Moyens curatifs et hygiéniques opposés au Choléra

MOYENS
CURATIFS ET HYGIÉNIQUES
OPPOSÉS


AU CHOLÉRA-MORBUS PESTILENTIEL[1].

Le Choléra pestilentiel a suscité, dans chacun des pays témoins de ses ravages, une multitude de remèdes empiriques, préconisés par ceux qui les administrent, accueillis avec une confiance aveugle par ceux qu’ils doivent secourir, décrédités bientôt par l’expérience, et remplacés par d’autres remèdes non moins vantés et non moins impuissans.

En voyant cette inutilité d’efforts tentés pendant quinze ans en un si grand nombre de lieux divers, on désespère d’un succès qui semble être repoussé par l’ascendant de la fatalité. Et cependant on peut croire, avec vraisemblance, qu’il y a pour chacun de nos maux un moyen curatif et salutaire. Le soufre, le mercure, l’iode, le quinquina, la vaccine triomphent des maladies herpétique et syphilitique, des scrophules, de la fièvre et de la variole. On peut donc espérer qu’il existe de pareils spécifiques pour les grandes contagions ; et c’est à les découvrir que les amis de l’humanité doivent mettre toute l’ardeur de leur zèle.

Désirant appeler et hâter la découverte de moyens capables de combattre efficacement le Cholera pestilentiel, au moment où il menace l’Europe occidentale, j’indiquerai, d’après des sources authentiques ou officielles, les différens traitemens employés jusqu’à présent dans les pays ravagés par cette maladie. Peut-être, dans la longue liste des remèdes, auxquels on a eu recours, en est-il de réellement efficaces, ou qui peuvent le devenir, par quelque modification, ou dont l’usage pourrait conduire à d’autres tentatives plus favorables. Dans cet objet, et pour jeter quelque lumière sur cet important sujet, je rapporterai avec exactitude ce qui s’est fait dans chaque contrée de l’Orient, laissant à l’avenir, et confiant aux praticiens la tâche de confirmer ou de réprouver l’usage des remèdes adoptés dans les différentes régions de l’Asie, ou d’établir sur les données qu’offrent leurs effets un traitement méthodique et rationnel.

Comme tous les grands fléaux qui inspirent la terreur, et frappent vivement l’imagination de ceux qu’ils menacent, le Choléra pestilentiel cache son origine dans une multitude de fables, sa nature dans une foule de faux systèmes et de controverses passionnées, et ses moyens curatifs parmi des remèdes secrets, des pratiques superstitieuses, et même des talismans et des conjurations magiques. Né dans l’Orient, ce berceau des fictions du monde, il devait apparaître environné de traditions anciennes et merveilleuses, qui font de sa désastreuse puissance un mystère plein d’obscurité. Il devait surtout avoir quelque antidote dont la connaissance pouvait s’acquérir seulement par les livres sanscrits ou par les médecins indiens. Les Européens qui habitent l’Indoustan ont consulté les uns et les autres, et voici ce qu’ils ont appris.

Les Brahmes les plus savans dans l’art de guérir diffèrent essentiellement entre eux sur la classification, et conséquemment sur la nature du Choléra. Les uns affirment qu’il appartient à la classe désignée sous le nom de Sannipata, qui comprend toutes les espèces de paralysie et d’affections spasmodiques, et dont les principaux symptômes sont des convulsions ou des spasmes du corps entier ou de quelques-unes de ses parties. Les autres le rangent dans la classe appelée Ajirna, qui renferme les dispésies, et dont le symptôme principal est l’indigestion. Il en est qui admettent que la seule différence entre ces deux espèces de maladies, est que la première est simplement sporadique, et que, quoique ordinairement fatale, elle ne l’est pas soudainement, tandis que la seconde est épidémique et très-rapide dans ses progrès. Cette diversité d’opinion entre les médecins de l’Indoustan paraîtra moins extraordinaire, en considérant qu’après quinze ans d’expérience les médecins européens éclairés par toutes les lumières de la science, ne sont point d’accord aux Indes orientales sur l’origine et la nature du Choléra.

En consultant les anciens livres sanscrits et tamils, où les meilleurs médecins indiens puisent leurs connaissances, un savant orientaliste a obtenu les renseignemens curieux, publiés à Calcutta, dans une collection officielle, et dont je vais donner un extrait[2].

Le Sannipata est décrit dans un ouvrage médical, en langue sanscrite, intitulé Chintamani, et attribué à Dhanouantari, personnage mythologique, analogue à l’Esculape des Grecs. Ou compte treize espèces de maladies dans ce genre ; celle considérée comme le Choléra est la cinquième ; on la nomme Sitanga ; elle est caractérisée ainsi qu’il suit : frisson, froid comme celui de la lune, répandu partout le corps ; toux et difficulté de respirer ; hoquet, douleurs, vomissemens, soif, faiblesse, flux d’entrailles ; tremblement des membres ; nature incurable.

Les symptômes sont plus détaillés dans un ouvrage tamil, en vers, l’Yngamuni Chintamani : froid général du corps, flux d’entrailles, douleurs dans les articulations, grande soif, flattulence des poumons qui empêche la respiration, toux, évanouissement, hoquet, faiblesse de tout le corps, délire. La maladie est ordinairement fatale en quinze jours, et réputée incurable ; mais, quand le secours médical est réclamé à temps, et qu’auparavant on a fait le don d’une vache à la pagode voisine, le remède peut être administré en se confiant dans la miséricorde divine.

