Musique et Musiciens/Le Quatuor Maurin

P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 207--).


LE QUATUOR MAURIN.



Nous nous étions promis cette année d’assister à la première séance du « Quatuor Maurin » et nous n’y avons pas manqué. La réussite a été complète, et le retour de M. Chevillard à son pupitre sympathiquement accueilli.

M. Maurin a fait des prodiges, et ses partenaires, MM. Colhlain, Mas et Chevillard, se sont montrés dignes de lui. Quant à M. Ritter, c’est décidément un pianiste hors ligne. Il a joué, notamment, le Rondo Capricioso de Mendelssohn d’une façon merveilleuse. La souplesse du mécanisme, la beauté du son, l’énergie et le charme ne sont pas les seules qualités de son talent ; il possède encore le secret de la composition générale des effets, talent qui n’appartient qu’aux véritables artistes. Nous avons eu un plaisir extrême à l’entendre seul, de même que dans le trio en mi bémol de Schubert, admirablement accompagné par MM. Maurin et Chevillard.

Cette page de Schubert, l’une des meilleures de sa musique de chambre, ne réunit pas toutes les conditions nécessaires à ce genre savant de composition. Elle pèche par les développements qui sont souvent puérils. Mais l’exposition des idées en est excellente et l’effet brillant. Ce trio, très-dramatique dans sa forme, et ce n’est point ici un éloge sous notre plume, ne donne cependant pas l’émotion saisissante qu’on rencontre dans les mélodies vocales de Schubert qui restent son œuvre capitale. Il reconnaissait, d’ailleurs, qu’il n’avait pas suffisamment pénétré dans les arcanes de la science pour traiter en maître le genre symphonique. À trente-cinq ans, c’est-à-dire un an avant sa mort, il songeait à renfoncer son éducation musicale et à demander à l’étude ce que le génie, seul, ne peut donner.

Le 9e quatuor de Beethoven a recueilli tous les suffrages. Le second morceau, andante con motto, sorte de pastorale d’une profonde mélancolie, et surtout le finale, ont enlevé la salle. Nous voudrions entendre ce morceau fugué, exécuté au Conservatoire par tous les instruments à cordes ; l’effet en serait certainement prodigieux.

La pièce principale de ce concert était le 15e quatuor de Beethoven, l’un de ses derniers, l’un des sphinx, comme on les appelle, par la raison que certaines parties restent obscures à l’intelligence du plus grand nombre. Le premier et le dernier morceau sont, pour nous, lettre close. Sauf une phrase très-pathétique du finale, nous n’avons été frappé que par la bizarrerie de la forme, que par la complexité du travail et de la dureté de certains effets. Mais le scherzo est une inspiration ravissante ; l’originalité vous surprend et vous charme.

Quand l’adagio, c’est une page géniale. Beethoven l’écrivit après une longue maladie et l’intitula : « Chant de reconnaissance, offert à la Divinité par un convalescent, sur le mode lidien. » Il n’y a pas de mots pour analyser les émotions que font naître de telles œuvres ; elles vous pénètrent si profondément, les sensations qu’elles donnent sont si durables, qu’on n’a pas envie de les raconter ; on n’éprouve qu’un besoin — celui de les réentendre. L’expression religieuse des idées, dans cet adagio, n’a pas été dépassée par les plus grands compositeurs d emusique sacrée. Ce n’est pas seulement la forme qui est religieuse, c’est rame dont est sortie cette prière musicale, prière que traverse par moments une joie naïve qui semble dire : Qu’il est donc dou de revivre, de revoir le soleil et la nature qu’il féconde !

L’exécution s’est élevée k la perfection elle-même ; par moments les timbres des quatre instruments à cordes, disposés avec un art admirable par le maître, vibraient si étrangement que l’on croyait entendre la voix mystérieuse d’un orgue invisible. ............................

Certains loustics de la musique prétendaient que les derniers quatuors de Beethoven n’étaient qu’une cacophonie et que quatre instrumentistes, jouant, chacun de leur côté, tout ce qui leur passerait par la tête, produiraient un effet semblable à celui de cette composition. Ô loustics parisiens, ce sont bien là de vos traits !

Nous le déclarons, nous ne connaissons rien de plus extraordinaire comme conception, comme fantaisie, comme caprice et effets, que le 16e quatuor en ut dièse, par exemple.

Pour bien apprécier une œuvre pareille, il faut absolument envisager l’état d’esprit où se trouvait celui qui l’écrivit. Il avait déjà donné à l’art ses plus magnifiques productions. En proie à sa misanthropie, le succès n’était plus rien pour lui, il n’entendait plus que les sublimes harmonies qui résonnaient dans son cerveau. Solitaire, il ne tenait plus compte des impressions d’autrui. Les formes ordinaires dans lesquelles il encadrait autrefois sa pensée, lui semblaient insuffisantes, épuisées ; il n’écrivait plus que pour lui.

