Mundella et les Conseils d’arbitrage en Angleterre

Mundella et les conseils d’arbitrage en Angleterre
Ch. Le Cour Grandmaison

Revue des Deux Mondes tome 146, 1898


MUNDELLA
ET
LES CONSEILS D’ARBRITRAGE EN ANGLETERRE

Les conflits du capital et du travail tendent à prendre dans l’histoire des sociétés modernes la place qu’occupaient au moyen âge les guerres civiles et étrangères, et la grève des mécaniciens qui, pendant six mois, a paralysé presque toutes les branches de l’industrie anglaise et réduit au chômage forcé des milliers de travailleurs, a plus agité l’opinion publique que la guerre des Afridis ou la campagne du Soudan. Il est vrai que tout concourait à donner à cette grève une importance exceptionnelle : d’une part, l’Amalgamated Society of Engineers, avec ses 92 000 adhérens, son budget de 8 millions et sa réserve de 12 millions, est la plus ancienne et la plus riche des grandes fédérations ouvrières[1] ; d’autre part, les patrons, en refusant de discuter la proposition de réduction des heures de travail et en repoussant, à trois reprises, l’arbitrage qui leur était proposé par les ouvriers et par le Board of Trade, avaient déclaré qu’ils combattaient pour une question de principe. Dans le manifeste de Leeds, le colonel Dyer, président de l’Union des industriels, revendique pour eux le droit absolu de fixer à leur guise les conditions du travail sans aucune ingérence des Trade-Unions et repousse à l’avenir toute intervention de tierces parties.

Dès lors il ne s’agissait plus seulement de la réduction de quelques heures de travail, mais de la destruction de toute l’organisation corporative qui existe légalement en Angleterre depuis 1870 ; c’est la suppression de tous ces conseils d’arbitrage et de conciliation, de tous ces comités mixtes, Joint Boards, Joint committees, qui règlent si heureusement par l’accord des parties les conditions du contrat de louage d’ouvrage en Angleterre, et il ne faut pas s’étonner si les Unions ainsi provoquées ont pris fait et cause pour les mécaniciens et les ont soutenus jusqu’à la dernière extrémité. Elles ont eu pour elles l’opinion publique, la presse presque tout entière, et le manifeste rédigé par un groupe de professeurs d’Oxford est un symptôme caractéristique. Après vingt-neuf semaines de lutte, la grève s’est terminée par une sorte de transaction : les ouvriers ont renoncé à la journée de huit heures et les patrons ont déclaré qu’ils désavouaient toute tentative contre l’organisation des Trade-Unions. De part et d’autre, le résultat est donc à peu près nul, mais les pertes sont considérables. En dépit des souscriptions venues de tous côtés, l’Union des mécaniciens, qui dans les derniers temps, dépensait près d’un million par semaine pour le « salaire de grève », a épuisé en partie ses réserves : d’autre part, ce chômage prolongé a été un immense désastre pour l’industrie anglaise et a entraîné des pertes incalculables. Quoique tout se soit passé dans l’ordre le plus parfait et que la tranquillité publique n’ait pas été un seul instant troublée, on comprend quelles inquiétudes et quelles souffrances, entraînent de semblables conflits et combien il est désirable pour l’Angleterre que la trêve se change en une paix durable.

Par une coïncidence singulière, le 20 juillet, au début même de la crise, disparaissait l’homme qui avait été le pacificateur du monde du travail et qui, par l’organisation des conseils d’arbitrage et de conciliation, semblait avoir rendu impossible le retour de pareils conflits. En voyant l’œuvre de Mundella menacée d’être détruite, les Anglais ont mieux compris quelle place immense ces institutions occupent dans la société moderne, et cette mort a pris les proportions d’un véritable malheur public. La Revue des Deux Mondes avait été, je crois, la première à faire connaître en France la création des conseils d’arbitrage[2], et il m’a semblé intéressant d’étudier aujourd’hui l’œuvre et la vie de cet homme qui pendant un demi-siècle a exercé sur la démocratie anglaise une influence décisive. Bien que j’aie été l’admirateur et l’ami de Mundella, je ne partageais pas toutes ses idées, et je ne veux faire ici ni un panégyrique ni une thèse, mais un simple exposé de faits qui me semblent jeter quelque lumière sur certains problèmes contemporains. Quant à l’œuvre en elle-même, les derniers événemens prouvent qu’il y aurait témérité à considérer comme définitif ce qui a été fait, et c’est l’avenir seul qui prononcera.


I

Pour bien comprendre l’importance du rôle de Mundella, il faut se rendre compte de la situation vraiment intolérable où se trouvait l’industrie anglaise en 1860, situation dont la crise actuelle ne saurait donner qu’une idée très incomplète.

Les Trade-Unions n’ont pas toujours été ces grandes associations, légalement constituées, que les hommes d’Etat anglais considèrent aujourd’hui comme une des bases de la société et la meilleure sauvegarde contre l’envahissement du socialisme révolutionnaire. Elles n’ont conquis le droit à l’existence que par un demi-siècle de luttes violentes ; elles ont traversé des crises redoutables, et les auteurs des lois de liberté de 1820 et de 1825 désespérèrent longtemps de leur avenir. Avant d’être organisées comme elles le sont actuellement, elles eurent à triompher non seulement de l’hostilité des patrons et de la défiance des magistrats, mais aussi de l’ignorance et des préjugés des ouvriers, habitués à vivre depuis des siècles sous le régime de la réglementation par l’Etat et mal préparés à l’exercice de leurs nouveaux droits. Le premier usage qu’ils firent de la liberté reconquise fut de réclamer, à tout propos, des augmentations de salaires et de provoquer des grèves continuelles.

Le résultat fut ce qu’il devait être, car on ne peut lutter contre la rigueur des lois économiques et modifier arbitrairement les conditions de la production ; toutes ces grèves, légèrement entreprises et soutenues avec une aveugle obstination, aboutirent à la crise de 1835 qui mit en danger la prospérité de l’Angleterre et entraîna la ruine de toutes les Unions à l’exception de quelques-unes qui s’étaient constituées dès l’origine sur le type nettement corporatif.

Désespérés de leurs insuccès, les ouvriers subirent l’influence de deux agitateurs socialistes, O’Doherty et Robert Owen, qui entreprirent de faire des Unions une machine de guerre contre la société capitaliste et d’amener une révolution au moyen de la grève générale. À deux reprises, ils réussirent à grouper dans de grandes fédérations des centaines de milliers d’ouvriers, et le mouvement corporatif menaça de dégénérer en une véritable guerre de classes, lorsque les travailleurs agricoles, entrant à leur tour en ligne, se mirent à incendier les récoltes et les châteaux.

Le gouvernement anglais fut admirable de calme et de décision : il sut éviter toute réaction et respecter la liberté d’association, mais en même temps il réprima énergiquement les désordres et fit pendre impitoyablement les incendiaires. L’agitation ne tarda pas à prendre fin ; les grandes fédérations ne vécurent que quelques mois et disparurent en même temps que l’influence de Robert Owen allait s’affaiblissant.

Cobbett et les Chartistes essayèrent en vain de reprendre la direction des classes ouvrières en mettant dans leur programme la réforme électorale, le suffrage universel et la journée de huit heures. Le gouvernement avait su opérer une diversion efficace en favorisant le mouvement mutualiste et en édictant une série de lois organisant les Friendly Societies (Sociétés de secours mutuels). Les travailleurs, las des agitations stériles, entrèrent en foule dans les nouvelles associations qui leur offraient des avantages de toute nature et une sécurité absolue, et, pour retenir leurs adhérens, les chefs durent reconstituer les Unions sur le type des Unions mixtes en adjoignant à la caisse des grèves une série d’institutions d’assistance et de prévoyance. Un esprit nouveau anima les corporations, les difficultés d’une administration compliquée et les responsabilités financières amenèrent de grands change mens dans leur direction, et le péril social parut conjuré.

