Nécessité de faire un bon accueil aux femmes étrangères



NÉCESSITÉ
DE FAIRE
UN BON ACCUEIL
AUX
FEMMES ÉTRANGÈRES.
PAR MADAME F. T.
Paris,
Chez DELAUNAY, Palais-Royal.
1835.


NÉCESSITÉ

DE FAIRE

UN BON ACCUEIL

AUX

FEMMES ÉTRANGÈRES.


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Aidez-vous les uns les autres.
Le Christ.


Des génies supérieurs ont bien désigné notre époque, lorsqu’ils l’ont appelée une époque de transition dans l’état social, et de régénération pour l’espèce humaine. Les bases sur lesquelles reposait l’ancienne Société du moyen âge sont écroulées, écroulées pour jamais ; et une Société nouvelle cherche à s’élever sur ses débris. De toute part on entend résonner une voix unanime, qui réclame des institutions nouvelles qui puissent s’adapter aux besoins nouveaux, une voix qui demande de s’associer, de s’unir pour travailler d’un commun accord à soulager les masses qui souffrent et languissent sans pouvoir se relever ; car, divisées, elles sont faibles, incapables même de pouvoir lutter contre les derniers efforts d’une civilisation décrépite qui s’éteint.

Une classe entière, formant la moitié du genre humain, est au nombre de ces êtres malheureux que notre civilisation condamne à vivre dans la douleur ; et les hommes qui n’ont pas étouffé la voix de leur cœur sentent qu’il faut améliorer le sort des femmes, de cette partie de l’humanité qui a reçu pour mission de porter la paix et l’amour au sein des Sociétés.

Il est bien généralement reconnu que la Société tout entière, et particulièrement les femmes, éprouve le besoin d’améliorer la condition générale, et de changer des habitudes sociales qui ne peuvent plus convenir au développement que le progrès lui a fait atteindre. Mais le défaut de notre époque est de vouloir trop généraliser : de cette manière, on perd de vue les moyens de réalisation ; on rêve des systèmes parfaits, mais qu’on ne pourra peut-être mettre à exécution que dans deux siècles.

Notre but, ici, n’est pas de faire aussi une brillante utopie, en décrivant le monde comme il devrait être, sans indiquer la route qui pourra nous conduire à réaliser le beau rêve d’un Éden universel.

Nous voulons des améliorations progressives, et c’est dans ces vues que nous envisageons seulement une partie de l’humanité et de ses malheurs. Nous pensons que si chacun voulait suivre cette marche, en travaillant aux diverses améliorations, selon un aspect spécial, bientôt on verrait poindre le soleil de rédemption et de bonheur.

Nous voulons simplement nous occuper du sort des femmes étrangères, sans jamais nous écarter de cette spécialité.

C’est aux femmes qui ne connaissent pas, par leur propre expérience, le malheur de cette position ; aux hommes qui, malgré tous les efforts qu’ils pourront faire, ne sauraient comprendre combien il est affreux de se trouver femme seule, et étrangère ; c’est à tous que nous adressons nos paroles et notre appel. Nos idées nous sont dictées par la philanthropie la mieux sentie, notre but est saint ; aussi, nous l’espérons, Dieu nous donnera des paroles qui auront un écho jusqu’au fond de tous les cœurs sensibles, de toutes les ames nobles et généreuses. Long-temps nous avons voyagé seule, et étrangère ; nous connaissons, par conséquent, tout le malheur de cette cruelle situation. Nous nous sommes trouvée étrangère à Paris, dans des villes de province, dans des villages, aux eaux. Nous avons parcouru aussi plusieurs contrées d’Angleterre et son immense capitale. Nous avons visité une grande partie de l’Amérique, et nos paroles ne seront que le retentissement de notre ame ; car nous ne savons parler que des choses que nous avons éprouvées nous-même.

Pour peindre un tableau fidèle de toutes les souffrances auxquelles est en butte la femme seule et étrangère, nous croyons devoir commencer par la représenter dans une de ces grandes et populeuses capitales, centres de civilisation ; et Paris nous fournira plus de matière qu’il n’en faudrait pour glacer le sang dans les veines de toutes les personnes qui ont reçu de la nature la faculté de comprendre le malheur d’une position pénible.

C’est donc de Paris que nous parlerons d’abord ; de ce Paris qui, depuis si long-temps, a obtenu un renom européen pour l’affabilité de ses habitans ; et nos paroles de blâme auront d’autant plus de force, que, jusqu’ici, aucune autre ville n’a pu rivaliser avec lui.

Si, parfois, nous entrons dans des détails qui pourront paraître minutieux, c’est que tous les petits désagrémens forment des peines véritables, et d’autant plus cuisantes, qu’elles se renouvellent à chaque instant de la vie.

L’Étrangère qui monte en voiture à la frontière, pendant les trois ou quatre jours qu’elle mettra à parcourir l’espace qui la sépare de la capitale, aura déjà eu à souffrir mille dégoûts, mille manques d’hospitalité, et même de politesse. Au lieu de trouver, dans ses compagnons de voyage ou dans les diverses hôtelleries où elle aura dû séjourner, les prévenances et les attentions qu’on devrait se faire un devoir de témoigner en toute occasion aux étrangères, elle n’aura rencontré partout qu’égoïsme et curiosité d’une part, et indifférence complète de l’autre. Lorsqu’enfin elle arrive, elle est épuisée de fatigue, souffrante ; et cependant il faut qu’elle s’inquiète pour savoir où elle ira se loger. Elle descend de cette lourde diligence étourdie du bruit qui lui retentit encore dans les oreilles ; et les cris des cochers, des commissionnaires qui se disputent pour porter ses effets, les garçons d’hôtels garnis, qui veulent l’entraîner, malgré elle, dans le bel hôtel de France ou le magnifique d’Angleterre, doivent encore l’étourdir davantage. Aussi tout ce fracas auquel elle n’est pas accoutumée, les personnes affairées ou indifférentes qui tournoient autour d’elle, lui jettent dans l’ame une espèce de frayeur qui l’afflige et lui serre le cœur. Il lui semble que quelque malheur menace déjà sa tête ; sa poitrine se gonfle, ses yeux se remplissent de larmes, et cette exclamation part de son cœur : Mon Dieu ! que deviendrai-je ! moi seule, toute seule dans cette grande ville où je suis étrangère ! Voilà l’effet, que produit Paris à la femme qui y arrive pour la première fois seule, et sans nulle recommandation. Si l’Étrangère a une personne qui soit venue la recevoir à son arrivée, cela diminue de beaucoup ses désagrémens ; mais si le contraire a lieu, ce qui n’arrive que trop souvent, lors de son arrivée dans le fameux hôtel d’Angleterre, elle sera reçue avec un certain air que nous ne saurions qualifier. Vous êtes sûr qu’on commencera par lui adresser ces mots : « Madame est seule (en pesant sur le mot seule) ; et, d’après sa réponse affirmative, on dira au garçon ou à la fille de la conduire dans la plus mauvaise chambre de la maison. Elle ne sera servie qu’après tout le monde, et Dieu sait de quelle manière ! Cependant on lui fera payer sa mauvaise chambre 10 fr. de plus qu’on ne l’eût fait payer à un homme. Pour tout le reste, il en sera de même, et cela se rencontre partout. Voilà pour les désagrémens physiques ; passons aux autres.

