Éditions des portiques (p. 231-258).

XII. — SURVIVANCES AFRICAINES EN AMÉRIQUE

LE CULTE DAHOMÉEN DU SERPENT
DANS L’ÎLE MAGIQUE (HAÏTI)

Les nègres, en Afrique, avaient des sociétés secrètes, telles que celle du Moumbo Joumbo. Le Moumbo Joumbo, chez les Mandingues, était une gigantesque idole, vêtue d’une longue robe d’écorce et couronnée de paille, que manœuvrait un nègre, caché à l’intérieur de la machine. Qui n’obéissait pas à ses oracles, était puni du fouet ou de la mort.

Transplantées en Amérique, certaines de ces sociétés secrètes y prirent racine.

Dans la nuit du 14 août 1791, au bois Caïman, sur l’habitation Lenormand de Mézy, lorsque le nègre Bouckman lança à ses frères son appel enflammé, les conjurés firent le serment du sang. Une prêtresse, après avoir tracé des signes cabalistiques, avait égorgé un sanglier dont elle avait étalé sur le sol inondé de sang les entrailles fumantes.

En dépit du secret dont était entouré le rite mystérieux qui se déroulait à l’abri de tout œil profane, l’historien de Saint-Domingue, Moreau de Saint-Méry, en eut connaissance. Et voici comment, en 1797, il le décrit : Le corps ceint d’un mouchoir rouge, les pieds dans des sandales, les initiés se rassemblent autour d’un autel, sur lequel est déposé, dans une caisse à claire-voie, un serpent, le Vaudoux. Un grand-prêtre et une grande-prêtresse, le roi et la reine, officient : le roi a le front ceint, comme diadème, d’un mouchoir rouge ; la reine a une écharpe ou une ceinture de même couleur. Ils seront les truchements de la couleuvre sacrée, à qui les affiliés viennent rendre hommage, en déposant au pied de l’autel leurs offrandes. Connaissance du passé, science du présent, prescience de l’avenir, tout appartient au Vaudoux. Et voilà que le roi, l’air inspiré, saisit la boîte ou gît le python, la place à terre et fait monter sur elle la reine. Aussitôt pénétrée de l’esprit du dieu, la pythonisse vaticine, le corps tordu dans un état convulsif : « Tantôt elle flatte et promet la félicité, tantôt elle tonne et éclate en reproches et, au gré de ses désirs, de son intérêt ou de ses caprices, elle dicte comme des lois sans appel tout ce qu’il lui plaît de prescrire. » Le sang tout chaud d’une chèvre scellera sur les lèvres des assistants la promesse de ne rien révéler, sous peine de mort.

Un récipiendaire se présente, un paquet de crins, de cornes ou d’herbes à la main. Il est introduit dans le cercle magique que le grandprêtre a tracé : l’officiant le frappe à la tête avec une petite palette de bois et entonne la chanson africaine :


Eh ! Eh ! Bomba. Hen ! Hen !
Canga cafio té…


Le récipiendaire entre en transe tout en dansant. S’il sort du cercle, le chant cesse et, pour écarter un fâcheux présage, le roi et la reine Vaudoux tournent le dos, jusqu’à ce que le danseur soit rentré dans le rond magique. Quand son agitation est arrivée à se traduire par des convulsions, le roi Vaudoux le frappe de sa palette ou d’un coup de nerf de bœuf et le conduit à l’autel du Serpent pour prêter serment. Le Vaudoux compte un fidèle de plus.

« Le roi met la main ou le pied sur la boîte où est la couleuvre, et bientôt il est ému. Cette impression, il la communique à la reine et, par elle, la commotion gagne circulairement, et chacun éprouve des mouvements dans lesquels la partie supérieure du corps, la tête et les épaules semblent se disloquer. La reine agite la boîte du serpent Vaudoux et les grelots dont celle-ci est garnie, telle la marotte de la folie ; le délire va croissant. Les défaillances, les pâmoisons se succèdent, chez tous, il y a un tremblement nerveux qu’ils ne semblent pas pouvoir maîtriser. Ils tournent sans cesse sur eux-mêmes. Il en est qui, dans cette espèce de bacchanale, déchirent leurs vêtements et mordent même leur chair. »

Les scènes que décrivait ainsi en 1797 Moreau de Saint-Méry, se répètent-elles encore, ou appartiennent-elles à un passé à jamais aboli ? — Elles sont encore vivantes, le docteur haïtien Price-Mars a poussé le scrupule des investigations jusqu’à assister à une centaine d’entre elles ; mais il a constaté que l’adoration de la couleuvre est, soit éliminée, soit reléguée à l’arrière-plan du cérémonial, où les bacchanales de la danse sont déchaînées par la plainte rauque du gros tambour sacré, de l’Assotor.

Elles sont si vivantes, dis-je, qu’il y a, dans beaucoup de cases, un , un autel pour les cérémonies du culte et qu’en 1896 l’évêque du port haïtien, Mgr Kersuzan, crut nécessaire de s’élever contre elles, dans une conférence populaire qui eut un immense retentissement. Et il en décrivait l’ambiance : le culte de Vaudoux comportait des amulettes porte-bonheur, maldiocs, gardes qui se portaient au cou, bouteilles d’eau de mer, qu’on enterrait au seuil de la case, poules rangées dont on hérissait les plumes. Voulait-on se venger de quelqu’un ? On piquait des épingles dans une chandelle comme jadis, au moyen âge, dans un marmouset à son image. Et voici les officiants, grands-prêtres, chapitreurs ou papalois, grandes-prêtresses ou mamanlois, qui président aux services, gombos ou noche bello du hounfort, ainsi appelle-t-on le temple. Pour libérer l’âme d’un initié défunt, on brise un vase canari, car l’opinion commune est que l’âme, après la mort, tombe dans l’eau la plus proche. Des sacrifices sanglants couronnent l’orgie des danses frénétiques.