Mais au point de vue économique, les difficultés continuaient ; les luttes passées avaient laissé bien des fermens de haine et beaucoup d’Unions restaient sur le pied de guerre. Les anciens meneurs blâmaient hautement la nouvelle organisation et reprochaient aux Unions mixtes d’oublier qu’elles devaient être avant tout l’organe des revendications ouvrières et l’instrument de la lutte contre les patrons. Ils ne laissaient échapper aucune occasion de conflit, et lorsque le souvenir de la crise de 1835 alla s’effaçant, lorsque l’argent recommença à affluer dans leurs caisses, ils suscitèrent coup sur coup de nouvelles grèves.

Vers 1860, une grande surexcitation régnait dans tous les centres ouvriers. Mais nulle part les Unions ne se montraient plus agressives et plus tyranniques que dans la ville de Nottingham, où Mundella était sheriff et grand industriel. M. le Comte de Paris, dans son livre les Associations ouvrières en Angleterre, dépeint ainsi la situation : « Depuis bien des années, l’industrie de Nottingham souffrait cruellement. Les ouvriers, mal payés, achetaient à des prix exorbitans l’usage des métiers appartenant aux patrons, pour lesquels ils travaillaient à domicile. L’introduction des machines, qui menaçaient de réduire encore leurs salaires, en faisant concurrence à cette industrie casanière, amena l’explosion. Comme presque toujours en pareil cas, c’était le moment où les maîtres, à peu près ruinés eux-mêmes, étaient le moins en mesure de faire des concessions à leurs ouvriers. Le résultat fut non pas une grève, mais une véritable insurrection. Réunis la nuit en conciliabules secrets, les ouvriers déclarèrent la guerre aux nouvelles machines et formèrent des bandes armées pour les détruire. Toutes les manufactures furent attaquées, plusieurs pillées ou brûlées ; la contagion s’étendit aux comités voisins et bientôt les luddistes (nom emprunté par ces bandes à l’un de leurs chefs) exercèrent leurs ravages sur la plus grande échelle. Pendant six ans, ils reparurent à certains intervalles, malgré l’exécution de la plupart de leurs chefs.

« La répression fut inexorable… et la peine de mort fut décrétée contre quiconque serait convaincu d’avoir brisé un métier… et ce n’était pas une vaine menace, car, dans une seule année, on pendit 17 luddistes[3]. »

Mais ces exécutions, en arrêtant les désordres, n’avaient pas étouffé les passions qui les inspiraient et les Trade-Unions de Nottingham se considéraient presque comme les vengeurs des luddistes. De 1825 à 1860, elles fomentèrent des grèves incessantes et la misère devint telle qu’à certaines époques on constata que la moitié de la population vivait de l’assistance publique.

Mundella, dans sa déposition lors de l’enquête parlementaire de 1867, a fait un tableau effrayant de ces grèves : il en souffrait plus que tout autre, car elles affectaient gravement ses intérêts comme industriel, et en qualité de sheriff de Nottingham il était sans cesse obligé d’intervenir dans les conflits entre ouvriers et patrons pour faire respecter la loi et protéger les personnes et les propriétés. Depuis longtemps il cherchait le moyen de les prévenir et de les arrêter. Il crut l’avoir trouvé dans l’institution des conseils de prudhommes qu’il avait vus fonctionner en France. Ce conseil mixte, composé de délégués élus par les patrons et par les ouvriers, lui apparaissait comme le lien nécessaire entre les Unions de patrons et d’ouvriers, séparés par un antagonisme aussi funeste qu’absurde. Comme Howell et les autres chefs du vieux Trade-Unionisme, il se reportait volontiers au souvenir de ces ghildes de métiers dans lesquelles maîtres et compagnons réglaient d’un commun accord le taux des salaires et les conditions du travail. Imbu de cette idée, il comprenait le conseil des prudhommes, non pas tel qu’il existe réellement, mais tel qu’il devrait être, et il cherchait l’occasion de le faire entrer dans la législation anglaise. Cette occasion ne tarda pas à se présenter.

« En 1860, les affaires allaient au plus mal : une classe d’ouvriers demandant une augmentation considérable de salaires était en grève depuis onze semaines : toutes les Unions la soutenaient ; et les maîtres allaient avoir recours à la mesure extrême d’un loch ont général. Mais c’eût été, dit M. Mundella, jeter toute la population dans la rue et nous aurions eu une effroyable commotion. Nous étions tous las de ces procédés, et quelques-uns d’entre nous pensèrent qu’on pourrait essayer de quelque chose de mieux[4]. »

Mundella proposa donc aux industriels de constituer un tribunal d’arbitres et de demander aux ouvriers de lui soumettre la difficulté pendante. Il y eut naturellement beaucoup d’étonnement et beaucoup de résistance de la part des patrons, mais la majorité finit par accepter. Il fallut ensuite tout son ascendant et son talent de persuasion pour triompher des défiances des ouvriers et de la jalousie des chefs des Unions. Il a raconté lui-même dans l’enquête de 1867 comment il s’y prit : nous ne saurions mieux faire que de reproduire cette partie de sa déposition.

Les patrons avaient consenti à nommer un comité de trois membres avec mission d’inviter les ouvriers à une conférence qu’ils acceptèrent. « Nous nous rencontrâmes tous trois, dit-il, avec une douzaine environ des meneurs de la Trade-Union ; la discussion s’engagea avec eux ; je leur dis que l’état présent des choses était mauvais, qu’il nous semblait qu’ils cherchaient à abuser de leurs avantages quand il y avait beaucoup de commandes, tandis que de notre côté nous abusions également de la situation lorsque l’activité du marché se ralentissait ; qu’il était certain que c’était un système de vol et d’injustice. Nous autres patrons, nous cherchions toujours à réduire les salaires, tandis que les ouvriers tendaient sans cesse à les faire monter le plus possible. Dans l’un et l’autre cas, la grève était inévitable et ces grèves étaient un désastre pour tous, parce que, le plus souvent, c’était au moment où la demande était la plus grande que nos machines se trouvaient arrêtées. Nous leur suggérâmes qu’il y avait mieux à faire. Les ouvriers se montrèrent d’abord très soupçonneux, et il est impossible de décrire les regards anxieux qu’ils échangeaient entre eux. Quelques patrons critiquaient aussi notre système, qu’ils trouvaient humiliant et dégradant pour eux, cependant notre idée était bien arrêtée, et nous esquissâmes le plan de ce qu’on a appelé le système d’arbitrage et de conciliation. »

C’est ainsi que Mundella constitua en 1860 le premier Conseil permanent d’arbitrage et de conciliation qui ait fonctionné en Angleterre, the Board of Arbitration and Conciliation in the Glove and Hosiery Trade.

Les statuts rédigés par lui sont très simples, mais si pratiques que, depuis cette époque, il n’y a été apporté que des modifications peu importantes. Nous n’avons pas à entrer ici dans des détails d’organisation qui ont été maintes fois exposés et qu’on retrouve dans les nombreuses propositions de loi sur l’arbitrage déposées en France et en Belgique.

Mundella avait prévu la nomination d’un comité de conciliation chargé d’instruire toutes les affaires soumises au Conseil : c’est ce comité qui est devenu en fait le rouage le plus important du système. Il n’a pas le pouvoir de rendre une sentence arbitrale ; mais c’est lui qui, dans ses réunions trimestrielles, étudie contradictoirement les tarifs des salaires et les règlemens d’atelier, qui deviennent obligatoires quand ils ont été revêtus de la signature des délégués. Des comités de ce genre, connus en Angleterre sous le nom de Joint Board, Joint Commuee (Conseils mixtes), existent aujourd’hui dans presque toutes les branches de l’industrie anglaise, et on ne recourt que rarement à l’arbitrage.