Si cette Étrangère reçoit chez elle un parent, un compatriote, un homme d’affaires, on jugera tout de suite, selon la charité chrétienne qui se pratique dans les hôtels garnis, que cette Étrangère vient à Paris avec de mauvaises intentions. La maitresse d’hôtel le craindra, les personnes qui habitent chez elle n’en douteront pas, et enfin les domestiques s’en rendront garans. Nous ne saurions dire d’où viennent tous ces usages qui existent dans presque tous les hôtels garnis ; mais ils sont exacts, et nous relatons ici les faits.

Voilà des douleurs communes à toutes les femmes qui voyagent seules ; mais nous devons maintenant les diviser en plusieurs classes, afin de pouvoir mieux étudier leur position respective toujours malheureuse.

Examinons d’abord la position des femmes qui entreprennent des voyages dans un but d’instruction et d’agrément. C’est dans cette classe-là surtout qu’on rencontrerait les femmes les plus distinguées et les plus intéressantes à posséder dans une ville comme Paris ; ce sont elles qui pourraient orner et enrichir la société, tant par les facultés qu’elles ont déjà, que par les bonnes manières et les moyens pécuniaires de la classe élevée à laquelle elles appartiennent ordinairement. Cependant, quel est l’accueil que reçoivent ces femmes ? Si elles sont recommandées, on les invitera à dîner, à un thé, à un bal ; mais rien de plus. Il leur sera extrêmement difficile de pénétrer dans la société ; car, pour y arriver, elles n’ont aucune voie. Comment donc fera l’Étrangère qui est venue à Paris avec la noble curiosité de visiter cette ville comme objet d’art, de science ? À qui donc pourra-t-elle s’adresser pour avoir des renseignemens utiles ? Qui pourra la mettre à même d’atteindre le but qu’elle s’était proposé, d’utiliser le temps qu’elle aura sacrifié pour faire ce voyage ? C’est un problème que nous ne pouvons résoudre. Sans doute, un guide des étrangers lui apprendra les jours et les heures où l’on peut visiter les monumens publics ; mais une Étrangère, une femme timide aura-t-elle le courage de visiter des lieux où il n’y a que des hommes, qui ne sont point habitués à y voir des femmes seules, et qui par cela même la regarderont d’un air singulier ? Et si elle en a eu le courage, lorsqu’elle sera dans un de ces lieux publics, en se voyant ainsi regardée, elle sera tout intimidée et n’osera pas adresser une seule question à qui que ce soit ; et elle devra renoncer au but de sa course, car elle sera forcée de revenir sans savoir ni le nom, ni l’utilité des mille choses qu’elle aurait eu tant d’intérêt à connaître. Hélas ! nous craignons qu’il ne se rencontre beaucoup de personnes au cœur froid et sec, qui viennent nous dire ! « Eh bien, si votre Étrangère est seule, qu’elle prenne un domestique de place. » D’abord nous répondrons à cela que très peu d’étrangères peuvent en supporter la dépense, qui est assez forte ; ensuite, nos domestiques de place ne ressemblent aucunement à leurs originaux les ciceroni de l’Italie. Là, c’est une charge qu’ils remplissent avec zèle, parce qu’ils s’identifient avec les monumens de leur ville dont ils croient voir rejaillir la gloire sur eux-mêmes, tandis qu’ici c’est un métier qu’on remplit tout au plus avec honnêteté. Beaucoup d’Étrangères qui viennent à Paris ne peuvent guère en visiter que la vingtième partie, et encore comment le font-elles ? d’une manière froide, triste, incommode : aussi tombent-elles bien vite dans le découragement, et leurs illusions s’évanouissent.

Elles ne sentent plus qu’un mal-aise indéfinissable tant au moral qu’au physique, et l’idée de quitter cette grande et belle cité, ce Paris superbe, tant vanté, devient leur unique, leur seul désir.

Passons maintenant à une autre classe de femmes fort intéressante aussi. Un grand nombre de femmes viennent à Paris, amenées par des spéculations de commerce, des procès ou autres affaires de ce genre. Comme les premières, elles n’ont personne qui puisse les guider, et sont obligées de confier leurs intérêts à des inconnus dont elles ne sont que trop souvent les dupes. L’inexpérience des affaires, qui accompagne ordinairement l’éducation actuelle des femmes, les rend un terrain facile à exploiter par les fripons et les intrigans de toute espèce ; leur bonhomie les perd, et leur isolement leur coûte bien des maux, souvent même la ruine complète de leur famille dans l’intérêt de laquelle elles avaient entrepris ce voyage. Combien de chagrins doivent s’accumuler sur leurs têtes ! Trompées, irritées, ruinées, elles maudissent Paris et ses habitans qui n’ont pas su présenter une main amicale à l’infortunée Étrangère venue pour défendre ses droits, et qui a dû repartir sans qu’une voix se soit élevée en sa faveur, ou qu’un seul cœur se soit attristé sur son malheur.

Arrivons enfin à la troisième classe, la plus nombreuse, la plus intéressante, et sur laquelle semblent se réunir toutes les douleurs, afin de la rendre digne de la plus profonde compassion.

On a toujours jeté anathème sur les grandes villes, en disant que là abondent les vices, les infamies ; que tout vient s’y cacher, s’y confondre, s’y engloutir. Cela n’est que trop vrai, mais aussi c’est là où l’on trouve la vertu qui y pleure et y meurt ignorée, le désespoir qui y gémit et s’y tord les mains en silence, et le malheur à l’attitude calme et résignée. Nous savons parfaitement que si une pauvre jeune fille, d’une petite ville de province, a été séduite, déshonorée, et abandonnée dans son malheur, cette infortunée n’a d’autre ressource pour cacher sa honte que d’aller se confondre dans cet abîme immense où tout se broie sous la même forme et prend la même couleur. C’est là aussi que vient chercher un refuge la femme malheureusement mariée, que nos institutions actuelles laissent vivre séparée de son mari, sans pourtant lui accorder un divorce nécessaire pour le bonheur de tous deux et l’ordre général. C’est là aussi où vient chercher refuge l’Étrangère que l’infortune, ou la calomnie qui en est la conséquence, a forcée d’abandonner sa terre natale. C’est lorsque leurs cœurs sont brisés par les angoisses, que l’infâme anathème de leurs semblables, peut-être mille fois plus coupables qu’elles, vient encore peser sur leurs têtes, c’est alors qu’elles se réfugient en foule dans le sein de ces grandes villes, y cherchant la liberté de pleurer inaperçues dans ombre, et d’y cacher leur douleur et leur misère. C’est pour celles-là surtout, que ce Paris qui, tant de fois dans le fond de leurs campagnes, s’était peint à leurs jeunes imaginations sous de si vives couleurs, c’est pour celles-là qu’il paraît horrible ce brillant Paris ; qu’elle leur semble froide et déserte cette cité si populeuse ! Pour cette classe d’étrangères, le séjour de Paris dans un hôtel garni est mille fois plus affreux que ne peut l’être le Tartare dans ce qu’il a de plus hideux !

