Mouvement intellectuel de l’Espagne
C’est un fait à peu près établi en Europe que, depuis environ trois siècles, l’Espagne a déserté les voies abruptes où s’accomplissent les rudes labeurs de l’intelligence ; il n’en a pas fallu davantage pour que, dans ces dernières années, on n’ait pas même pris garde aux efforts persévérans par lesquels elle poursuit sa réhabilitation. C’est à peine si, à travers les clameurs confuses de l’émeute et de la guerre civile, quelque noble voix de poète arrive, de temps à autre, jusqu’à nous. Et cependant pour l’Europe entière, pour la France en particulier, il y a là un spectacle de l’intérêt le plus puissant : si jamais on a pu dire qu’un peuple a créé la civilisation d’un autre peuple, cela est vrai surtout de la France à l’égard de l’Espagne actuelle, pour les idées et pour les institutions. Dans la plupart des livres qui de nos jours se publient au sujet de l’Espagne, on affirme gravement qu’en histoire, en religion, en métaphysique, elle est pour le moins arriérée de trois siècles ; on n’invoque pas le moindre fait concluant à l’appui d’une opinion si tranchante, qui, du reste, ne supporte pas l’examen. Quels sont les pays, de tous ceux qui avoisinent la France de 1789 et de 1830, qui puissent encore en être à leur XVIe siècle ?
Il n’est pas de peuple en Europe qui soit tombé d’aussi haut que l’Espagne, il n’en est pas dont la décadence ait été aussi rapide. À dater de Philippe II, on ne voit plus que deux faits dans l’histoire de la Péninsule : aux extrémités de la monarchie, le démembrement qui de règne en règne lui ôte ses colonies, ses vice-royautés, ses comtés tributaires ; à l’intérieur, la révolte qui s’apaise d’elle-même quand on ne l’étouffe point dans le sang des révoltés. Dès l’instant où il commence, l’abaissement est complet ; à la distance où nous sommes, on serait tenté de croire que la bataille de Saint-Quentin a eu pour lendemain la prise de Gibraltar. Durant ce long marasme qui, des guerres de Flandre aux guerres de la succession, n’est guère entrecoupé que de convulsions et de crises, l’individu conserve du moins dans toute son énergie les vertus par lesquelles doit un jour se relever la nation entière. La vie se retire peu à peu de l’ordre politique ; mais, en dépit des usurpations royales, elle se réfugie et se maintient dans la municipalité ; l’Aragonais et le Castillan disputent pied à pied aux regidors leurs moindres immunités, leurs plus petits priviléges. L’esprit philosophique s’éteint de l’un à l’autre bout de ce pays, qui, depuis Sénèque jusqu’à Vivès, avait fourni son champion dans toutes les grandes luttes intellectuelles ; mais s’il est soigneux de n’avoir rien à démêler avec le familier de l’inquisition ou le fiscal du conseil de Castille, le petit fermier, le marchand appelé chaque jour à régler dans les ayuntamientos les plus graves intérêts de la paroisse ou de la province, n’a rien perdu de ce bon sens admirable qui à l’époque où pas une protestation ne se faisait entendre contre l’absolutisme, enfanta le livre de Cervantès. Cette humiliation où les princes de la dynastie autrichienne ont laissé tomber le sceptre des rois catholiques, aucun de leurs sujets ne l’accepte pour lui-même ; jamais l’honneur castillan ne s’est montré plus ombrageux ni plus susceptible que sous Philippe IV et sous Charles II. Au XVIIe siècle, c’est la poésie qui console l’Espagne des hontes et des calamités publiques, la poésie des Calderon et des Lope, et cette autre poésie populaire qui, de nos jours même, court toute seule et à l’aventure les hôtelleries et les gentilhommières, les carrefours des sierras et ceux des grandes villes, des plateaux crayeux que surmontent les moulins à vent de la Manche aux plus vertes ravines de la Navarre et du Haut-Aragon. En attendant que sous la directe influence des idées françaises le génie espagnol reprenne sa vieille aptitude pour les travaux de l’intelligence, c’est par l’éclat et la force de l’imagination que se manifeste encore sa réelle grandeur.