Cette organisation, qui a eu des débuts si modestes, n’en constituait pas moins une révolution, non seulement au point de vue juridique, mais aussi au point de vue économique. Mundella, à la tête d’une grande usine, cherchant une solution pratique à des conflits déplorables, ne paraît pas s’être préoccupé des objections de cette nature, mais il est certain que les premiers Conseils d’arbitrage étaient absolument illicites, car, en 1860, le Master and Servant Act était encore en vigueur, et les lois de 1824-1825 n’avaient pas accordé la reconnaissance légale aux Trade-Unions auxquelles il était interdit sous les peines les plus sévères d’intervenir dans les contrats de louage (in restraint of Trade). L’acte de George IV sur l’arbitrage ne leur était pas applicable, et il fallut pour leur donner une existence légale les lois de 1867 et de 1872, connues sous le nom de Lord Saint-Léonard Act et de Mundella Act.

Mais l’objection juridique n’était pas la plus grave. Au point de vue économique, les effets étaient incalculables. Les patrons cessaient à partir de ce moment d’être maîtres de régler les salaires et les conditions du travail. Le pouvoir d’appréciation passait au Conseil de la corporation, et, les ouvriers s’y trouvant représentés au même titre que les patrons, on pouvait craindre de leur voir prendre dans la suite cette prépondérance du nombre qui avait tant effrayé les maîtres du XVe siècle et les avait amenés à demander au pouvoir royal la suppression des corporations et la réglementation par l’Etat.

La création de ces Conseils devait nécessairement entraîner la constitution de corporations puissantes, organisées légalement, car il faut que l’association ouvrière qui se soumet à l’arbitrage ait une discipline assez forte pour faire accepter par tous la sentence rendue ; il faut aussi qu’elle jouisse de la personnalité civile pour présenter une responsabilité effective et qu’elle soit assez stable pour que ses délégués puissent être instruits des nécessités de l’industrie, ce qui ne peut s’obtenir que par le concours d’experts et de conseils salariés par l’Union.

C’est ce que comprirent immédiatement les nouveaux chefs des Unions qui, animés d’un tout autre esprit que leurs devanciers, cherchaient à obtenir par les voies légales les résultats que les travailleurs n’avaient pu obtenir par la violence. Les Unions avaient alors à leur tête un comité directeur établi à Londres et connu sous le nom assez singulier de la Junta. Les difficultés d’une administration très compliquée, les responsabilités pécuniaires, la nécessité d’organiser une comptabilité régulière avaient bien vite fait écarter les anciens chefs qui ne devaient leur ascendant qu’à leur audace et à leur faconde. À leur place, on vit surgir des hommes comme William Allan, Robert Applegarth, Howell, Newton, Broadhurst et Macdonald, simples ouvriers comme eux, mais ayant su acquérir, à force de travail, une instruction assez complète.

L’expérience prouva vite aux nouveaux chefs qu’ils ne pourraient pas agir seuls et qu’il leur fallait, pour seconder leurs efforts et leur bonne volonté, le concours d’hommes appartenant à une autre classe et capables de les diriger sur le terrain parlementaire et judiciaire. Mundella fut un de leurs premiers conseillers, et il sut grouper autour d’eux des défenseurs dont l’influence a été considérable sur la démocratie anglaise. C’était, d’une part, lord Goderich, marquis de Ripon, et ses amis, qu’une certaine presse affectait d’appeler les socialistes chrétiens ; de l’autre, des professeurs des grandes Universités, des jeunes membres du barreau et du Parlement comme le professeur Beesly, Ludlow, Thomas Hughes, Harrisson et d’autres encore, qui comprirent toute l’importance du rôle qu’ils avaient à remplir et réussirent à gagner l’estime et l’affection des ouvriers. Ils cherchaient à arracher les Unions aux influences révolutionnaires et socialistes en prouvant aux travailleurs qu’ils pouvaient, par des voies légales et régulières, au moyen d’une entente avec les patrons, obtenir une meilleure répartition des bénéfices de la production et une amélioration de leur sort.

La création des conseils d’arbitrage leur parut la solution la plus favorable et la meilleure réponse à faire aux agitateurs et aux impatiens qui leur reprochaient de faire de la théorie et de perdre de vue les intérêts professionnels. En effet, par ce moyen, il leur devenait possible d’obtenir le relèvement progressif des salaires et la réduction des heures de travail sans ruiner périodiquement leurs caisses par des grèves désastreuses : ils comprirent que la reconnaissance de l’existence des Unions par les patrons était le premier pas vers la reconnaissance légale, et virent dans le Comité mixte le lien de droit entre l’Union des patrons et celle des ouvriers. Ils apportèrent à Mundella le concours le plus sincère et le plus efficace, et la nouvelle institution se propagea rapidement. De tous côtés, les ouvriers s’adressaient à Mundella qui dut se multiplier, faire partout des conférences, organiser des arbitrages et entretenir avec les chefs des patrons et des ouvriers une correspondance énorme dont les journaux ont récemment publié quelques extraits. Dans les lettres qu’il écrivait en 1867 à son ami George Fox, il ne cesse de parler de ses conférences et de ses tournées de propagande et il exprime en toute circonstance la conviction profonde que le moment est venu de « substituer à la vieille méthode barbare des grèves une méthode plus équitable et plus chrétienne. »

A son exemple, les hommes les plus considérables de l’Angleterre tenaient à honneur de remplir les difficiles fonctions d’arbitre. M. Chamberlain, qui était alors un des amis politiques de Mundella, fut un des plus ardens promoteurs des conseils d’arbitrage et il a rendu quelques sentences qui eurent à cette époque un grand retentissement. On n’a pas oublié non plus l’arbitrage du cardinal Manning lors de la grève des Dockers de Londres. Le succès des conseils d’arbitrage fut encore facilité par les heureux résultats obtenus par M. Kupert Kettle, simple juge de comté, qui, pendant plus de dix ans, a été l’arbitre incontesté des difficultés les plus graves et qui a rendu de très grands services en réglant la procédure à suivre dans ces questions où l’amour-propre et la passion jouent un si grand rôle.

Les conseils d’arbitrage ne tardèrent pas à se répandre dans tous les pays anglo-saxons et pénétrèrent, quoique plus difficilement, en France et en Belgique.


II

L’homme, qui a su, par son initiative et la puissance de sa volonté, obtenir de pareils résultats est encore peu connu en France, et pourtant tous ceux qui s’occupent de questions sociales feraient bien de méditer les enseignemens qui ressortent de sa vie privée et publique. En effet, non seulement Mundella, par son caractère et ses hautes qualités, mérite l’admiration et la sympathie, mais il a été pendant toute son existence si intimement mêlé aux ouvriers, il s’est tellement identifié à eux et résume si bien leurs aspirations et leurs tendances que son histoire ressemble à une monographie des travailleurs anglais.

Au risque d’aller à l’encontre de certaines théories, nous devons cependant reconnaître qu’il n’était pas un Anglo-Saxon ; comme celle de Disraeli, sa famille venait d’Italie : mais il était de race latine et son père était un paysan propriétaire de la province de Côme, qui fut compromis en 1815 dans les conspirations des carbonari et dut se réfugier en Angleterre où il se maria avec une jeune ouvrière en dentelles. John Anthony Mundella naquit à Leicester en 1825 : il connut dès ses premières années les privations et les souffrances de la lutte pour la vie, car sa famille n’était pas riche et n’avait d’autres ressources que le travail du père et de la mère ; mais il eut le bonheur d’être élevé par une femme intelligente, instruite, qui, sans se laisser absorber par les préoccupations matérielles, sut inculquer à ses enfans le culte du bien et l’amour du beau. À cette époque, on n’avait pas encore organisé l’enseignement primaire public et John Anthony eut peine à trouver place dans l’école paroissiale. Il y montra de rares aptitudes et un vif désir de s’instruire, mais il ne lui fut pas possible de continuer ses études. Des chômages prolongés et la naissance d’autres enfans avaient amené la misère dans le ménage et dès l’âge de neuf ans, l’aîné dut quitter la classe pour travailler dans une imprimerie. C’est là qu’à force d’énergie, il trouva le moyen de continuer ses études, passant tout le jour dans l’atelier et profitant, pour compléter son instruction, des cours du soir et des écoles du dimanche.

