inquiétude patriotique si l’aveuglement était irrémédiable par lequel les membres de notre société qu’on eût pu croire, et qui se croyaient eux-mêmes, faits pour la diriger dans son évolution, se montraient de plus en plus incapables de la conduire, et, en se faisant une loi de la combattre en toutes ses tendances, se mettaient à plaisir hors d’état d’exercer sur elle une action. Le mal étant aujourd’hui à peu près consommé, comme Bigot, d’ailleurs, l’avait prévu, il a bien fallu en prendre notre parti ; et nous avons cessé peu à peu de nous étonner de ce qui a été si longtemps un objet d’angoisse pour nous, de stupéfaction pour l’étranger. Notre démocratie a fait voir tant de ressort, déployé tant de ressources, montré tant d’aptitude à tirer d’elle-même, presque sans préparation, les guides qu’il lui fallait, que tout le monde a pris confiance en ses destinées, même les anciens prophètes de malheur : beaucoup ne demandent plus qu’à lui offrir leurs services, depuis qu’ils ont vu qu’elle s’en passait. Gardons-nous cependant de nous faire illusion et de nous croire au bout de nos peines. En mettant tout au mieux, si rapidement que le pays arrive à recueillir tous les fruits de ce qu’il a fait en vue de sa propre éducation, des générations seront nécessaires avant qu’il ait réparé les pertes qu’il a subies par l’abdication presque totale des classes jusque-là en possession de la fortune, de l’élégance et du crédit. Que dis-je, abdication ? Nos anciennes classes dirigeantes n’ont pas seulement refusé de conduire le mouvement, elles ont tout fait pour le refouler ; de sorte que ce n’est pas sans elles seulement que la démocratie a dû s’organiser, c’est contre elles. C’est merveille, dans ces conditions, qu’elle ait si bien trouvé sa voie, et si sagement gardé la mesure. Elle l’a dû à l’élite de ses enfants, parmi lesquels Bigot fut des meilleurs. Une culture supérieure les rendait autrement prêts pour cette fonction directrice que ceux qui prétendaient l’exercer contre la volonté de la France, par droit d’héritage ou par droit divin. Mais un des grands services que le livre de Bigot rendit fut précisément d’analyser la situation avec une netteté de coup d’œil et une franchise absolue, en montrant ce qu’elle avait de hasardeux pour notre pays au milieu de l’Europe hostile. L’avertissement n’a pas été perdu, car on peut croire qu’il a contribué à faire réfléchir tels membres des anciens partis qui ont rallié enfin le drapeau. Il n’en garde pas moins sa valeur, non historique seulement, mais pratique : il vaudra aussi longtemps que la nation entière n’aura pas fini l’apprentissage de la responsabilité, acquis le discernement et recouvré le respect des vraies supériorités ; aussi longtemps, à vrai dire, qu’elle ne pourra pas sans danger être divisée contre elle-même.