Un prêtre français du district de l’Arcahaye en fut le témoin subreptice, à la faveur des ténèbres, selon sir Spencer Saint-John, ancien consul général d’Angleterre à Haïti. La prêtresse, montée sur la cage du serpent, avait déjà sacrifié un coq et un chevreau, dont le sang avait aspergé l’assistance, quand un des fidèles s’avança vers la mamanloi et dit : « Oh ! maman, accordez-nous le sacrifice complet, celui du chevreau sans cornes. Le chevreau sans cornes était là, les pieds liés. C’était un enfant. Une corde pendait à une poulie ; il y fut attaché, la tête en bas. Au cri affreux qu’il poussa en voyant le couteau du sacrificateur, une exclamation indignée répondit : « Épargnez l’enfant ! » Le prêtre français n’avait pu se taire. Il fut jeté brutalement dehors… Le lendemain, on ne trouva plus de l’enfant qu’un crâne bouilli.

C’était dans le temps de Noël qu’avait lieu le sacrifice humain. La veille du premier jour de l’année 1864, près de Port-au-Prince, une enfant de douze ans, Clairine, était étranglée, puis décapitée. Son sang recueilli dans une jarre, son pauvre petit corps écorché, une procession se forma, clochette tintant en tête, pour porter la chair humaine dans la salle du festin. Par une fente de la cloison, une fillette avait aperçu l’orgie des cannibales : surprise, elle allait devenir leur proie ; elle était déjà, toute ligotée, sur l’autel du sacrifice, quand la police apparut :

— « Serai-je donc mise à mort pour avoir observé nos anciennes coutumes », hurlait la mégère, fille d’une prêtresse du Vaudoux, qui avait elle-même étranglé sa nièce. Vêtus et coiffés de blanc comme les parricides, les anthropophages, au nombre de huit, furent fusillés sur la place publique un jour de marché.

Un journaliste parisien écrivait, en 1890.

Le Vaudoux ! rien que ce nom fait frissonner de la tête aux pieds ; et à Port-au-Prince, où les sons du bamboula qui annoncent ses cérémonies dans les mornes ne discontinuent guère, on n’en parle qu’en silence et avec terreur, tant est grande l’influence de cette secte, tant sont nombreux ses affiliés que l’on rencontre dans toutes les branches de l’administration, tant est redoutable son autorité qui s’étend jusqu’au palais présidentiel, tant sont terribles enfin ses moyens d’action. Quand le journaliste parvint après une rude montée, dans les mornes du Desprez, il eut la surprise de reconnaître, parmi les danseurs hystériques du culte du Vaudoux, des personnages qu’il avait laissés le matin même au grand bal de la présidence. Des secrets de la secte, les grands-prêtres étaient les seuls dépositaires ! ils puisaient leurs pouvoirs dans la connaissance des sciences occultes, la pratique de la suggestion et surtout l’art de préparer des poisons subtils qui ne laissaient aucune trace et pouvaient à volonté donner la mort, la catalepsie, l’hébétude ou la folie. Au journaliste qui l’interrogeait, le grand-prêtre de Momance près Léogane disait qu’à sa connaissance, il n’y avait jamais eu qu’un seul étranger qui y eût été initié… Et depuis lors ?

C’était un ramassis disparate d’images saintes et d’amulettes que Paul Reboux aperçut, en 1919, dans un hounfort de la montagne d’Haïti. Saint-Roch et l’Assomption voisinaient avec des fétiches, des sifflets, des colliers de graines et des calebasses. Sur la soie d’étendards brodés à Paris, rue d’Aboukir, étaient représentés un bouc, un chevreau et un serpent. Des mornes et des gorges de la montagne, arrivaient des fidèles. Et ces adeptes du Vaudoux lui donnèrent le spectacle de danses ponctuées par les clameurs de voix aiguës et soutenues par un orchestre de tambours, de cornes et de flûtes. Tout à coup le rythme se précipite. L’un des tambourinaires, les yeux révulsés, s’immobilise dans une sorte d’extase : il a les Saints, il est possédé des Saints du paradis, qui parleront par sa bouche. De cet homme hagard, Paul Reboux prit la photographie et, le laissant dans son fac-similé d’extase, s’en alla.

Étrange amalgame de religions ! Dans un autre hounfort où pénétra l’Américain Wirkus, des reliques d’Indiens Caraïbes recueillies dans les cavernes d’Haïti, des couteaux en pierre et des marteaux voisinaient avec des objets du culte Vaudoux et une lithographie de saint Patrice chassant d’Irlande les serpents. La chapelle de Ville-Bonheur, dans la courbe molle des collines de Trianon, où se pressent des foules haïtiennes convaincues d’apparitions de la Vierge, est-elle si loin des vallons où l’on honore les dieux Vaudoux ?