A douze ans, il quitta l’imprimerie pour faire son apprentissage dans une fabrique de bonneterie ; il s’y fit remarquer par son zèle et son intelligence, et ne tarda pas à devenir contremaître dans l’usine Harris, de Leicester. Dès lors, sa vie matérielle fut mieux assurée et il put entrevoir la perspective d’un travail plus rémunérateur encore, mais il lui restait le regret de ne pouvoir s’instruire. Il avait le culte de la science, et toute sa vie, il déplora de n’avoir pas reçu l’instruction classique dans une école supérieure. Peut-être avait-il tort, car c’est à cette formation où l’initiative individuelle et la volonté eurent plus de part que les enseignemens du maître qu’il dut le développement de sa puissante personnalité. En tous cas, comme l’a fait très justement remarquer sa fille, Mme Roby Thorpe, c’est en vivant au milieu des ouvriers qu’il a appris à les si bien connaître et qu’il a su mieux que personne apprécier toutes choses en se plaçant à leur point de vue.

La maison paternelle lui fournissait des enseignemens d’un autre ordre ; son père vendait des journaux et le jeune garçon dévorait avec avidité la Voix du Peuple et le Poor Man’s Advocate de O’Doherty, les pamphlets socialistes de Robert Owen et d’autres journaux plus techniques comme le Trade-Union Magazine et le Mechanic’s Weekly Journal, organes des associations ouvrières. Il y trouvait des déclamations ardentes sur les droits des travailleurs et l’exposé des doctrines les plus révolutionnaires ; il fallut son bon sens précoce, et l’influence de sa mère pour l’empêcher de succomber à l’entraînement.

Thomas Cooper dans son autobiographie raconte que, vers 1839, il trouva dans Mundella un disciple et un admirateur. « Je venais, dit-il, d’adresser un chaleureux appel au patriotisme des jeunes Anglais, quand un beau jeune homme s’élança sur la plate-forme, déclarant qu’il était du parti des travailleurs et qu’il voulait être enrôlé comme chartiste… La sincérité de son zèle et la chaleur de sa parole excitèrent les acclamations d’un public composé exclusivement d’ouvriers. Il n’avait pas quinze ans quand il dut trop tôt se séparer de nous en quittant Leicester, et je ne le vis que dans cette seule occasion. »

Il est difficile de dire dans quelle mesure Mundella aurait subi l’influence et la direction du tribun populaire. Vers cette époque, il entra comme directeur dans la manufacture de MM. Hyne, à Nottingham, et son activité se porta tout entière sur ces nouvelles fonctions. Il avait le don de se faire aimer et apprécier partout, et ses patrons ne tardèrent pas à lui accorder toute leur confiance.

En 1844, à peine âgé de dix-neuf ans, il épousa une jeune fille qui ne lui apportait en dot que sa jeunesse et sa grande beauté. Je regrette qu’il me soit interdit de reproduire ici le portrait que Mme Roby Thorpe a tracé de sa mère et les détails qu’elle m’a communiqués sur la vie de famille de ses parens ; ces pages touchantes qui semblent détachées d’un roman de Dickens contiennent pour qui sait les lire un profond enseignement et révèlent sous son véritable aspect le caractère de Mundella. Il aimait sa femme avec passion et elle exerça sur toute sa carrière la plus heureuse influence. Intelligente et discrète, jugeant bien les hommes et les choses, lisant beaucoup et parlant peu, elle sut être à la hauteur de toutes les fortunes et les amis de son mari la consultaient volontiers sur les questions les plus graves, bien qu’elle professât, ajoute sa fille, une horreur profonde pour les femmes qui font de la politique.

Les appointemens du jeune directeur ne s’élevaient à cette époque qu’à 80 livres st. (2 000 francs) par an ; mais quatre ans plus tard en 1848, il entra comme associé dans la maison qui prit pour raison sociale Hyne, Mundella and C° et ne tarda pas à devenir une des plus importantes de la région. À cette époque, sa santé parut gravement compromise par l’excès du travail, et pour le forcer à prendre un repos devenu nécessaire, on l’envoya à Chemnitz en Allemagne, où MM. Hyne avaient fondé une succursale pour la production de certains articles spéciaux. Il profita de ce voyage pour étudier les institutions de l’Allemagne et de la Suisse et s’occupa surtout de l’organisation de l’instruction primaire et des écoles professionnelles.

Car déjà, malgré le soin qu’il apportait à ses affaires, il trouvait encore le temps de s’occuper des œuvres d’enseignement. Par reconnaissance pour les services qu’elles lui avaient rendus dans son enfance, il s’était particulièrement dévoué aux écoles du dimanche ; il tint à honneur d’y professer lui-même : toute sa vie, il fit partie des conseils de direction et finit par devenir président du conseil régional. Il n’apportait du reste dans sa propagande aucun esprit exclusif ou sectaire et il était toujours prêt à donner son concours à toutes les écoles, confessionnelles ou non.

À peine âgé de vingt-huit ans, il fut nommé sheriff de Nottingham ; il fit partie de 1854 à 1860 du conseil de la Cité et y siégea comme alderman jusqu’en 1874. En 1855, il devint président de la chambre de commerce et prit une part active à la campagne menée par Cobden et la ligue de Manchester en faveur du libre-échange et des traités de commerce. Au moment des négociations avec la France, il fut adjoint à Richard Cobden pour discuter les tarifs et il prit une large part à la conclusion du traité.

Dans toutes ces fonctions rendues très difficiles par l’état d’esprit de la population qu’il avait à administrer, il déploya des qualités de premier ordre et sut se concilier l’estime et la confiance de tous ses concitoyens. Il avait le don si rare de la popularité et il sut toujours en user pour faire le bien et amener l’apaisement.


III

Le succès des conseils d’arbitrage et de conciliation avait fait connaître dans toute l’Angleterre le nom de Mundella. Aux élections générales de 1868 pour le renouvellement de la Chambre des communes, il fut choisi comme candidat par un groupe d’électeurs de Sheffield, grande ville manufacturière qui était alors le théâtre de grèves et de crimes mystérieux attribués aux Trade-Unions. Le siège de Sheffield était occupé par un des hommes les plus distingués du parti whig, M. Roebuck, qui s’était rendu impopulaire par ses attaques contre M. Gladstone, par ses sympathies hautement avouées pour les confédérés du Sud et surtout par son attitude agressive vis-à-vis des Unions dont les excès l’indignaient. Les comités électoraux hésitèrent d’abord, à cause du talent de M. Roebuck et des services qu’il avait rendus, mais les ouvriers qui, pour la première fois, allaient prendre part au scrutin en vertu de la réforme électorale manifestèrent si énergiquement leur volonté qu’il fallut leur céder. Mundella accepta la candidature et, dès les premières réunions, abandonnant le terrain politique pour développer le programme des revendications ouvrières, il excita dans les masses un enthousiasme indescriptible. Le 27 novembre, il fut élu par 12 253 voix contre 9 571 restées fidèles à M. Roebuck. Il fut jusqu’à sa mort représentant de Sheffield et réélu chaque fois à de fortes majorités.

Son entrée au Parlement modifia profondément sa vie ; il se consacra tout entier à ses nouvelles fonctions et ne tarda pas à se retirer des affaires, disant avec une grande simplicité « que sa famille ne se composant que de sa femme et de ses deux filles dont l’une lui servait de secrétaire, il ne se sentait pas l’obligation de travailler pour amasser une grosse fortune. »

M. Gladstone connaissait la valeur de Mundella et tenait à l’attacher à sa politique : il se fit seconder par lui lors de la discussion de l’adresse à l’ouverture de la session de 1869. Les débuts du député de Sheffield furent très remarqués ; sans être un grand orateur, il avait un réel talent de parole, une merveilleuse clarté d’exposition, et ses discours étaient toujours remplis de faits et d’aperçus nouveaux. Dans une des premières discussions auxquelles il prit part, il s’engagea à ne jamais intervenir que lorsqu’il aurait à apporter au débat des argumens contrôlés par son expérience personnelle. Il tint scrupuleusement parole et acquit ainsi une autorité incontestable sur la Chambre des communes, dont il devint un des orateurs les plus écoutés.