La formule de ce remède est exprimée par neuf mots sanscrits, qui se traduisent ainsi : soude, vermillon, soufre, mercure, orpiment, chaux d’acier, de cuivre, de zinc et de plomb. Broyez tous ces ingrédiens, probablement en égale quantité, le poids n’en étant pas mentionné ; joignez-y du Triphala, nom collectif de trois espèces de Myrobalans ; bouillez-les trois jours en suspension dans une décoction de Perpatam, herbe rafraîchissante ; mettez-y du fiel de serpent, et faites des pillules de trois grains chaque. La diète ayant été strictement observée, ce remède guérira en trois jours la maladie littéralement : le froid de tout le corps accompagné de spasme.

La classe pathologique nommée Ajirna comprend quatre espèces de maladies. Celle considérée comme le Choléra par la plus grande partie des médecins de l’Inde est la troisième ; elle est appelée Vishuchi. On la trouve décrite de la manière suivante dans le Chintamani.

Effets très-rapides ; affaiblissement de la vue, transpiration, évanouissement soudain, perte de l’entendement, dérangement des sens intérieurs et extérieurs, douleurs dans les genoux et le gras des jambes, douleurs de ventre très-aiguës, soif extrême, flux d’entrailles, pouls bilieux, froid dans les mains, les pieds et tout le corps.

La formule du remède prescrit est composée de onze mots sanscrits dont voici la traduction : précipité de mercure, 2 parties ; muscade, 2 ; macis de muscade, 2 ; opium, 4 ; sublimé de mercure, 2 ; poivre noir, 2 ; cinabre, 2 ; myrobalan jaune, 2 ; bézour, 2 ; musc, 1 ; safran, 2. Le tout étant moulu doit être mêlé pendant trois jours dans une décoction de Tripushpa, Datura fustuosa. On en fait des pillules, et la dose doit être de 10 à 15 grains, selon la violence du mal.

Ces remèdes des Indiens, qui paraîtront superstitieux, vains et ridicules, n’ont pu être découverts qu’après beaucoup de peine et de recherches ; ils ont excité un grand intérêt parmi les Européens du Bengale, car une propension également commune dans les deux Indes y fait regarder les recettes mystérieuses des indigènes comme enseignées par une longue et judicieuse expérience. On reconnaît même cette prédilection en examinant les moyens curatifs qu’emploient généralement les médecins anglais dans l’Indoustan, et qui consistent presque exclusivement dans des préparations de mercure et d’opium, qui, comme on vient de le voir, prévalent dans les prescriptions indiennes. Mais la seule analogie des symptômes du Choléra pestilentiel avec les maladies mentionnées dans les anciens ouvrages sanscrits suffisait pour faire admettre ce traitement, qui, toutefois, ne résoud ni par son usage, ni par son succès, la question de leur identité.

Il s’en faut de beaucoup que les descriptions pathologiques que nous venons de rapporter, puissent être considérées avec certitude comme celles de la redoutable contagion, qui, depuis 1817, ravage les contrées de l’Asie. On a droit de le révoquer en doute en remarquant l’omission de symptômes extrêmement frappans, tels surtout que l’évacuation d’un fluide séreux dont la quantité est extraordinaire, et qu’on assure déposer abondamment une terre alumineuse. Les détails qu’on donne sur les limites de l’action du Vishuchi, rendent encore plus problématique son identité avec le Choléra, tel qu’il se montre aujourd’hui depuis l’Océan oriental jusque vers la Baltique. On prétend que la maladie décrite dans les livres indiens, et qui paraît être le Mordexim des Arabes, n’était pas rare autrefois dans la Péninsule indienne, quoiqu’elle n’y prît que peu souvent un caractère épidémique.

On assure cependant que, dans le territoire de Madras, elle était annuelle, et reparaissait périodiquement, pendant la saison humide, parmi les dernières classes du peuple. Ses effets sont exprimés par les mots de ce proverbe usité à la côte Coromandel : Vomir et mourir. Mais on ajoute qu’elle épargnait les hommes vigoureux, bien nourris, bien vêtus, abrités contre les changemens de l’atmosphère ; et il faut reconnaître que ces circonstances ne sont nullement des garanties contre le Choléra pestilentiel, qui frappe sans distinction toutes les classes de la population, et qui a fait périr des princes indiens et persans, des magistrats, des gouverneurs et la fleur des armées anglaises, qu’entourent perpétuellement tant de soins conservateurs.

En s’étendant ainsi sans exception à tous les rangs, ce fléau diffère essentiellement du Vishuchi, tel qu’on l’a décrit dans les temps les plus reculés. En effet, tous les livres sanscrits et tamils qui parlent de cette dernière maladie affirment, en lui donnant pour origine la puissance malfaisante d’un démon femelle nommé Rac-Shasi, que, par une injonction de Bramah, les seuls hommes bas, vicieux et dissolus y sont exposés, et qu’elle n’atteint point ceux dont la vie est régulière et conforme aux préceptes de la religion braminique.