Une correspondance de Port-au-Prince, reproduite dans le Journal des Débats du 6 avril 1906, donne la description du hounfort de « la Société la Fleur de Guinée, roi d’Engole ». Le sanctuaire comporte deux pés, deux autels, où les canaris, les tasses affectées aux mangers-marassas, les assons-clochettes auxquels sont fixés des osselets de couleuvre, les pierres-tonnerres n’excluent pas les images de piété. Mais les dieux de l’endroit sont Agoué symbolisé par un bateau ; Damballa, en médaillon, tenant deux couleuvres en main ; Ogoun Badagry, à cheval ; et papa Loco, en grand uniforme, la pipe à la bouche et un éventail à la main. Dans la cour du hounfort, un cirouellier, un médicinier et deux grenadiers servent de reposoir aux dieux Legba, Ogoun, Loco et Sango.

L’INITIATION D’UN BLANC

Paul Reboux s’était arrêté dans le vestibule du mystère. Un jeune Américain pénétra plus avant. Seabrook avait été pris en affection par une famille de gens de couleur, qui le convia à la danse hallucinante de Dom Pèdre, au grand sacrifice Petro. Déjà, au temps du sanguinaire Dessalines, le naturaliste Descourtilz en avait eu connaissance. Une intelligente négresse, Finette, avait été introduite dans le cercle infernal de la danse de Dompète : elle avait vu des affidés, des Vaudoux, hurler, les pieds en l’air, et écumer comme des bêtes féroces ou, comme des fakirs, prendre en main des charbons ardents et se laisser lacérer les chairs avec des ongles de fer, sans témoigner la moindre douleur.

Seabrook allait-il assister à pareille bacchanale ? — À travers des bois d’acajou, il gagna un plateau qui dominait une gorge profonde des mornes haïtiens. Il était guidé par le son assourdissant de tambours qui, parfois, rendaient un mugissement de taureau, quand les tambourinaires passaient sur la peau leur pouce enduit de colophane. Une procession sortit de l’ombre, comme la lune, sur la montagne, se levait. Un papaloi marchait en tête, en surplis et en turban, sous une voûte de drapeaux brodés de serpents et de signes cabalistiques. Une mamanloi suivait, en robe écarlate, avec une coiffure de plumes. Un chœur en blanc chantait : « Damballa Oueddo, nous p’vini, Dieu-Serpent, nous voici. »

— « Soleil levé non l’est ; li couché lan Guinea ; Le soleil se lève dans l’est et se couche en Guinée », entonna le papaloi. Un taureau noir surgit, paré pour le sacrifice, des bougies allumées aux cornes, et vint se placer, tout effaré, sous un grand dais au toit de paille. Dans l’ombre, des boucs blancs bêlaient de terreur, comme s’ils eussent pressenti qu’ils étaient condamnés à mort. L’assistance, à genoux devant le taureau sacré comme l’étaient sans doute dans l’Antiquité les sectateurs de Mithra, entonnait des supplications ardentes pour que les dieux africains se contentassent du sang qui allait couler dans le cercueil d’une auge. Le papaloi estoqua d’un coup de sabre-manchette le bouc et d’un coup d’épée le taureau, dont le sang aspergea les épaules, les turbans et les robes blanches des Ménades. Celles-ci dansaient frénétiquement et, assoiffées, buvaient du sang dans l’auge funéraire. Du tourbillon, des individus émergeaient par bonds, comme frappés de la foudre par la descente en eux des lois, des esprits divins, des Saints. D’autres, la tête rejetée en arrière dans une saturnale échevelée, les appétits sexuels déchaînés, allaient assouvir dans l’ombre de la forêt leurs passions furieuses… Dans les mornes, retentissait le lambi, la conque rose avec laquelle les papalois s’interpellent.

Seabrook avait reçu, de la mamanloi dont il était l’hôte, un charme, un ouanga — un paquet Congo, selon de mot de Wirkus — fait d’un ongle de son pouce, d’une mèche de ses cheveux, d’un petit carré de sa chemise, enveloppés dans des feuilles de baumier et de ricin que timbrait une croix. Invité à faire un vœu, dans la conviction que la vie et les forces de la vie restent enveloppées d’un éternel mystère, le jeune Américain s’écria, les paumes tournées vers le sol : « Puissent papa Legba, maman Ézilée et le Dieu Serpent me garder de donner une fausse idée de ceux-là qui m’admettent à leurs mystères, et m’accorder le pouvoir d’écrire sincèrement et comme il convient de leur religion, car toute foi vivante est sacrée. »

Et Seabrook eut foi au Vaudoux jusqu’à recevoir, dans la chambre du mystère, le baptême du sang des coqs rouges, des tourterelles et du dindon blanc, dont la mamanloi, d’un geste frénétique, avait arraché le cou. Une jeune négresse parut, que salua un chant de mort… À l’instant décisif, comme dans le sacrifice d’Abraham, une bête cornue lui fut substituée. Alors le grand-prêtre du Vaudoux, en latin, reçut le néophyte blanc, le second sans doute des faces-pâles qui eût participé au mystère noir. Il lui répandit de l’eau, de l’huile et du vin sur la tête, lui donnant à boire du sang des victimes, cependant que, sur les murs du hounfort, grimaçaient de vieux dieux, papa Legba, Ogoun Badagry, Wangol, Agoué, Damballa-Oueddo, le dieu des carrefours, le dieu de la guerre, le maître de la terre, le maître des mers et le dieu serpent.