Mundella avait été nommé comme radical et sa profession de foi était très accentuée. Il demandait la suppression du cens comme base de l’électorat, un système d’éducation nationale fondé sur la neutralité de l’école et comprenant l’enseignement professionnel. le disestablishment de l’Eglise officielle d’Irlande, l’abolition des taxes ecclésiastiques, l’admission des dissidens dans les universités, l’établissement de conseils d’arbitrage et de conciliation, la réforme financière, en un mot tout ce qui constituait à cette époque le programme des radicaux. Il est inutile de dire que le mot radical n’a pas dans la langue parlementaire anglaise le même sens que dans la nôtre. La suppression du privilège de l’Eglise d’Irlande et la neutralité de l’école n’étaient dans l’esprit de Mundella que la conséquence logique du bill d’émancipation des catholiques et des mesures d’apaisement et de justice que M. Gladstone réclamait en faveur de l’Irlande. Il était profondément loyalist et servait le gouvernement de la reine sans arrière-pensée et avec le plus entier dévouement. Il comprenait que les grandes réformes ne peuvent être réalisées que par une autorité incontestée et que sans elle l’organisation corporative anglaise, établie sur l’équilibre des intérêts, dégénérerait bien vite en anarchie et en guerre sociale. Son radicalisme consistait surtout dans le dédain que professent en général les hommes d’action pour le jeu du parlementarisme libéral et par une tendance parfois excessive à faire intervenir l’Etat pour briser les résistances de la routine et de l’intérêt privé. Par son éducation, il avait échappé à l’influence des écoles et à la tyrannie des formules apprises et c’est ce qui explique son éclectisme dans les questions sociales. Malgré son admiration pour l’école de Manchester, il n’hésitait pas à proclamer la nécessité de l’intervention de l’Etat en matière d’enseignement et de réglementation du travail et à réclamer une organisation légale des Trade-Unions. Soit qu’il partageât sur ce point les préjugés des ouvriers au milieu desquels il avait vécu, soit qu’il eût reconnu que l’initiative privée ne pouvait résoudre sans le concours de la loi les problèmes contemporains, il n’hésita pas à se séparer de ses plus anciens amis, partisans déterminés du Help yourself. Dans ces questions, il suivait sa propre impulsion se guidant avec une sorte d’instinct religieux sur ce qu’il croyait être son devoir. C’est surtout par ce singulier mélange de jacobinisme et de mysticisme qu’il se rapproche du type de ces ouvriers anglais si admirablement décrits dans les ouvrages de lord Beaconsfield et de M. le Comte de Paris.

Au moment même où Mundella entrait à la Chambre des communes, l’existence des Trade-Unions se trouvait remise en question. Le gouvernement, à la demande du comité central et sous la pression de l’opinion publique, venait d’ordonner une enquête extra-parlementaire pour voir s’il y avait lieu de réviser la législation en vigueur. Ce fut le signal d’attaques violentes contre les associations ouvrières, et une partie de la presse fit campagne pour obtenir l’abrogation des lois de 1824 et 1825 en prenant pour prétexte les crimes commis par les Unions à Sheffield et à Manchester ; de leur côté, Ludlow, Harrisson et Beesly défendirent avec talent les droits des associations, et les chefs de la Junta, Applegarth et Allan, déposèrent avec une modération et une conviction qui causèrent une impression profonde. Mundella vint au nom des patrons de Nottingham faire une déposition dont nous avons reproduit déjà quelques extraits et dans laquelle il se montrait le défenseur convaincu de la liberté d’association. Il fit connaître les résultats déjà obtenus par les conseils d’arbitrage et contribua dans une large mesure au succès de la cause des ouvriers.

Contrairement aux prévisions des adversaires, le premier résultat de l’enquête fut le vote du bill Cobett, qui abrogeait le Master and Servant Act, et qui fut soutenu par lord Elcho. Le rapport déposé en 1868 concluait à la reconnaissance légale des Unions et à leur droit d’acquérir la personnalité civile en se faisant enregistrer comme Friendly Societies. C’était méconnaître les différences essentielles qui existent entre les deux sortes d’associations, et dans un mémoire très complet, qui a mérité d’être appelé la charte de liberté des Trade-Unions, Harisson démontra qu’il était nécessaire de recourir à une législation spéciale.

Mundella s’inspira de ce travail pour déposer en 1869 avec Thomas Hughes un bill tendant à la reconnaissance légale des Unions. Ce bill donna lieu à de vives controverses : il y avait même parmi les unionistes des opposans de principe. Un publiciste populaire, Potter, qui avait une certaine influence sur les ouvriers, en profita pour attaquer Gladstone et Mundella : il les accusait de mettre les Unions sous la dépendance de la police et de tendre à la mainmise sur le patrimoine corporatif. Mais le comité central désavoua Potter et soutint le bill Mundella.

Mundella ne devait cependant pas avoir l’honneur de le faire triompher ; les whigs avaient trop d’attaches avec la haute banque et la grande industrie pour donner l’indépendance complète aux Unions. Les lois de 1870-71 ne furent qu’une sorte de transaction qui mécontenta à la fois les patrons et les ouvriers. Henry Crompton les a définies d’un mot. « La légitimité de la grève et les associations faites en vue de la soutenir étaient reconnues, mais tous les moyens employés pour réduire l’opposition des patrons étaient déclarés illégaux. » La troisième clause du bill qui contenait des pénalités très sévères fut encore aggravée par la Chambre des lords. Mundella et Th. Hughes furent les seuls à défendre devant la Chambre l’intégralité des demandes des Unions.

A la suite de ce vote, commença une très vive agitation : de toutes parts, les Unions multiplièrent les pétitions et les meetings pour demander l’abrogation du Criminal Amendment Act, mais tous les efforts échouèrent devant l’opposition de Gladstone qui craignait de mécontenter sa majorité. Comme au temps de Peel, les conservateurs saisirent l’occasion et prirent la tête du mouvement : les élections de 1874 firent entrer au Parlement en même temps qu’une majorité de tories, treize candidats ouvriers parmi lesquels se trouvaient Macdonald et Burt, et fidèle aux engagemens pris, Disraeli, devenu premier ministre, fit voter en 1875 le bill d’émancipation. On était alors à l’apogée du mouvement corporatif, et le congrès de Sheffield avait pu constater l’adhésion de 1 100 000 ouvriers syndiqués régulièrement représentés.

« L’Employer and Workmen Act 38 et 39 vict. 90, donnait toute satisfaction aux Unions : maîtres et ouvriers devenaient deux parties traitant sur le pied d’égalité et la loi reconnaissait le Collective Bargaining (marchandage collectif) avec toutes ses conséquences.

Mundella déplorait l’aveuglement de ses amis politiques qui lui semblaient méconnaître les exigences de la situation, mais ses idées rencontraient une grande résistance parmi les radicaux. John Bright et lord Shaftesbury étaient les adversaires résolus du régime corporatif, qu’ils considéraient comme la pire tyrannie que les ouvriers aient jamais subie, et ils avaient avec eux des hommes comme John Morley, qui s’indignait de la conduite des Unions vis-à-vis des travailleurs non syndiqués.

Les ouvriers n’admettaient pas ces scrupules et considéraient cette résistance comme une trahison. Ils avaient voté en grande majorité aux élections générales pour les candidats tories et au Congrès de Glasgow en 1875, les vétérans des Unions Odger et Howell firent un éloge chaleureux du cabinet conservateur et de M. Cross qui avait présenté le bill.