On concevra facilement que les étrangères qui se trouvent dans la position que nous venons de décrire seront presque toujours sans ressources pécuniaires ; car la jeune fille trompée n’eût pas été abandonnée si elle eût été riche, l’Étrangère calomniée n’eût pas été forcée d’abandonner son pays si elle eût été riche : on ne trompe et n’attaque jamais que les faibles et les malheureux. Très peu de femmes riches se trouvent dans la cruelle nécessité de se séparer d’avec leur mari, par l’habitude qu’elles ont d’en vivre presque séparées dès le commencement. Or, ces étrangères se trouvent presque toujours dans le besoin, et souvent même dans la misère.

Cependant ce sont ces êtres malheureux qui auraient besoin plus que tout autre d’une main secourable qui vînt leur offrir un appui. Combien de ces jeunes femmes vivant dans l’abandon consument leur vie, isolées, dans une petite chambre sombre, glacée, et meurent au printemps de leur existence. Pas un rayon d’espoir ne brille pour elles sur l’horizon ; et affaissées sous le poids de leur douleur elles finissent par contracter cette sensibilité maladive, cette irritabilité extrême qui, à la longue, détruisent la santé la plus robuste. Le mépris et l’isolement auxquels elles sont en butte leur font maudire l’existence, et les moindres manques de convenances, les moindres regards un peu sardoniques sont pour elles autant de poignards qui s’enfoncent cruellement dans leur sein. Un ami leur serait plus nécessaire que l’espace aux oiseaux nés pour planer dans les airs, que le soleil aux plantes qui croissent sur la terre ; mais cet ami rêvé si souvent ne se montre nulle part ; et si parfois l’ombre leur en apparaît, elle leur échappe aussi vite qu’un brillant météore dans une nuit d’été. Oh ! alors la douleur déborde dans leur cœur, comme un torrent à la fonte des neiges. Où pourront-elles rencontrer un être capable de les comprendre, auquel elles puissent se confier entièrement, et trouver un peu de calme en laissant un libre essor à leur douleur ? Pourront-elles s’adresser à un étranger pris au hasard ? Mais ne frémissez-vous pas à ce mot, au hasard, dans un cloaque immense comme une grande ville ! Eh bien ! nous supposons qu’après mille craintes, mille anxiétés des plus cruelles, elles aient assez de courage ou de désespoir pour risquer tout leur avenir au hasard ; nous le demandons, où rencontreront-elles cet étranger ? Seules dans leur chambre, elles ignorent ce qui se passe dans l’immense désert où elles sont venues se cacher ; de même que l’étranger qui passe dans la petite rue boueuse qu’elles habitent ignore aussi qu’il y a, au fond de la cour du petit hôtel qu’il a devant lui, une jeune fille, une jeune femme, peut-être sa compatriote, qui a le plus grand besoin de son secours. De cette impossibilité de se rencontrer, pour les êtres nés les uns pour les autres ou qui ont besoin les uns des autres, naissent beaucoup de malheurs qui nous accablent dans l’état actuel de notre société. Oh ! chers compatriotes, vous qui habitez la maison bâtie par vos pères, vous qui jouissez de toutes les aisances de la vie, qui êtes entourés de votre famille, de vos amis, de vos plaisirs, en un mot de tout ce qui peut faire le bonheur de la vie, jetez, de grace, un coup-d’œil de compassion et de pitié sur les êtres qui respirent comme vous, qui sentent comme vous, mais qui souffrent mille fois plus que vous ! Vous qui ne savez pas ce que c’est que d’avoir quitté la terre natale, n’avez-vous donc jamais songé qu’il y avait de vos compatriotes, de vos amis peut-être, qui se trouvaient étrangers sur un sol éloigné, dont le climat les rendait malades, dont les habitudes, étranges pour eux, les irritaient à chaque instant, et enfin dont le langage leur était inconnu, ce qui les privait de toute ressource et de toute consolation ? Oh ! nos frères, cela est affreux ! cela vous glace le cœur de crainte et d’effroi ! Ah ! ayons pitié du sort des étrangères qui se trouvent dans une position malheureuse, aimons-les, secourons-les de tout notre pouvoir. Beaucoup n’osent vous parler, évitent toute société : ce n’est pas fierté, mais crainte ; le malheur rend timide. Cette position d’une femme seule, étrangère, sans fortune, sans appui, a quelque chose de tellement affreux, que nous n’essaierons pas de la décrire. Aucune langue n’a d’expressions assez fortes pour pouvoir exprimer de pareilles douleurs. Il n’est donné qu’aux cœurs vraiment bons et compatissans de pouvoir pénétrer jusqu’au fond de cet abîme de maux.

Beaucoup de ces femmes infortunées ont apporté à Paris un cœur brisé, mais pur, tout entier à la vertu ; des mœurs simples, des idées justes et des qualités solides. Elles ne demandaient qu’à faire le bien, à le faire complètement ; mais cette société qui les a repoussées, qui les a regardées avec méfiance, cette même société, au lieu de les secourir comme des sœurs, a ouvert des précipices sous leurs pas, au lieu de les aider à remplir leur devoir avec cette scrupuleuse exactitude qu’elles y auraient apportée, leur a montré le sentier du vice couvert des plus brillantes couleurs, le sentier du vice comme l’unique chemin qui leur était ouvert. Elle s’est moquée, avec un sourire diabolique, de leur répugnance à le suivre, et les a mises dans la cruelle alternative, ou de se dégrader à leurs propres yeux, ou de périr de misère, calomniées par les mêmes séducteurs qui cherchaient à les perdre. Et cette société barbare, indigne, plus orgueilleuse de son lâche triomphe que Lucifer de sa beauté, a ensuite épuisé toutes les ressources de son génie infernal à leur fermer toute issue, afin que ses victimes ne pussent jamais sortir de l’abîme où elle les a jetées, sans nulle pudeur, sans nulle pitié. Voilà l’ordre de choses actuel : un malheureux tombe, et tous se précipitent sur lui pour le fouler aux pieds ;  ; pas un ne lui tend la main pour l’aider à se relever. Hélas ! si nous maudissons nos frères, si nous les laissons périr dans la douleur, qui viendra donc à notre secours quand nous serons au jour de l’affliction ! Hommes égarés, songez que le mal que nous faisons aux autres retombe sur nos têtes et sur celles de nos enfans.

