Éditions F. Alcan Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 263-328).

X

APHORISMES DIVERS



Ce qui nous frappe surtout dans les autres fragments, aphorismes ou simple réflexions, que Nietzsche consacre à la musique et aux musiciens, c’est l’aversion qu’il manifeste pour tout ce qui, de près ou de loin, touche au romantisme. Tous ces écrits sont d’ailleurs postérieurs au dithyrambe wagnérien de 1876. Très nettement, Nietzsche établit son point de vue à l’égard du romantisme, dans l’avant-propos du second volume de Choses humaines par trop humaines (1877).

« On ne devrait parler, dit-il, que lorsqu’on ne peut se taire, et ne parler que des choses que l’on a déjà surmontées ; – tout le reste n’est que bavardage, littérature, impudeur. » Et il explique que déjà en 1876, lorsqu’il publia son discours triomphal en l’honneur de Richard Wagner à l’occasion des fêtes de la victoire de Bayreuth, – « car Bayreuth doit être considéré comme le plus grand triomphe que jamais un artiste ait remporté », – il avait vaincu en lui le wagnérisme.

« Aussi longtemps que l’on aime, dit-il, on ne peut peindre de tels tableaux ; on ne juge pas encore, on n’est pas encore au point de recul que doit occuper celui qui veut juger. Pour juger il faut déjà une mystérieuse hostilité, celle d’une vision contraire. »

Cette vision contraire, c’était l’horreur que lui inspirait « le féminisme, l’impudeur exaltée du romantisme, l’hypocrisie idéaliste, l’amollissement de la conscience qui en résulte ».

Dès lors il commença à s’interdire absolument toute musique romantique, « cet art douteur, ampoulé et lourd, qui prive l’esprit de sa rigueur et de sa gaieté et fait pulluler toutes les espèces de désirs obscurs, de concupiscences fougueuses » Cave musicam. tel était le conseil qu’il donnait à tous ceux « qui étaient encore assez hommes pour tenir à la pureté dans les choses de l’esprit. Ce genre de musique énerve, amollit, féminise ; son éternel féminin nous abaisse (zieht uns hinab) ! »

Cette aversion du romantisme, — morbide dans sa violence et son exclusivisme, — explique bien des défaillances de goût chez Nietzsche. Elle détruit toute liberté, toute objectivité dans ses appréciations. Il ne juge pas, il vitupère. Partout il ne rencontre qu’erreurs à « surmonter », que « valeurs à déplacer » comme il dit. Tout le lasse, le fatigue, l’excède. Son esthétique, en somme, comme sa philosophie, n’est qu’une série d’élans suivis d’affaiblissements.

Ses paradoxales contradictions ne sont pas toutefois sans offrir un vif intérêt. Un observateur aussi sagace et aussi pénétrant ne pouvait indéfiniment errer. Sa sensibilité surexcitée lui fait quelquefois découvrir de curieux et suggestifs parallélismes.

Je ne connais point, par exemple, d’analyse plus saisissante de l’ouverture des Maîtres Chanteurs, que celle donnée par Nietzsche dans Par delà le Bien et le Mal. « J’ai entendu de nouveau pour la première fois l’ouverture des Maîtres Chanteurs de Richard Wagner : c’est là un art superbe, surchargé, lourd et tardif, qui a la fierté de supposer vivants encore, pour être compris, deux siècles de musique ! Comme les sèves, les forces, les saisons, les climats y sont mêlés ! Cette musique nous semble tantôt vieillotte, tantôt étrange, acerbe et trop jeune, tout aussi arbitraire que pompeusement traditionnelle, quelquefois câline, plus souvent rude et grossière. Elle a du feu et du courage et, en même temps, la peau flasque et pâle des fruits qui murissent tard. Elle coule, large et pleine ; puis, c’est soudain un moment d’hésitation inexplicable, en quelque sorte une trouée qui se produit entre la cause et l’effet, une oppression qui nous fait rêver, presque un cauchemar ; – mais déjà s’étend et s’élargit encore l’ancien flot de bien-être, de bien-être multiple, de bonheur ancien et nouveau, y compris, pour une large part, la joie que l’artiste se cause à lui-même et dont il ne veut se cacher, sa complicité étonnée et heureuse avec les moyens qu’il emploie, des moyens d’art neuf, nouvellement acquis et d’une saveur inconnue, comme il semble nous le révéler. En un mot, ni Beauté, ni Midi, rien de la fine clarté du ciel méridional, rien qui rappelle la grâce, point de dunes, à peine une volonté de logique ; une certaine lourdeur même, qui est encore soulignée, comme si l’artiste voulait nous dire : « Elle fait partie de mes intentions » ; un manteau pesant, quelque chose de volontairement barbare et solennel, un clinquant de dentelles et de préciosité savantes et surannées, quelque chose d’allemand, dans le meilleur et dans le plus mauvais sens du mot, quelque chose de germaniquement multiple, d’informe et d’inépuisable ; une certaine puissance et une plénitude d’âme allemande qui ne craint pas de se dérober sous les raffinements de la décadence, – qui peut-être s’y plaît mieux ; la véritable marque de l’âme allemande, en même temps jeune et démodée, trop faible encore et trop riche d’avenir ; ce genre de musique exprime le mieux ce que je pense des Allemands ; ils sont d’avant-hier et d’après-demain, – ils n’ont pas encore d’aujourd’hui[1]. »

Voilà une page d’admirable critique en dépit du parti pris de Nietzsche contre son auteur, d’où résultent certaines appréciations inexplicables. Qu’est-ce que le Midi par exemple, qu’est-ce que le ciel méridional ont à voir avec Nuremberg et ses Maîtres Chanteurs ? Nietzsche se laisse égarer ici par ses aspirations personnelles : il cesse d’être objectif, il ne tient plus compte de ce que l’auteur avait en vue. Son aversion tourne, malgré lui, à l’avantage de celui qu’il croyait critiquer. Tout ce qu’il dit de l’abondance, de la multiplicité, de la surcharge de cette musique, de son caractère ancien et nouveau tout ensemble, est frappant de justesse. C’est précisément ce qui fait de cette page de Wagner, comme, du reste, de toute la partition des Maîtres Chanteurs, un tableau d’un coloris si intense et si vrai ; on y retrouve traduites musicalement l’opulence lourde, la richesse massive, l’élégance un peu empruntée de la Renaissance allemande et, plus particulièrement, de l’école de Nuremberg ; ce qui reste, dans cette ville, des monuments de cette époque, cadre merveilleusement avec la musique des Maîtres Chanteurs. On pourrait dire de cette partition qu’elle est un « Nuremberg sonore ». Et c’est Nietzsche qui nous le fait mieux sentir !

Il lui arrive une mésaventure à peu près pareille avec Beethoven, à l’égard duquel son point de vue est tout subjectif et, par cela même, incomplet ou partial. Il lui consacre, dans Par delà le Bien et le Mal, une page qui contient plus d’une observation vraiment pénétrante.

Il commence par y regretter notre indifférence de plus en plus grande à l’égard de Mozart. « Le bon vieux temps est passé, écrit-il. Mozart a chanté ses derniers lieder. Sommes-nous assez heureux que son rococo nous parle encore, qu’il reste en nous quelque chose à quoi puissent en appeler sa bonne société, sa tendre passion, sa courtoisie de cœur, son besoin de choses précieuses, amoureuses, dansantes, sentimentales, sa croyance aux choses du Midi ! Hélas, un jour, c’en sera fait de tout cela – mais qui peut douter que la compréhension et le goût de Beethoven s’en iront plus tôt encore ! »

Ici, Nietzsche, tout au moins pour notre temps, est mauvais prophète. Mais passons et voyons pourquoi notre philosophe croit que Beethoven passera plus tôt que Mozart : c’est, nous explique-t-il, parce que Beethoven est « un précurseur des romantiques ». Au moment où il écrivait Par delà le Bien et le Mal, le philosophe était au plus fort de sa crise antiromantique. De là cette appréciation du génie et du tempérament de Beethoven :

« Beethoven n’aura été que le dernier écho d’un style transitoire, d’un changement de style et non, comme Mozart, l’écho d’un grand et long siècle de goût européen. Beethoven est l’événement intermédiaire entre une vieille âme fragile qui se brise sans cesse et une âme ivre de jeunesse et d’avenir qui arrive sans cesse ; sur sa musique repose ce demi-jour d’une perte continuelle et d’un espoir éternellement vagabond, – le même demi-jour dont était baignée l’Europe lorsqu’elle avait rêvé avec Rousseau, lorsqu’elle avait dansé autour de l’arbre de la liberté, lorsqu’elle s’était enfin presque mise à genoux aux pieds de Napoléon. Mais combien maintenant ce sentiment pâlit vite ! Comme il est difficile, de nos jours, de comprendre même ce sentiment ! – Elle sonne étrangement à nos oreilles, la langue des Rousseau, des Schiller, des Shelley, des Byron, qui furent ensemble les porte-paroles de cette destinée de l’Europe que Beethoven sut chanter ! »

Il y a certes beaucoup de vrai dans cette analyse du génie de Beethoven, mais la conclusion paraît forcée. Les faits même la démentent : Mozart est bien plus loin de nous que le maître de Bonn ; il n’y a aucune apparence qu’il reprenne jamais le complet et absolu empire qu’il exerça au début de ce siècle. Beethoven, au contraire, ne cesse de monter. Jamais on ne l’a autant et mieux joué qu’à présent et il est, avec Bach, le seul qui « tienne » encore, intangible et complet, après Wagner.