Retenez ces noms qui, pour le néophyte, n’avaient guère de sens. Ils portaient en eux leur marque d’origine, restée indélébile dans le souvenir des générations haïtiennes ; un ami de Seabrook, Faustin Wirkus, qui effleura aussi le mystère, ne put saisir le moindre mot de cet idiome qu’il devina africain.

En Louisiane, autre région d’Amérique qui fut aussi à la France et reçut la même race de nègres, le culte du Vaudoux est toujours vivant. Certaine nuit de l’an 1863, la police de la Nouvelle-Orléans était avisée qu’une réunion de la secte se tenait dans un endroit secret. Elle y surgit brusquement, au moment où des négresses, toutes nues, exécutaient une danse frénétique autour de couleuvres. La grande-prêtresse officiait.

Paul Morand, dans Magie Noire, décrit une cérémonie rituelle qui eut lieu à Paris. Une « Congo », venue de Bâton-Rouge en Louisiane, y présidait.

Là, en Louisiane, le culte intégral avait conservé son caractère sanglant.

LE CULTE DU VAUDOUX SE PERPÉTUE EN LOUISIANE

Clémentine Barnabet, « prêtresse de l’église du sacrifice et du serpent sacré », fut arrêtée en 1912 à Lafayette pour avoir immolé au Vaudoux trente-sept gens de couleur. Elle professait cette singulière doctrine que toute famille de cinq personnes de sa race et a fortiori d’un plus grand nombre de personnes devait être exterminée. Armée de fétiches, suivie de sectateurs du Vaudoux, elle faisait irruption à minuit chez les familles condamnées, les endormait avec des narcotiques et les exterminait à coup de hache. Les assassins laissaient, comme trace de leur passage, cette inscription mystérieuse : « Les cinq humains. »

Cette épée de Damoclès suspendue sur les familles de couleur comptant au moins cinq personnes, serait-elle pour quelque chose dans l’arrêt soudain de la multiplication de la race noire, qui, en moins d’un siècle, avait quadruplé aux États-Unis ?

Cependant, après Seabrook, le Vaudoux avait cueilli un autre adepte parmi les blancs. Il en avait fait un roi, mais un roi qui, nous le verrons, ignorait l’origine lointaine de la société secrète où il entrait et qu’il croyait originaire du Congo.

LE ROI BLANC DE L’ÎLE DE LA GONAVE

Près de Saint-Domingue est l’île de la Gonave, où se sont conservées les mœurs d’Afrique. Certaine nuit de 1929, les tambours retentirent. Les tambourinaires variaient continuellement leurs battements suivant un code qui comportait au moins douze combinaisons. Les signaux se suivaient comme des vagues pour transmettre les messages de « la reine » de l’île. Les échos en roulaient dans les montagnes. Et bientôt, tout un troupeau d’insulaires dévala vers l’orchestre, qui redoubla ses battements. Hommes et femmes s’élançaient et s’enlaçaient, en chantant une mélopée sur un rythme langoureux. Un lieutenant américain, Faustin Wirkus, contemplait le spectacle sans se douter du rôle qui lui était réservé. Bientôt les tambours retentirent avec une intensité étrange : « c’était tantôt comme de grosses gouttes de pluie tombant sur une toiture de tôle, tantôt comme le battement des ailes de pigeons… La reine Julie dansait dans un rayon de lune ; ses pieds ne semblaient plus toucher le sol, son corps tournoyait… Je me rendais compte, écrit Wirkus, que moi aussi je me balançais doucement comme les feuilles des arbres sous une brise légère. »

Et le lieutenant américain épousa si bien le rythme de la danse qu’il fut sacré roi de l’île de la Gonave, suivant le rite des « Sociétés Congo »… Il y avait deux siècles que, sur les côtes d’Afrique, un autre blanc, le négrier marseillais Granot, avait été sacré roi du Congo à San Salvador.

À Wirkus comme à Granot, le hougan rappela tout d’abord le rôle d’un chef ; et, usant du patois créole, mais aussi de mots qui appartenaient à un dialecte africain, il célébra le désintéressement, l’esprit de justice du récipiendaire, qui encourageait le travail et ne tolérait point le vol. Puis, le hougan, le prêtre du serpent Vaudoux, prit le couteau du sacrifice au manche serti de coquilles, ouvrit le cou d’un poulet et, de ses doigts humides, oignit Wirkus sur le front. Puis, avec le sang du poulet, il lui dessina des serpents sur les poignets, tandis qu’à droite et à gauche deux reines soulevaient les mains du récipiendaire. Faustin était désormais membre des « Sociétés Congo ». Mais son nom était prédestiné à la royauté. Un devin avait déclaré que le lieutenant américain était l’esprit réincarné de Faustin Soulouque, l’empereur noir. On le hissa sur le pavois ; c’est-à-dire que sa chaise, sa dodine, fut levée à hauteur d’épaules par quatre hommes aux foulards bariolés, tandis que les tambours battaient d’une palpitation continue, avant de faire de douze salves le « salut au roi ». Deux drapeaux, l’un jaune, l’autre bleu, avec un semis d’étoiles, s’inclinèrent vers Wirkus. Et la reine Ti Memenne lui posa sur la tête la couronne royale : un bonnet de soie crème, ourlé d’une double rangée de coquilles rouges, jaunes et bleues, de bouts de miroir, de plumes de colibri et de fleurs de papier ! Mais qu’était le hougan consécrateur, le dessinateur de serpents ?