En écoutant le quatuor en ut dièse, on se représente le grand homme affranchi, pour ainsi dire, de toute règle, spéculant avec volupté sur les caprices de son génie. Ce n’est plus la grande âme qui enfanta la symphonie en ut mineur, c’est une intelligence sublime et révoltée, mais pourtant toujours maîtresse d’elle-même. L’esprit de Beethoven n’y connaît plus de frein, mais sa main reste ferme. Les idées qui s’y trouvent sont à la fois si nobles, si tendres, si pathétiques, si fantasques, les soubresauts par lesquels on passe, si violents, qu’ils échappent à l’analyse. Cependant il a su rassembler ces éléments contraires dans une unité devant laquelle on reste confondu, mais persuadé, toutefois, qu’un génie de la trempe de ce colosse peut seul tenter de pareilles entreprises.

Quelques jours, plus tard nous entendions l’admirable trio en si bémol, dédié par Beethoven à l’archiduc Rodolphe. Ce prince était lui-même compositeur et élève de l’auteur de la symphonie en ut mineur. Dans les dernières années de sa vie, le maître, envahi par la plus sombre humeur, devenu tout à fait sourd, ne gardait plus de ménagements vis-à-vis de son impérial élève.

Mais l’archiduc ne lui en voulait pas ; on peut s’en convaincre en lisant la lettre suivante, qu’il lui adressait de Baden, près Vienne :


« Cher Beethoven,

» J’ai appris, avec beaucoup de plaisir, par votre lettre, reçue avant-hier soir, votre arrivée dans ma chère ville de Baden, et j’espère vous voir demain avant midi, si votre temps vous le permet. Comme, depuis les quelques jours que je suis ici, ma santé s’en trouve bien, et que je puis entendre de la musique et en exécuter moi-même, je fais des vœux pour que le séjour dans cette jolie et saine contrée vous soit favorable. Ma sollicitude pour vous trouver ici un logement serait ainsi récompensée.

« Votre ami
» Rodolphe. »


Hélas ! aujourd’hui nos musiciens français n’ont point de prince Rodolphe pour les protéger et les encourager. Ils sont réduits aux sympathies trop souvent stériles, d’un critique !

L’adagio du grand trio en si bémol est une des créations les plus connues de Beethoven. Soit que cette prière sublime s’adressât, dans la pensée de son auteur immortel, à la Divinité, soit que Beethoven ait voulu y dépeindre les accents tendres et passionnés d’un cœur aux prises avec un de ces grands amours qui transportent l’homme dans les sphères de l’idéal, cette page est assurément l’une de celles qui élèvent le plus l’âme.

Les deux récentes et magistrales exécutions de ce trio nous ont profondément ému. La première était due à MM. Duvernoy, Armingaud et Jacquard ; la seconde à MM. Saint-Saëns, Maurin et Chevillard.

Nous n’entrerons point dans la comparaison que pourraient avoir fait naître dans notre esprit, ces deux interprétations par des artistes différents, mais tous de premier ordre. Toutefois, à ce propos, il nous sera permis d’exprimer le plaisir que nous a fait éprouver M. Alphonse Duvernoy, jeune pianiste, élève de notre Conservatoire, qui, par la façon dont il interprète les maîtres, peut, dès aujourd’hui, passer pour l’un de nos virtuoses les plus distingués. Il a la netteté, le charme, la vigueur et par-dessus tout le respect des œuvres qu’il exécute.

Le 13e quatuor de Beethoven était la pièce capitale du programme du dernier concert. Autant qu’il est permis de juger à une première audition une œuvre du « grand Pan » de la musique, comme l’appelait Berlioz, nous donnerons notre impression sur ce quatuor, divisé en six parties. Il est écrit dans la dernière manière du maître. Le premier morceau et le dernier n’ont satisfait qu’un petit nombre d’auditeurs, et je n’en fait pas partie. Il me semble que dans ces deux fragments, Beethoven spécule sur des agencements de parties plus ou moins intéressants, et que sa muse ne l’inspire pas comme d’habitude. Par moments, cependant, elle lui parle ; mais ces instants sont courts. Nous avons retrouvé son inspiration accoutumée, dans toute sa fantaisie et dans toute sa poésie en écoutant les quatre autres fragments.

L’andante, la danza tedesca, et cette belle cavatine adagio sont des chefs-d’œuvre que l’on ne peut décrire. Il n’y a pas d’expressions pour donner l’idée de pareils effets. L’exécution de cette œuvre si difficile à rendre, à cause de sa complexité et de l’étonnante multiplicité de ses nuances, exige des talents unis dans une même pensée, dans un même culte, et, si on peut le dire, quatre instruments sous un seul archet. C’est précisément cette condition qui constitue la supériorité du Quatuor Maurin, Chevillard, Mas et Colblain.

M. Mas est un alto puissant ; quant à M. Colblain, il joue les seconds violons par modestie, mais en réalité il se montre digne de son terrible partenaire.

Plus j’écoute M. Maurin, plus je demeure frappé par la puissance et la variété de son jeu. Mais il se rencontre des gens qui ne se montrent jamais complètement satisfaits et qui lui reprochent certaines inégalités et même certaines excentricités. À la grande rigueur il se peut qu’ils aient raison. Pour nous, nous n’en sommes pas choqué. Peut-être même ces excentricités ajoutent-elles encore à l’originalité du jeu de M. Maurin, et l’on peut dire de lui qu’il a le génie du violon.

1872.