C’est un devoir qui doit retentir au fond de votre cœur, c’est un devoir sacré que de venir au secours de tant de milliers de créatures souffrantes qui vous implorent, et qui succombent sous le poids de leur douleur. Songez, dans votre conscience, à cette maxime du Christ, qui doit être la base de toute morale : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu’on vous fît. » Ah ! pénétrez-vous bien de cette sublime doctrine, et vous ne laisserez plus languir dans un océan de misères tant de femmes qui pourraient être sauvées par vos mains ! Faites le bien, vous éprouverez une joie ineffable, joie qui en est le prix, et qui vous élèvera jusqu’à Dieu.

Quant aux villes de provinces, nous pouvons assurer que le sort des étrangères n’y est pas meilleur qu’à Paris. Dans les villes de premier ordre, elles trouvent le même isolement que dans la capitale, le même égoïsme, la même insouciance et moins de politesse. Pour les autres localités, si elles sont moins corrompues, l’indifférence y est remplacée par une curiosité insolente. Si dans les grandes villes on ne s’occupe nullement des étrangères, là on en fait l’objet des conversations ; mais, quant à un intérêt réel, elles n’en obtiennent ni dans les unes, ni dans les autres. Si une femme seule, en voyage, veut visiter ce qu’il y a d’intéressant sur la route, elle ne pourra le faire qu’avec beaucoup de peine, et avec la certitude d’être ensuite le sujet de toutes les conversations des notabilités du village.

Si nous parlons enfin des eaux, des établissemens thermaux, c’est dans ces lieux que la position d’une Étrangère seule devient encore plus pénible ! C’est là que l’oisiveté donne plus de temps et de penchant à s’occuper des faits d’autrui, et c’est là qu’elle est aussi en butte à la calomnie. Si une femme, tourmentée par une maladie quelconque, a le courage (et le mot n’est pas exagéré) d’aller seule aux eaux, voilà que des gens charitables, comme il y en a tant, ne se feront nul scrupule de manifester des doutes sur son honneur ; d’autres assureront, sur ouï-dire, qu’elle court les bonnes fortunes ; et elle peut s’attendre à écouter des propos de jeunes gens qui empoisonneront son cœur, et augmenteront son mal au lieu du soulagement qu’elle était venue chercher. Nous nous arrêtons ici. Avant peu nous ferons paraître un ouvrage sur l’Angleterre, qui aura pour objet spécial de rendre compte de l’accueil que reçoivent les étrangères qui voyagent dans ce pays, détails qui seraient déplacés ici (nous dirons seulement que le sort des femmes seules et étrangères en ce pays est mille fois pire encore qu’en France).

Et quant à l’Amérique, on verra, lorsque nous publierons la petite relation de notre voyage dans ces contrées, que plus elles avancent dans la civilisation européenne, plus elles perdent de leur ancienne hospitalité. Cette vertu semble disparaître sous la culture, comme les arbres des forêts séculaires, et ce sera avec effroi que le voyageur se demandera un jour (jour qui n’est pas éloigné si les choses continuent à marcher du même pas) que sont devenues ces mœurs patriarcales, cette hospitalité des naturels, cette bonhomie du Nouveau-Monde, qui l’avaient enchanté en lisant les relations des voyageurs des siècles passés.

Mais tirons un rideau sur cette image de malheurs, d’égoïsme, nous dirons même de barbarie des civilisations modernes. Il nous suffit d’observer qu’il y a bien peu de modifications à faire au tableau que nous venons de tracer de la France pour l’approprier aux autres nations.

Mais c’est assez de parler au cœur ; ceux qui sont sensibles nous ont déjà comprise. Dans notre siècle positif, il faut aussi s’adresser à l’intelligence : prenons garde d’être confondue avec ces métaphysiciens qui rêvent plus que de raison ; tâchons que nos théories ne soient pas assimilées aux utopies morales qui s’élèvent de tout côté, et tombent aussitôt, parce que leurs auteurs ont manqué de prévoyance et d’un esprit mathématique. D’ailleurs, quand les masses entières sont purement calculatrices, ne raisonnent que les chiffres à la main, et avec une froide arithmétique spéculent sur les probabilités de leur bonheur à venir, nous croyons qu’il faut parler à chacun son langage, et nous allons retracer pour ces derniers un tableau des désavantages matériels qui résultent du mauvais accueil fait aux étrangères, et de l’immense profit qu’il y aurait à les accueillir autrement.

Il est bien sûr que les étrangers font en grande partie la richesse des grandes villes, et que les relations de nation à nation font marcher le progrès social d’un pas rapide. On sait l’immense avantage qui est résulté pour l’Europe entière de la révolution de 89. Nos armées victorieuses, sous la république et l’empire, parcoururent toutes les contrées, établirent des relations intimes partout, et apprirent aux peuples à se connaître, à ne plus se mépriser comme par le passé et à profiter de leurs connaissances réciproques. Nous voyons à présent l’Anglais ne plus dédaigner ce qui provient du continent ; l’Italien ne regarde plus avec mépris la science qui s’élabore au delà de ses Alpes ; et le Français aussi, que des circonstances heureuses ont poussé le premier dans le progrès, comprend sa mission de propager la civilisation dans l’univers. Voyez quels avantages en ont retirés le commerce, les sciences, les arts, l’industrie ; la vérité n’est plus le patrimoine exclusif du peuple qui la découvre, mais elle est publiée, propagée. Les nations rivalisent dans un noble but, et des chemins de fer, des canaux, des ponts suspendus se construisent partout. Nos voisins d’outre-mer ont fait des progrès immenses dans la construction des machines, mais nous les suivons du même pas, car des relations intimes sont établies entre les deux nations. On étudie les langues étrangères, et les ouvrages sont immédiatement traduits de nation à nation, pour répandre les lumières du génie sur tous les pays.

Mais il serait trop long de vouloir énumérer ici tous les avantages que procurent les voyages, en entretenant des relations continuelles entre les nations, et en hâtant le moment où tant de nations rivales arriveront à n’être plus qu’une seule famille.

Les femmes sont aussi une partie active dans les voyages, et si elles ne peuvent pas, autant que les hommes, être utiles à la science, c’est du côté des mœurs que leur esprit d’observation rend leur utilité prépondérante. Mais que faisons-nous pour les attirer ou pour les retenir dans notre ville ? Il résulte du tableau que nous venons de tracer que les femmes de la province et les étrangères, certes, n’iront pas encourager leurs amies, ni leurs compatriotes, à entreprendre un voyage qui, pour leur propre compte, les a fait tant souffrir. Cela est un fait que nous avons constaté nous-même, que beaucoup de femmes, qui étaient venues dans l’intention de faire un long séjour à Paris, en sont reparties au bout d’un mois, sans avoir rien vu, rien appris, dégoûtées de l’isolement de cette grande ville, et maudissant le jour où elles avaient laissé leur chez elle si confortable.