LE CULTE DU VAUDOUX AU DAHOMEY

Tout au long du golfe de Guinée, comme dans l’antique Égypte, certains animaux sont tabous. Le léopard, au Gabon, est sacré : et miss Mary Kingsley contemplait naguère une cérémonie curieuse, où des délégués de tous les villages venaient jurer, sur la dépouille d’un léopard qui avait mangé cinq des leurs, qu’ils n’étaient pour rien dans sa mort.

Mais le serpent l’emportait : Dralsé de GrandPierre assistait à une discussion entre nègres de Sestos sur les honneurs à lui rendre. Bosman était témoin d’un massacre général des cochons, parce que l’un d’eux avait mangé un serpent. Dans l’art du Bénin, des reptiles enroulés ornent le manche de cuillers en ivoire. Et le Congo associait dans son culte les serpents aux boucs et aux léopards. Sur le Ouagadou, les griots rapportaient que le serpent sacré de Koumbi faisait tomber des pluies d’or. Mais de tous les petits États de l’Afrique Occidentale, nul ne vouait au serpent un culte aussi profond que le Dahomey.

L’ophiolâtrie a été, au reste, un des cultes les plus répandus de l’humanité. « Grandeur, agilité, vitesse de mouvement, force, armes funestes, beauté, intelligence, instinct supérieur, tels sont les traits sous lesquels les serpents ont été montrés dans tous les temps : Voile tissu d’or et de soie et qu’embellissait peut-être l’image que l’on voyait au travers, mais qui n’était que l’ouvrage de l’homme, et que le flambeau de la vérité devait consumer pour n’éclairer que l’ouvrage de la nature. » Ainsi parlait M. de Lacepède dans Histoire naturelle des Serpents. Et il citait, parmi les pays où on lui rendait des honneurs divins dans des temples, « le royaume de Juida ».

Juida, Juda, Ouidah ou Whydah est une ville de la côte occidentale de l’Afrique, située dans le Dahomey. Un voyageur français, le chevalier Des Marchais, y assista, le 15 avril 1725, à la procession du Grand Serpent, que son éditeur, le P. Labat, a figurée dans une curieuse gravure. En tête, des « chasse-coquins » obligent l’assistance à s’écarter. Assise sur les talons, elle assistera au défilé : mousquetaires par rangs de quatre, trompettes, tambours et flûtes de la « chambre du roi », femmes du roi chargées de présents pour le serpent, nains, grand maître des cérémonies, mère du roi en costume magnifique, chapeau de jonc sur la tête et canne à la main, musiciennes du palais, grand sacrificateur, forment une procession de plusieurs centaines de personnes qui s’acheminent vers le palais du Serpent. Devant la porte, tous se prosternent le visage contre terre, se jettent de la poussière sur la tête et poussent des cris de joie : « Les femmes ne sont pas plus muettes dans ce pays-là que dans le reste du monde. »

De quand datait le culte du python à la robe brune semée de fleurettes grises ? D’une victoire, paraît-il, des gens de Whydah sur ceux d’Allada, un serpent s’était glissé, comme un porte-bonheur, dans les rangs de la tribu victorieuse. Dralsé de Grand-Pierre déconseillait « aux poulettes de Paris de devenir les épouses de ces messieurs. Dès qu’ils ont le moindre dégoût pour les leurs, ils s’en défont en les vendant : ils tirent ainsi de l’argent de la chose la plus incommode, je veux dire d’une femme qui ne plaît pas ».

Allada et Whydah, vaincus et vainqueurs, en 1726, furent mis d’accord par un troisième larron. Compagnie par compagnie avec drapeaux, les officiers à mulets, les soldats et les amazones fusil à l’épaule, sabre au côté, des enfants de troupe au milieu des rangs, la seule armée régulière des royaumes noirs déferlait sur les villes voisines de la côte, qu’elle submergea. C’était l’armée du roi de Dahomey. Les gens de Whydah, qui trouvèrent le moyen de s’échapper, se réfugièrent à Badagry. Des autres, les Dahoméens firent une pyramide de quatre mille têtes. En vain, les gens de Whydah avaient-ils imploré leurs dieux tutélaires : « Si vous êtes des dieux, parlez et sauvez-vous », disaient les Dahoméens en coupant la tête des serpents, pour faire de leur corps une grillade.

Puis, comme l’histoire nous en offre de fréquents exemples, les vainqueurs épousèrent le culte des vaincus. Abomey eut aussi son temple du serpent, son collège de douze prêtresses vouées au célibat et chargées de nourrir, en secret, de rats, l’inoffensif python, qu’invoquaient pour un heureux accouchement les femmes enceintes. Mais que le grand-prêtre, « le grand Woodnous », ne s’avise pas d’empiéter sur le cérémonial réservé au roi : « Il est donc vrai, grand Woodnous, que les dieux t’ont rendu invulnérable », lui déclara le roi du Dahomey ; et d’un revers de son sabre, il lui fit voler la tête. Recueillons ce précieux témoignage de Labarthe, qui écrivait, en 1803. Le serpent avait un grand prêtre, un Woodnous, qui voulait jouir des honneurs royaux.

HAÏTI A ENCORE LES DIEUX DAHOMÉENS

Mais autrement caractéristique est l’ouvrage publié en 1911 par l’administrateur des colonies Le Hérissé sur l’Ancien royaume de Dahomey. Là, le Vaudoun, — Vôdoun dans le texte, — est le fétiche par excellence, la manifestation d’une force cachée qui réclame un culte. Il y avait neuf chœurs de Vaudouns, et parmi eux le tonnerre et la mer. Et maintenant reprenons le reportage de Seabrook.