Parce qu’il est, comme dit Nietzsche, « le chantre de l’âme ivre de jeunesse et d’avenir ». Sa musique, à ce point de vue, n’a même pas cessé d’être révolutionnaire, si classique qu’elle soit devenue à un autre point de vue. Psychologiquement, cette musique est essentiellement juvénile, active, elle pousse à l’action, elle exalte toutes nos énergies, plus que celle d’aucun autre maître, avant ou après lui.

Interrogez là-dessus les musiciens d’orchestre ; ils vous répondront que jamais Beethoven ne les laisse indifférents. Si souvent qu’ils les aient jouées, ils reviennent toujours avec joie à ses grandes œuvres symphoniques.

Il m’est arrivé bien souvent d’assister à des lectures et répétitions de nos grands orchestres symphoniques ; toujours j’ai observé que, dès les premières mesures, lorsqu’on attaquait du Beethoven, la physionomie des exécutants s’illuminait en quelque sorte ; ils se redressaient, se dépensaient avec un feu qu’ils ne donnaient pas aux autres œuvres. Il semblait que quelque chose de la passion et de la fierté qui est dans cette musique, se communiquât à eux. Je crois qu’il serait dangereux pour un chef d’orchestre, après une symphonie ou une des grandes ouvertures de Beethoven, de se montrer tyrannique ou brutal vis-à-vis de ses musiciens ; ils se soulèveraient, ils lui lanceraient leurs instruments à la tête.

Wagner raconte une piquante anecdote qui corrobore cette observation. Cela remonte à l’époque où il était encore maître de chapelle du roi de Saxe, à Dresde. On était à la veille de la révolution de 1849. Il y avait de la fermentation dans l’air et du malaise dans les classes dirigeantes. Un concert avait été annoncé, au théâtre, auquel le Roi devait assister. Wagner dirigeait. Toute la Cour était présente. La salle était comble ; mais la menace des événements détournait visiblement l’attention de l’auditoire ; pour comble de malheur, le programme était composé pour la plus grande partie de morceaux en mineur, à commencer par la Symphonie écossaise de Mendelssohn.

« Qu’allons-nous devenir avec ce terrible programme ? » se lamentait dans les coulisses le kapellmeister anxieux.

« – Attendez, lui répondit le violoniste Lipinski : le concert finit par la Symphonie en ut mineur de Beethoven ; aux premières mesures vous allez voir tout le monde se rassurer. »

Et en effet, raconte Wagner, la symphonie commence ; ce n’est que soupirs de soulagement, expression de confiance, tous les soucis oubliés, cris de « Vive le Roi ! » à la sortie du concert. Beethoven avait tout sauvé !

La Symphonie en utmineur est, il est vrai, l’œuvre la plus extraordinaire sous ce rapport que possède la musique. L’énergie rythmique en est telle qu’il faudrait être sourd, ou privé totalement de toute sensibilité à l’égard des phénomènes sonores, pour ne pas être touché par elle. Mais elle n’est pas seule dans ce cas ; et la Symphonie héroïque, la septième, la neuvième, les ouvertures d’Egmont et de Coriolan, telle des sonates pour piano, imposent à notre sentiment, avec une autorité tout aussi décisive, je ne sais quelle ardeur passionnée, quel regain d’énergie vitale.

Qu’il y ait dans l’œuvre de Beethoven un certain pathos, un ton déclamatoire qui rappelle Rousseau, Byron, Schiller, comme le fait remarquer Nietzsche, cela n’est pas contestable. Beethoven lui-même ne demandait-il pas que l’on « déclamât » ses sonates ? Il savait bien qu’il y avait mis autre chose que de la musique, qu’il y exprimait des idées et des sentiments, que ces œuvres étaient de véritables poèmes où il se donnait tout entier.

Beethoven fut, d’ailleurs, un partisan très ardent de tout le mouvement sentimental et intellectuel issu de la Révolution. Mais il n’était pas disciple de Rousseau seul. Il s’était fait une idée du monde d’après des lectures infiniment variées ; il possédait des notions très claires de la philosophie de l’Inde et de l’art des Grecs, qui n’ont pas grand chose à voir avec Rousseau. En cela, Nietzsche ne l’apprécie pas exactement : Beethoven était, certes, de son temps ; mais les racines de sa culture plongeaient plus loin et plus profondément dans l’histoire de l’humanité.

Pour tout dire, nous devons considérer Beethoven comme un des fondateurs du sentiment moderne.

S’il y a, dans son style, quelques traces de l’emphase tribunitienne commune à toutes les œuvres du commencement du siècle, sa surabondance cependant n’a rien de banal et de creux ; elle est, au contraire, absolument saine et prodigieusement puissante, parce qu’elle est sincère, sans aucun mélange ; il n’y a en elle rien de factice ; elle est l’expression de la force expansive de vie qui était en lui. Beethoven n’est pas un rêveur comme Rousseau, comme Schiller, comme Byron. Il est un réaliste, le plus grand peut-être que mentionne l’histoire de l’art. Sa philosophie est toute simpliste, son humanitarisme tout naturel et sans aucune tendance à la sensiblerie. S’il eut des tendresses exquises, on lui connut aussi des rudesses et des révoltes qui attestent la complexité de sa nature. Il est un homme absolu et complet, un produit fruste et merveilleusement vigoureux de la nature.

Une chose le distingue de tous les contemporains avec lesquels Nietzsche le met en parallèle : c’est sa virginité d’âme. Il n’a pas les tares morales de Rousseau, il n’a pas les faiblesses physiques de Schiller, il n’a pas les vices intellectuels de Byron ; il est une puissance à la fois physique et morale.

C’est ce qui l’élève au-dessus de son temps et le détache de lui. Il n’est pas transitoire : il est absolu et supérieur, en dépit des particularités qui le localisent dans la période intermédiaire du siècle naissant. Son originalité fondamentale et son indépendance de caractère ajoutent aux traits qu’il tient de son temps et du mouvement auquel il participe tout un ensemble de qualités qu’aucun de ses contemporains ne possède.

Ainsi il s’explique qu’indépendamment de son rôle esthétique, il ait rempli aussi un rôle social et moral important, sur lequel Wagner a justement appelé l’attention. De lui date, en réalité, l’émancipation de l’artiste ; il fut le premier artiste émancipé. Jusqu’à lui, les musiciens, même en France, avaient été considérés comme appartenant à une classe inférieure parmi les producteurs intellectuels. Quand Beethoven arriva tout jeune à Vienne, virtuoses et compositeurs étaient encore considérés comme faisant partie de la domesticité des princes mélomanes qui les prenaient à leur service. Haydn et Mozart furent encore traités de la sorte. Mozart, à Salzbourg, prenait ses repas avec la valetaille du prince-évêque. Il ne subit pas cette sujétion, il est vrai, sans protester et en silence, mais jamais il ne conquit complètement son indépendance. Beethoven, au contraire et dès le premier moment, imposa le respect de sa personnalité. Dans aucun de ses écrits, dans aucun de ses actes, on ne trouve l’espèce d’humilité que Haydn et Mozart observèrent encore à l’égard des « grands ». Il se savait supérieur à eux ; il ne suffit jamais l’atteinte, même la plus légère, à sa dignité d’homme ou à sa fierté d’artiste.

Ce trait le complète et accuse sa physionomie morale. Si, par là, il est bien un fils de son temps, un disciple de Rousseau et de la Révolution, la pureté de ses sentiments, la fermeté de son énergie, l’élévation de son courage lui donnent une physionomie bien à part et c’est ce qui sauvera son art de toute décadence.

Nietzsche a raison d’ajouter que toute la musique qui vient après est de second plan.