La Fin de l’Anarchie, encore plus, est avant tout une page d’histoire. C’est le résumé des luttes politiques de 1871 à 1878. On n’a rien écrit de mieux à la louange de Thiers et de Gambetta. L’auteur adjure les honnêtes gens encore défiants à l’égard de la République de venir à elle comme au seul gouvernement en harmonie avec les vœux et les besoins de la nation, au seul capable désormais de faire régner la paix publique et d’aplanir les difficultés sociales. Ce livre non plus n’a pas vieilli autant que Bigot l’eût souhaité. S’il a sans doute pour sa part « hâté la venue du jour où il pourra être oublié sans inconvénient, ayant cessé d’être utile », ce jour, hélas ! n’est pas encore venu. Les chapitres sur « les résistances des mœurs » et sur « les préjugés sociaux » sont-ils moins actuels aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a quinze ans ? Le « Programme de la République », tracé dans le beau chapitre final, devrait toujours être présent à tous les esprits. Constituer la démocratie et refaire l’âme de la France, telle est la mission de la République. Après avoir dit clairement, et dans une langue excellente, ce qu’il faut faire pour cela, Bigot se représente, rayonnant enfin sur la France, la démocratie telle qu’il la conçoit. « Je vois dans un prochain avenir non plus une minorité seulement en possession de l’instruction et de la fortune, mais une race tout entière s’épanouissant fière et libre, développant son génie sous toutes les formes… Quel grand et magnifique spectacle ! Quel peuple pourrait montrer avec orgueil une telle pléiade de savants, de philosophes, de poètes, d’artistes ? Quel pays serait plus prospère et plus riche… offrirait au monde la vue d’institutions plus nobles, d’un ordre social plus juste ? Quel pays serait plus grand dans l’histoire ? Où la dignité humaine serait-elle plus haute ? Où ferait-il meilleur vivre ? Et quelle patrie aussi mériterait d’être plus aimée de ses enfants ? Avec quelle joie travailleraient-ils à l’illustrer ? Avec quelle ardeur seraient-ils prêts à la défendre, à verser leur sang pour elle ?… Je cherche, et je ne trouve qu’un orateur capable d’exprimer dignement un tel patriotisme : Périclès prononçant le panégyrique d’Athènes sur la tombe des soldats morts pour la patrie. »

Dans ce même « Programme » se trouvent des pages qui sont peut-être les meilleures que Bigot ait écrites, et certainement les meilleures qu’on puisse écrire sur le rôle de l’école dans une démocratie. Il y esquissait des réformes qui, pour la plupart, ont été faites depuis. Il marquait surtout le but avec une rare ampleur de vue, indiquant à larges traits, de la salle d’asile à l’Université, la hiérarchie des institutions par lesquelles notre société devait mettre en valeur toutes ses ressources, susciter de son sein « tous les talents, toutes les nobles ambitions, toutes les bonnes volontés vaillantes », et de plus en plus « mettre chacun à sa place, selon ses aptitudes, son énergie et sa valeur Questions d’enseignement secondaire sont déjà posées là, et presque plus hardiment qu’il ne les traitera dans la suite, quand son camarade Frary, dépassant le but par sa Question du latin, l’aura alarmé sur l’avenir des vieilles études classiques, dont il voulait la réforme, mais non la mort. Mais le point essentiel, pour lui, c’était dès lors, ce fut toujours, que l’éducation nationale fût une, du haut en bas, non coupée en deux par un fossé ; que l’enfant du peuple ne fût pas voué a priori à un minimum d’instruction sans nulle vertu éducative, pendant qu’un petit nombre de privilégiés, seuls destinés à s’instruire vraiment et à s’élever, aborderaient trop tôt comme à dessein et feraient durer com me à plaisir, sans fruit proportionné, une culture inutilement archaïque. L’enseignement secondaire, relié avant tout à l’enseignement primaire de manière à lui faire suite, devait être vivifié dans ses méthodes quant à sa partie traditionnelle, et diversifié d’autre part, rajeuni pour mieux répondre aux besoins que la culture gréco-latine laisse en souffrance. Mais surtout il fallait que l’affranchissement intellectuel des petits fût une réalité, que la véritable égalité fût fondée, autant qu’elle est de ce monde, que, sous la blouse et sous l’habit, l’homme intérieur fût le même autant que possible, que tous les Français enfin eussent une même âme.