La mer, Agbé, en dahoméen, est, sous son nom à peine changé, Agoué, parmi les fétiches invoqués par les sectateurs du Vaudoux haïtien. Agoué est, du reste, une ville du Dahomey.

Damballa-Oueddo, le Dieu serpent, ressemble étrangement au Dan-aïdo-Oueddo, au serpent arc-en-ciel replié sur lui-même dont les rois d’Abomey mettaient l’image dans leur trésor.

Dan, autre serpent, était le serviteur du tonnerre. Il était honoré notamment à Péda ou Houéda, et son culte avait été mis en honneur par l’avènement d’un prince de Péda au trône du Dahomey. Dan-Péda, « le Serpent de Péda », tel est sans doute le sens du mot Dompète, que prononçait à Haïti la négresse Finette devant Descourtilz ; telle est l’origine du grand sacrifice Petro auquel assista Seabrook. La hache en forme de croissant lunaire qu’observa sir Spencer Saint-John dans un hounfort d’Haïti, n’est autre que le sceptre des féticheurs du tonnerre dahoméen : sceptre qui se termine par une hachette semi-lunaire au milieu de laquelle serpente un éclair.

Au Dahomey, le papa Legba, que Seabrook entendit évoquer dans les mornes haïtiens, est le compagnon caché de chaque individu, un lutin prêt aux pires méchancetés, qu’il faut apitoyer par des sacrifices ; il réside dans le nombril, d’où il se plaît à insuffler la colère. À l’entrée des villages africains, se trouve un symbole de « Legba couronné roi », auquel on offre à manger. Ainsi s’éclairent les supplications des compagnons de Seabrook aux vieux dieux d’Afrique, pour qu’ils se contentassent d’animaux comme victimes propitiatoires.

Au bord d’une clairière qu’ombrageait un grand arbre de Guinée, en face du village dahoméen de Porto-Novo, un missionnaire français, le P. Courdioux, assista aux danses diaboliques des sectateurs de Legba. Devant un gros fétiche accroupi à l’entrée d’un temple et tout rougi du sang des victimes, les nègres tournoyaient au son du tam-tam, qui précipita ses battements à l’apparition d’un blanc. Et avec une mimique menaçante, ils forcèrent le missionnaire à s’éloigner.

Et voici maintenant le dieu de la guerre dahoméen, un fantoche armé d’un sabre ajouré, dont Maurice Delafosse a donné l’horrible spécimen.

L’Ogoun Badagry, qui se mêlait aux dieux dans la liturgie du Vaudoux Haïtien, était un intrus. Car il n’était autre que l’accouplement d’une rivière et d’un port. Ogoun est la rivière qui débouche dans la lagune dahoméenne formant trait d’union entre Lagos et Badagry. Et j’imagine que les deux mots étaient quelque couplet d’un chant de guerre, en mémoire peut-être de l’expédition des Dahoméens contre Badagry, en 1784. La ville avait été emportée après un sanglant combat. Une gravure saisissante de The History of Dahomey, de Dalzel, en 1793, montre les captifs attachés aux poteaux d’un hangar, hommes et chevaux. Le tam-tam résonne. Assis sous un parasol, le vainqueur assiste au défilé des bourreaux, le gigantesque tambour de la mort en tête, doublé d’un oliphant.

« Ma maison manque de couverture », disait le roi du Dahomey en faisant allusion aux crânes qui ornaient la toiture de son palais. Et les murs en terre qui l’enveloppaient sur un mille de longueur, étaient aussi couronnés d’un chapelet de mâchoires humaines, ponctuées de temps à autre par des crânes.

Badagry, en fait de cruauté, était à l’unisson.

Non loin de Whydah, Badagry était un grand marché d’esclaves, où la religion préconisait les sacrifices humains, où la justice elle-même était sanguinaire. Un grand chapeau à trois cornes était adapté à la tête des prévenus : s’il demeurait immobile, ils étaient acquittés : s’il remuait, ils étaient condamnés. Le criminel était conduit près d’un arbre fétiche, où étaient clouées les têtes des condamnés. Pendant qu’il avalait un flacon de rhum, un coup de massue lui faisait jaillir la cervelle, un coup de hache lui abattait la tête, dont le sang ruisselait dans une calebasse. On lui arrachait le cœur, que le roi et ses femmes mordaient à pleines dents, cependant qu’une nuée de vautours tournoyait au-dessus du charnier.

Une ville du Dahomey, le serpent et le fétiche de la mer du Dahomey, tels étaient les dieux honorés dans les hounforts de l’île magique par « les prêtres, les initiés ordinaires et les initiés invulnérables », Houngans ou Hougans, Hounsy Francs et Hounsy Canzos, qui avaient conservé, dans leur nom et dans celui de leur temple, le mot qui désigne un fétiche en dialecte du Dahomey, Houn. Et c’était une mélopée africaine qu’ils chantaient en battant des tiges de fer pour forcer le serpent à lever la tête : Azibhom guidi sobo yada hombloco yey, lisons-nous dans l’Exploration de l’année 1881.

Le papaloi haïtien avait gardé par surcroît l’habit de cour dahoméen, une sorte de surplis ; la clochette de Port-au-Prince, en 1864, faisait partie de l’attirail des féticheurs d’Abomey. Et cet enfant, qui fut suspendu la tête en bas pour être égorgé, était dans la même position que les victimes attachées aux potences d’Abomey et mutilées pour arroser de leur sang les rois de la féroce tribu africaine.