« Elle fait partie, dit-il, du romantisme, c’est-à-dire d’un mouvement historiquement plus court, plus fuyant, plus superficiel que ce grand entr’acte, ce passage de l’Europe de Rousseau à Napoléon et à l’avènement de la démocratie. Weber ! Mais que sont pour nous le Freyschutz et Obéron ! ou bien Hans Heiling et le Vampire de Marschner, ou même Tannhœuser de Wagner ? C’est de la musique éteinte, si même elle n’est pas oubliée. Toute cette musique du romantisme n’était d’ailleurs pas assez noble, pas assez de la musique pour garder encore raison ailleurs qu’au théâtre et devant la foule ; elle était du premier abord de la musique de second ordre qui, parmi les musiciens véritables, entrait très peu en ligne de compte. Il faut tirer de pair Félix Mendelssohn, ce maître alcyonien qui, à cause de son âme plus légère, plus pure et plus heureuse, fut oublié aussi vite qu’il avait été admiré : comme un bel intermède dans la musique allemande. Pour ce qui est de Robert Schumann, qui, dès le début, prit sa tâche au sérieux et qui fut également pris au sérieux, – il est le dernier qui ait fondé une école, – n’est-ce pas aujourd’hui un bonheur pour nous, un soulagement, presque une délivrance que justement le romantisme de Schumann ait été surmonté ? Schumann, fuyant dans la « Suisse saxonne » de son âme, tenant à la fois de Werther et de Jean-Paul, nullement de Beethoven, certainement pas de Byron, – sa musique de Manfred est jusqu’à l’injustice une erreur et un malentendu, – Schumann avec son goût, qui était au fond un goût mesquin (c’est-à-dire un penchant dangereux, doublement dangereux parmi les Allemands, au lyrisme silencieux et à l’attendrissement d’ivrogne), sans cesse à l’écart, se dérobant et se retirant, noble, efféminé, ivre de bonheur et de douleur anonyme, dès le début une sorte de petite fille et de noli me tangere, – ce Schumann n’était déjà plus qu’un événement allemand dans la musique, non plus un événement européen comme le fut Beethoven, comme le fut Mozart dans une plus grande mesure encore ; avec lui, la musique allemande est menacée du plus grand danger, celui de perdre les accents de l’âme européenne pour ne plus être que la voix d’une étroitesse nationale. »

Le morceau est vraiment intéressant, mieux que cela : profond, abstraction faite de la tournure paradoxale et de la rigueur excessive des conclusions. C’est un singulier travers chez Nietzsche de ne rien laisser subsister de ceux qu’il a surmontés. À vrai dire, il ne les surmonte pas, il les étouffe, il les écrase. Le procédé manque peut-être de délicatesse. Pour un homme qui parle si souvent des pieds délicats, Nietzsche a la main singulièrement lourde.

Ce qui ne l’empêche pas de nous donner ailleurs, sur les mêmes maîtres et d’autres, des aperçus d’une subtilité et d’une grâce enchanteresses.

Voici, par exemple, un joli parallèle entre Beethoven et Mozart qu’on trouvera dans Choses humaines par trop humaines :

« La musique de Beethoven apparaît souvent comme une méditation profondément émue, à la réaudition inattendue d’un fragment « d’innocence en musique » retrouvée après qu’on la croyait depuis longtemps perdue ; c’est de la musique plus haut que la musique. Dans la chanson du mendiant et de l’enfant des rues, dans la mélopée monotone des Italiens vagabonds, dans la danse au cabaret de village ou dans les nuits de carnaval, c’est là qu’il découvrait ses « mélodies » : il les récoltait comme une abeille, saisissant au vol, ici ou là, un son ou un court dessin. Ces fragments sont pour lui des souvenirs d’un « monde meilleur » : semblablement, Platon pensait des idées. – Mozart occupe un tout autre point de vue par rapport à ses mélodies ; il trouve ses inspirations non pas en écoutant de la musique, mais en regardant la vie, la vie animée du Midi : il rêvait toujours à l’Italie, quand il n’y était pas. »

Il y a là une sensibilité délicate qui s’émeut à propos. Avec la même originalité, Nietzsche parle, çà et là, d’autres grands maîtres : Bach, Hændel, Haydn, Schubert, Chopin, etc. Je me borne à traduire ces simples notations :

« Sébastien Bach. – Quand ce n’est pas en connaisseur absolu et expert du contrepoint et de toutes les espèces de style fugué qu’on écoute la musique de Bach, quand il doit, par conséquent, en deviner en quelque sorte la véritable substance artistique, l’auditeur doit éprouver une impression analogue à celle qu’il aurait en assistant à la création du monde par Dieu. Je veux dire : nous sentons que quelque chose de grand est dans le devenir, mais n’est pas encore au regard de notre grande musique moderne. Cette musique a déjà surmonté le monde, parce qu’elle a surmonté l’Église, les nationalités et le contrepoint. Dans Bach, il y a encore trop de christianisme cru, de germanisme cru, de scolastique crue ; il est sur le seuil de la musique européenne (moderne), mais, de ce seuil, il se tourne encore vers le moyen âge. »

« Haendel. – Hændel, hardi dans l’invention de sa musique, avide de nouveauté, sincère, puissant, tourné vers l’Héroïque et apparenté à lui, autant qu’un peuple peut l’être, devient souvent froid et incertain dans l’exécution, et, même, il se fatigue : alors, il a recours aux méthodes éprouvées de développement, il écris vite et beaucoup, heureux d’en avoir fini, – mais non pas heureux de la même façon que Dieu et d’autres créateurs, au soir de leur journée d’œuvre. »

« Haydn. – Le génie autant qu’il peut s’allier avec la bonhomie, Haydn l’a possédé. Il va jusqu’à l’extrême limite que la moralité trace à l’intellect ; il fait de la musique qui n’a pas de passé. »

« Franz Schubert. – Franz Schubert, artiste de moindre envergure que les autres grand musiciens, a cependant, de tous, possédé le plus riche héritage musical. Il le dépensa d’une manière prodigue et par bonté de cœur ; si bien que, pendant des siècles, les musiciens pourront encore se nourrir de ses pensées et de ses idées. Ses œuvres constituent un trésor d’inventions non encore employées ; d’autres auront leur grandeur dans le remploi. Si l’on peut dire de Beethoven qu’il est l’auditeur idéal des ménétriers, Schubert serait lui-même le ménétrier idéal. »

« Félix Mendelssohn. – La musique de Félix Mendelssohn est la musique du bon goût pour tout ce qu’il y a eu de bon : elle montre toujours derrière soi. Comment pourrait-elle avoir beaucoup devant soi, avoir de l’avenir ? – L’a-t-il seulement voulu ? Il possédait une vertu, rare parmi les artistes, la reconnaissance, sans arrière-pensée : cette vertu aussi regarde en arrière. »

En d’autres termes, pour Nietzsche, la musique de Mendelssohn est l’opposé de celle de Haydn ; elle a un pass ; elle ne vit que par le passé. Mendelssohn est un lettré, il remploie. Le point de vue est intéressant et neuf.

« Chopin. – Presque toutes les situations et toutes les conditions vitales ont un moment psychologique. Ce moment, les bons artistes savent le découvrir. On le retrouve même dans la vie au bord de la mer, qui se déroule ennuyeuse, malpropre, dans le voisinage de la populace la plus bruyante et la plus âpre au gain ; – ce moment psychologique, Chopin dans la Barcarolle, le fait résonner de telle sorte qu’il donnerait envie aux dieux eux-mêmes de passer de longs soirs d’été couchés au fond d’un canot. »

« Robert Schumann. – L’adolescent tel que le rêvaient les poètes lyriques du romantisme en Allemagne et en France, vers le premier tiers de ce siècle, – cet adolescent a été intégralement traduit en chants et en sons par Robert Schumann, qui fut lui-même cet éternel adolescent tant qu’il se sentit maître de ses forces personnelles ; mais il y a aussi des moments dans sa musique qui font penser à l’éternelle vieille fille. »

De ces notules toujours ingénieuses, quelquefois amères ou cruelles, il ne se dégage d’ailleurs aucune doctrine esthétique.

Nietzsche nous intéresse davantage dans Choses humaines, lorsqu’il vient à parler de l’art du passé et de l’âme moderne.