C’est parce que telle était la philosophie politique de Bigot et tel son patriotisme, que le Petit Français est son chef-d’œuvre. Ce critique était au fond une nature religieuse. J’étonnerai peut-être quelqu’un en le disant, mais je ne dirais pas toute ma pensée si je ne disais qu’il a cru à l’honneur, au bien, à la patrie surtout, d’une foi proprement religieuse. « Le péril de la civilisation, c’est l’effacement de l’idée de patrie… Il faut aimer la patrie avant l’humanité, plus que l’humanité… surtout quand cette patrie est la France. » Resserrer, fortifier la solidarité de tous les enfants de la France, ce fut son inspiration dominante. Le 14 juillet 1882, jour de la Fête nationale, elle s’empara de lui pour ainsi dire, et il commença à écrire dans un moment de véritable enthousiasme ce petit livre destiné à expliquer aux petits Français ce que c’est que la patrie, ce que c’est que leur patrie, la France. Depuis la dédicace : A la mémoire de tous les Français morts pour la patrie pendant la guerre de 1870-71 et à tous ceux qui ont combattu alors pour la France, jusqu’aux dernières phrases qui parlent d’espérance et commentent, en l’appliquant à la France entière, la devise de la ville de Paris : Fluctuat, nec mergitur, le livre est emporté d’un même souffle. Je défie qu’en le lisant on ne se sente pas gagné par le sentiment qui l’a dicté. Il n’y a rien, à ma connaissance, d’aussi entraînant, d’aussi chaud ni d’une aussi belle venue dans tout ce qu’on a écrit pour nos écoles. Quelques pages, il est vrai, sont d’un patriotisme si vibrant, d’un accent si douloureux, qu’on les a trouvées un peu agressives. Moi-même, s’il m’en souvient bien, pénétré comme je le suis du devoir que nous avons tous de semer par l’éducation le moins possible de germes de haine, le plus possible de germes de paix, je crois lui avoir fait part d’un scrupule de ce genre à la première lecture de certains passages. Mais il ne faut, pour retirer ce reproche, que voir l’ensemble de l’ouvrage et se remettre dans le mouvement de la pensée. La pensée est partout d’une élévation irréprochable. Point de chauvinisme indigne du pur génie français nulle idée de représailles qui ne soit subordonnée à l’idée du droit. Quand l’auteur parle à son petit Français de ces futurs combats où il veut qu’il soit prêt à donner joyeusement sa vie, il a bien soin de lui dire : « La cause pour laquelle tu combattras sera celle de la justice ; et cela aussi est une force. » Aucun maître français, en cultivant l’esprit militaire dans la jeunesse, ne se place dans une autre hypothèse ni n’obéit à un autre sentiment.

Avec tout cela, Bigot n’a pas donné sa mesure comme écrivain. Les conditions hâtives dans lesquelles il a presque toujours écrit, jointes à cette facilité qui le faisait produire sans effort, ont fait qu’il s’est prodigué au jour le jour, sans se résumer dans une œuvre achevée. Il a jeté des trésors en excellente monnaie, sans prendre le temps de frapper des médailles.

Je me trompe : il laisse un ouvrage inédit, qu’on ne peut manquer de nous donner et qui, médité à loisir, écrit avec amour, traitant d’ailleurs d’un sujet dont l’intérêt est éternel, sera, je crois, de nature à faire vivre son nom. C’est un essai sur le Monde, une sorte de philosophie des relations sociales, entremêlée de portraits à la manière de La Bruyère. J’ai dû à l’amitié de Charles Bigot d’avoir la primeur de cet ouvrage, qui devait être dans sa pensée une thèse de doctorat, et qui fut en effet admis comme tel. J’en ai gardé un vif souvenir ; et je m’y suis reporté plus d’une fois en pensée, notamment pour expliquer certains passages des Caractères, au livre de la Société et de la Conversation. On y trouvera, je crois, avec toutes les qualités littéraires que nous venons de rappeler, celles qu’on a pu croire qui manquaient à Bigot, la sobriété, le trait, le mordant. A moins qu’il ne soit vrai, comme on le dit, qu’il n’y a plus de lecteurs pour les livres sérieux, même charmants, celui-là consacrera la renommée de Charles Bigot, en montrant décidément, j’en suis sûr, que le galant homme et l’homme d’action que tout le monde salue en lui était aussi, dans toute l’acception du terme, un moraliste.