Musique et Musiciens/Erostrate

P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 109--).


ÉROSTRATE

Opéra en deux actes de MM. Méry et E. Pacini,
musique de M. Ernest Reyer
.


Il doit y avoir une femme dans l’histoire d’Erostrate, dit une chronique vénitienne, en racontant la mort d’Irène, à Constantinople. Cette chronique a raison :

« Érostrate incendia le temple d’Ephèse, septième merveille du monde, pour illustrer son nom et pour plaire à une femme.

« Voilà ce que tous les historiens ont rapporté les uns après les autres connue les échos de Panurge.

« Érostrate signifie en grec, le guerrier, le soldat, le héros de l’amour. C’est le nom le plus charmant qui existe, mais il ressemhie beaucoup plus à un surnom glorieux qu’à un nom d’incendiaire stupide.

« Les archontes éphésiens avaient défendu sous peine de mort de prononcer le nom de l’incendiaire du temple de Diane. Le peuple nomma Érostrate l’homme sans nom ; le véritable n’a jamais été connu, conformément au terrible décret éphésien.

« Ce grand criminel avait probablement accompli une vengeance contre Diane, la chaste déesse, toujours brouillée avec sa voisine Vénus et son fils Éros. La main d’une femme donna la torche d’incendie ; c’était sans doute une des nobles Athéniennes amoureuses de gloire et toujours enflammées de l’ambition de passer déesse, grâce au ciseau d’un sculpteur illustre et en vertu de ce joli madrigal antique, attribué à Praxitèle : Ô femme, laisse tomber ta tunique et tes voiles, et demande des autels.

« Les prêtresses de Diane se chargèrent de la punition, qui fut mise sur le compte de la foudre ; elles brisèrent la statue de la belle Éphésienne d’Athènes ; il y eut alors représailles, le héros de l’amour fit son devoir d’amant, il incendia, et les historiens grecs écrivirent une fable selon leur usage. »

Ainsi s’expriment les librettistes d’Érostrate, M. Méry et Pacini, avant de mettre en présence les acteurs de ce drame lyriciue, dont la forme distinguée est le principal mérite. L’action dramatique et ce qu’on nomme, au théâtre, les situations y manquent. On s’étonne qu’un homme d’expérience tel que M. Pacini ne se soit pas souvenu davantage de son métier.

La pièce commence par un chœur de prêtresses en l’honneur de Diane. Athénaïs, noble et riche Éphésienne, entre en scène, et pendant qu’une suivante donne la dernière main à sa parure, on apporte un coffret d’ivoire et d’or renfermant des bijoux, envoyé par Érostrate. Elle les refuse, au souvenir de Scopas, un artisle de génie dont la gloire l’enthousiasme. Il entre et débute par ce madrigal antique :


Oui ! ma Vénus pareille à vous respire !
Elle a vos traits divins et votre doux sourire.
D’âge en âge toujours gardant votre beauté,
Mon œuvre vous devra son immortalité.


Athénaïs, touchée, offre son cœur, et le doux nom d’époux à Scopas, qui se voit heureux déjà en menant sa conquête à Mytilène, sa patrie,


Où l’ombre est douce et l’air léger.

Mais Érostrate revient dans l’espoir d’être enfin agréé. Il trouve Athénaïs endormie et l’entend rêver de son amant, de gloire et d’immortalité. Bientôt elle se réveille et se montre indignée de voir sa demeure ainsi envahie par Érostrate qui, après une longue querelle, lui jette cette menace à la tête : « Crains mon amour !… » et s’enfuit.

Au second acte, Érostrate exhale ses plaintes et sa douleur, appelle à son aide le « dieu des agonies », accepte les dons des Euménides, « le poignard des Atrides et les flammes des enfers ! »

Phœbé vient à son secours ; jalouse de Vénus et d’Athénaïs elle dirige la foudre sur la statue de Scopas et la réduit en poudre. Aussitôt Athénaïs cherche une vengeance et demande à Scopas, comme une preuve d’amour, de briser la statue de Diane. L’artiste s’indigne à la pensée d’un tel sacrilège et refuse de souiller son bras. Mais Athénaïs s’irrite de ce tel refus. « Va-t-en, lui dit-elle, cœur sans courage, âme lâche et parjure ! »

Érostrate, un communard antique, que l’art touche peu, se charge de la vengeance d’Athénaïs et porte la torche incendiaire dans le temple de Diane. Le peuple, si artiste, d’Éphèse, accourt et la mort des deux incendiaires ; Scopas essaye de sauver son amante et lui propose la fuite. Mais non, Athénaïs préfère la mort, car, pour elle, c’est l’immortalité ! La foule se saisit d’elle et d’Érostrate, pendant que le chœur chante :


À jamais la Grèce doit taire
         Le nom odieux,
Le nom de cet incendiaire,
     Ennemi des dieux :
Et toi, qui règnes dans Éphèse,
         Chaste déité !
Avant la foudre, apaise, apaise
     L’Olympe irrité !


Tel est le sujet du poëme, je le repète, mieux versifié qu’habilement construit, au point de vue scénique.