Il fait remarquer que les maîtres les plus récents éprouvent toujours un certain malaise en face des œuvres plus anciennes, parce que chaque art augmentant sans cesse ses facultés d’exprimer des états d’âme plus mouvementés, plus délicats, plus précis, plus passionnés, les maîtres nouveaux sont gâtés par ces procédés et en arrivent facilement à croire que leurs prédécesseurs n’ont pas eu en leur pouvoir tous les moyens de faire parler clairement leur âme, et même qu’ils ont pu manquer de procédés techniques ; alors ils éprouvent la tentation de compléter ces maîtres, – car ils croient, dit-il, à l’égalité et même à l’unité des âmes. Et il ajoute :

« En réalité, l’âme de ces maîtres d’autrefois était une autre âme ; plus grande peut-être, mais plus froide et encore éloignée de la vie surexcitée : la mesure, la symétrie, le mépris du charmant et du sensuel, une inconsciente âpreté, la fraîcheur matinale, l’horreur du passionné comme si leur art en eût dû souffrir, – voilà ce qui constitue le sentiment et la moralité de tous les maîtres anciens, qui choisissaient et spiritualisaient non pas arbitrairement, mais nécessairement leurs moyens d’expression, avec une moralité analogue. – Faut-il cependant, cela posé, contester aux tard-venus le droit d’animer les œuvres anciennes suivant leur âme ? Non, car c’est seulement en leur donnant notre âme qu’elles acquièrent le pouvoir de continuer à vivre : c’est notre sang qui les fait parler à nous. Une exécution fidèlement historique paraîtrait un langage fantômal s’adressant à des fantômes. Ce n’est pas honorer les grands artistes du passé que de laisser craintivement chaque mot, chaque note à la place où ils furent mis ; on les honore beaucoup mieux en s’efforçant de les rendre toujours de nouveau à la vie. Naturellement : supposé que Beethoven reparût tout à coup et qu’il entendit une de ses œuvres rendues suivant le plus moderne sentiment et l’affinement qui fait la gloire de nos maîtres de l’interprétation, très probablement il demeurerait longtemps muet, incertain s’il doit lever la main pour lancer l’anathème ou pour bénir ; à la fin, il parlerait peut-être : « Soit ! soit ! Ce n’est pas moi et ce n’est pas cependant contraire à moi, c’est un troisième, – il y a quelque chose de vrai, bien que ce ne soit pas le vrai. À vous de voir comment cela doit se faire, puisque c’est vous qui écoutez, – et, comme l’a dit notre Schiller, celui qui vit à toujours raison. Continuez donc à avoir raison et laissez-moi redescendre sous terre. »

Voilà un commentaire original du vieil adage devenu banal : La lettre tue, l’esprit vivifie. Les traditionnalistes de la musique protesteront sans doute ; mais il faut convenir que cette façon de comprendre le problème correspond au sentiment irrésistible de tous les grands virtuoses ; fatalement, ils introduisent quelque chose de leur âme dans les œuvres anciennes qu’ils font revivre pour nous, et ils ont raison.

Nietzsche est loin d’ailleurs de prêcher une liberté absolue à cet égard ; il est plutôt classique et conservateur en cette matière et ne veut pas que l’indépendance de l’interprète soit poussée jusqu’à l’arbitraire.

Parlant du principe de l’interprétation dans la musique, il doute que les virtuoses modernes aient raison de croire que la loi suprême de leur art est de donner le plus de relief possible à chaque morceau de lui faire parler à tout prix « un langage dramatique. » Il dit très à propos :

« Cette manière appliquée à Mozart, par exemple, n’est-elle pas un vrai crime contre l’esprit de Mozart, cet esprit joyeux, ensoleillé, tendre et léger, dont la gravité a de la bonté, mais n’est pas une gravité terrible, qui fait peur, qui met en fuite l’aditeur ? Ou bien croyez-vous que la musique de Mozart soit toujours synonyme de musique de l’« invité de pierre ? »[2]. N’est-ce pas aussi le cas de toute l’autre musique ? Vous répliquer que l’effet produit est en faveur de votre thèse, et vous auriez raison si, d’autre part, ne se posait la question de savoir sur qui l’effet a été ainsi produit, et sur qui un artiste éminent doit seul vouloir agir. Jamais sur le peuple ! Jamais sur les incultes ! Jamais sur les sensitifs ! Jamais sur les maladifs ! Mais, avant tout, jamais sur les usés ! »

À ces lignes se rattache une autre observation précieuse. Nietzsche fait très justement remarquer que nous avons une tendance à dramatiser nos interprétations ; il leur reprocherait volontiers un excès de sensibilité, l’exagération des effets. Nietzsche a une façon originale d’expliquer cette exagération. Il lui semble que le « caractère tragico-dramatique » de l’exécution moderne dérive de l’idée que nous nous faisons de notre condition de pécheurs, au sens que donne à ce mot le christianisme : « Nous imitons, dit-il, le grand pêcheur, à la démarche accablée, l’air passionnément soucieux, ballotté en sens contraires par les remords de conscience, toujours en fuite devant une terreur, travaillé avec délices par le désir, faisant des haltes désespérées, — bref, tout ce qui constitue les stigmates du grand péché. »

Et il conclut : « À la condition d’admettre, comme le chrétien, que tous les hommes sont de grands pécheurs et ne font pas autre chose que de pécher, on pourrait justifier ce style d’exécution appliqué à toute musique : puisque la musique est l’image de toute action humaine et doit par conséquent parler constamment la langue des gestes du Grand Pécheur. Mais un auditeur qui ne serait pas suffisamment chrétien pour comprendre cette logique, pourrait être tenté de s’écrier : « Pour l’amour du ciel, comment le péché est-il entré dans la musique ! ».

Reconnaissons qu’il y a dans notre manière hyperbolique de tout concevoir quelque chose qui correspond à cette image du Grand Pécheur chrétien, tourmenté par le remords et s’abîmant sans cesse dans une contrition d’autant plus factice qu’elle n’est le plus souvent justifiée par aucun crime authentique.

Affectation, voilà le défaut non seulement de notre musique, mais de tout notre art moderne. Citons encore Nietzsche à ce propos :

« Le danger de la musique moderne réside en ceci qu’elle nous met aux lèvres la coupe de la puissance et du grandiose, avec une apparence d’extase morale et d’une façon si séduisante, que même le plus modéré et le plus sage en absorbe toujours quelques gouttes de trop. Ce minimum d’excès, répété sans cesse, peut finir par amener un affaiblissement et la ruine de la santé morale, autant que les excès les plus grossiers. Si bien qu’il ne nous reste d’autre ressource que de fuir un beau jour la grotte aux nymphes, et de chercher à retrouver, à travers les flots et les dangers de la mer, le chemin qui conduit vers les fumées du foyer d’Ithaque et les embrassements de l’épouse plus simple et plus humaine. »

En d’autres termes, Nietzsche exprime ici l’aspiration assez générale en ce moment, parmi les artistes et les dilettantes, vers un art plus simple, moins compliqué, plus direct, plus naturel.

Il revient à plusieurs reprises sur ce point ; son expression favorite, qui traduit le mieux sa pensée à cet égard, c’est « le Midi dans l’Art » dont il parle si souvent. Le « Midi » est, pour lui, synonyme de clarté, de limpidité, d’équilibre. Seulement, dans l’application qu’il fait de cette idée, il est difficile de suivre notre philosophe jusqu’au bout.

« Si porté que l’on soit pour la musique riche et sévère, dit-il par exemple, il est des heures où l’on sera subjugué, magiquement remué et presque transformé par son contraire ; je veux dire par ces simples mélismes d’opéra italien qui, malgré leur uniformité rythmique et leur puérilité harmonique, semblent quelquefois chanter vers nous comme l’âme même de la musique. Que vous l’avouiez ou non, pharisiens du bon goût, c’est ainsi ! »

Ici, le parti-pris antiwagnérien l’aveugle manifestement ; les « mélismes d’opéra italien » auxquels Nietzsche fait allusion ne sont pas le contraire de la musique riche et sévère ; ils sont simplement la pauvreté mélodique, la vulgarité, la platitude, la banalité, le clinquant, le boursouflé, le creux, la quintessence même du mauvais goût, et c’est pourquoi ils ont si vite disparu, sans aucune chance de jamais reconquérir leur vogue passée. Nietzsche, lorsqu’il énonce cette singulière préférence pour les « mélismes d’opéra italien », commet d’ailleurs une étrange confusion ; il mêle deux ordres d’idées qui n’ont rien à voir ensemble au point de vue esthétique. Dans le chapitre où il écrit ce qu’on vient de lire, il ajoute :