À l’avénement de Philippe V, les idées françaises font irruption dans la Péninsule, non pas, il est vrai, les idées de Descartes et de Malebranche, mais celles qui déjà rayonnaient en Europe et se répandaient par les séductions de la forme bien plus encore que par la puissance de la pensée. Ce ne fut pas seulement au duc d’Anjou, mais à l’esprit français, que Charles II livra ses provinces ; c’est devant l’esprit français surtout que s’abaissèrent les Pyrénées. Plus tard, avant même que le royal légataire eût rejoint dans les caveaux de l’Escurial le prince qui lui transmit sa couronne, les Pyrénées se sont trop souvent relevées entre les deux pays, que divisaient des intérêts ou plutôt des passions politiques ; elles n’ont pas, du moins, empêché nos écrivains de prendre possession de l’Espagne plus sûrement et pour plus long-temps que les navigateurs d’Isabelle-la-Catholique ne l’avaient fait, à la fin du XVe siècle, des îles et des continens américains. Ce sont eux qui, dans les premiers temps, ont fait la force principale et la popularité de la dynastie française. À Villa-Viciosa, M. de Vendôme anéantit les prétentions de l’Autriche ; ce n’est pas lui pourtant qui a le mieux combattu pour le petit-fils de Louis XIV : si par ses victoires il a donné aux Bourbons d’Espagne Aranjuez et tous les palais de Philippe II, ce sont nos penseurs et nos poètes qui leur ont donné l’avenir.
Bossuet est le premier de nos écrivains qui ait forcé la barrière, jusque-là maintenue par le saint-office et par la maison d’Autriche, entre la vieille Espagne et la France de Louis XIV ; c’est Bossuet qui a ouvert la marche à tous les grands esprits de son siècle, prédicateurs, moralistes, poètes, philosophes, historiens. À dater des Oraisons funèbres et de l’Histoire universelle, il ne se publie pas en France un livre qui ne soit traduit et commenté au-delà des monts ; ce fut comme une longue traînée d’enthousiasme, qui en même temps prenait feu à Madrid et dans les capitales de toutes les principautés. Il ne faut pas cependant, sur la foi de cet enthousiasme, s’imaginer qu’à aucune époque l’Espagne ait docilement accepté nos opinions et nos doctrines. Rien au monde ne diffère plus de l’enthousiasme des peuples du Nord que l’exaltation méridionale. Dans le Nord, l’enthousiasme est un accident, mais un accident irrésistible et durable, car il ne se produit qu’à la condition de s’allier étroitement avec les plus solides qualités du caractère national, et surtout avec cette énergie persévérante qui tourne le but, si elle ne peut d’un seul bond s’y élancer et s’y maintenir. En Espagne, c’est tout le contraire : l’enthousiasme est la vie du peuple, l’état habituel du cœur et de la tête, le fond du caractère, ou plutôt le caractère même. Malheureusement c’est du dehors que vient presque toujours l’excitation ; presque jamais elle n’est soutenue par ce patient labeur de la pensée, qui à l’avance mesure l’effort à l’obstacle. De là ces abattemens douloureux qui épuisent l’ame et la consternent bien plus encore que les fatigues de la lutte ; de là également, si l’excitation est trop vive pour aboutir au marasme, cette fiévreuse inquiétude, cette impatience convulsive que rien ne peut satisfaire et qui pourtant ne se rebute de rien. Voilà pourquoi, depuis le commencement du XVIIIe siècle, l’Espagne s’est tour à tour passionnée pour toutes nos idées et pour tous nos principes, et voilà pourquoi elle s’en est successivement détachée. Long-temps il en a été, si l’on nous permet d’employer cette image, de la température sociale en Espagne comme du climat des vallées appuyées aux derniers contre-forts des Pyrénées méridionales, entre les neiges de la Maladetta et les solitudes embrasées du Bas-Aragon, et où, quand le vent souffle de la plaine et de la montagne, se heurtent capricieusement et s’entre-détruisent toutes les saisons de l’année.