Mundella était un des apôtres de la liberté d’association, mais il avait suivi de trop près le développement et la vie des associations ouvrières pour ne pas comprendre que la liberté illimitée est un danger et une chimère. Il croyait que seule l’autorité de la loi peut donner à l’organisation corporative toute l’étendue qu’elle doit avoir et permettre aux petits et aux faibles d’y trouver place. Sans aller jusqu’à la corporation obligatoire telle qu’elle existe en Allemagne et en Autriche, il pensait que la liberté d’association pouvait coexister avec un cadre professionnel légal assurant une protection et une représentation efficaces à tous les membres d’une même industrie.

En cela, il restait fidèle aux principes qu’il avait toujours professés et ne se séparait pas de ses anciens compagnons de lutte. Mais en ce qui touche à la réglementation du travail, il entra à cette époque dans une voie différente, et, sans s’arrêter à l’opposition de Fenwick, de Hurt, d’Howell et des autres chefs des vieilles Unions, on le vit s’unir à Pickard, à Tom Mann et à Ben Tillet, représentans des nouvelles Unions pour présenter et soutenir des propositions de loi tendant à faire intervenir l’Etat dans la limitation des heures de travail, l’arbitrage industriel et la garantie des accidens du travail. Combattu par Gladstone et Bright, il trouva un appui inattendu dans Disraeli et le parti tory, qui accepta résolument cette politique et s’en fit une arme contre les libéraux. Ceci demande une explication. Les grandes réformes accomplies ou proposées depuis quarante ans par Gladstone et ses amis, la suppression du privilège de l’Eglise d’Irlande, la réforme électorale et surtout le Home Rule portent atteinte à l’unité de l’Angleterre et tendent à modifier profondément son ancienne constitution ; Mundella lui-même, en provoquant l’organisation de corporations puissantes et autonomes, a déplacé l’équilibre social dans un sens démocratique. Or les démocraties ne peuvent se passer d’un pouvoir fort et centralisé, sous peine de finir dans l’anarchie.

Wbigs et tories, le comprirent et malgré la différence de leurs principes, leurs efforts convergent vers un même but.

Disraeli, en proclamant la Reine constitutionnelle d’Angleterre impératrice des Indes, avait en vue autre chose qu’une flatterie et il rêvait de fortifier la monarchie en lui rendant les privilèges usurpés par l’aristocratie parlementaire. L’auteur de Sybil et de Coningsby avait depuis longtemps entrevu l’idéal d’une royauté émancipée, se faisant la patronne des travailleurs de la terre et de l’usine et s’appuyant sur le peuple pour affirmer ses droits. De leur côté, Gladstone et Mundella travaillaient également à renforcer le pouvoir central et à augmenter ses droits et ses attributions par les nouvelles lois municipales et scolaires. Mais Mundella allait beaucoup plus loin que Gladstone, et s’il reconnaissait avec lui la nécessité de fortifier l’autorité de l’Etat, c’était avec l’intention de s’en servir pour réaliser légalement les améliorations et les réformes que les Trade-Unions avaient si péniblement obtenues au prix de longues années de lutte et de misère et qui restaient encore lettre morte pour la grande masse des travailleurs.

Le parti conservateur anglais accepta franchement cette politique que Disraeli avait souvent préconisée dans ses livres en décrivant le rôle social de la Monarchie ; il n’hésita pas à s’appuyer sur le peuple pour combattre l’oligarchie parlementaire et à promettre aux ouvriers, en échange des mesures propres à affermir l’autorité royale, des réformes immédiates et la satisfaction de leurs revendications légitimes.

Dans la dernière partie de sa carrière, Mundella, qui travaillait sans relâche à l’élaboration d’une législation du travail, fut presque toujours appuyé par les tories.

En 1872, il obtint du Parlement le vote d’une loi qui porte son nom et qui consacrait légalement l’existence des conseils d’arbitrage, mais cette loi ne donnait qu’une satisfaction incomplète à ses aspirations, il ne cessa d’en demander la révision.

Cette même année, malgré la résistance des membres de la Junta, il présenta un bill contenant un ensemble de dispositions destinées à compléter le Factory’s Act. Sa proposition tendait à la protection des femmes et des enfans employés dans l’industrie, à la suppression du Truck system, et à la police sanitaire des usines, mais elle contenait un article plus grave et plus discutable qui fixait à cinquante-quatre heures par semaine la durée légale du travail, même pour les adultes.

Gladstone s’opposa énergiquement à l’adoption de ce bill. Mundella le retira pour déposer en 1873 un projet plus complet de révision et de codification de la législation existante dans lequel il maintenait ses dispositions sur le travail des adultes en les accentuant encore. Le gouvernement fit ajourner la discussion sous prétexte d’attendre les résultats d’une enquête sur les conditions du travail dans les manufactures.

Après la chute du ministère Gladstone, Mundella reprit sa proposition devant le nouveau Parlement au courant de l’année 1875. Les conservateurs avaient pris à cet égard au cours de la campagne électorale des engagemens formels et en seconde lecture, le bill Mundella fut voté par 216 voix. Mais entre la seconde et la troisième lecture, le vicomte Cross déposa au nom du gouvernement un projet de loi qui reproduisait la proposition Mundella en y apportant certaines modifications, et le nouveau Factory’s Act fut adopté avec la limitation des heures de travail fixée à cinquante-six heures et demie au lieu de cinquante-quatre. Cette fois encore, les conservateurs eurent l’habileté de prendre à leur compte une réforme extrêmement populaire, mais l’initiative prise par Mundella ne fut pas oubliée et lui valut de la part des ouvriers les témoignages les plus touchans de reconnaissance.

Malgré la longueur de la citation, il me semble impossible de ne pas reproduire quelques passages d’un article du Manchester Guardian publié le lendemain de la mort de Mundella et relatant la grande manifestation du 9 août 1884, dans laquelle huit mille ouvriers des manufactures de coton du Lancashire, du Cheshire et du Derbyshire vinrent solennellement remercier le promoteur du Factory’s Act de 1875.

Ces braves gens avaient ouvert une souscription pour offrir à Mme Mundella un très beau buste en marbre de son mari, œuvre du sculpteur Boehme et une garniture de flambeaux d’argent.

Ces présens étaient accompagnés d’une adresse signée par le président du comité de souscription et par les secrétaires généraux des Unions des Filateurs et Tisseurs de coton, MM. Mawsdley et Birtwhistle. La remise en fut faite dans la grande salle de l’hôtel de ville de Manchester. Le maire qui présidait la réunion fit l’éloge de Mundella et lut une lettre de lord Shaftesbury s’excusant de ne pouvoir venir féliciter son vieil ami. M. Birtwhistle rappela les luttes qu’avait eues à soutenir l’auteur de la loi de 1875 et l’opposition qui lui avait été faite : il déclara que les craintes manifestées à cette époque ne s’étaient pas réalisées.

Mundella remercia en termes émus les membres de la réunion :

« Vous avez bien voulu me dire que cette législation avait été pour vous le plus grand des bienfaits, que la loi que j’ai présentée a apporté dans vos foyers un peu de joie et de soleil et qu’elle vous avait procuré quelques loisirs pour vous reposer et vous instruire. Si j’ai vraiment pu le faire, je suis plus que récompensé. On avait dit que les patrons en souffriraient et que ce serait la ruine de votre industrie. Mais hier encore, un grand industriel, mon collègue, répondait à mes questions : « Cette loi a été un « bienfait pour tout le monde. » Je vous assure que quelle que soit la durée de ma vie, quel que puisse être mon sort, je resterai toujours à votre service. »

Ces paroles sont l’expression vraie de la pensée de Mundella : mais il semble que les orateurs de 1884 aient été un peu optimistes. La question de la limitation des heures de travail pour les adultes n’était pas tranchée par la loi de 1875 et ne l’est pas encore aujourd’hui. En 1888 et 1889, il se trouva une majorité aux Congrès des Trade-Unions de Bradford et de Dundee pour repousser une proposition en faveur du Eight Hours bill (loi des huit heures) : Burt et Howell l’ont énergiquement combattue et ce n’est qu’à partir de 1890, que les Trade-Unions l’ont insérée dans leur programme. Mundella ne partagea pas leurs hésitations et il fut un de ceux qui soutinrent devant la Chambre des communes le bill des huit heures. Il s’est expliqué très nettement à cet égard et affirmait que le travail limité qui permet de demander aux ouvriers un maximum d’effort a l’avantage de tirer tout l’effet utile des machines et est essentiellement favorable aux patrons. La crise actuelle prouve que tous les industriels ne partagent pas cette manière de voir.