« Lorsque nous étions encore enfant, nous avons goûté pour la première fois le miel de beaucoup de choses ; jamais plus le miel n’a été aussi doux ; il nous incitait à la vie, à la vie la plus longue, sous les apparences du printemps, des premières fleurs, des premiers papillons, de la première amitié. En ce temps-là, – c’était peut-être vers notre neuvième année, – nous entendîmes la première musique, la plus simple, la plus puérile, qui n’était pas beaucoup plus qu’une continuation des chants de nourrice et des airs de joueurs d’orgue. (Il faut, même pour les plus élémentaires manifestations de la musique, subir une préparation, avoir appris ; il n’y a pas d’effet direct de l’art, en dépit des belles choses que les philosophes ont dites à ce sujet.) Vers ces premières délices musicales, – les plus fortes de notre vie, – se reporte notre sentiment quand nous entendons ces mélismes italiens : la félicité de l’enfance, la perte de l’enfance, la conscience de ne pouvoir y revenir et d’avoir perdu ce bien le plus précieux, – tout cela fait résonner alors les cordes de notre âme plus puissamment qu’aucune actualité de l’art, si riche et si sérieuse qu’elle puisse être. Ce mélange de plaisir esthétique et de tristesse morale, que l’on nomme d’habitude sentimentalité, est favorable à la musique italienne, que les gourmets expérimentés de l’art, les purs esthéticiens affectent d’ignorer. Au demeurant, toute musique n’agit avec magie qu’à partir du moment où nous entendons en elle le langage de notre propre passé ; et dans ce sens, toute musique ancienne paraîtra toujours meilleure aux non-initiés, la musique née d’hier, en revanche, de peu de valeur, car elle ne provoque pas encore cette sentimentalité, qui, comme on vient de le dire, est le plus essentiel élément du plaisir que fait éprouver la musique à quiconque n’est pas en mesure de se délecter de cet art en artiste. »

Si juste que soit la dernière observation, la thèse de Nietzsche n’en est pas moins insoutenable et ne prouve rien en faveur de ses mélismes italiens ; tout autre mélisme, absorbé dans les mêmes conditions, provoquerait en nous des impressions analogues à celles qu’il décrit avec un charme poétique plus séduisant que décisif. N’est-ce pas de ce mélange de plaisir esthétique et de tristesse morale dont il parle que les chansons populaires tirent le meilleur de leur puissance d’action, n’est-ce pas à lui qu’elles doivent leur charme indestructible en dépit de toutes les modifications du style et des procédés de la musique ?

Mais la chanson populaire n’a guère préoccupé Nietzsche, à ce qu’il semble. Il était un esprit trop compliqué, trop littéraire et dont le développement s’était produit d’une façon trop factice, pour goûter l’intense poésie, pour reconnaître exactement la valeur propre des créations du génie populaire. C’est peut-être ce qui explique l’incompréhension qu’il manifeste à l’égard de certains maîtres dont la caractéristique est précisément de s’être profondément assimilé les mélismes de la chanson populaire, où l’âme même de la musique chante avec une puissance autrement saisissante que dans les mélismes des dramatistes italiens du commencement de ce siècle.

On comprend que sous l’empire de ces sentiments, Nietzsche se trouve fort incertain en face de la musique nouvelle. À cette question qu’il se pose : Comment l’âme doit-elle se mouvoir selon la musique nouvelle ? il répond ainsi :

« Le but artistique que poursuit la musique nouvelle en adoptant ce qu’on a appelé avec plus de force que de précision « la mélodie infinie », on pourra s’en faire une idée claire en entrant dans la mer, de manière à perdre le contact certain avec le sol et en se livrant enfin à l’élément mouvant sans réserve : il faut nager. Dans la musique antérieure, plus ancienne, il fallait jusqu’ici danser, plus vite ou plus lentement, en des attitudes variées, ou gracieuses, ou solennelles, ou enflammées ; par cela qu’il fallait une certaine mesure, qu’il fallait observer certains degrés de temps ou de force déterminés et équivalents, cette musique exigeait de l’auditeur une constante présence d’esprit ; sa magie reposait sur l’alternance de ce souffle plus froid venant de la possession de soi, et du souffle chaud de l’exaltation musicale. Richard Wagner a voulu une autre espèce de mouvement de l’âme, voisine comme je viens de le dire de l’action de nager ou de planer. Son célèbre procédé, issu de ce dessein et adapté à l’avenant, – la mélodie infinie, – s’efforce de briser tout équilibre mathématique des temps et des forces ; il est inépuisable dans l’invention d’effets qui sonnent aux oreilles anciennes comme des paradoxes et des blasphèmes rythmiques. Il a peur de la pétrification, de la cristallisation de la musique, il craint de la voir verser dans l’artchitectonique, – et c’est pourquoi il oppose le rythme binaire au ternaire, introduit fréquemment la mesure à cinq et à sept temps, répète la même phrase, mais avec un élargissement qui prolonge sa durée du double au triple. De l’imitation irraisonnée de cet art pourrait résulter un grand danger pour la musique ; toujours, à côté de la surmaturité du sentiment rythmique, se dissimule astucieusement de dépérissement, la décadence du rythme. Ce danger sera d’autant plus grand qu’une pareille musique s’appuiera plus étroitement à un art du comédien, à un langage du geste plus naturaliste, qui n’auront pas été éduqués et dominés par une plastique supérieure, qui n’ont plus de mesure et qui par conséquent ne peuvent imprimer aucune mesure à l’élément qui se joint à eux, à l’essence par trop féminine de la musique. »

Encore une fois, dans ces curieuses observations il y a beaucoup de vrai. Il est parfaitement exact, par exemple, que Wagner a brisé les moules de la musique ancienne, qu’il l’a fait sortir des lois un peu étroites de l’architectonique, qu’il chercha à donner plus de liberté au rythme ; mais c’est une erreur de croire que ce soit là une tendance particulière au maître de Bayreuth et isolée.

Reportez-vous aux écrits de Schumann, aux confidences de Beethoven et surtout à ses dernières œuvres : vous trouverez, sur ce sujet, l’expression de tendances aussi avancées, sinon plus hardies que dans les œuvres de Wagner. Là aussi, selon l’expression plus pittoresque que juste de notre philosophe, il faudrait nager.

Ce mot n’est qu’une paillette, un trait plus ou moins spirituel ; au fond, il n’a guère de portée, car dès qu’on cherche à s’en expliquer le sens, il n’en reste rien.

Ce qui n’empêche pas Nietzsche de rencontrer, à tout propos, des vues justes. En 1877, il écrivait ceci :

« Plus la musique française se développera selon les véritables besoins de l’âme moderne, plus elle wagnérisera, on peut le prévoir ; dès maintenant, elle le fait déjà bien assez ! » L’événement a confirmé et au delà cette prévision.

Il disait encore : « La musique d’aujourd’hui, avec ses poumons forts et ses faibles nerfs, s’effraye toujours tout d’abord d’elle-même. »

Comprenez-vous ? J’avoue que le sens de cette apparence d’idée m’échappe. Les philosophes ont des grâces d’état : ils peuvent énoncer impunément des choses qu’ils croient très profondes et qui ne résistent pas à une analyse sommaire. Poumons forts – nerfs faibles ; il n’y a que cette opposition dans l’aphorisme qu’il écrit gravement. Passons !

Ailleurs, Nietzsche est plus sérieux : par exemple, lorsqu’il cherche à analyser ce qu’on appelle le plaisir esthétique. On a vu plus haut la part qu’il y accorde à la sentimentalité, au souvenir d’impressions antérieures ravivées par l’audition musicale. Il ne croit pas, cependant, que la sentimentalité soit la seule source du plaisir esthétique. Il y a sur ce sujet, dans Choses humaines, quelques lignes fort intéressantes, à placer à côté des pages que Tolstoï consacre au même problème.

« Si l’on songe aux premiers indices du sens artistique et qu’on se demande quelles espèces différentes de satisfactions sont éveillées par les manifestations de l’art, par exemple chez les peuples sauvages, on rencontre d’abord la joie de comprendre ce qu’un autre pense ; l’art est ici une sorte de jeu de devinettes qui procure à celui qui devine, la satisfaction d’avoir fait preuve d’intelligence et d’avoir compris vite. Les œuvres artistiques, même les plus grossières, peuvent en outre nous rappeler ce qui nous a été agréable et nous éprouvons un agrément analogue, par exemple, quand l’artiste fait allusion à la chasse, à la victoire, au mariage. Ou bien encore on peut se sentir surexcité, touché, enflammé par ce qui est représenté dans l’œuvre d’art, par exemple par la glorification de la vengeance ou du danger. Ici la jouissance se trouve dans la surexcitation même, dans la victoire sur l’ennui. Même le souvenir de ce qui nous a été désagréable, si toutefois le désagrément a été surmonté, ou s’il nous est présenté comme l’objet même de l’œuvre d’art en tant que représentation aux yeux de l’auditeur (par exemple, lorsqu’un chanteur décrit les malheurs d’un navigateur audacieux), tout cela peut nous faire grand plaisir, un plaisir qu’on peut inscrire à l’actif de l’art. D’une espèce déjà plus élevée est le plaisir qui résulte du spectacle de ce qui est régulier et symétrique dans les lignes, les points, les rythmes ; car par une certaine analogie ce plaisir éveille le sentiment de tout ce qui est ordonné et régulier dans la vie, à quoi seul, après tout, nous devons le bien-être : dans le culte de la symétrie, on rend par conséquent un hommage inconscient à la régularité et à l’équilibre comme sources de notre bonheur ; ce plaisir est une sorte d’action de grâces. C’est seulement après un certain abus de ce plaisir que surgit le sentiment plus fin encore qu’il peut y avoir un plaisir à rompre la symétrie et la régularité ; par exemple, lorsqu’il en résulte une incitation à chercher la raison dans cette apparente irraison ; le plaisir consiste alors en une sorte de jeu esthétique de devinettes ; c’est une espèce de plaisir supérieur à celui qui a été mentionné d’abord. »

Il revient sur le même sujet, mais à un point de vue différent, dans ses Considération inactuelles. Là, il analyse le phénomène physiologique qui est l’accompagnement naturel et nécessaire de toute création comme de toute jouissance artistique.

« Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait une contemplation esthétique quelconque, une condition physiologique préliminaire est indispensable, dit-il : l’ivresse ; il faut d’abord que l’ivresse ait haussé l’irritabilité de toute la machine ; autrement, l’art est impossible. »

Par ivresse, Nietzsche entend toute espèce de surexcitation, la passion, l’ivresse de la fête, de la lutte, de la bravoure, de la victoire, l’ivresse du printemps, les grands désirs. « L’essentiel, c’est le sentiment de la force accrue et de la plénitude. Sous l’empire de ce sentiment on s’abandonne aux choses, on les force à prendre quelque chose de nous-même, on les violente, et ce processus on l’appelle idéaliser. Débarassons-nous ici d’un préjugé : idéaliser ne consiste pas, comme on le croit généralement, en une déduction, en une soustraction de ce qui est petit et accessoire. Ce qu’il y a de décisif, au contraire, c’est une formidable expulsion des traits principaux, en sorte que les autres traits disparaissent. »

Ici Nietzsche parle véritablement en artiste et ce qu’il dit de l’acte créateur sera reconnu exact par tous ceux qui créent : « Dans cet état, on enrichit tout de sa propre plénitude : ce que l’on voit, ce que l’on veut, on le voit gonflé, serré, vigoureux, surchargé de force. L’homme ainsi conditionné, transforme les choses jusqu’à ce qu’elles reflètent sa puissance, jusqu’à ce qu’elles deviennent des reflets de sa perfection. Cette transformation nécessaire, cette transformation en ce qui est parfait, c’est de l’art… Dans l’art, l’homme jouit de sa propre personne en tant que perfection. »

Nous en revenons ainsi à notre point de départ, à reconnaître que l’art est avant tout et surtout une activité vitale, disons mieux : l’activité vitale de l’être humain à son extrême puissance ; et c’est cet excès de puissance, plus ou moins durable, plus ou moins intense, que Nietzsche compare à l’ivresse.

Il y distingue deux catégories, selon la nature et l’objet de l’excitation : l’ivresse apollinienne et l’ivresse dyonisienne ; il en a déjà été question dans ce livre, à propos de la Naissance de la Tragédie, mais dans un sens un peu différent.

Pour lui, la première correspond au rêve plastique, l’ivresse apollinienne donne à l’œil la faculté de vision ; le peintre, le sculpteur, le poète épique sont des visionnaires par excellence. L’ivresse dyonisienne, au contraire, correspond à l’irritabilité du système nerveux, elle excite et amplifie tout le système émotif.

« L’homme dyonisien, dit-il, est incapable de ne point comprendre une suggestion quelconque, il ne laisse échapper aucune manifestation émotive, il a au plus haut point l’instinct compréhensif et divinatoire, comme il possède au plus haut degré l’art de communiquer aux autres. » Et il range dans la catégorie des dyonisiens, les lyriques, les artistes dramatiques, le mime, le danseur et le musicien. La musique lui paraît être tout particulièrement la spécification de l’état dyonisien.

De ces deux catégories d’ivresses, il sépare nettement l’état particulier de l’architecte : « Il n’est, dit-il, ni apollinien, ni dyonisien ; chez lui, c’est le grand acte de volonté, la volonté qui déplace les montagnes, l’ivresse de la grande volonté qui a le désir de l’art. Les hommes les plus puissants ont toujours inspiré les architectes : l’architecte fut sans cesse sous la suggestion de la puissance. L’architecture est une sorte d’éloquence du pouvoir par les formes, tantôt convaincante et même caressante, tantôt donnant seulement des ordres. »

Cette analyse du phénomène artistique est assurément nouvelle et intéressante (elle n’est pas d’ailleurs sans quelque analogie avec la méthode naturiste de Herder) ; mais Nietzsche ne la poursuit pas à fond ; son esprit chagrin l’arrête à la surface des problèmes.

« Rien n’est beau, conclut-il, il n’y a que l’homme qui soit beau : sur cette naïveté repose toute esthétique, c’est sa première vérité. La deuxième, c’est que rien n’est laid que l’homme qui dégénère ; – avec cela l’empire des jugements esthétiques est circonscrit. » Et il explique que l’horreur du laid résulte d’instinct de la crainte de la dégénérescence, de la décomposition. « Ici une haine jaillit ; qui l’homme hait-il ? l’abaissement de son propre type. » Cela est saisissant de vérité.

Malheureusement, Nietzsche détruit lui-même son point de départ par une ironie qui est bien caractéristique de son génie incertain :

« Rien, absolument rien ne nous garantit que le modèle de la beauté soit l’homme. Qui sait quel serait l’effet qu’il ferait aux yeux d’un juge supérieur de goût ? Peut-être paraîtrait-il osé ? peut-être même réjouissant ? peut-être un peu arbitraire ? – Ô Dionysos divin, pourquoi me tires-tu les oreilles ? demandait un jour Ariane à son philosophique amant, dans un de ces célèbres dialogues dans l’île de Naxos. – Je trouve une espèce d’humour à tes oreilles, Ariane : pourquoi ne sont-elles pas encore plus longues ? »

La pensée de Nietzsche n’a pas la force d’aller au delà de cette raillerie. Son esthétique s’arrête à ce scepticisme d’homme dégoûté de tout. Et l’on pourrait lui appliquer ce qu’il disait de je ne sais quel penseur : « qu’il n’avait besoin d’aucun contradicteur pour le réfuter, qu’il se suffisait à lui-même ».

Nietzsche aussi se suffit pour le réfuter. Il se « surmonte » constamment, sans manifester d’ailleurs à l’égard de sa propre pensée cette « mystérieuse hostilité » qu’il estimait nécessaire pour juger sainement. D’une page à l’autre il se détruit. Comme il avait « surmonté » son wagnérisme, comme il avait surmonté en lui le philologue, il surmonta l’esthéticien, et après s’être vanté d’avoir introduit dans l’esthétique les oppositions d’idées entre apollinien et dyonisien, – en sa Naissance de la Tragédie, – il déclara plus tard qu’il renonçait à les maintenir.

Gardons-nous d’un scepticisme analogue et retenons des rêveries du poète-philosophe, des badinages du dilettante, des simples billevesées de cet esprit curieux, étrange, brillant, profond et déséquilibré les quelques réflexions justes et pénétrantes que lui a inspirées l’art de Richard Wagner au temps où il le comprenait encore. Elles restent ses meilleures pages.

Le maître de Bayreuth, quoi qu’il en pense, aura été le meilleur de lui-même et instinctivement Nietzsche sentit ce qu’il perdait en le quittant. Du jour où il s’en sépara, son imagination, certes extraordinaire, erra d’un objet à l’autre, sans parvenir à se fixer et à coordonner ce qu’elle créait.

En esthétique, surtout, il n’a pas eu d’idées à lui ; il a été plutôt un disciple doué de rares facultés d’assimilation et de pénétration, mais incapable d’échafauder un système, de concevoir une théorie homogène et logique.

Deux ans après avoir écrit les belles pages où il montre d’une façon si persuasive l’étroite union de la musique et du drame, il déclare que pour celui qui ne voit pas ce qui se passe sur la scène, la musique dramatique est « une monstruosité » ; il la compare au commentaire perpétuel d’un texte qui aurait été perdu. « La musique dramatique demande en réalité que l’on ait les oreilles là où l’on a les yeux ; mais c’est faire violence à Euterpe ; cette pauvre muse demande qu’on lui laisse aussi les yeux et les oreilles à la place où les ont toutes les autres muses. »

Le mot est simplement drôle. C’est peut-être pour avoir perdu trop tôt le contact de la scène après avoir été pénétré trop directement par l’art de Wagner, qu’il a perdu la notion exacte des choses. Revenant à ce qu’on appelle la « musique absolue », il n’a pas su se retrouver, ni retrouver en elle l’expression de ses théories.