Les Parisiennes, de leur côté, ne visitent presque jamais la province, et cela par la même cause. Voyons pourtant combien d’avantages réels produiraient à la société ces courts voyages.

Les femmes sentent qu’une ère nouvelle commence pour elles, et qu’elles aussi sont appelées, pour leur part, à entrer dans le sanctuaire de l’instruction. Le plus grand malheur des femmes aisées provient de leur oisiveté, ou de ce qu’avec leur mauvaise éducation elles ne peuvent que se créer des occupations frivoles et de peu de durée. Combien gagneraient-elles donc en faisant souvent des voyages agréables et instructifs ! Les femmes de Paris ne seraient plus sans aucune connaissance de leur propre pays, comme elles le sont presque toutes ; elles trouveraient et pourraient s’approprier, dans l’intérieur de la vie des femmes de province, des vertus qu’elles négligent un peu trop dans leur ville, par exemple, l’économie domestique, le bon-sens et la franchise qui distinguent les femmes de province. Cette observation les porterait à réfléchir sérieusement sur la légèreté et l’incroyable frivolité d’un grand nombre de Parisiennes. Les femmes de province, de leur côté, retourneraient chez elles avec une instruction plus finie, plus aimable, et surtout plus avancée dans le progrès. Les villages donneraient la pureté de leurs mœurs aux grandes villes, et celles-ci donneraient, en échange, leur civilisation ; enfin, il résulterait de ces voyages multipliés un avantage immense, un progrès sensible, qui se feraient sentir également dans toutes les classes de la société.

Il est inutile de parler des femmes qui feraient des voyages dans des pays étrangers ; car les avantages que nous venons de signaler se rencontreraient encore bien mieux sur une échelle beaucoup plus grande. Grâce à Dieu, nous sommes déjà tous Français, sans acception de provinces ; et ces voyages, cette hospitalité réciproque, rapprocheraient de beaucoup le jour tant désiré où nous serons tous hommes, frères, sans nous distinguer par les noms d’Anglais, d’Allemands, Français, etc. Mais lorsqu’un mal est reconnu, lorsque nous y avons trouvé un remède, il faut chercher les moyens de l’appliquer, et c’est dans ce but que nous venons proposer notre société.

Suivons d’abord l’histoire, et nous verrons qu’à chaque époque où une partie de la société souffrait et sentait le besoin d’un changement, des associations ont devancé les réformes. Ces associations avaient pour but de s’entr’aider mutuellement, de secourir les frères affligés et persécutés ; car, faibles comme nous le sommes, considérés individuellement, ce n’est que dans l’union que nous pouvons puiser la force, la puissance et la possibilité de faire du bien.

Voyez d’abord les chrétiens persécutés former des sociétés pour venir au secours de ceux d’entre eux que leur foi rendait victimes des tyrans. Voyez plus tard les Juifs persécutés au moyen âge ; ils formèrent aussi des associations qui se répandirent sur toute la surface du globe, et qui, en amenant l’invention des lettres de change, coopérèrent beaucoup aux progrès du commerce et de la civilisation. Voyez les croisades, véritables associations qui se formaient en Europe, pour secourir les fidèles de l’Orient. Lisez enfin l’histoire du protestantisme, et vous verrez qu’en Allemagne, en Angleterre, et partout où s’étendait la persécution, exercée d’abord contre eux par les catholiques, et ensuite par eux contre les catholiques, des sociétés se formèrent de toute part, afin de secourir les malheureuses victimes de l’une ou de l’autre secte.

Nous pourrions en dire autant de toutes les époques des grandes révolutions politiques, il nous suffirait d’ouvrir les pages de l’histoire pour en trouver mille exemples.

Eh bien ! notre époque n’est-elle pas semblable à une de ces époques critiques où il se prépare sourdement un grand changement ? Les femmes ne souffrent-elles pas ? N’est-ce pas un devoir des plus sacrés que de venir à leur secours ?

Commençons donc, d’une main ferme, à lever l’étendard du secours mutuel ; érigeons une société, toute sainte, tout hospitalière, et soulageons une partie de ces êtres qui souffrent, et qui nous béniront pour les avoir tirés du malheur. Notre exemple sera suivi, notre voix aura un écho dans toutes les âmes généreuses ; nous n’en doutons pas. Alors notre cœur goûtera cette joie pure, divine, que la philanthropie et la vertu peuvent seules faire connaître.

Nous allons exposer les bases sur lesquelles repose notre société et les statuts que nous croyons devoir lui assigner.



STATUTS
DE
LA SOCIÉTÉ
POUR
LES FEMMES ÉTRANGÈRES

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DEVISE DE LA SOCIÉTÉ :
VERTU. — PRUDENCE. — PUBLICITÉ.
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Article premier. Cette Société se composera également d’hommes et de femmes.

Art. 2. Pour y être admis, il faudra prouver qu’on est domicilié dans le lieu où ladite Société siégera.

Art. 3. Nul ne pourra être reçu avant l’âge de vingt-cinq ans.

Art. 4. Pour être reçu, il faudra être présenté par trois membres, et donner toute garantie sur sa moralité et sur ses bonnes intentions à l’égard des Étrangères.

Art. 5. Chaque membre femme devra donner, pour les frais de l’établissement, 30 francs par an, payables six mois d’avance ; chaque homme, 60 francs.

Art. 6. On ne pourra pas être reçu pour moins d’une année.

Art. 7. Le bureau sera composé 1° d’un Président (femme ou homme, étranger ou naturel, pourvu qu’il soit domicilié dans l’endroit). Le Président sera nommé, comme tous les autres fonctionnaires, au scrutin, à la majorité relative des membres présens, et pour un an ; après quoi il pourra être réélu, si la Société le juge convenable.

Art. 8. 2° Un Vice-Président, pour la même durée, qui sera tenu de remplacer le Président en l’absence de celui-ci.

Art. 9. 3° Trois Secrétaires, qui seront nommés seulement pour 3 mois ; ils pourront se faire remplacer, mais à leurs frais, et après avoir fait accepter leurs représentans par la Société.