Il n’était pas moins absolu dans les questions d’enseignement. Toute sa vie, il fut partisan des nouvelles lois qui ont rendu l’instruction obligatoire en Angleterre, et à ses débuts au Parlement il avait soutenu le bill Forster qui ne lui donnait pourtant qu’une satisfaction incomplète.

Malgré leurs divergences sur les questions sociales, Gladstone avait la plus grande estime pour Mundella et considérait son concours comme indispensable à cause de la popularité dont il jouissait parmi les ouvriers. Aussi, après les élections de 1880, il n’hésita pas à le faire entrer dans le cabinet en lui confiant le portefeuille de l’Instruction publique. Mundella profita de son court passage au ministère pour contribuer dans une large mesure à l’adoption des lois scolaires actuellement en vigueur. Il fut nommé membre du Conseil privé et, après sa sortie du ministère, il fut élu sociétaire de la Royal Society, honneur auquel il attachait un grand prix et qu’il avait mérité par son dévouement à la cause de l’enseignement public. Lorsque les whigs revinrent aux affaires en 1886, il fit partie du ministère comme président du Board of Trade dans le nouveau cabinet. C’était là son véritable poste, et il y était admirablement préparé par les travaux de toute sa vie. Il connaissait mieux que personne les questions industrielles et les questions douanières, car soit comme industriel, soit comme représentant de la grande ville manufacturière de Sheffield, il avait dû étudier et résoudre des affaires de toute nature.

Nous ne pouvons entrer dans le détail de son administration. L’Angleterre lui est en grande partie redevable de la législation sur les contrefaçons et les marques de fabrique, devenue nécessaire par suite des empiétemens et des fraudes de la concurrence allemande.

Il fut deux fois président du Board of Trade et se trouva en pleine réaction économique, au moment où l’Allemagne, les États-Unis et la France dénonçaient les traités de commerce et relevaient leurs tarifs douaniers. Il se préoccupait vivement de cette situation, craignant de voir se fermer devant les produits anglais tous les marchés du continent, mais il resta fidèle aux principes du libre-échange. Il combattit énergiquement un bill présenté par le duc de Richmond pour arrêter l’importation du bétail étranger et il n’hésita pas à dénoncer à plusieurs reprises les mesures prises sous prétexte de police sanitaire pour assurer aux grands propriétaires le monopole du marché anglais. La vie à bon marché lui semblait être une condition sine qua non de la supériorité de l’industrie anglaise. Il ne cessait de répéter qu’un ouvrier bien nourri, travaillant pendant un temps limité, pouvait seul tirer tout l’effet utile des machines et n’avait rien à redouter de concurrens affamés et surmenés.

Un de ses premiers soins en arrivant au Board of Trade fut d’organiser un Bureau de statistique pour établir le taux des salaires, la durée des heures de travail et les conditions de la production dans les différentes industries. Il en confia la direction à un ancien ouvrier, John Burnett, et le chargea de rédiger et de publier tous les mois la Gazette du Travail, recueil officiel qui contient tous les renseignemens pouvant intéresser le commerce et l’industrie. Il n’est pas nécessaire d’insister sur cette institution, qui existe aujourd’hui en France, en Belgique et aux États-Unis.

Il s’occupa également de la création d’inspecteurs du travail, mais il chercha toujours à prendre les inspecteurs, non pas parmi les fonctionnaires, mais dans les cadres des corporations. C’est ainsi qu’en 1894, il fit entrer dans la commission de contrôle des chemins de fer deux délégués de l’Union des employés des chemins de fer.

Enfin il créa une direction des pêches, et prit l’initiative d’une série de mesures pour la protection du poisson d’eau douce. Il paraît même un peu surprenant pour des Français qui ne partagent pas le culte des Anglais pour les sports de voir la place énorme qu’occupe, dans les journaux anglais qui ont fait la biographie de Mundella, le récit détaillé des banquets ou des présens qui lui furent offerts en diverses circonstances par les nombreuses sociétés de pêcheurs du Royaume-Uni. La direction des pêches créée en 1886 s’occupe surtout des pêches maritimes qui constituent une des grandes industries anglaises et occupent une flotte considérable.

Mundella dut quitter le ministère du commerce en 1894, dans des conditions très pénibles pour lui, à l’occasion de la liquidation de la New Zealand Loan and Mercantile Company limited dont il avait été un des administrateurs de 1870 à 1892. Cette société, après des débuts très heureux, périclita par suite de la mauvaise gestion de l’Agence coloniale, et, moins d’un an après que Mundella s’en fut retiré pour entrer au Board of Trade, elle fut mise en liquidation. A la suite de procès en responsabilité, les administrateurs se trouvèrent en cause, et la presse d’opposition en profita pour attaquer le ministère, sous prétexte qu’en cette affaire le ministre chargé de diriger par ses agens l’enquête sur les agissemens de la société était un des administrateurs incriminés et un des gros actionnaires. Le rapport du juge de paix William Vaughan, tout en mottant hors de cause la personnalité de Mundella, rendait sa situation difficile. Il n’hésita pas à donner sa démission, malgré la résistance du premier ministre, lord Roseberry, son ami. Il s’expliqua quelques jours après devant la Chambre des communes, dans un discours qui le montre tel qu’il était avec sa loyauté et son scrupuleux sentiment de l’honneur. Voici un des passages de ce discours qui a été publié dans le Daily News :

« Peut-être trouvera-t-on que j’aurais dû insister davantage pour faire accepter immédiatement ma démission. Je laisse de côté la résistance tout amicale du premier ministre, qui a refusé une première fois, mais je tiens à faire ma propre confession. Personne ne sait à quel point j’aimais les fonctions que je remplissais. Grâce à elles, je pouvais m’occuper des questions que j’ai étudiées toute ma vie, et j’entrevoyais la possibilité d’atteindre enfin le but en vue duquel j’ai travaillé si longtemps et si dur. Laisser inachevée la tâche à laquelle on s’était consacré tout entier, est un sacrifice dont il est difficile d’exagérer l’amertume, mais maintenant qu’il est accompli, la Chambre me permettra de dire qu’au milieu de mes regrets, je goûte encore certaines consolations. Mes collègues ne seront plus attaqués à cause de moi, et aucun soupçon ne peut plus planer sur mon administration. Redevenu libre… je continuerai à lutter pour les mêmes causes, et à défendre les principes qui ont dirigé toute ma carrière. Fort de la conscience de mon droit, mon esprit se repose dans la ferme assurance que lorsqu’on connaîtra la vérité, tous sauront comme je le sais et comme je me sens en droit de l’affirmer, que pendant toute ma vie, je n’ai rien dû qu’à mon propre travail, et que j’ai toujours su préserver mon nom de toute tache et de tout déshonneur. »

Cette fière déclaration fut accueillie par des marques unanimes de sympathie, toute la Chambre sans acception de parti voulant témoigner son respect pour un homme qui avait rendu tant de services ; ses adversaires politiques n’hésitèrent pas à lui rendre pleine justice.


Ces événemens attristèrent la vieillesse de Mundella : en 1890, il avait eu le malheur de perdre sa femme et il s’était senti atteint dans le plus profond de son être. Sa sensibilité excessive et sa santé affaiblie par tant d’épreuves lui rendaient plus nécessaire encore cette douce intimité de la famille qui avait été la joie et le charme de sa vie. Il eut d’ailleurs la consolation de retrouver dans ses deux filles des natures d’élite dont l’affection et les soins ne lui firent jamais défaut et qui entourèrent ses dernières années du plus tendre et du plus infatigable dévouement.