Alors, il cherche à se sauver par des quolibets de ce genre :

« Wagner, en tant que musicien, doit être classé parmi les peintres, en tant que poète parmi les musiciens, en tant qu’artiste parmi les acteurs. »

Ou bien encore, il énonce tranquillement des idées radicalement fausses et absurdes sur le mélange des arts : « Le mélange des genres dans les arts atteste la méfiance qu’un auteur éprouve au sujet de leur puissance ; il cherche des puissances alliées, des avocats, des cachettes. Tels le poète qui fait appel à la philosophie, le musicien qui fait appel au drame, le penseur qui fait appel à la rhétorique. »

Puis il échafaude de vastes synthèses qui ne sont pas sans grandeur, mais qui restent des rêves isolés et tout subjectifs, sans analogie pratique, sans correspondance tangible.

Il pensait, par exemple, que la tendance la plus décidée de ce siècle, tendance exprimée par tous les hommes de grande envergure, c’est que l’Europe veut s’unir. Napoléon, Gœthe, Beethoven, Stendahl, Henri Heine, Schopenhauer et aussi Wagner, il les rangeait dans cette catégorie d’esprits chercheurs de la « synthèse nouvelle » qui sera « l’Européen de l’avenir ». À ce point de vue, il estimait que Wagner était étroitement lié à l’arrière-romantisme français des années quarante. « Ils sont parents, dit-il, intimement parents : c’est l’Europe une dont l’âme se presse dans leur art multiple et impérieux, aspirant à s’extérioriser vers en haut, – où cela ? vers une lumière nouvelle que, malheureusement, ces maîtres des nouveaux modes d’expression ne surent pas exprimer clairement. » Mais, ajoute-t-il, « il est certain qu’ils étaient tourmentés par la même impétuosité, qu’ils cherchaient de la même façon, que tous ils étaient dominés par la littérature, ayant été pour la plupart écrivains, poètes, rapprochant les arts et les sens, – en cela les premiers artistes d’une culture littéraire universelle ; tous fanatiques de l’expression à tout prix, – et à ce propos il signale Delacroix comme le plus proche parent de Wagner (!?) – tous grand explorateurs dans le domaine du sublime, comme aussi du laid et de l’affreux, plus grands explorateurs dans les effets et dans l’exposition, dans les arts de l’étalage, ayant tous plus de talent que de génie, virtuoses jusqu’à la moelle, avec de mystérieux conduits vers tout ce qui séduit, attire, force et renverse, ennemis nés de la logique et de la ligne droite, épris de tout ce qui est étrange, exotique, contrefait, énorme, contradictoire ; antinomistes et révolutionnaires dans les mœurs, ambitieux et insatiables, sans équilibre et sans jouissance, tous enfin brisés et agenouillés devant la croix chrétienne ; en somme, une espèce d’hommes supérieurs, intrépides et téméraires, superbes et tyranniques, altiers et entraînants, qui devaient enseigner à leur siècle l’idée du surhomme ».

Dans ce sens, il ne tenait pas l’art de Wagner pour un art purement allemand ; il voulait que l’on tint compte de ce fait que Paris fut indispensable au développement du maître et, cela, pendant la période la plus décisive de sa vie ; il ne voyait de spécifiquement allemand en lui que le fait d’avoir « agi en tout avec plus de force, avec plus d’intrépidité, avec plus de dureté, avec plus d’élévation que n’eût pu faire un Français du xixe siècle, – grâce à cette circonstance que les Allemands sont encore plus près que les Français de la barbarie ». « Peut-être, continue-t-il, ce que Richard Wagner a créé de plus singulier, est-il à jamais inabordable, incompréhensible et inimitable par toute cette tardive race latine : la figure de Siegfried, cet homme très libre, doit être en effet beaucoup trop indépendante, trop dure, trop joyeuse, trop bien portante, trop anticatholique (?) pour le goût des peuples de civilisation vieille et caduque. Il a peut-être été même un péché contre le romantisme, ce Siegfried antilatin. Cependant, Wagner s’est fait largement pardonner ce péché dans ses vieux jours tristes, lorsque anticipant sur la tendance qui depuis lors a passé dans la politique, il commença sinon à suivre, du moins à prêcher le chemin qui conduit à Rome. »

Au même ordre d’idées se rattache une vue qu’il développe largement dans Choses humaines : à savoir que la musique est un produit tardif de toute civilisation.

« De tous les arts qui se développent toujours dans un terrain déterminé de culture, dans des conditions particulières sociales et politiques, la musique apparaît comme la dernière de toutes les floraisons, dans l’automne et au déclin de la civilisation dont elle dépend, lorsque déjà s’annoncent les premiers symptômes messagers d’un nouveau printemps : souvent même la musique sonne comme la langue d’un âge déjà disparu, dans un monde étonné et renouvelé ; elle vient trop tard. Ainsi l’âme du moyen âge chrétien a rencontré son expression complète seulement dans l’art des musiciens néerlandais ; leur art d’échafauder des sons est la sœur posthume, mais authentique et légitime du gothique. C’est seulement dans la musique de Hændel que résonne le meilleur de l’âme de Luther et de ses contemporains, le grand souffle judéo-héroïque qui créa tout le mouvement de la Réformation. Mozart seulement a rendu en métal sonore l’époque de Louis xiv, l’art de Racine et de Claude Lorrain. Le xviiie siècle, le siècle de la rêverie, des idéals brisés et du bonheur fugitif se chante seulement dans la musique de Beethoven et de Rossini. Si l’on voulait une comparaison sensible, on pourrait dire que la musique n’est pas une langue générale, éternelle comme on l’a dit d’elle trop souvent ; au contraire, elle correspond exactement au degré de sentiment et de chaleur momentanée que chaque civilisation déterminée, limitée dans le temps et l’espace, porte en elle comme une loi interne ; la musique de Palestrina serait complètement insaisissable à un Grec, et, d’autre part, qu’est-ce que Palestrina entendrait dans la musique de Rossini ? »

Intéressantes certes, ces réflexions qui paraissent résoudre un problème devant lequel l’esthétique a hésité souvent, n’en sont pas moins très superficielles. Des questions analogues, ne pourrait-on pas les poser à propos de tous les autres arts ?

Que dirait Eschyle, que dirait Sophocle d’un drame de Shakespeare ? Que penseraient Phidias ou Appelle d’une fresque de Botticelli ou de Michel-Ange, voire d’un Rubens ou d’un Rembrandt ? Bien mieux, – rapprochons les distances, – Raphaël eût-il compris Rembrandt, eût-il compris un tableau de nos maîtres modernes ? Et qui, d’autre part, nous dit qu’un Terpandre, un Aristoxène n’eussent pas été éblouis de l’art de Beethoven, que Palestrina ne se retrouverait pas dans Wagner ?

Pure billevesées que tout cela !

Notre philosophe s’engage ici dans les hypothèses sans limite, sans précision, qui ne se fondent sur aucune réalité. À quoi riment ces interrogations ? Que prouverait, – en admettant qu’on pût le connaître ! – le sentiment d’une génération disparue à l’égard de notre art actuel ? Que prouve le nôtre à l’égard de l’art du passé ?

Passe encore pour les arts arrivés très tôt au complet développement de leurs moyens techniques : tels l’architecture, la sculpture, la comédie, la tragédie, le poème lyrique ou satirique ; là, un parallélisme peut s’établir entre les œuvres d’époques et de civilisations différentes ; mais dans les arts qui, comme la peinture et la musique, ne se sont développés que tout récemment, dont les procédés totalement différents de ceux des anciens ne se sont perfectionnés qu’à une époque relativement rapprochée de nous, comment établir des rapprochements et des comparaisons ?

En ce qui concerne spécialement la musique, il ne faut pas oublier que tout l’art antérieur à Bach et à Beethoven doit être considéré comme un art primitif, comme une production correspondant à un état antérieur et passager de la musique, alors encore en pleine formation.

Nous voyons bien tout ce qui manque, à Palestrina et aux maîtres antérieurs pour être à la hauteur de notre compréhension ; de nous à eux le rapport est très clair ; mais d’eux à nous il ne l’est plus autant, et nous n’en pouvons conclure que leur sentiment à notre égard serait pareil à celui que nous éprouvons vis-à-vis d’eux.

Peut-être pour définir la situation respective des uns et des autres, trouverait-on une analogie dans l’homme élevé en une société hautement cultivée qui passerait brusquement en un milieu encore semi-barbare ; il éprouverait certainement plus de difficulté à s’y acclimater que le semi-barbare transplanté brusquement dans un milieu de culture avancée à se faire à ce milieu plus raffiné. Il semble que le mouvement régressif soit moins aisé à accomplir que le mouvement progressif.