Une opinion analogue se retrouve au Japon, où la même maladie est attribuée par les médecins à l’usage immodéré du Sakki, ou eau-de-vie de riz, qui, disent-ils, remplit graduellement les intestins d’humeurs corrosives. Les détails qu’a donnés Kempfer sur la colique endémique, à laquelle les Japonais appliquent spécialement le nom de Senki, ne laissent point douter de son identité avec le Vishuchi des Indous et le Mordexim des Arabes. D’après son témoignage oculaire, cette étrange affection attaque les indigènes et les étrangers. Ses symptômes sont des douleurs violentes dans les intestins, s’étendant à tout l’abdomen et aux reins, et causant une convulsion générale des muscles, avec des spasmes, un gonflement et des élancemens aigus. Ce mal résiste, selon le même voyageur, à tout moyen curatif autre que l’acupuncture, faite avec une aiguille d’or ou d’argent, à une demi-distance du nombril et du creux de l’estomac, ou plus près ou plus loin, selon le jugement de l’opérateur, qui fixe aussi le nombre de piqûres et leur profondeur d’après les circonstances de la maladie. On fait ordinairement trois rangées de ces piqûres, à un demi-pouce les unes des autres, et il y a trois piqûres dans chaque rang.

Les médecins japonais accompagnent l’usage de ce moyen de guérison d’une multitude de pratiques dont le seul objet semble être d’accroître dans l’opinion du malade l’importance de l’opération : ils prétendent que l’aiguille parvient au siége du mal, et que, par les issues qu’elle ouvre à la matière morbifique, la maladie prend son cours au dehors.

Il est extraordinaire que, dans la persuasion où sont un assez grand nombre de médecins indiens que le Choléra pestilentiel est cette même colique endémique des régions orientales de l’Asie, aucun d’eux n’ait cherché à y remédier par le moyen qui paraît obtenir au Japon un succès complet. Les médecins anglais du Bengale, qui depuis quinze ans ont essayé tant de moyens divers, et toujours infructueux, contre le Choléra, n’auraient pas omis d’employer celui qu’indique le voyageur Kempfer, si le fléau qu’ils avaient à combattre avait été reconnu pour être la maladie appelée Senki par les Japonais, Vischuchi par les livres sanscrits, et Mordexim, Shani ou Nicomben dans les dialectes modernes de l’Inde.

Un missionnaire portugais, le frère Paolino de San-Bartholomi, a donné, dans un ouvrage presque inconnu, des détails fort curieux sur cette dernière maladie. Je crois devoir en rapporter quelques-uns, parce qu’ils achèveront de prouver qu’il ne faut pas confondre le Choléra pestilentiel avec le Mordexim, comme l’ont fait quelques médecins d’Europe. Ce missionnaire, qui était célèbre à Goa pour les étonnans succès de ses recettes médicales, attribue au mordexim une origine locale. Cette colique intestinale est causée, dit-il, par les vents des montagnes de la presqu’île de l’Inde, dont les courans se chargent d’une grande quantité de particules nitreuses, quand, après la saison des pluies, la chaleur et la sécheresse succèdent à un temps humide ; ce qui a lieu sur la côte Malabar depuis le commencement d’octobre jusqu’au 20 décembre, et sur celle Coromandel en avril et en mai. Alors, continue-t-il, les Indiens sont sujets à des rhumes qui ont pour effet de produire des glaires bilieuses et malignes, adhérant aux entrailles, et causant de violentes douleurs, le vomissement, la fièvre et la stupéfaction. Le meilleur remède contre cette colique est une essence nommée drogue amère : son action ouvre les pores, provoque la transpiration, échauffe le corps, combat les effets de l’air nitreux, et semble donner une nouvelle vie. Cette essence est assez chère ; et lorsqu’en 1782 la maladie attaqua un assez grand nombre de personnes, et en fit périr beaucoup, il fut impossible de se procurer la quantité de ce remède nécessaire pour tous les malades : on y suppléa en employant du Tangara, ou eau-de-vie de coco distillée sur du crotin de cheval. Tous les malades qui prirent de ce breuvage furent sauvés ; les autres moururent en trois ou quatre heures. Ce succès ayant étendu jusqu’à Cochin le renom de ce médicament, l’examen en fut fait par les médecins de la compagnie des Indes hollandaise, Errike et Martinford ; et l’usage en fut adopté par eux. Voici la composition de cette drogue amère, que l’on tient ordinairement pour secrète : Il faut, pour faire vingt-quatre pintes, vingt-quatre onces de résine colophane, douze d’encens, quatre de mastic, quatre d’aloès, quatre de myrrhe, quatre de racine de calamba. On pile ces ingrédiens, pour les réduire en une poudre très-fine ; on les met dans l’eau-de-vie, on expose le vase au soleil pendant un mois. La liqueur devient alors d’un rouge foncé, et laisse un dépôt ; on tire ce breuvage au clair, et on en donne une ou deux cuillerées pour dose ordinaire aux personnes atteintes par le Mordexim. C’est le meilleur remède et le plus efficace qu’emploient les missionnaires dans leurs voyages.

Les causes que le frère Paolino assigne aux coliques intestinales du Malabar, les symptômes de cette maladie, les époques de son invasion, ne permettent point de la confondre avec le choléra pestilentiel. Néanmoins on tenta plusieurs fois de combattre ce dernier fléau par l’usage de la drogue amère ; mais ce médicament éprouvé, et dont l’emploi était commun dans la presqu’île indienne il y a trente à quarante ans, manqua totalement de puissance quand on voulut l’opposer au choléra, manifestant ainsi que cette maladie n’était point la même que celle contre laquelle on l’employait autrefois avec le plus grand succès.