LES ÎLES DES REVENANTS

Mais ici, un problème ethnique se pose. Si l’on a conservé à Haïti le culte du Serpent, ce culte est-il l’apanage des familles d’origine dahoméenne ? Car il n’y est pas universel. Il fut proscrit par Dessalines, qui massacra une assemblée d’affiliés du Vaudoux, et par Geffrard qui prescrivit la destruction des tambours rada et des fétiches, alors que, tout au contraire, l’empereur Soulouque et le général Hippolyte en étaient de fervents adeptes. Le général Therlonge en portait même ostensiblement les insignes, avec une robe écarlate à la mode antique.

Jadis, au temps de l’esclavage, on discernait les Dahoméens, — Aradas, Fonds et Foncédas, — à leurs tatouages en verrues, à leurs tempes scarifiées ou à leur visage ciselé. Mais aujourd’hui, toutes les races se sont fondues en offrant, comme teintes de la peau, la plus riche palette de couleurs, depuis le noir et le brun jusqu’au cuivre et au bronze, au chocolat, au gingembre et à la banane.

De leurs tatouages, qui indiquaient la tribu, le rang, la condition sociale, quand ils n’étaient pas, — caïmans, lézards ou tortues, — des porte-bonheur ou des totems, les gens de couleur étaient très fiers. — « Chacun porte, inscrit sur son visage le nom de son pays, disait à l’abbé Bouche un noir de la côte des Esclaves : tandis que vous, blancs, où est la marque qui peut vous faire reconnaître pour Français, Anglais ou Portugais ? »

Seuls peut-être en Amérique, avec leur chevelure crêpelée en forme de cornes, leurs tatouages en façon de cuir repoussé, leurs cicatrices saupoudrées de poudre de charbon, le soleil irradié de leur nombril et les spirales qui retroussent en un rire éternel l’arc de leur bouche, les Bonny perpétuent au fond des forêts guyanaises les rites et le nom d’une tribu du Bénin. Ils descendent sans doute des marrons avec qui les Hollandais durent transiger en 1760, pour ne pas voir piller leurs plantations par ces nègres fugitifs.

« LE CALALOU DES MORTS »

À Haïti même, une tribu a conservé son individualité, sans, pour autant, continuer à s’orner la peau de la dentelle d’un tatouage. Voyez, dans l’ouvrage du docteur Price-Mars, la curieuse cérémonie piaculaire de la secte des Ibos : les Hounsis consacrées aux dieux et vêtues de blanc, le Hougan qui agite sa clochette et les grelots de sa calebasse, avant d’arracher la tête de poules blanches dont il collera les plumes avec leur sang coagulé dans des trous destinés aux mets funèbres : C’est le calalou des morts, le service offert à la sépulture d’un ancêtre dont il faut apaiser le courroux.

Car les Ibos, arrachés à leur pays natal voisin du delta du Niger, croyaient à la vie et à l’action posthume des défunts. Leur foi aux revenants était si profonde qu’ils désiraient le devenir, dès que le négrier les débarquait aux Antilles. Ils se suicidaient de compagnie pour retourner dans leur patrie, quand un planteur de Saint-Domingue mit fin à l’épidémie en coupant tête, nez ou oreille des suicidés. Ainsi défigurés, pensèrent les survivants, les défunts n’oseront se présenter au pays de leurs pères.

— « Attendez, je viens me pendre avec vous, dit à d’autres nègres qui allaient se pendre un colon anglais de Saint-Christophe ; nous irons ensemble dans votre pays natal où j’ai une habitation ; je compte y établir une sucrerie. Vos frères, les pendus, font d’excellent travail, jour et nuit, les fers aux pieds, m’a écrit mon intendant ; ils n’ont de trêve ni le samedi ni le dimanche ; je gagnerai à vous faire travailler de même. » Les nègres se regardèrent tout pantois, effrayés de ces travaux forcés à perpétuité. Et priant Dieu de les réduire en poussière s’ils ne tenaient point parole, ils jurèrent, une pincée de terre sur la langue et les yeux au ciel, ils jurèrent, en battant leur coulpe, de ne plus se donner la mort.

L’on comprend par là la légende, toujours vivante aux Antilles, qui prête aux morts le don de continuer leur œuvre. Ne voulait-on point, il y a quelques années à peine, montrer à Seabrook des zombis au travail, par la pleine lune, dans des champs de canne à sucre ?

Les zombis ! les revenants ! On y croit dans tout l’archipel. Ne touchez jamais, à la Martinique, aux ossements des morts, aux moun mô. Peut-être leur âme est-elle allée se loger dans une bête gagée, ce qui est une forme de la métempsycose. Mais surtout ces ossements peuvent servir aux jeteux de sorts pour faire des quimbois qui ensorcèlent.

« JETEU DE SORT ET OBÉAH »

La nuit, le jeteu de sorts, le docteur feuille, le bocor, va recueillir les plantes de la jungle qui guérissent ou endorment pour toujours. Il est guidé par les phosphorescences du cucuju ou bête à fé, un scarabée trente fois plus lumineux que notre ver-luisant. Et quelle illumination, dans les bosquets de bambous, qu’un bal de ces lucioles. Mais aussi quelle scène impressionnante pour les créoles, blancs ou nègres. Dans chacune de ces lueurs dansantes, ils voyent l’âme d’un trépassé : et cette ronde de gnomes aux regards clignotants dans une nuit de sépulcre est celle d’âmes éplorées.