C’est de quoi Nietzsche ne tient aucun compte, d’où il résulte que la thèse qu’il esquisse est totalement erronée. Il n’est même pas exact de dire, comme il le prétend, que la musique des maîtres néerlandais est la sœur posthume du gothique, que le moyen âge chrétien n’a trouvé qu’en lui et tardivement sa complète expression musicale. Il est moins juste encore d’affirmer que l’époque de Louis xiv trouve la sienne seulement dans Mozart, le xviiie siècle dans Beethoven et Rossini.

Ici Nietzsche se fourvoie lamentablement. Il accepte, les yeux fermés, des classifications et des localisations longtemps admises, encore fort répandues aujourd’hui, mais qui n’en sont pas moins fantaisistes. Les polyphonistes franco-néerlandais, ainsi que les disciples qu’ils formèrent en Italie, en Allemagne et en Espagne, appartiennent nettement au mouvement de la Renaissance. Ils correspondent très exactement à cette période de la société européenne qui va du xive au xvie siècle ; ils participent de la tendance générale des esprits à ce curieux moment où sortant à peine des langes de la scolastique, encore tout imprégnés des habitudes intellectuelles de la discussion théologique, les lettres, les arts, la critique, la philosophie se perdaient en une infinité de distinctions et de subtilités de tout point analogues aux artifices quelquefois si parfaitement cocasses du contrepoint. Ce qui fait de Palestrina et de Roland de Lassus, dernier échelon et aboutissement de cette école, deux maîtres uniques, c’est que précisément ils s’émancipent de cet art laborieux et tout de combinaison ; que, loin de le continuer, ils traduisent une aspiration nouvelle de la musique vers des chants plus émus et des formes plus expressives. Ils sont de tout point des artistes de la Renaissance, pour qui les connait bien.

Quant au siècle de Louis xiv, il a son musicien absolument caractéristique en la personne de Lulli, pour ne pas parler des petits maîtres qui entouraient le grand maître franco-italien. Mozart a une vivacité, une grâce naturelle, une ironie délicate et frondeuse, incompatibles avec l’esprit pieux et soumis de Racine et qui appartiennent bien plus aux artistes de la fin du xviiie siècle.

Ce que Beethoven a de commun avec le xviii siècle, il m’est vraiment impossible de le découvrir. Nietzsche ne s’aperçoit même pas que, d’un livre à l’autre, il change complètement d’idées : comment Beethoven pourrait-il être à la fois de la Révolution et de l’époque de Louis xiv ? Il y a là d’irréductibles antinomies.

Si bien qu’on en vient finalement à se demander si l’on peut vraiment admettre avec Nietzsche, – qui sur ce point partage l’erreur de beaucoup d’esthéticiens, – que la musique soit la dernière floraison parmi les arts d’une époque.

Pour moi, je ne le pense pas ; je tiens cette idée pour un de ces lieux communs de l’histoire des arts dont les beaux esprits, les critiques littéraires, en particulier, se font trop souvent les dangereux propagateurs, et qui s’incrustant solidement dans les livres et passant de l’un à l’autre, finissent par s’imposer comme des vérités supérieures.

La musique, cela n’est pas contestable, est arrivée à son complet développement très tard, après toutes les autres espèces de manifestations esthétiques. Elle suit les lettres, la peinture, l’architecture, la sculpture. Mais cela tient à une cause toute fortuite et extérieure ; c’est qu’il a fallu créer de toutes pièces le matériel technique dont elle avait besoin et que ce matériel, résultat de patientes et laborieuses recherches, n’a guère pu être constitué dans son intégralité que depuis deux siècles. C’est seulement, en effet, à la fin du xvie siècle que nous voyons l’harmonie définitivement établie sur des bases solides, correspondant à une série de principes certains et désormais intangibles, et que, parallèlement, tout l’admirable ensemble des engins sonores, appelés à concourir avec la voix humaine, se trouve achevé et porté à un degré de perfection auquel on n’a guère ajouté.

Mais si l’on fait abstraction de cette question de procédés, si l’on s’en tient aux conditions intrinsèques, on se convaincra aisément que la musique n’est pas l’éternelle suivante qu’en veut faire Nietzsche. Le moyen âge a connu un art musical profondément expressif, de tout point adéquat par son caractère tantôt sombre, tantôt étrangement émouvant, au mysticisme tour à tour exalté et attendri des âges médiévaux ; cette musique, c’est le plain-chant et toute l’hymnodie de l’Église catholique. La polyphonie qui se développe au xive siècle et qui poursuit son évolution jusqu’à la fin du xvie, correspond au contraire très exactement aux transformations successives des mœurs et des tendances spirituelles pendant la Renaissance. La monodie italienne et les tendances nouelles qu’elle introduit dans l’art des sons pourrait de même se comparer au développement progressif des idées d’indépendance individuelle et de libre arbitre qui marquent les deux siècles suivants ; enfin l’émancipation s’achève, parallèlement dans les mœurs et la musique ; au seuil des temps modernes, d’un côté : la Révolution française, de l’autre : Beethoven.

Ne vous semble-t-il pas que pour une floraison tardive, celle de l’art musical est singulièrement en accord avec les civilisations dont elle dépend ?

De l’idée fausse qu’il se fait sur ce point, Nietzsche déduit nécessairement des vues très sujettes à caution quant à l’avenir de notre art :

« Peut-être, dit-il, notre plus récente musique allemande, si dominante, si dominatrice qu’elle soit, ne sera-t-elle plus comprise avant qu’il soit longtemps, car elle est issue d’une civilisation qui subit un rapide déclin ; son terrain est cette période de réaction et de restauration pendant laquelle un certain catholicisme de sentiment et le goût pour tout ce qui touche aux traditions locales et nationales devinrent florissants et répandirent sur l’Europe une sorte de parfum mélangé ; ce sont ces deux tendances du sentiment, éprouvées dans leur suprême puissance et poursuivies jusqu’à leur extrême limite, qui résonnent une dernière fois dans l’art wagnérien. Les antiques légendes qu’il utilise, son souci d’ennoblissement de ces dieux et de ces héros étranges, – qui ne sont après tout que des bêtes fauves souveraines avec des accès de générosité et de lassitude de vivre, – la façon dont il a ranimé ces figures en y ajoutant l’aspiration du moyen âge chrétien à la sensualité extatique et à l’ascétisme, toute cette manipulation wagnérienne au regard des sujets, des âmes, des attitudes et des mots, se traduit clairement dans l’esprit de sa musique, autant que la musique peut parler avec clarté. Cet esprit mêne la toute dernière guerre de réaction contre l’esprit de lumière qui, du siècle dernier, a soufflé sur celui-ci, comme aussi contre la pensée ultra-nationale de la rêverie subversive française et contre la sécheresse anglo-américaine au regard de la transformation de l’État et de la société. Mais n’est-il pas évident que le cercle d’impressions et d’idées en apparence rejetées par Wagner et par ses adhérents ont depuis longtemps reconquis leur pouvoir et que cette tardive protestation musicale résonne le plus souvent à des oreilles qui préféreraient d’autres sont et même de contraires ? Si bien qu’un beau jour cet art merveilleux et superbe pourrait subitement devenir incompréhensible et se couvrir de toiles d’araignée et d’oubli. »

Vaines prédilections !

Nous n’y voulons, nous n’y pouvons pas croire, encore que le désenchantement de Nietzsche ait récemment inspiré des craintes analogues à la critique neurasthénique de quelques jeunes écrivains.

Les œuvres que le génie a marquées de sa griffe peuvent bien subir des éclipses momentanées ; il y a dans l’histoire de l’esprit humain des périodes tristes de dépression intellectuelle, où le mauvais goût domine, où la décadence se signale particulièrement par la désaffection à l’égard des œuvres supérieures, où le médiocre, l’ampoulé, le boursouflé, le contourné passent pour le « fin du fin » ! Sommes-nous entrés dans une de ces périodes ? Je l’ignore et je ne veux pas le savoir.

Nos arrières-neveux apprécieront.

Tout ce que je sais, c’est que les œuvres vraiment belles, – Bach – Beethoven – Wagner, – resteront, qu’elles reparaîtront toujours ; que si leur rayonnement est impuissant à galvaniser la vitalité d’une génération déprimée, il n’en sera que plus intense et plus éclatant sur les générations saines et fortes à venir ; et elles les enflammeront encore d’un enthousiasme pareil au nôtre pendant une longue série de siècles, – quoi que puissent dire ou penser des esthéticiens de hasard, et même des philosophes de la valeur de Nietzsche et de Tolstoï.


  1. Cette citation et celles qui suivront sont extraites de la traduction de Par delà le Bien et le Mal, de MM. L Weiscopf et G. Art, publiée par la Société du Mercure de France.
  2. Allusion à la scène fantastique de la « Statue du Commandeur » dans le Don Juan de Mozart.