Les remèdes dont on se sert dans l’Inde depuis quinze ans, et auxquels on attribue le plus d’efficacité, n’ont aucun rapport avec celui qui parvient à vaincre le Mordexim ; et cette différence est un nouveau témoignage de celle existant entre ces deux maladies. Je crois devoir rapporter ici l’indication la plus briève possible de ces divers remèdes, attendu que, privés de toute méthode rationnelle de traitement, on serait forcé de choisir entre tous ces moyens empiriques, si, ce qu’à Dieu ne plaise ! le choléra pestilentiel, trompant la surveillance des autorités sanitaires, se frayait un passage à travers l’Europe occidentale, ou venait à surgir dans nos ports.

Au début de la maladie sur les bords du Gange, les Européens, comme les Indous, recoururent aux médecins du pays ; on vanta leur savoir, comme provenant de sources de la plus haute antiquité, et que des populations immenses considèrent comme sacrées. Ce ne fut que long-temps après qu’on découvrit dans le livre même des traditions médicales de l’Inde, le Dhanuantari, avec quelle sage précaution l’auteur évite de propager une confiance sans borne, en déclarant que la chirurgie (Salia) est la première et la meilleure des sciences médicales, et qu’elle est beaucoup moins sujette que les autres aux conjectures fallacieuses et aux pratiques erronées[3].

Les moyens curatifs employés principalement par les médecins indous consistaient dans l’emploi de hautes doses de laudanum, d’éther et d’huile de menthe, avec des frictions faites au moyen de diverses poudres, et l’application de briques chaudes sur l’abdomen. Les médecins européens adoptèrent en général ce traitement, et cependant on affirmait qu’ils en obtenaient bien moins de succès. On prétendit, en 1820, à Calcutta, qu’en cinq jours les empiriques indiens ayant traité cinq cent quarante-sept personnes, il en périt seulement soixante-quatorze, et que quatre cent soixante-treize guérirent : ce qui était sans comparaison avec les résultats de la pratique des médecins d’Europe. Pour remédier à ce défaut de succès, ceux-ci varièrent leurs prescriptions à l’infini.

À Bombay, le docteur Kennedy traitait, en 1820, les individus atteints du choléra par la saignée, l’eau chaude, l’émétique, l’huile de castor avec le laudanum ; puis le camphre et l’opium, pour arrêter l’action spasmodique quand le vomissement avait cessé.

À Sérampore, en 1825, un missionnaire employait avec succès le remède suivant : quatre-vingts gouttes de laudanum dans un verre d’eau-de-vie, deux cuillerées de table d’huile de castor : le tout mêlé et pris par cuillerées à café ou à la fois.

Le docteur Hood, dans un mémoire, lu en 1820, devant la Société royale de Londres, recommande, au début de l’invasion, un breuvage composé de deux onces d’eau-de-vie et dix gouttes d’acide sulfurique, en une demi-pinte d’eau froide. Il prescrit des sinapismes sur l’estomac et aux extrémités pour provoquer une réaction, et il pense que les amers et les astringens peuvent être utiles.

L’auteur d’une lettre insérée le 20 septembre 1820, dans la Gazette de Bombay, ayant été assailli par le choléra, et tous les remèdes qu’on voulait lui administrer étant rendus inutiles par l’irritation de son estomac, qui lui faisait rejeter à l’instant ce qu’il prenait, il se souvint, au milieu de son agonie, que le docteur Milne avait recommandé l’emploi d’un vésicatoire par l’acide nitrique. Il fit mettre aussitôt ce moyen en usage, en trempant une éponge dans de l’acide et en l’appliquant sur la poitrine. Dès ce moment, les symptômes diminuèrent d’intensité, et le malade fut graduellement rappelé à la vie et à la santé[4].

On assure que le célèbre voyageur Moorcrofst a appliqué, avec le plus grand succès, le cautère actuel, à beaucoup de cas de choléra, qui se sont offert à lui dans les provinces de la haute Asie.

En 1826, on a proposé à la société médicale de Calcutta l’usage du papita ou fève de saint Ignace, comme fort utile dans le traitement du choléra.

En 1829, le docteur Thomson, de Madras, employait avantageusement disait-il dans sa pratique, l’ipécacuanha à la dose de dix grains, en une première prise, suivie de demi-heure en demi-heure, de prise moitié moindre, et jusqu’à ce que la maladie eût cessé. Il donnait ensuite du Madère et de l’eau en quantité, ce qui provoquait le sommeil.

Le docteur Burke, de Calcutta, maintenait que l’administration de l’opium était absolument nécessaire, et que sans ce médicament on ne pouvait opérer de guérison. Il élevait la dose à soixante grains et même jusqu’à cent. Le Miroir Asiatique cite le fait d’un européen âgé de cinquante-quatre ans, qui, étant atteint soudainement par la maladie, se mit dans un bain chaud, et prit du laudanum, non par goutte, mais par cuillerée ; on estime qu’il en avala quatre cents gouttes dans la nuit. À quatre heures, les douleurs avaient cessé ; mais la chaleur naturelle ne revint pas avant sept. Le retard n’eut pas lieu ; le malade ne perdit ni la faculté de parler, ni celle de se mouvoir, et il échappa à la mort.

