Muses d’aujourd’hui/Les Nietzschéennes
LES NIETZSCHÉENNES
L’opinion publique, représentée par le journalisme, a elle aussi son bovarysme. Lorsqu’elle se saisit d’un philosophe ou d’un écrivain, elle le recrée, selon son sentiment, le taille à sa mesure, élague les branches trop riches, ou en ajoute d’artificielles ; il devient ce qu’elle veut, et toujours autre chose que ce qu’il est. Les écrivains les plus aimés du public le furent par ce qu’ils avaient de plus mauvais en eux, par ce qu’ils détestaient le plus en eux.
Nietzsche est détesté pour ce qu’il n’est pas. M. Ledrain, dans l’Éclair, et M. Gaston Deschamps, dans le Temps, ont poussé le cri d’alarme contre l’immoralisme qui envahit notre littérature, cette dangereuse doctrine, prêchée par Nietzsche, et introduite dans le roman par Mmes d’Houville et de Noailles, que M. Ledrain qualifie : les Nietzschéennes.
Voici un résumé très concis de la doctrine de Nietzsche ; il enseigne « que l’homme se développe et fait de grandes choses, en ne se laissant pas mettre en lisière par la vertu, mais en suivant, dans le cours de la vie, ses passions et son égoïsme[1] ».
Ainsi n’a jamais parlé Zarathoustra, et voilà pourtant pourquoi Mme de Noailles est nietzschéenne.
L’immoralisme, d’après M. Ledrain (pourquoi avoir inventé un mot nouveau), c’est tout simplement l’immoralité, la lubricité, l’adultère, les cabinets particuliers, tout ce qui n’est pas la vertu.
Il faut, pour qu’un romancier évite ce qualificatif infamant d’immoraliste, qu’il sache montrer les inconvénients et les laideurs du vice. On ne lui permettra que quelques piquantes hardiesses, enveloppées de poésie, c’est-à-dire de crépuscules et de chants d’oiseaux.
La seule excuse de M. Ledrain serait de n’avoir pas lu l’auteur de Zarathoustra et de ne s’en être rapporté qu’à l’opinion des autres. S’il avait seulement feuilleté les Pages choisies, il aurait vu que l’immoralisme était quelque chose de plus complexe que l’immoralité. Il aurait vu aussi que Nietzsche n’est pas un anarchiste, mais un conservateur, comme lui, sceptique de toute idée de progrès. Ne commande-t-il pas de respecter les hiérarchies établies, de vaincre ses instincts et ses passions pour s’adapter aux mœurs et aux usages de son époque, sans se révolter ? Son œuvre est très chaste, en ce qu’elle restitue à l’amour son innocence :
« Est-ce que je vous conseille de tuer vos sens ? Je vous conseille l’innocence des sens.
« Je vous enseigne le surhumain. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ?
« Tous les êtres jusqu’à présent ont créé quelque chose au-dessus d’eux et vous voulez être le reflux de ce grand flux et plutôt retourner à la bête que surmonter l’homme.
« … Il est difficile de vivre dans les villes : ceux qui y sont en rut y sont trop nombreux.
« Ne vaut-il pas mieux tomber dans les mains d’un meurtrier que dans les rêves d’une femme ardente ?
« Et regardez donc ces hommes : leur œil en témoigne, ils ne connaissent rien de meilleur sur la terre que de coucher avec une femme.
Ils ont de la boue au fond de l’âme, et malheur à eux, si leur boue a de l’esprit.
« Ainsi parlait Zarathoustra. Mais quand Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut. Ils se tiennent là, dit-il à son cœur, les voilà qui rient, ils ne comprennent point, je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles. »
Et maintenant, une opinion s’est cristallisée, pour longtemps : Nietzsche est immoral, une sorte de Crébillon fils qui aurait mis le Sopha en Évangiles ; autre chose aussi : un Rousseau athée.