La partition d’Érostrate, remonte à neuf ans. Elle avait été déjà reçue à l’Opéra sous l’administration de M. Crosnier. Ses successeurs MM. Royer et Perrin, la laissèrent dormir dans leur cartons où, vraisemblablement, elle reposerait encore sans l’avénement de M. Ilalanzier au gouvernement de l’Opéra,

L’ancien directeur du théâtre de Bordeaux, voulant marquer son entrée dans la maison par l’exécution d’un de nos compositeurs, a choisi parmi ceux-ci M. Ernest Reyer, l’heureux auteur de la Statue, bibliothécaire de l’Opéra et en même temps critique musical au journal des Débats. M. Halanzier mérite d’être applaudi et encouragé, quelle que soit la triste fin de cette première tentative. Il ne peut, d’ailleurs, arguer à l’avenir des frais considérables qu’entraîne, disait-on toujours jadis, la mise en scène d’un opéra nouveau. Celle d’Érostrate n’a coûté, chiffre officiel, que la somme de mille francs !! Or, qu’on suppose un succès au lieu d’une quasi-chute, et la cause que nous défendons — celle des jeunes compositeurs — sera gagnée à peu de frais. Il devient donc impossible de nous refuser à l’avenir l’essai d’ouvrages nouveaux.

Le principal argument que faisait valoir le précédent administrateur, lorsqu’il s’agissait de sortir du vieux répertoire et des traductions se trouvant ruiné par la modique dépense qu’on vient de faire pour monter Érostrate, nous adjurons donc M. Halanzier de ne pas se décourager et d’exécuter en toute bonne foi, comme son cahier de charges l’y oblige, d’ailleurs, et de temps en temps, un nouvel opéra français. Cette résolution lui fera d’abord grand honneur en attendant qu’elle lui donne profit, ce qui ne peut manquer d’arriver un jour ou l’autre.

Pour en revenir à la partition de M. Reyer qui attendait son heure sans qu’elle sonnât jamais, Érostrate fut représentée à Bade deux fois, et avec un certain succès, il y a quelques années. Il est donc souverainement injuste de reprocher, comme on vient de le faire, à M. Reyer d’avoir donné aux étrangers la primeur de son œuvre. Les directeurs français s’obstinant à ne pas jouer leurs compatriotes, ceux-ci sont bien obligés, de guerre lasse, de demander l’hospitalité à nos voisins. Il est même surprenant que le cas de M. Reyer ne se soit pas présenté plus souvent ; la chose me paraît même regrettable, au point de vue de l’avancement général de l’art et de la notoriété de nos compositeurs.

Érostrate date donc de loin, et l’on aurait par conséquent mauvaise grâce à demander à son auteur autre chose que ce qu’il avait mis dans la statue, œuvre de la même époque, où l’on trouve la preuve marquée de l’instinct musical joint à l’inexpérience malgré la recherche d’effets ambitieux. Depuis lors, M. Reyer a dû travailler, et le talent d’écrivain venir en’aide à son inspiration. Il eût donc été préférable de le juger dans sa manière récente et améliorée ; avec un ouvrage nouveau ; on y viendra, je pense.

La critique se montre sévère pour Érostrate, et cela tient peut-être, dans une certaine mesure, au peu de sympathies que compte M. Reyer dans le monde des artistes. Cependant, son feuilleton musical n’a rien d’agressif ; il est plutôt d’une bienveillance mesurée. Il n’en fait jamais une arme de menace ou un levier pour forcer les portes. On ne saurait, non plus, blâmer outre mesure M. Reyer de garder ses louanges pour les morts illustres, et surtout pour Berlioz auquel il succède avec talent aux Débats, sans toutefois le remplacer.

Érostrate n’a pas d’ouverture ; on n’y trouve qu’une courte Introduction, malgré le beau sujet qu’offrait l’incendie du temple d’Ephèse pour une symphonie ; mais M. Reyer n’est pas positivement symphoniste.

L’introduction annonce le chœur des prêtresses : « Entendez nos voix, blanche Phœbé, » et celui des suivantes : « Sur nos luths d’Ionie. » Tous deux affectent une grande simplicité, et l’on se plaît à les écouter, en songeant qu’ils sont à cent lieues des principes de l’école dite de Weimar, que préconise souvent M. Reyer, si toutefois on peut appeler — école, un genre de composition où sont entassés pêle-mêle, comme dit M. Benedict Jouvin, « des diamants, des verres cassés et des tessons de bouteilles. »

Les récits de Rhodina et d’Athénaïs se relient entre eux par un dessin assez original de l’orchestre, en rhythme binaire et ternaire que l’on remarque en passant. La phrase : « Scopas dont le nom vanté, un jour se dira du Pirée à l’Euphrate, » n’a pas produit d’effet, ainsi que la suivante : « La gloire est le vrai bien. »

Une inspiration très heureuse, charmante, est celle qui a présidé aux couplets de Scopas : « Vénus la blonde ! » Ils sont mélodiques et bien écrits pour la voix. L’alto, sous les doigis de M. Viguier joue le principal rôle dans l’accompagnement. Cet effet particulier concourt à celui produit par l’ensemble du morceau, bien qu’il soit loin de la richesse des traits et des harmonies de la partie d’alto qui accompagne avec tant d’élégance la romance de Raoul dans les Huguenots.