Les médecins de l’Île de France adoptèrent, au lieu de l’opium, le sel de Glaubert (sulfate de soude) ; ils en administraient d’abord une drachme, et accroissaient la dose d’heure en heure, jusqu’à ce que les déjections devinssent jaunes. On cite une négresse qui prit quatre-vingt-quatre drachmes de ce sel, auquel le salut de plusieurs centaines de nègres est attribué.

À l’île de Bourbon, en 1819, on faisait usage d’huile d’olive mêlée au camphre et à l’éther, et prise intérieurement à grande dose. On prétend en avoir obtenu d’étonnans succès ; on assure même qu’un M. Goldemar l’ayant employée, pour tâcher d’arracher à la mort trente-six nègres de son habitation, qui étaient atteints du choléra, il parvint à en sauver trente-quatre. Il est digne de remarque qu’à la même époque, on employait également l’huile, avec un pareil succès, dans les îles orientales d’Afrique, contre le choléra-morbus ; à la Havane contre la fièvre jaune, et à Tanger, en Barbarie, contre la peste du Levant.

La saignée fut, dans l’Inde, le sujet de vives controverses. On convint assez généralement qu’elle peut être pratiquée sur les Européens et sur les Asiatiques les plus robustes, quand l’invasion n’a eu lieu qu’une heure avant, ou trois tout au plus. On dit que lorsqu’on y recourt, dans d’heureuses circonstances, elle réussit mieux que les autres remèdes à arrêter le mal, supprimer les spasmes et éloigner l’irritabilité de l’estomac et des entrailles, ainsi qu’à faire cesser l’atonie de tous les autres systèmes d’organes. Mais, dans le plus grand nombre des Indiens, l’action dynamique de la maladie est si puissante et si rapide, qu’elle détruit presque entièrement l’action artérielle, et rend la saignée impraticable dès l’invasion. Dans ce cas, les meilleurs moyens curatifs employés au Bengale, sont les délayans, les anodins les plus puissans, et les stimulans combinés avec le calomélas, et suivi de l’usage des laxatifs et des toniques.

Le même médicament, considéré aux États-Unis comme le spécifique unique contre la fièvre jaune, le calomélas, a été prodigué, dans l’Inde, contre le Choléra. Quoiqu’on ne puisse affirmer, disent les membres du bureau médical de Calcutta, qu’il ait aucune vertu spécifique propre à arrêter l’action de la maladie, il est indubitable qu’il est fréquemment utile pour diminuer l’irritabilité, et qu’il a même le pouvoir de produire une certaine opération sédative qu’on ne peut obtenir par l’usage des autres substances médicamenteuses.

Cependant, si l’on en croyait quelques rapports, on pourrait produire cet effet par un moyen extrêmement simple dont on s’est servi à bord des navires des États-Unis. Il suffirait de réduire en charbon un bouchon de liège, de le broyer avec un peu de lait ou d’eau, ou quelque autre liquide, qui permette d’en avaler la substance sans difficulté. À la seconde ou à la troisième dose, ou même à l’instant, le mal cesse ; et l’on assure que cette préparation carbonique, dont l’usage est si facile, a sauvé des individus qui déjà étaient à l’agonie.

En Perse, pendant les irruptions de 1821 et 1822, on suivit une tout autre espèce de traitement. Le peuple, dit Fraser, croyait que la maladie était d’une nature chaude, et que, par conséquent, les remèdes devaient être rafraîchissans. D’après cette doctrine, on arrosait les malades avec de l’eau froide, et on leur faisait boire du verjus à la glace. Sur deux domestiques de l’ambassade anglaise attaqués, à Bushire, du choléra, l’un fut traité d’après cette pratique et fut sauvé, tandis que l’autre, qui fut traité d’après la méthode européenne, succomba.

Cependant le médecin anglais John Cormick, qui exerçait en Perse pendant cette irruption, s’éloigna considérablement dans sa pratique, de celle des empyriques persans ; et, si nous en croyons les détails qu’il a donnés[5], il obtint pourtant d’heureux résultats. Il administrait, au commencement de l’invasion, le calomélas et l’opium séparément ou ensemble, et dans une période avancée, il recourait aux purgatifs. Dans beaucoup de cas, dit-il, l’action des remèdes était si faible et si lente, qu’il fallait de forts purgatifs toutes les cinq ou six heures, pendant deux à trois jours. Il a employé avec plus de succès, qu’aucun autre moyen externe, l’application de pièces de laine humectées d’eau chaude et attachées autour des bras et des jambes.

À Bassorah, en 1821, le docteur Morando, médecin italien, appliquait au contraire des réfrigérans sur les parties affectées, au moment de l’invasion ; il y joignait des saignées locales et générales, et en obtenait, dit-il, de bons effets.

À Bagdad, dans la même irruption du choléra en Mésopotamie, le docteur Meunier, de la Faculté de Paris, traitait les malades par la saignée au bras, l’application des sangsues au creux de l’estomac, l’usage des boissons mucilagineuses à petites doses, des opiacées en potions et en lavemens. Il estimait que c’étaient les moyens les moins incertains, surtout quand on y recourait sans perte de temps.

En 1822 et 1823, les médecins de Syrie adoptèrent la saignée, la décoction de menthe, les fomentations sur l’abdomen avec du vinaigre chaud, des boissons abondantes faites avec du jus de grenade ou de feuilles de saule bouillies. Ces remèdes, qui ont été employés d’abord à Bagdad, paraissent y avoir été introduits par la pratique de la presqu’île de l’Inde, car on s’en est servi à Calicut, en y ajoutant seulement une décoction très-forte de Quouba, sorte de bourrache, à laquelle le vulgaire attribue une foule de propriétés.

