MUSIQUE ET PRISON

(Suite)

Un autre Allemand, répondant au nom de Kreyser, se donnait beaucoup moins de mal pour cultiver la musique. Il avait obtenu, par faveur spéciale, la permission d’avoir dans sa chambre un clavecin sur lequel il exécutait, non sans mérite, tout le répertoire lyrique du temps.

En outre, un ancien trésoier des guerres à Metz, Monicard, enfermé comme suspect de malversations à la Bastille, y chantait et y dansait jusqu’à une heure avancée de la nuit pour la plus grande satisfaction de ses voisins. L’un d’eux, un révérend père capucin, Florend de Brandebourg, le pire des espions allemands, prenait plus que personne sa part de ces auditions. Il y perfectionna son éducation musicale, et de la plus singulière façon du monde. Renneville s’amusait à le voir, la tête sur le plancher, l’oreille contre un trou pratiqué par un détenu, passer des nuits entières à apprendre les « chansons les plus moëlleuses » de Monicard, qu’il répétait ensuite de « sa voix capucinale ».

L’Histoire de l’Inquisition française nous a conservé un choix des chansons favorites du R. P. Florent. Elles datent de 1711. Voici d’abord la note grivoise :

Lucas a dans sa famille
Douze enfants se portant bien.
Il court le bruit par la ville
Que si chacun reprend le sien,
Le sieur Lucas n’aura plus rien.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Puis la note bachique :

L’éclat des grandeurs m’importune ;
Mille ennuis troublent la fortune ;
Elle est moins stable que Neptune.
Sous les étendards
D’amour on souffre trop de peine ;
Et sous ceux de Mars
La vie est incertaine.
Chercher les hasards
Est une chimère vaine.
Tombeau du chagrin,
Bon vin, bon vin,
Toi seul, tu peux faire un heureux destin.

Prendre pour garant de sa vie,
Sur mer, une planche pourrie,
Ah Dieui ! quelle étrange folie !
Fi, fi des marins !
Les vents sont grands, la mer profonde,
Souvent les marsouins
Leur y servent de tombe.
Pour moi, qui surtout crains
De m’enivrer de l’onde,
S’il n’est une mer de vin,
De vin, de vin,
Je veux finir sur terre mon chagrin.

Ce religieux, à morale indépendante, avait pour imitateurs des laïques que n’eût pas désavoués Tartufe et qui trouvaient le moyen de scandaliser Renneville :

« … J’ai connu certain prisonnier, dit notre auteur, qui n’était pas plus tôt rentré dans sa chambre, à la sortie de la sainte table, que, loin de prendre les exercices de Sainte Thérèse après la communion, ou la pratique de Saint François de Sales, il se mettait à chanter des chansons que Lulli et d’autres musiciens moins dévots encore que lui n’avaient pas composées pour être chantées devant le tabernacle du Dieu vivant. Au contraire, ces hymnes dévergondés étaient plutôt à l’honneur de Bacchus et de Vénus, et auraient mieux convenu à des bacchantes qu’à un béat régénéré.

Après quoi, il dansait les Matassins avec toute autre chaussure que des escarpins.

Jamais Pantalon avec sa barbe de bouc, ni Scaramouche ne firent des gambades plus risibles. »


Mais on n’exécutait pas que de la musique amoureuse, bachique ou bouffonne à la Bastille. Là, plus que partout ailleurs, la tragédie côtoyait souvent de près la comédie ; et le Miserere du château d’Amboise y donnait aussi sa note, rarement il est vrai, mais trop encore pour l’honneur du grand règne. Nous n’en voulons pour preuve que le martyre du ministre Cardel. Peut-être eussions-nous douté de sa réalité, si nous avions dû nous en rapporter au seul témoignage de Renneville ; mais des autorités moins discutables, entre autres celle du Dictionnaire de Haag, nous en ont confirmé la certitude et la sincérité.

Cardel était un religionnaire obstiné, violent, irréductible ; son zèle excessif et ses prédications furibondes eurent-ils le caractère d’une opposition séditieuse et antipatriotique ? Ce point historique serait difficile à déterminer : car, lorsque la révocation de l’édit de Nantes eut pris les proportions d’une persécution religieuse, nombre de ministres furent presque convaincus d’avoir comploté l’alliance sacrilège des protestants français avec leurs frères d’Angleterre et d’Allemagne en guerre contre Louis XIV. Toujours est-il que Cardel, considéré comme un ennemi de l’État, et assurément plus fou encore que fanatique, fut enfermé à la Bastille. Sa captivité fut très rigoureuse et dura trente années.

En janvier 1709, pendant l’hiver terrible qui désola toute la France, Cardel fut emprisonné, par mesure de répression, dans « le pourpoint de pierre qui était auprès de la quatrième chambre (le quatrième étage) d’une des tours. »

C’était un cachot pratiqué dans la muraille, « qui n’avait pas plus de six pieds en hauteur, largeur et profondeur ». Le patient pouvait à peine s’y tenir debout. Le lit était creusé dans le mur et ne contenait comme meubles qu’une table d’un pied carré et une toute petite chaise. La fenêtre qui l’éclairait fut presque entièrement bouchée sur l’ordre du gouverneur Bernaville : le jour n’y pénétrait plus que par une ouverture oblique large de trois doigts. Renneville, le 13 juillet 1713, veille de sa mise en liberté, entendait encore Cardel chanter des psaumes dans le pourpoint de pierre ; et le chirurgien de la Bastille, rencontré, le jour même, par notre auteur, dans une des cours, lui déclarait que jamais Cardel ne s’était si bien porté, bien que lui, le chirurgien, ne l’eût pas vu depuis quinze mois : ce bulletin de santé, délivré si lestement par un fonctionnaire indigne, n’empêcha pas le ministre protestant de mourir en 1715.