Art. 10. On nommera pour 3 mois, six membres, qui formeront ce que nous appelons le Comité extérieur, et qui seront chargés de recevoir les Étrangères, d’écouter leur demandes, d’y faire droit, s’il y a lieu, de les présenter à la Société, et même de les introduire dans le monde ; de procurer à celles qui viendront pour faire des recherches savantes tous les renseignemens dont elles pourront avoir besoin ; à celles qui seront artistes, de les mettre en rapport avec des artistes ; à celles qui seront étrangères à la France, de les mettre en rapport avec leurs compatriotes, si elles le désirent ; à celles qui viendront pour chercher une occupation, de s’efforcer de leur en trouver une convenable à leur position , et aussi d’aider en toute chose celles qui viendront pour affaire, procès, maladie, etc., etc.

Ils devront également s’entendre avec plusieurs maîtres d’hôtels garnis, afin que ceux-ci, sur un mot de recommandation de leur part, reçoivent les Étrangères qui se présenteront pour loger chez eux, avec toute la considération qu’on doit à une femme étrangère ; ils devront aussi donner des lettres de recommandation à celles qui viendront leur en demander, pour qu’elles puissent trouver, en arrivant dans les pays où elles désirent se rendre, une autre Société, mère bienfaisante, qui les reçoive dans son sein. En un mot, les six membres du Comité extérieur auront à s’occuper activement de veiller, avec la plus grande exactitude, à ce que les Étrangères jouissent, à tout égard, de tous les bénéfices que la Société s’est engagée de leur offrir.

Art. 11. La Société aura une assemblée générale tous les premiers de chaque mois. Le but de cette réunion sera uniquement de discuter les intérêts des Étrangères. Chacun devra y apporter ses idées d’amélioration en faveur des Étrangères. Les projets d’amélioration qui seront proposés à la séance générale seront renvoyés à une commission, afin d’y être examinés avec attention, pour aviser aux moyens de les mettre à exécution.

Art. 12. Dans le cas où il se présenterait des circonstances extraordinaires, comme, par exemple, ou une Étrangère aurait un secret à communiquer sur sa position, ou quelques graves confidences à faire, cas que nous ne saurions dénommer ici, le président, le vice-président, un secrétaire et deux membres de la Société, devront se réunir en comité secret pour écouter l’Étrangère, et aviser entre eux aux moyens à prendre pour lui être utiles.

Art. 13. La Société devra louer un local à peu près au centre du quartier où il se réunit ordinairement le plus d’étrangers. Le local devra se composer d’une première salle, où seront les bureaux ; d’une seconde, où il y aura une bibliothèque et tous les journaux français et étrangers ; d’une troisième, qui servira de salon de réception, et où l’on pourra se réunir pour le plaisir de la conversation et, enfin, d’un grand salon qui servira pour tenir les séances de la Société. On pourra aussi l’utiliser, soit qu’on veuille donner des fêtes, des concerts, y faire des cours, etc. ; seulement l’entrée de cette salle sera toujours gratuite, à moins qu’on ne veuille donner quelques concerts, bals, ou autres fêtes, au bénéfice des Étrangères pauvres.

Art. 14. La Société n’ayant aucun but d’intérêt, pour prouver au public que ses intentions sont entièrement philanthropiques, devra faire un relevé exact de toutes les dépenses que lui occasioneront les frais de cet établissement. Le relevé de tous les frais, par mois, sera affiché dans la première salle, afin que tout le monde puisse juger, de manière à ne laisser aucun doute, que la Société pour les Étrangères n’a eu, en s’établissant, aucune idée d’affaire commerciale, pensée qu’elle rejette loin d’elle, comme étant incompatible avec l’esprit qui la dirige.

Art. 15. Chaque membre jouira du droit d’entrée au salon de lecture et à celui des réceptions. Les jours des assemblées générales, chaque membre aura le droit d’amener trois personnes aux places réservées. Il en sera de même lorsqu’il y aura des cours, des concerts, des bals (à bénéfice) ou autre fête.

Art. 16. Chaque membre sera assujéti à porter, les jours de réunion, un large ruban vert, bordé, de chaque côté, d’un liseré rouge, auquel sera suspendue une médaille en argent sur laquelle seront écrits, d’un côté, la devise de la Société, et de l’autre ces mots : Société pour les Étrangères. On portera le ruban comme se porte celui de commandant de la Légion d’honneur. Chaque membre sera tenu également à porter habituellement, les hommes à leur boutonnière, les femmes sur leur poitrine, un petit ruban de la même nature que le grand.

Art. 17. Chaque membre, en quelque lieu qu’il se trouve, sera tenu à donner aide et protection à toute Étrangère qui viendrait lui demander secours, en le reconnaissant à l’insigne qu’il porte, et qui indique qu’il appartient à la Société des Étrangères.

Art. 18. Dans le cas où il arriverait que la Société aurait à se plaindre d’une Étrangère, on devra le faire en séance publique, et en nommant la personne par son nom[1], et en énonçant les faits ; mais, hors de cette enceinte, on devra s’abstenir de dire un seul mot sur le compte des Étrangères qu’on aura été à même de connaître dans le sein de ladite Société[2].

Art. 19. Les Étrangères et les Étrangers pourront s’abonner, pour la lecture des journaux, à un prix qui sera fixé selon le nombre des abonnés.


Nous croyons devoir faire observer ici que nos statuts ne sont peut-être pas tout à fait complets ; mais on concevra facilement que ceci n’est qu’un projet, que nous terminerons entièrement, avec l’aide et le concours des personnes qui voudront bien se rallier à nous.


L’esprit qui a dicté ces statuts garantit à toute Étrangère la prudence et la discrétion de la Société, points essentiellement importans. Les Étrangères qui, d’ailleurs, pourraient se trouver dans une position délicate et toute particulière, pourraient de même se confier à nous en toute assurance[3], sûres qu’elles seraient de trouver, dans chaque membre de la Société, une personne amie et vivement intéressée à les soulager de leurs peines. Elles pourraient demander aide, conseil, protection, persuadées qu’elles pourraient être d’avance qu’elles rencontreraient, dans le cœur de chaque membre de cette noble association, un désir vrai de les servir en toute chose, et une volonté ferme de chercher tous les moyens d’y parvenir. Enfin, elles ne seraient plus seules dans cet immense Paris, où nous voulons établir le centre de notre première association ; elles pourraient parler de leurs douleurs à des êtres bons et compatissans, qui les accueilleraient avec douceur et intérêt, et qui chercheraient, par tous les moyens possibles, à faire renaître, dans leurs ames abattues, l’espérance et le calme.

Voilà quels sont les avantages moraux que présentera notre Société aux femmes étrangères, avantages qui feront presque disparaître les douleurs qui les accablent à présent.

Nous leur ouvrirons nos bras, nous donnerons des larmes à leurs douleurs, nous travaillerons à diminuer leurs malheurs, nous verserons du baume sur les plaies de leurs cœurs, et nous serons largement récompensés des peines que nous prendrons, par cette joie pure et simple qui vient de l’ame après l’accomplissement d’une bonne et louable action.