Dans les villes de la Mésopotamie, on avait confiance dans les effets des bains de jambe et dans la saignée aux deux bras, mais on changea ce traitement en Syrie. À Alep, d’après le docteur Salinas, les moyens qui réussissaient le mieux étaient les acides, le jus de citron et le suc de grenade aigre, joints à l’infusion de menthe. La thériaque a été donnée, dit-on, avec succès, par des médecins orientaux. À Moussol, un religieux, le père Sigismond, administrait aux malades, outre des acides, une teinture de laudanum ; et à Erzéroum, où les habitans n’opposaient à la maladie que les moyens dont on se sert contre les coliques ordinaires, Dom Bournas a mis en usage le même médicament avec un pareil succès.

Dans les villes de la côte de Syrie, on a eu recours à quelques-uns de ces remèdes ; mais, de plus, on s’est servi du moxa et des ventouses scarifiées sur la région épigastrique, moyens que nous avons vu employer contre la fièvre jaune des Indes occidentales. Les fomentations émollientes sur l’abdomen, l’application de l’eau glacée ou du vinaigre, ont été tentées pareillement par les médecins du pays. Le peuple se confiait particulièrement dans les effets d’une décoction de menthe avec du suc de grenade, et dans un breuvage composé de vinaigre, où l’on avait fait bouillir des feuilles de saule.

Mais, de tous ces traitemens divers, dit M. Angelin, il n’en est point qui ne compte pour quelques réussites un grand nombre de cas malheureux ; et les mêmes remèdes, qu’on croyait avoir sauvé un malade, échouaient quand on les appliquait à d’autres.

Lorsqu’en 1823 le Choléra, qui avait, à plusieurs reprises, menacé d’envahir le territoire de l’Europe, réussit enfin à s’introduire dans notre continent par les provinces russes de la Caspienne, la commission des médecins rassemblés à Astrakhan, par l’autorité du gouvernement russe, adopta le traitement déduit ci-après, et dont les détails sont empruntés pour la plupart à la pratique des médecins anglais du Bengale.

Forte saignée ; calomélas uni au sucre et à la gomme arabique en poudre ; potion composée de quarante à soixante gouttes de laudanum, vingt gouttes d’huile de menthe poivrée et de deux onces d’eau de mélisse distillée ; friction ammoniacale sur l’estomac ; ventouses scarifiées sur le ventre ; friction du corps tout entier avec de l’alcool simple ou camphré, lavemens mucilagineux, auxquels on joignait de la teinture d’opium, portée jusqu’à trente gouttes. Le calomélas était administré depuis dix grains jusqu’à vingt ; et quand les accidens persistaient, on renouvelait l’usage des mêmes médicamens, l’expérience ayant montré le danger de demeurer seulement quelques heures dans l’inaction, et de laisser les crampes commencer avant l’action des remèdes.

Ce traitement est, avec de légères modifications, celui indiqué dans un ouvrage arménien imprimé en 1823 à Téflis, sous le patronnage de l’archevêque Narsès, et envoyé à Paris en original par les soins du consul de France, M. Gamba. L’auteur de cet ouvrage est M. Daniel Makertienne, qui résidait alors à Téflis, mais qui, ayant été long-temps au service de la compagnie des Indes à Calcutta, avait appris, au Bengale, les moyens les plus efficaces de combattre l’invasion du choléra. On incline à les juger favorablement, en les voyant adoptés à Astrakhan, recommandés en Arménie, et connus en Perse, à Téhéran, où leur indication a fait le sujet d’un mémoire du docteur Martinengo, médecin de Turin, employé à cette époque à la cour du Schah. Cependant ce dernier n’en approuve point la pratique, quoiqu’il rapporte ce traitement dans une traduction littérale. Il croit, d’après les renseignemens qu’il a recueillis en Perse et en Géorgie, qu’on ne doit pas se servir d’excitans pour guérir une maladie dont les symptômes manifestent le plus haut degré d’excitation ; il préfère les délayans mucilagineux, gommeux, huileux, ainsi que les bains tièdes, les lavemens anodins, accompagnés de saignées ou d’applications de sangsues. L’opium peut être ajouté, selon lui, dans les circonstances où la susceptibilité nerveuse est portée à un très-haut degré. Quant au calomélas, ajoute-t-il, remède très-préconisé par les médecins anglais, on n’en doit faire usage qu’au début de la maladie, quand l’irritation n’est pas fixée d’une manière prédominante.

Il faut dire néanmoins que ce traitement du docteur Martinengo, tout rationnel qu’il peut être, n’a point prévalu, tandis que celui qu’il tendait à réformer s’est accrédité, principalement pendant l’irruption du choléra, en 1830, dans les provinces de l’empire russe. Toutefois il a éprouvé, presque dans chaque endroit, des modifications plus ou moins grandes et tout-à-fait arbitraires.

En surgissant dans les contrées de l’Europe, le choléra n’a pas seulement retrouvé la plupart des moyens médicaux employés contre ses attaques dans l’Indoustan, mais encore les remèdes empiriques et les pratiques superstitieuses mises en usage dans les régions de l’Orient. En Russie, le peuple a eu fréquemment recours à une sorte de cataplasme brûlant, fait de graine de foin bouillie ; et l’on a prétendu, comme de coutume, qu’on en avait obtenu de très-heureux effets.