Mais laissons l’Histoire de l’Inquisition française et les obscurs personnages qu’elle met en scène : aussi bien, sur le même théâtre, de plus illustres acteurs sollicitent notre attention.

La conspiration, avortée, de Cellamare avait conduit à la Bastille, en 1718, le duc de Richelieu. Ce jeune et déjà trop célèbre seigneur n’y venait pas pour la première fois ; et comme il n’avait gardé de son passage dans la prison d’État que le souvenir d’un invincible ennui, il avait demandé tout d’abord au gouverneur de lui « faire venir les violons ». Le duc de Richelieu ignorait sans doute que, plusieurs années auparavant, un gentilhomme de son rang et de son âge, enfermé à la Bastille pour des peccadilles de jeunesse — c’était le privilège des fils de famille — avait présenté sans le moindre succès une requête du même genre. Il avait réclamé son tympanon, un instrument à la mode, et il s’était adressé pour l’obtenir, à qui ? au Père la Chaise. Or, le confesseur du roi lui avait gravement répondu qu’il ferait beaucoup mieux de penser à Dieu.

Le duc de Richelieu fut payé de pareille monnaie : toutefois il obtint une compensation. Mlle de Launay, la première femme de chambre de la duchesse du Maine, qui était l’âme même de la conspiration, avait été conduite, elle aussi, à la Bastille. Elle trouva le moyen d’apprendre à Richelieu, dans un duo d’Iphigénie, qu’elle se mit à chanter avec lui, le piteux dénouement de l’intrigue ourdie entre sa maîtresse et le cardinal Alberoni.

En tout cas, malgré que le galant gentilhomme eût de sérieuses raisons d’appréhender les suites de son équipée, le séjour de la Bastille lui fut moins rude qu’il ne devait l’être, quelque quarante ans plus tard, à un homme dont le plus grand crime fut certainement d’avoir offensé la Pompadour. Nous voulons parler de Daury, dit Latude, que ses « trente années de captivité » ont rendu presque immortel.

Certes, le personnage ne valait pas la réclame que lui firent ses évasions et l’infatigable dévouement de Mme Legros. C’était un vulgaire escroc. Mais il expia trop longuement les tentatives de chantage dont il s’était rendu coupable envers la maîtresse du roi. Ses Mémoires, ou mieux son apologie, confirmée en partie par des mémoires contemporains, ne laissent aucun doute à cet égard. Latude, lui aussi, chercha dans le culte de la musique l’atténuation de ses souffrances :

« … Un jour, dit-il, que l’on était venu changer ma paille, je remarquai dans celle que l’on venait de m’apporter un morceau de sureau qui servait à la lier. Cette découverte me causa une émotion que je ne puis exprimer : l’idée d’en faire un flageolet se présenta sur-le-champ à mon esprit et le transporta.

Je n’avais entendu dans mon cachot d’autre bruit que celui de verrous et de chaînes ; je pourrais donc désormais en dissiper l’horreur par une mélodie douce et touchante ; je pourrais cadencer au moins mes soupirs, et, peut-être, en abrégeant par ce moyen les heures trop lentes de l’infortune, enchanter quelquefois et suspendre ma douleur. Quelle source abondante de jouissances ! Mais comment le faire, ce flageolet ? Mes mains étaient resserrées dans deux gros anneaux de fer fixés par une barre de même métal ; si je pouvais les mouvoir, on conçoit au moins que ce n’était pas sans beaucoup de peine ; d’ailleurs je n’avais aucun instrument, mes geôliers ne m’auraient pas donné, pour des trésors, un simple morceau de bois.

Je m’avisais de détacher la boucle qui serrait la ceinture de ma culotte : je me servis des fers de mes pieds pour la préparer, la plier, et en faire une sorte de petit ciseau ; mais il était si faible que ce ne fut qu’après beaucoup de peines que je parvins à couper le sureau, en faire, sortir la moelle et le façonner. Enfin, après plusieurs mois de travail et d’essais, j’eus le bonheur de réussir ; je dis le bonheur, et on conçoit que c’en était un bien véritable ; j’en jouais tous les jours encore avec plus d’intérêt. Depuis trente-quatre ans il ne m’a pas quitté une minute. Il a chassé longtemps mes ennuis, il rend plus vif aujourd’hui mes plaisirs. J’aurai soin qu’après avoir servi à embellir les derniers jours de mon existence, il soit déposé, à ma mort, entre les mains d’un apôtre de la liberté, pour que, placé par la suite dans un de ses temples, il puisse, avec tant d’autres monuments du despotisme, en retracer les attentats. »


Son vœu fut presque accompli de son vivant. Ce flageolet consolateur fit le tour de la société parisienne, quand Latude sortit de la Bastille. Mme de Staël écrivait à cette époque qu’elle avait eu entre les mains, à l’issue d’un dîner, ce « monument du despotisme », avec lequel son propriétaire s’entendait si bien à battre monnaie. Mais qu’est-il devenu depuis cette heure mémorable célébrée par M. d’Haussonville ! A-t-il été recueilli par un « apôtre de la liberté », c’est-à-dire par un de ces commis-voyageurs du maçon Palloy, qui allaient placer dans les départements les pierres de la Bastille, devenues la propriété de leur patron ? Et quel temple — lisez église — s’est enrichi du flageolet de Latude ? Voilà une relique qui ferait bonne figure à côté de la fameuse « boîte » du martyr, conservé religieusement, à la bibliothèque de l’Arsenal, dans les archives de la Bastille.

(À suivre.)

Paul d’Estrée.