Nous sentons parfaitement que la réalisation de notre projet sera difficile. Dès qu’on veut sortir de la route commune, on rencontre mille difficultés. Mais nous nous sentons forte, et nous ne manquerons pas à la tâche que nous nous sommes imposée. La Société, dès sa formation, devra s’occuper entièrement de rattacher à elle des personnes vraiment bonnes et charitables, et capables de servir l’humanité. En un mot, nous suivrons avec ardeur l’esprit de notre Société, qui n’aura qu’une seule pensée, qu’un seul et même but, celui d’améliorer le sort des femmes étrangères.

Maintenant, nous allons répondre à bien des personnes qui viendront nous objecter qu’il y a impossibilité de faire ce que nous proposons, parce qu’il se rencontrera partout, et principalement à Paris, beaucoup de femmes seules et étrangères, qui ne sont pas femmes comme il faut, et comment voulez-vous, nous dira-t-on, qu’on puisse admettre ces femmes dans la bonne société ?

Si nous n’étions point resserrée dans un cadre aussi étroit, nous pourrions discuter cette question dans sa généralité avec sa haute portée philosophique et morale. Il nous serait facile de démontrer que presque toujours la cause qui produit le mal est dans la société elle-même, plutôt que dans l’individu qui le commet. La société qui rejette de son sein, sans nulle pitié et sans jamais pardonner, l’individu qui a commis la moindre faute, le met infailliblement dans la cruelle nécessité de continuer dans le sentier du vice. Il y en a peu, bien peu, qui soient doués de cette force presque surhumaine, qui rend l’homme capable de pouvoir s’élever au dessus de la société, et de dédaigner son mépris, en se contentant de la pureté de sa conscience, ou du repentir de ses fautes. « Ramenez au bercail la brebis égarée, » a dit notre Seigneur, et il a dit vrai, car l’homme n’est pas méchant par sa nature et ne peut se plaire dans le vice, mais notre société l’a rendu méchant, et le pousse dans le vice. Beaucoup de ces êtres égarés, et victimes de notre égoïsme, pourraient devenir d’excellens citoyens, tandis qu’à présent ils sont dangereux à la société. Mais cette question trop vaste ne peut pas être discutée dans cette brochure. Plus tard, si nous nous en sentons la capacité, nous essaierons de la traiter à fond.

Supposons que, dans les commencemens, quelques femmes osent réclamer l’assistance de notre société, en s’appuyant sur de faux noms, de faux malheurs, dans le seul but de faire des dupes en s’introduisant dans le monde. Eh bien ! ce cas même arriverait-il, que ni les membres qui les présenteront, ni les personnes qui les recevront ne pourraient se trouver compromis en aucune manière ; car ce ne seront pas elles personnellement qu’on recevra, mais elles sous leur titre d’Étrangères, et à cette recommandation on leur prodiguera les égards et les soins que leur position exigera.

Si une de ces femmes n’était pas une femme honnête, disons le mot, qu’elle fût une intrigante, la bonne société qui l’aurait reçue n’en serait pas responsable ; on remplirait envers elle les devoirs de l’hospitalité, et si elle n’y répondait pas par des actions louables, on la chasserait de la Société en faisant connaître publiquement son indigne conduite.

Nous allons d’ailleurs préciser les devoirs que toute Étrangère aura à remplir envers la Société, et nous espérons qu’ensuite les cas où l’on pourrait avoir à craindre d’être trompé deviendront bien rares.

La femme qui voudra avoir recours aux bénéfices de la Société dite pour les Étrangères devra bien se persuader d’abord qu’elle se présente à une association toute sainte, toute philanthropique, dont les pensées, les actions, le but sont nobles, généreux et inspirés par la vertu. Elle devra penser qu’à côté de la vertu marche toujours sa compagne inséparable la sévérité, scrutant sans cesse les mœurs, les actions et jusqu’aux paroles. Elle devra penser que le courage et l’abnégation de soi-même, qui portent à se dévouer pour secourir le malheur, pour protéger le faible et les innocens, pour consoler les douleurs, ne peuvent se trouver que dans des ames d’une nature inexorable pour tout ce qui sera vice, mensonge ou tromperie.

Des lois[4] morales seront établies pour notre Société, et des lois plus sévères qu’aucun code n’a pu en publier jusqu’ici. Nous aurons pour devise, écrite en grosses lettres sur la porte du local où se tiendront les réunions, ces trois mots : Vertu, Prudence, Publicité. Vertu signifiera, pour nous, amour entier et complet de l’humanité, indulgence raisonnée, pardon pour toutes les fautes qui, n’ayant pas atteint le cœur, ne seront pas des maladies sans remède. Le mot prudence servira à nous rappeler que, dans notre siècle, les hommes ne sont que trop inclinés à tromper leurs semblables, et qu’il faut se tenir à l’abri de tous les piéges ; il servira aussi à nous rappeler la prudence et la discrétion qu’on doit aux Étrangères timides qui viendront réclamer nos secours. Et enfin publicité nous imposera le devoir impérieux de dénoncer au public le vice, l’intrigue et la méchanceté. Oui, notre Société offrira aux Étrangères un lieu de refuge, de consolation, de douces joies ; mais si elles n’en étaient pas dignes, ce serait pour elles un tribunal fatal qui ferait retentir partout le cri de réprobation qui doit peser sur le vice incorrigible.

D’après cette profession de foi, nous croyons qu’il est impossible qu’il se trouve des femmes assez osées pour venir à nous sous le voile de l’hypocrisie.

Chaque Étrangère, en se présentant à la Société, sera tenue de faire connaître ses noms véritables (si elle en porte un supposé, elle pourra le garder pour le monde, si cela lui convient), les causes pour lesquelles elle a quitté son pays, le lieu de sa demeure, et enfin quels sont ses moyens d’existence ; le tout sous le sceau du secret, si elle le croit convenable. Ce sont là les conditions sans lesquelles il est inutile qu’aucune Étrangère se présente ; et nous sommes bien persuadés que les femmes sensées et vertueuses, loin de les trouver trop sévères, seront contentes des garanties qu’elles présentent.

Suivons les saintes impressions du cœur, multiplions les sociétés dans l’esprit de la nôtre, et nous marcherons dans le sentier du progrès.

Les malheurs de notre époque proviennent de ce que les hommes n’ont aucune croyance arrêtée. Le vague qui, d’abord, produit dans leur esprit mille systèmes, mille rêveries, et ensuite un désillusionnement complet et un vide affreux, les amènent naturellement au matérialisme et à l’égoïsme, qui dessèchent leur cœur et leur font maudire leur existence.

Mais nous avons devant nous une croyance, une religion, la plus belle, la plus sainte : l’amour de l’humanité. Là, point de système incompréhensible, point de superstition, point de but indéterminé. Le bien des masses est aussi celui de l’individu, et l’étendard de cette religion peut réunir à elle toutes les autres, car c’est l’esprit du Christ.