En résumé :

1o Il est manifeste, par ces détails, que le traitement opposé au choléra, pendant un cours désastreux de quinze années, a varié singulièrement selon les lieux, les temps, les préjugés des peuples et des castes, et les idées suggérées à chaque praticien par les succès ou les revers de sa clinique, ou plus souvent adoptées à priori, d’après des systèmes erronés.

2o Il est reconnu partout que souvent la violence du mal est si grande dès l’invasion, qu’aucun secours médical ne peut être efficace. Cependant, en comparant, au Bengale, la mortalité des personnes traitées par des médecins, et celle des individus privés de l’assistance de l’art, on a cru reconnaître que si les remèdes sont administrés à temps et avec sagacité, la mort peut être fréquemment prévenue et empêchée ; mais on conçoit combien la réunion de ces deux conditions doit être rare dans un désastre qui enveloppe toute la population et désorganise soudainement toutes les ressources d’un pays. Il est même prouvé que cette comparaison, favorable à l’efficacité de la science médicale, est restreinte à quelques lieux, et que, dans d’autres, les malades qui n’ont reçu aucun secours n’ont pas souffert davantage que ceux pour qui l’art déployait toutes ses ressources. Malgré les efforts habiles et courageux des médecins anglais, la maladie a frappé plus de victimes dans l’Inde que dans la Perse, où presque aucun soin ne la combattait ; et en Russie, où l’on a suivi des méthodes de traitement plus rationnelles qu’ailleurs, et plus éprouvées par l’expérience, la moitié ou les trois cinquièmes des malades ont péri, comme dans les contrées où ils étaient abandonnés à leur sort.

3o Si les tables de mortalité que j’ai dressées ne donnaient pas ce triste résultat, on en trouverait la preuve dans le nombre et la diversité des remèdes, qui manifestent évidemment leur impuissance. Dans un Mémoire adressé à l’Académie des Sciences, le docteur Janichen, qui a exercé à Moscou pendant le désastre de cette ville, en 1830, n’hésite pas à affirmer « qu’on ne doit pas compter sur les secours de l’art dans cette horrible maladie. »

4o Sans adopter une opinion aussi désespérante, nous remarquerons toutefois qu’on peut douter que jusqu’à ce jour on ait découvert et mis en pratique aucun traitement rationnel, lorsqu’on voit des remèdes contraires, des excitans et des réfrigérans, préconisés et employés par des médecins également recommandables.

5o S’il m’était permis de tirer des faits un enseignement qui semble devoir en sortir, mais qu’il convient, dans une matière si grave, d’exprimer avec doute et réserve, je dirais qu’il semble que la saignée n’est point indiquée par la nature du mal : comme dans la fièvre jaune, si elle diminue la violence des symptômes, c’est en atténuant la résistance des forces vitales, et non pas en attaquant avec avantage le principe de la maladie. Son seul effet utile est de procurer aux infortunés frappés par la contagion une mort moins douloureuse et plus prompte.

6o Au témoignage du docteur Walker, envoyé à Moscou par le gouvernement britannique, on n’a tiré de la saignée aucun avantage manifeste dans l’irruption du Choléra en Russie pendant 1830 ; mais on a attribué une grande puissance salutaire aux moyens sudorifiques : on a surtout eu recours, dans les provinces de la Russie, à d’immenses cataplasmes de graine de foin apposés brûlans sur la poitrine et l’abdomen, ou bien à des couvertures de laine imbibées d’eau bouillante. On prétendait seconder l’action de ces moyens en faisant boire de l’eau-de-vie aux malades. Ces remèdes, qui viennent d’être recommandés en Pologne par une instruction du comité de santé publique de Varsovie, n’avaient jamais été employés en Asie : ils semblent une application nouvelle de la théorie populaire des pays du Nord, où, le froid causant la plupart des maladies, on imagine que la chaleur doit les guérir, et que des bains de vapeur sont une panacée universelle. Au reste, l’expérience ne semble pas une épreuve favorable pour ces remèdes, puisque dans les pays qui les ont employés, il est mort trois individus sur cinq malades, tandis que dans ceux où ils sont demeurés inconnus, la perte n’a pas excédé la moitié des personnes atteintes du cholera.

7o Les moyens prophylactiques employés, depuis quinze ans, pour se préserver du choléra, sont purement empyriques, puisqu’on ignore complètement quelles sont ses causes originelles. On a indiqué successivement, dans les différentes contrées de l’Asie, les bains, les parfums, les arômes les plus forts, les feux allumés dans les lieux publics, la propreté, la sobriété, la privation de certaines nourritures, des amulettes, des prières, des talismans, enfin tout ce qu’on retrouve en usage, dans ces calamités, qui excitent la peur et provoquent la crédulité. Mais, en revanche, aucune surveillance n’a été exercée sur les lieux infectés, sur les navires suspectés de l’être, sur les marchandises, les pélerins, les corps d’armée venant des pays ravagés par la maladie. Dans tout l’Orient, les vêtemens des morts ont été portés par ceux qui en héritaient ; leurs maisons restées désertes ont été bientôt habitées par de nouvelles familles ; leurs schalls précieux, leurs riches fourrures ont été vendues et transportées au loin par les caravanes. Enfin partout a régné, avec l’incurie des peuples privés des bienfaits de la civilisation, le fatalisme aveugle, qui perpétue la peste dans les belles régions du Levant.