Nietzsche n’est pas sentimental, il ne pleure pas sur des Paradis perdus, mais il n’est pas pessimiste, non plus, il sait que l’homme est une lente conquête de l’homme et que la morale est, elle aussi, une acquisition, une attitude pour poursuivre et l’indice d’une volonté. Son immoralisme consiste à vouloir redresser cette morale faussée et restituer à la vie son importance en soi au lieu de la plier à une vérité abstraite, Dieu ou Raison. La vie est son propre but à elle-même. Mais l’homme, relégué en ses terrestres contingences, saura, des déchets de ses rêves mystiques et ancestraux, se bâtir une nouvelle cathédrale, encore divine : le surhumain. Et même, après avoir (avec quel déchirement, car Nietzsche était ataviquement religieux et protestant) détruit toute métaphysique, il ouvre encore une fenêtre incertaine sur l’infini, un infini plus désespérant que celui des prophètes et des Christs : le retour éternel des choses. Une éternité géométriquement humaine, basée sur ce paradoxe invérifiable : une ligne droite prolongée à l’infini est une circonférence.
La vie est son propre but à elle-même : c’est Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/277 Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/278 Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/279 veut, on veut quelque chose, on ne sait pas ce qu’on veut. »
La campagne, qu’elle sait décrire d’une façon spontanée et personnelle, lui fait songer aux Charmettes et à Mme de Warens ; les meubles de sa chambre sont « lourds et ornés comme on en voit sur la scène dans les comédies de Molière ». Les porcelaines villageoises de « son déjeuner » du matin évoquent à son âme érudite les repas que le pauvre Rousseau pouvait faire avec Thérèse. C’est l’abnégation de sa personnalité : des réalités qu’elle cueille, elle orne les autels de ses héros de roman, ou, plutôt, leur restitue ce qu’elle leur doit, car, sans Rousseau, sans Goethe, sans Musset, se douterait-elle que l’air est parfumé de tristesse, qu’il y a de l’amour tragique dans les êtres et dans les choses ? De cet idéalisme impersonnel, butiné au cours de sa vie, elle a composé une vivante cire, et Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/281 Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/282 Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/283 Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/284 Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/285 Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/286 Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/287 Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/288 Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/289 Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/290 Page:Gourmont - Muses d’aujourd’hui, 1910, 3e éd.djvu/291 tiges fragiles qui s’ouvrent et fleurissent un instant dans l’eau fraîche, et meurent au soir, anonymes. Mais le romantisme a laissé, même dans les âmes les plus saines, les plus sereines, son pollen d’amertume et d’infini. Gillette veut remettre l’amour à sa place, en faire un jeu sans plus d’importance que cela, et le jeu devient terrible et mortel. C’est le seul péché — péché involontaire — de Gillette, dans ce roman aristocratique où on ne pèche pas, de s’être trompée, en élisant momentanément ce Michel, mystique et passionné, qui, lui aussi, se réfugie dans la nouvelle espérance de la mort, consolatrice des névroses. Cette mort, pour elle, ne la flatte ni ne l’attriste : déjà son organisme (dont sa petite conscience n’est en somme que l’inscription inconsciente) redemande de la joie, du sommeil, de l’amour, comme tous les jours. Est-elle responsable de ce suicide ? Est-on responsable de quoi que ce soit ; pouvait-elle se douter qu’elle aimerait sincèrement (pour combien de jours) ce Valentin qui lui revient ? Va-t-elle enfin connaître la pudeur, acquérir un peu de vice ? Le vice, n’est-ce pas le plus bel apport du christianisme, ce qui distingue la femme actuelle des Grecques et des Romaines, le vice qui donne à la beauté sa valeur métaphysique ?
Mais, passée cette petite attaque de sentiment provoquée par la mort d’un amant, elle redeviendra l’Inconstante qu’elle est par définition. En somme, elle est ce que l’ont faite son hérédité un peu exotique, un milieu intelligent et païen» et ses lectures saines. Elle vit, laissant par négligence ou indolence s’épanouir, à leur gré, toutes les roses de ses instincts, au lieu de les pincer à leur naissance, pour n’en laisser croître qu’une, monstrueuse, unique, surhumaine, ce qui serait réellement nietzschéen. Les Saints et les Philosophes sont des spécialistes, des monomanes de la vertu (même renversée) : ils s’évertuent à perfectionner une des facultés de leur âme, comme les horticulteurs les chevelures des chrysanthèmes. L’inconstante n’est ni Sainte ni Philosophe, elle est un être pour lequel on ne saurait jamais avoir assez d’indulgence — une femme.
- ↑ E. Ledrain. Éclair, jeudi, 16 avril 1903.