Soyons philanthropes et soulageons les femmes, car les femmes sont la poésie, sont l’art dans le genre humain, et sans poésie, sans art, il ne peut y avoir rien de parfait. Loin de nous l’idée de rêver une vie purement métaphysique ; mais l’homme est un être à la fois physique et moral, et il ne sera jamais heureux que lorsqu’il agira selon les besoins de sa double nature.

Les bienfaits qui résulteront de l’association que nous venons offrir s’étendront dans toutes les classes de la Société. Les femmes deviendront plus instruites, moins frivoles, plus grandes, plus aimantes ; les hommes en seront meilleurs, encore plus forts, et plus puissans à faire le bien ; car le bonheur redouble les forces morales anéanties par la souffrance, comme la santé augmente les forces physiques.

Alors on pourra voir le règne de la vertu s’étendre sur la terre et avec la vertu seule ; nous pourrons espérer voir se réaliser ce désir de sage liberté, qui fait battre si ardemment tous les cœurs généreux et sublimes. Oui, la vertu et l’amour peuvent seuls réunir les masses ; et de leur réunion naîtra une force invincible. Aussi, nous osons le dire, la réalisation de notre projet fera connaître à l’homme sa puissance, lorsqu’il voudra s’appuyer sur la vertu. L’homme qui aime devient l’égal de Dieu ; que dis-je ! il peut faire plus que Dieu lui-même ! S’il le veut, il peut réunir sous une seule croyance[5], sous un seul espoir, cet univers si vaste, si beau, qui est son héritage, mais qui est déchiré par les divisions et les haines. Mes frères, abjurons toute odieuse rivalité, tout égoïsme de famille ou de nation ; que notre volonté ferme et constante nous fasse chercher le bonheur, qui, jusqu’alors, n’a été qu’un rêve, dans l’amour[6] et l’union ! Travaillons-y d’un commun accord, et nous le trouverons. Hommes, nous vous le répétons, nous pouvons faire plus que Dieu ; étendons notre philanthropie universellement, et ne formons plus qu’une seule et même famille. N’étions-nous pas hommes avant que d’être Anglais, Italiens ou Français ? Les limites de notre amour ne doivent pas être les buissons qui entourent notre jardin, les murs qui enceignent notre ville, les montagnes ou les mers qui bordent notre pays. Désormais notre patrie doit être l’univers. Jésus a dit : Vous êtes tous frères ! Faisons que la différence de nos costumes, de nos mœurs, en raison de chaque climat, au lieu d’être un motif de dispute et de haine continuelles, devienne une école mutuelle où chacun ira puiser la perfection. Hommes, aimons-nous, et le bonheur viendra habiter dans notre cœur ; mais, surtout, que jamais la parole du mépris ne vienne sur nos lèvres ; car celui qui dira racha[7] à son frère sera maudit par Dieu. Marchons donc hardiment vers ce noble but de perfectibilité que nous voyons tous, et qu’à force de travail et de persévérance nous pourrons atteindre ; l’homme alors sera digne de son créateur lorsqu’il aura fait, avec son amour, autant que Dieu a fait avec sa toute-puissance, du chaos l’univers ! de l’univers chaos, l’univers harmonisé : sa mission sera remplie.

Ames nobles et ardentes, cours sensibles et généreux, qui comprenez ce qu’il y a de sacré, de saint dans la vertu et la charité, c’est à vous que nous dirigeons notre appel. Nous espérons en vous, nous vous appelons de tout notre pouvoir, afin que vous veniez à notre aide, pour faire réussir le projet que nous avons conçu. Oui, nous n’en doutons pas, notre voix sera écoutée avec sympathie, car parmi la foule on rencontre encore beaucoup de ces personnes pleines de dévouement dont l’esprit élevé comprend le devoir sacré que tous nous avons à remplir, celui de faire du bien selon nos moyens. Nous ne nous bornerons pas seulement à indiquer ce qu’il faudrait faire ; mais nous consacrerons notre vie à travailler au but que nous nous proposons d’atteindre.

Notre France, si belle, si grande par les nouvelles idées qui y fermentent, répondra avec un écho retentissant à l’appel que nous lui adressons. Elle ne demande qu’à marcher vers la perfection, aussi, sommes-nous heureux de pouvoir lui montrer un nouveau sentier ouvert devant elle. Le prince, que le peuple grand de sa victoire, s’est imposé dans le jour de sa gloire, ce prince qui nous gouverne, et qui a souffert avec noblesse et grandeur, un long exil, comprendra, mieux que personne, la louable pensée que nos longues souffrances nous ont suggérée. C’est à lui que nous adresserons notre premier appel, comme roi d’une nation généreuse, aux saints sentimens, et comme homme qui connaît le malheur de se trouver Étranger, et qui, si élevé qu’il soit, peut encore avoir un jour de souffrance, car la volonté impénétrable de Dieu appesantit sa main dans un jour de douleur sur les grands de la terre, comme sur les vermisseaux qui se traînent dans la poussière. Après le prince, nous trouverons encore des hommes qui, comme lui ont souffert l’exil et la misère, et en sont revenus avec cette noble générosité qui de tous les temps a été la plus précieuse qualité du Français ; et enfin, les femmes qui sauront se faire un devoir, un bonheur, de contribuer de tout leur pouvoir à une œuvre aussi utile, aussi urgente pour le progrès de leur sexe et du genre humain entier. Si l’exécution de notre projet a lieu, comme nous avons tout sujet de l’espérer, nous bénirons Dieu de nous avoir abreuvés de cuisantes douleurs pendant dix longues années, car de ces mêmes malheurs est née l’idée de ce projet, qui pourrait servir si efficacement la cause que nous servons, celle de l’humanité.

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Nota. — Les personnes qui désireraient faire partie de la Société pour les Étrangères, et qui voudraient se mettre en rapport avec l’auteur du projet de cette Société, trouveront son adresse chez l’imprimeur.

  1. En aucun cas, on ne violera le secret du nom que l’Étrangère aurait pu donner en confidence.
  2. Cette clause sera une des principales du serment que chaque membre devra prononcer avant son admission.
  3. Voyez les Statuts, article Comité secret.
  4. La formule du serment développera la nature de ces lois qui ne peuvent pas trouver leur place ici.
  5. Nous n’entendons pas par croyance une seule et même religion, mais une seule et même pensée, celle de faire le bien. Le musulman et le juif sentent ce qu’il a de beau dans la vertu, comme le sent le chrétien.
  6. Nous croyons devoir expliquer que nous ne donnons pas au mot amour la seule acception qu’on lui a donnée jusqu’à ce jour : nous voulons dire amour de l’humanité, amour du bien, amour de la vertu.
  7. Paroles de la Bible.