Aux élections de 1895, les conservateurs, très nombreux à Sheffield, où un tiers de la représentation appartient à la nuance tory, décidèrent qu’ils ne lui opposeraient pas de concurrent et il fut réélu à l’unanimité. Ce simple fait prouve mieux qu’un long commentaire l’estime et la confiance qu’il avait su inspirer même à ses adversaires.

Il continuait à prendre une part active aux travaux du Parlement et se faisait un devoir d’assister aux séances. Il appuya de sa parole et de ses votes le loi sur les accidens du travail[5] et réussit dans la même année à faire adopter une disposition de loi sur l’arbitrage complétant l’Act Mundella de 1872.

Cette loi dont il a été tant parlé depuis quelques semaines est très courte, elle se compose de deux articles. Elle permet en cas de grève au président du Board of Trade d’intervenir : soit d’office, pour proposer l’arbitrage et inviter les parties à choisir des arbitres ; soit à la requête d’une des parties, pour mettre l’autre partie en demeure de s’expliquer ; soit encore, à la requête des deux parties, pour désigner un ou plusieurs arbitres, si elles n’ont pu se mettre d’accord sur les personnes.

Dans la grève actuelle, toutes les éventualités se sont produites. C’est d’abord un industriel qui s’est offert spontanément et que les patrons ont refusé après avoir été mis en demeure par les ouvriers. Puis c’est le président du Board of Trade, M. Richtie, qui, à deux reprises, a offert, soit de remplir le rôle d’arbitre, soit de désigner M. Llevillyan Smith du Labour department.

On comprend l’importance de cette loi : quand l’arbitrage échoue, il n’y a que deux solutions : l’écrasement d’un des partis par l’autre ou l’intervention directe de l’État. Dans les derniers temps, Mundella penchait visiblement pour l’intervention de l’État et aurait voulu rendre l’arbitrage obligatoire. L’attitude actuelle des patrons prouve qu’en pareille matière, cette solution aurait peu de chances de réussir.

Ce fut le dernier acte de sa vie politique. Sa santé, déjà plusieurs fois compromise par les excès de travail, allait s’affaiblissant. Au mois de juillet dernier, il fut frappé d’apoplexie et s’éteignit doucement après quelques jours de maladie. Il avait eu avant sa mort la satisfaction de constater le succès de son œuvre et de voir la rapide extension des Conseils d’arbitrage et de conciliation.

Nous n’avons pu en faire ici l’historique, même succinct, mais on sait qu’il existe maintenant dans presque toutes les branches de l’industrie anglaise des Joint Boards, Joint Commutees, constitués sur le modèle de celui de Nottingham. En 1892, grâce à l’invitation de M. Mundella, j’ai pu assister à quelques séances de l’enquête royale du travail et entendre l’éloge de ces Conseils d’arbitrage fait par les plus grands industriels de l’Angleterre et par les délégués des Trade-Unions. Rien de plus instructif que les procès-verbaux de cette enquête où se trouvent les détails les plus minutieux sur le fonctionnement des tarifs à échelle mobile (sliding scale) usités dans les houillères et l’élaboration de ces tarifs à la pièce, qui ont nécessité la création d’un corps d’experts spéciaux connus sous le nom de Cottonmen. Mais ce qui est surtout remarquable, c’est l’apaisement qui s’est produit dans le monde du travail et le ton de cordiale estime avec lequel patrons et ouvriers discutent aujourd’hui ces questions. Cette enquête fut un véritable triomphe pour Mundella ; tous les déposans lui apportaient leur tribut d’admiration, et, en le regardant assis auprès de son vieil ami, lord Roseberry, alors marquis de Hartington, qui présidait cette section, je m’imaginais facilement les sentimens de légitime fierté et de joie intense qui devaient remplir son cœur. C’était vraiment le couronnement et la récompense de sa glorieuse carrière.

Jusqu’à la fin, Mundella avait conservé l’apparence de la vigueur ; sa longue barbe blanche encadrait harmonieusement des traits énergiques et réguliers. Sa haute taille et la distinction innée de ses manières fixaient irrésistiblement l’attention. M. C. W. Russell, fils de lord Charles Russell et ancien secrétaire d’Etat pour les Indes en 1892, a tracé de lui dans le Manchester Guardian un portrait auquel nous empruntons quelques lignes : « C’était, dit-il, le cœur le plus tendre, l’homme le plus naturellement aimable et affectueux que j’aie connu. Je n’ai jamais entendu sortir de sa bouche ni un sarcasme, ni une remarque amère ou désobligeante. Il était… surtout l’ami des pauvres et des malheureux. Il restait inébranlablement fidèle à ses vieilles amitiés… et se montrait très cordial pour les étrangers. Son sang italien lui donnait un entrain, une aisance, un empressement qui formaient avec la froideur et la réserve des Anglais un contraste frappant. Suivant l’expression de George Eliot, le sang chez lui avait été plus fort que la pâture (pasture) et Anthony Mundella portait en tout son être la marque indélébile de son origine italienne. Il aimait le soleil, il aimait les riches colorations des paysages du Midi et il semblait puiser une vie nouvelle sous le ciel bleu de l’Italie… Sa maison était remplie de splendides spécimens de l’art italien, peintures, sculptures, broderies, etc. Il conservait dans sa riche demeure avec un culte religieux les reliques de ses jours de misère… Sa foi indestructible dans la liberté et le progrès, son enthousiasme pour la cause de l’enseignement, sa confiance dans l’avenir de la démocratie étaient fondées sur l’expérience douloureuse de sa jeunesse. »

Dans les innombrables articles publiés depuis deux mois par les journaux et les revues, nous avons retrouvé la même pensée et la même expression : « Travailleur infatigable, Mundella est mort sous le harnais. » Dans sa concision brutale, cette phrase résume en effet cette longue carrière consacrée tout entière à l’accomplissement du devoir.

Sa mort causa dans toute l’Angleterre une émotion extraordinaire. La Reine témoigna le regret que lui causait la perle de ce bon serviteur et voulut envoyer elle-même à ses filles l’expression de sa sympathie. Le Parlement fit célébrer un service funèbre dans l’église Sainte-Marguerite de Westminster, et une foule immense, dans laquelle les princes de la maison royale, les plus grands seigneurs du royaume et les sommités du monde politique se coudoyaient avec les délégués des Trade-Unions accourus de toutes les parties de l’Angleterre, accompagna son cercueil dans le modeste cimetière de Saint Mary’s Church, à Sheffield. Le dimanche suivant, dans toutes les églises et chapelles de la ville, les pasteurs des différentes confessions prononcèrent son oraison funèbre. Nous avons pu lire une dizaine de ces éloges publiés dans une brochure populaire qui contient la vie de Mundella ; quelques-uns mériteraient une mention à cause des doctrines sociales qu’ils contiennent, mais tous exaltent l’homme d’État et le chrétien convaincu puisant dans l’Évangile l’inspiration de ses efforts en faveur des petits et des humbles. Presque tous ont reproduit et commenté cette belle parole que nous avons déjà citée : « Il a fait pénétrer dans les plus humbles chaumières un peu de joie et de soleil. » Heureux l’homme qui a su mériter ce témoignage et qui à la fin de sa carrière peut se dire qu’il a allégé le fardeau de ceux qui travaillent et réjoui le cœur de ceux qui souffrent !


CH. LE COUR GRANDMAISON.


  1. Howell, Trade-Unionism new and old, p. 57. — B. and S. Webb, History of Trade-Unionism.
  2. Voyez les articles de M. E. d’Eichthal, dans la Revue des 15 juin 1871 et 1er mars 1872.
  3. Les Associations ouvrières en Angleterre, par M. le Comte de Paris, p. 30.
  4. Les Associations ouvrières en Angleterre, par M. le Comte de Paris, p. 277.
  5. Promulguée le 6 août 1897.