8o Il semble au contraire que dans les villes de l’empire russe, et principalement à Moscou, on a multiplié les mesures hygiéniques ; et quoique souvent celles sur lesquelles on comptait le plus soient demeurées en défaut, on ne peut dire qu’elles aient été sans succès ; car il est constant que la propagation de la maladie a été bien moins étendue en Russie que dans les autres régions du globe, qu’elle parcourt depuis 1817.

On ne peut toutefois dissimuler qu’une espérance, que nous n’avons jamais partagée, mais qui pourtant était presque générale, a été complètement trompée ; c’est celle que donnait la découverte récente du chlore, employé comme désinfectant. Un médecin russe, que nous avons déjà cité, nous apprend que l’usage de ce préservatif était commun dans toutes les villes ravagées par le choléra ; mais, ajoute-t-il, le chlore et les chlorures n’ont exercé aucune influence sur le développement de la maladie ; et on l’a vue prendre naissance au milieu des émanations du chlore, qu’employaient continuellement toutes les classes de la société.

9o Après la perte de cet espoir, nous ne connaissons de précautions utiles que celles qui éloignent des personnes exposées à la maladie, tout ce qui peut troubler l’action des forces vitales, tel que l’effroi, l’ivresse, ou d’autres excès. Ces précautions sont les mêmes auxquelles on a recours, dans les lieux qu’infecte une contagion, pour prévenir l’absorption de son germe par les voies pulmonaires ou cutanées. Elles doivent être nécessairement aussi multipliées que les chances qui menacent la vie, alors que chacune de ses fonctions peut devenir à l’instant une cause de mort.

10o On conçoit quelle déplorable incertitude doit s’attacher à l’usage de ces moyens de préservation ; mais, il en est un dont le secours est assuré, c’est celui qu’indique Franklin. « Dans toutes les maladies contagieuses, disait ce sage, il faut prendre pour maxime de conduite de s’éloigner assez tôt, d’aller assez loin, et de s’absenter assez long-temps pour y échapper. »

11o Une expérience achetée de la vie de plusieurs millions d’hommes, a fait adopter cet axiome par les habitans de l’Indoustan. Aussitôt que le choléra apparaît dans une ville, un village, une maison isolée, chacun s’enfuit, abandonnant ses propriétés, et cherchant un refuge au loin, dans les champs, dans les bois et sur les montagnes. Cet exemple a été suivi dans les provinces russes ; et l’émigration des habitans de Moscou, d’Astrakhan, de Téflis, a tellement diminué la population de ces villes, qu’elle a restreint la mortalité de la maladie. Il est vrai que dans plusieurs cas elle en a favorisé la propagation, les fuyards l’ayant portée avec eux, et ayant disséminé son germe.

12o Un moyen d’une exécution plus difficile a réussi néanmoins plusieurs fois. C’est la séquestration. Les habitans d’une maison située au milieu d’une ville infectée, ceux d’une capitale au centre d’un pays ravagé par le choléra, ont été préservés de ce fléau, en interceptant toute communication avec le dehors. Cette mesure a été exécutée avec un succès complet, en 1819, à l’île de Bourbon ; en 1820, aux Philippines ; en 1823, à Alep, à Antioche, à Lataquié, en Syrie ; en 1822, à Téhéran, en Perse ; en 1828, à Astrakhan sur la mer Caspienne ; et en 1830, à Sarepta sur le Volga. Dans toutes ces occurrences, que nous détaillerons ailleurs, le choléra a été arrêté, comme la peste d’Orient, en prévenant à temps, et en empêchant tout rapport entre la population déjà infectée, et celle qui n’avait pas encore le germe de la maladie.

13o Les faits ont prouvé complètement que le germe du choléra ne flottant point dans l’air libre, comme on l’a prétendu, on peut rester sans danger au milieu d’une ville où la maladie a fait irruption, et qu’il n’y a de danger d’en être atteint que par l’effraction du séquestre rigoureux, auquel est soumise la maison où l’on trouve un asile.

L’ensemble de ces recherches établit sur l’autorité de l’expérience qu’en ce qui concerne les moyens curatifs et les précautions hygiéniques, il en est du Choléra pestilentiel comme des autres grandes contagions. Les remèdes qu’on oppose à son invasion pour sauver la vie des malades, sont inefficaces ou extrêmement incertains. Les moyens prophylactiques ne donnent que des chances rares et douteuses ; mais les mesures sanitaires, pour arrêter ou prévenir l’irruption, pour la fuir ou pour s’en préserver par la séquestration, obtiennent au contraire le plus heureux succès.


Moreau de Jonnès.


  1. Ces recherches font partie d’un Rapport au Conseil supérieur de santé du royaume, sur le choléra-morbus pestilentiel, ses caractères et phénomènes, les moyens curatifs et hygiéniques qu’on lui oppose, sa mortalité, son mode de propagation, et ses irruptions dans l’Indoustan, l’Asie orientale, l’Archipel indien, l’Arabie, la Syrie, la Perse, la Russie et la Pologne.
  2. Madras Courier, 12 juin 1829. Report on the Cholera, by the medical Board, 1824.
  3. Oriental Magazine, février 1823.
  4. Asiatic Journal, mai 1821.
  5. Cormick, on the ocurence, in Persia, of the épidemic Cholera of India.