Les zombis ! Ils jaillissent des ténèbres en esprits du feu et en cochons sans poil. Pour éviter leurs importunités nocturnes, on enterre au seuil des maisons les entrailles d’un cabri ou une bouteille d’eau bénite. Et sur la tombe des défunts, on porte le dîner des ombres, le manger zombi. La cérémonie des funérailles dans la chaumière, dans la counouque visitée par la mort, a donné lieu à l’immolation d’un poulet comme viatique et à l’ensevelissement avec le mort de ses effets les plus précieux. L’âme s’est envolée sur les ailes d’un papillon qui a effleuré, avant de s’évanouir dans l’espace, tandis que se fanent, dans la chambre funèbre, les fleurettes roses de la liane d’amour, que les créoles appellent la belle mexicaine.

Stedman assista, en Guyane, à des enterrements dans des bosquets d’orangers, au milieu d’un concert de gémissements et de cris. Sur le gazon de la tombe étaient déposées deux grosses calebasses, l’une pleine d’eau, l’autre remplie de viandes bouillies et de cassaves : les meubles du défunt gisaient en morceaux sur le sol. Après quoi, les assistants lui faisaient leurs adieux, en lui adressant la parole comme s’il pouvait les entendre. Un dîner funèbre pour lequel l’on égorgeait un cochon et l’on saignait canards et poulets, terminait la cérémonie : les parents prenaient le deuil en se rasant la tête et en l’enveloppant d’un mouchoir bleu. L’an révolu, un autre festin, suivi de danses et de chants, mettait fin au deuil par un dernier adieu au mort.

Pareille mentalité assurait aux sorciers une grande réputation. En Guyane hollandaise, GramanQuassie était adoré comme un dieu, et ses amulettes d’obéah, composées de coquilles, de cheveux, d’os et de plumes, étaient d’autant plus recherchées, qu’il avait gagné une grande réputation, en découvrant les propriétés médicinales et balsamiques de la racine du bois de quassie.

Il y a toujours des obéahs, des esprits du mal, et des myalistes ou docteurs noirs, tels que ce jeune homme d’un noir de jais qui se vantait au pasteur Gurney d’avoir guéri une femme atteinte de la lèpre.

Il y a peu de temps, le P. Williams cheminait par un clair de lune dans les mornes de la Jamaïque : « Un obi, vois ! » lui dit en tremblant son compagnon, en lui montrant un homme absorbé devant des objets étalés sur le sol, bâtonnets, plumes, coquilles d’œuf et autres menues choses qu’on ne pouvait distinguer, — peut-être des becs de perroquets, des ossements pulvérisés, des dents de chiens et d’alligators qui faisaient partie, nous le savons, de l’attirail d’un obéah. Avec un balancement rythmique du corps, le sorcier se livrait à des incantations maléfiques. Quand il eut fini, une femme sortit de l’ombre et recueillit avec dévotion le petit sac d’ingrédients, qu’elle eut l’ordre d’emporter sans se retourner et sans parler à âme qui vive. C’était un quimbois qu’elle avait reçu d’un jeteu de sort.

Les morts jouissent d’un culte étrange. Un autel couvert de crânes, une croix de bois autour de laquelle s’enroulait un boa de plumes, une officiante, une nebo, en mousseline blanche, habit à queue et chapeau haut de forme, deux acolytes féminines, dont l’une avait un turban et dont l’autre portait dans un sac un délivre et un cordon ombilical enveloppés dans des feuilles vénéneuses de mancenillier, tel fut l’étrange spectacle que contempla Seabrook à Haïti. Au pied de l’autel funéraire, des gens de couleur se vautraient en gémissant. L’un, dont le fils était malade, craignait que sa défunte femme attirât à elle l’enfant dans la tombe. — « Que ton fils pende ses vêtements près du sépulcre, râla la nebo d’une voix caverneuse ; qu’il plante six bougies au pied de l’arbre et trois sur la tombe ; et ta femme se tiendra pour satisfaite. — Merci, maman, merci »… Dans quelque cimetière de village perdu de la montagne, après minuit, les femmes vont, dit-on, violer les tombes, après avoir évoqué, pour lui en demander la permission, le gardien invisible du cimetière, le baron Samedi.

En Amérique, lors des soulèvements Caco, ajoute Seabrook, un autre usage macabre était en vigueur. De la graisse des cerveaux des cadavres, on frottait les sabres-manchettes pour donner plus de fil à leur tranchant. Et le cœur séché et réduit en poudre affermissait le courage, suivant la croyance qu’avaient apportée des côtes d’Afrique les Achantis.

Tout cela, culte dahoméen du Vaudoux, pratiques maléfiques de l’Obi, tout cela sera bientôt du passé et restera un lointain souvenir du temps où les gens de couleur se réfugiaient secrètement dans leurs coutumes ancestrales pour y retrouver le fantôme de la liberté. Il appartient à l’histoire de noter ce point d’orgue, avant que soient éliminés en Amérique les résidus de l’esclavage. En août prochain, il y aura un siècle que l’Angleterre, à l’exemple de la France, mais sans rien brusquer, appela tous les esclaves de ses colonies à jouir de la liberté après l’apprentissage préalable d’une vie indépendante.