Les récits mélopiques qui précèdent les couplets de Scopas sont écrits violemment pour la voix du ténor ; mais le duettino suivant en la bémol : « Oui, nous irons à Mytilène » est une composition pleine de charme et de grâce, très-vocale et poétiquement orchestrée ; je la loue sans réserves.

J’apprécie beaucoup moins le chœur : « Le monde entier chantant sa gloire. » Pour parler franc, je ne l’apprécie pas du tout, son rhythme et sa mélodie de ce chœur frisent parfois la vulgarité.

Ce n’est pas sans un profond étonuement que nous avons vu Mlle Agar paraître sur la scène de l’Opéra pour y venir dire les vers de Chryséis : nous la croyions bien loin ! Les vers qu’a débités cette muse communarde méritaient une bouche plus digne. Le mélodrame musical qui les accompagne est discrètement mélodique, mais sans grande originalité.

Cette phrase d’Athenaïs : « La fille de l’Érèbe étend ses voiles sombres » a beaucoup de style. Son accompagnement joignant le charme à la profondeur est bien dans le sentiment de la scène du sommeil.

Le premier acte se termine par un duo entre Athenaïs et Érostrate, coupé par un chœur, le tout plus déclamatoire que chantant. L’instrumentation en est sonore. Sur l’enchaînement harmonique et si souvent rompu des trémolos se trouve-t-il des idées symphoniques d’une valeur réelle ? Je ne le crois pas. Cela me semble gros, mais vide. Toutefois, il faudrait peut-être entendre plusieurs fois le morceau pour le juger en dernier ressort. Il appartient évidemment, quoique de très loin, au genre mélopique de M. Wagner.

Comme on peut le voir, d’après cette analyse, tout annonçait une bonne soirée, si le second acte eût égalé le premier. Hélas ! il n’en est point ainsi. Son introduction est terne. J’en dirai autant du premier air d’Érostrate : « Les rois m’ont admis à leur cour. » L’andante en est froid, l’allegro, malgré son agitation, n’a qu’une chaleur factice. C’est beaucoup de bruit pour rien.

La scène entre Rhodina et Érostrate est une de ces mélopées dramatiques qu’affectionnent M. Reyer. L’intérêt musical y est médiocre, bien qu’on y retrouve avec plaisir la première mesure de la charmante romance de Scopas au premier acte.

Par son importance scénique, le duo d’Athénaïs et de Scopas : « Le ciel jaloux brisa l’offrande » devient l’un des morceaux les plus importants de l’ouvrage. Il est dramatique, sans que l’inspiration en soit bien soutenue. Quelques élans se font jour dans le motif final en mi bémol : ce duo appartient à la manière de Donizetti, et c’est fâcheux pour un Wagnérien tel que M. Reyer.

Le second air d’Érostrate : « Oui, dicte-moi la loi suprême, » quoique supérieur au premier, n’a pas beaucoup plus de relief.

Que dire du duo suivant entre Athénaïs et Érostrate, si ce n’est que l’adagio se dégage de tout le bruit qui l’enveloppe ? Sa mélodie naturelle repose un instant d’un fracas disproportionné et d’une orchestration lourde, empâtée pleine de non valeur, qui écrase à tout instant les voix dans ce deuxième acte. Car enfin, il faut bien le dire, le bruit qui nous est reste dans l’oreille n’est pas plus de l’instrumentation symphonique que les cris ne sont de l’éloquence.

L’ouvrage se termine par un trio avec chœur dont les accents ne manquent pas d’une certaine puissance.

Nous l’avons dit, au début de ce compte-rendu, Érostrate, né avec la Statue, devait se faire remarquer par les mêmes défauts et par les mêmes qualités, bien que le second des deux opéras l’emporte sur le premier.

On a parfois comparé les dons naturels de M. Reyer avec ceux de M. Félicien David. Serait-ce parce qu’ils ont habité l’un et l’autre l’Orient ? Dans la mélodie rêveuse, on trouve entre eux quelque analogie. Tous deux chantent bien sur les vers poétiques et doux. Mais là s’arrête la ressemblance. M. F. David possède un talent d’écrivain qui lui permet de réaliser et d’exprimer clairement sa pensée. Il sait tirer parti des moindres choses, mettre en relief les plus petits incidents, et c’est précisément ce talent-là qui manque à M. Reyer, ou manquait à l’époque où il écrivait Érostrate et la Statue. Lorsqu’il lui sera donné de faire entendre son opéra : Sigurt, il détruira certainement les observations que nous venons de noter. Nous nous sommes appliqué à rester juste envers un musicien que les traits acerbes de la critique et du public ont percé de part en part, en appelant de tous nos vœux une revanche à sa défaite de lundi.

24 octobre 1871.