Nécrologie de Frédéric Lichtenberger

Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 269-270).

NÉCROLOGIE

Frédéric Lichtenberger[1]

F. Lichtenberger était né d’une modeste et vieille famille à Strasbourg le 21 mars 1332. Après de longues et belles études poursuivies dans sa ville natale, en Allemagne et à Paris, il était nommé, en 1864, professeur du séminaire de la Confession d’Augsbourg et de la Faculté de théologie et s’installait avec sa jeune famille dans une ces vieilles maisons canoniales qui entouraient alors la place Saint-Thomas. Il avait devant lui, semblait-il, l’existence la plus assurée et la plus tranquille, une vie de savant toute vouée à l’étude, à la méditation et aux devoirs réguliers du haut enseignement universitaire. Six ans plus tard tout ce coin de Strasbourg était désert : la ville était assiégée par l’armée de Werder et les obus tombaient sur le toit de la pacifique maison. Lichtenberger fit simplement son devoir dans les ambulances et dans la garde du quartier formée pour veiller aux incendies. Les grandes épreuves allaient commencer pour lui et pour les siens, I n’eut ni hésitation, ni faiblesse. Il avait trois fils et deux filles ; il aimait passionnément la France ; il était scandalisé de la platitude morale du parti piétiste allemand. La voix du devoir était claire il fallait sacrifier la vieille douce maison, l’avenir de paix, d’honneur et d’étude qu’il avait rêvé, s’exiler de la petite patrie pour rester fidèle à la grande, se déraciner de la terre natale pour aller au devant de l’inconnu. Le sacrifice fut accompli sans ostentation dès [a première heure, comme la chose la plus naturelle, une chose qu’on ne discute pas. Plus la situation de la France paraissait désespérée, plus, en bon fils, il se croyait obligé d’aller à elle. En attendant le départ et l’option qui eurent lieu en 1872, il donnait à ses étudiants ses dernières leçons et soutenait le courage de ses concitoyens par sa parole et par son exemple. L’administration allemande lui offrit une chaire dans la nouvelle Université, avec une augmentation de traitement ; il répondit à ces offres en montant une dernière fois dans la chaire de l’église Saint-Nicolas pour y prêcher son fameux sermon de l’ « Alsace en deuil », Ceux qui l’entendirent n’oublieront jamais les émotions qu’ils en reçurent ni les larmes qui furent versées. Ceux qui n’avaient pu l’entendre voulurent le lire. Il s’en écoula dix éditions en quelques mois.

Bien faible était son espoir, en arrivant à Paris, encore tout plein des ruines de la Commune, d’y retrouver un jour la chaire qu’il avait quittée. Mais sa foi désintéressée était patiente. Enfin, en 1877, après une visite à Gambetta, dont le généreux patriotisme avait alors pour règle de ne laisser périr aucune des épaves des provinces perdues, un décret relevait à Paris l’ancienne Faculté de théologie de Strasbourg, et Lichtenberger, nommé son premier doyen était chargé par le ministre d’alors d’en réorganiser les services. Il se mit à l’œuvre avec son énergie méthodique et son jugement droit. Il avait enfin la joie au mois d’avril de la même année — c’était sa première joie après six ans d’attente — d’inaugurer la nouvelle Faculté. Il l’a dirigée pendant dix-sept ans dans la paix la plus profonde et l’activité la plus sérieuse, avec la seule autorité morale de son caractère et de son exemple. Membre du conseil général des Facultés pendant dix ans et du conseil supérieur de l’instruction publique pendant six, il n’avait pas seulement conquis l’estime de ses collègues, sa parole toujours sobre et ferme était écoulée avec une déférence particulière. Toutes les justes causes étaient sûres de trouver en lui un avocat. Quand il dut se retirer à la Suite de l’aggravation du mal auquel il vient de succomber, M. Gréard lui rendit un beau témoignage : « D’une délicatesse de conscience poussée jusqu’au scrupule, M. Lichtenberger était avant tout l’homme du devoir ; il dédaignait les apparences et les conventions ; il était de ceux qui tiennent à être, non à paraître. Sa parole était toujours écoutée parmi nous parce qu’on le savait toujours. au service de la vérité, de la justice et du bien moral du pays ».

À côté de cette haute distinction morale, il est juste de rappeler la valeur de son œuvre scientifique et littéraire. Avant la guerre, il n’avait guère publié que des articles de revue et ses thèses académiques : mais il avait beaucoup amassé. Les premiers temps de son séjour à Paris furent particulièrement féconds. En 1873, il donnait, en trois volumes, son Histoire des idées religieuses en Allemagne depuis le milieu du dix-huitième siècle (3 vol. in-12). C’est un ouvrage essentiel et qui manquait à la France. Les épreuves subies, les regrets, la rancune n’y ont laissé aucune trace. Le savant a ignoré les douleurs de l’homme. Il ne pouvait faire de plus dignes adieux à cette Allemagne qui l’avait exilé du foyer de ses pères. Immédiatement après, il entreprenait, avec le concours de savants recrutés impartialement de tous les côtés, l’Encyclopédie des sciences religieuses[2] à laquelle son nom reste justement attaché. Le treizième et dernier volume sortait de presse en 1882. Lorsqu’il prit sa retraite ne se doutant pas alors de la gravité de son mal, il caressait l’espoir d’écrire encore quelques livres dont il avait conçu le dessein. Les forces ont trahi sa volonté et le temps qui lui restait à vivre a été plus court qu’il ne le pensait et que ne le souhaitaient ses amis. Le bon ouvrier, cependant, s’en va après une journée bien remplie. Et son exemple reste pour nous prouver que l’unité et la beauté morale d’une vie humaine ne sont pas dans les choses ou les évènements du dehors qui ne dépendent pas de nous, mais dans une conscience virile qui reste fidèle à sa règle intérieure à travers toutes les vicissitudes de la fortune.

La mort de F. Lichtenberger est un deuil pour toute la colonie alsacienne. En son nom, nous lui disons adieu.

(Extrait du Temps).

A. Sabatier,
Doyen de la faculté de théologie.

Les discours prononcés aux obsèques du regretté doyen de la Faculté de droit de l’Université de Paris seront publiés dans le prochain numéro.

  1. Voir l’article de M. Philippe Berger, dans les Débats :
    « Son enterrement, qu’il avait voulu simple et sans aucun apparat, conformant sa [illisible] aux principes de toute sa vie, n’en a été que plus touchant par le concours de tous ceux qui étaient venus lui apporter le témoignage de leur affection et de leur reconnaissance et quand, sur la place du Château que traversait le convoi pour se rendre au cimetière où il repose à la place qu’il avait choisie pour son fils, au pied des grands ombrages des bois des Gonards, un bataillon en exercice s’arrêta et porta les armes, on eut comme la vision de la patrie, lui rendant les honneurs qu’il avait si bien mérités en s’associant en silence au deuil qu’il emportait dans la tombe. »
  2. 13 vol. in-8o, 1877-1K82 ; M. Lichtenberger a publié en outre, Méditations pour chaque jour de l’année 1881, in-8o ; Sermons, 1867, in-18 ; l’Alsace en deuil, in-8, 10 éditions ; l’Éducation morale dans l’École primaire, 1889, in-8.