Cependant, grace au conflit de ces idées et de ces principes, l’esprit philosophique s’est peu à peu formé dans la Péninsule. On commence, au moment où nous sommes, à bien distinguer ce qui est réellement sympathique à l’Espagne, ce qui, en religion, en philosophie, en politique, répond le mieux à ses instincts, à ses traditions, à ses vieilles croyances, de ce qu’il lui est radicalement impossible d’admettre, ou de ce qui, chez elle, n’a excité que par surprise un engouement passager. Dès maintenant, nous pouvons le dire aux critiques et aux publicistes de l’Espagne qui, au nom de la monarchie et du catholicisme, s’élèvent aujourd’hui contre l’influence française : c’est par cette influence qu’ils sont devenus capables de comparer les opinions et les doctrines modernes, de les trier et de les juger, de condamner celles-ci et de se prononcer en faveur de celles-là, de prendre un parti décisif en religion, en politique, en philosophie. C’est de la France, quoi qu’ils en disent, que leur sont venues leurs croyances actuelles : comprennent-ils la monarchie et le catholicisme comme les comprenaient au XVIIe siècle les ministres de Philippe IV et les docteurs dégénérés d’Alcala ou de Salamanque ? De bonne foi, où en seraient-ils, si l’Espagne de 1700 ne s’était livrée sans réserve à l’influence française ? Que signifient d’ailleurs toutes ces récriminations contre un pays où l’immense majorité des esprits ne professe plus d’opinions qui au fond ne soient conformes à celles dont les écrivains espagnols poursuivent eux-mêmes le triomphe ? Pourquoi se donner les airs de ces Cauniens dont parle Valère-Maxime, qui, à l’époque où les initiés de Samos et d’Agrigente propageaient dans l’ancienne Italie les naissantes philosophies de la Grèce, couraient les campagnes en poussant des clameurs lamentables pour chasser de leur territoire les génies et les dieux de l’étranger ?
L’Espagne de 1844 est capable, nous le croyons, de s’ouvrir les voies nouvelles où les peuples qui se régénèrent ressaisissent leur originalité véritable ; à l’avénement de Philippe V, son éducation était à recommencer tout entière : on ne doit pas s’étonner que, durant cent cinquante ans, elle ait vécu exclusivement de nos maximes et de nos idées. Ce ne sont pas des époques de création que les époques où l’on se régénère : l’épi tout entier est dans le grain de blé ; mais il faut que le grain germe et perce le sillon. Aujourd’hui, on entrevoit déjà quelles moissons peut porter ce sol fécond de l’Espagne ; en attendant, c’est toujours la France qui, au-delà des monts, discipline et mène les écoles et les partis. Depuis deux ans, il est vrai, l’Espagne se montre sérieusement préoccupée des idées allemandes ; mais rien ne serait si dépaysé à Madrid, à Valence, à Grenade, que les philosophies de Munich, de Berlin et de Kœnigsberg, si la France ne les dépouillait d’abord tout-à-fait de leur costume tudesque. C’est par les livres de M. Cousin que la Péninsule s’est un peu familiarisée avec Kant, Hegel et Schelling, et il en a été absolument de même pour toutes les autres philosophies européennes : c’est M. Michelet qui lui a expliqué Vico ; c’est M. Jouffroy qui l’a initiée aux doctrines de Reid et de Dugald-Stewart ; par Condillac, elle avait compris Locke, par Voltaire Newton, Clarcke, Bolingbroke, et les encyclopédistes s’étaient chargés de lui expliquer Hobbes et Bacon.
Déjà peut-être, à la fin du XVIIIe siècle, l’Espagne eût réalisé quelques-unes des espérances que fondaient sur elle Montesquieu et Jean-Jacques pour l’avenir de la civilisation en Europe, si, au moment où elle éprouva le contre-coup de notre révolution, elle avait eu d’autres maîtres que les favoris de Charles IV. Malheureusement, de tous les hommes qui, d’un ordre social vieilli et croulant, auraient pu ménager la transition au nouveau régime, les uns, comme l’infortuné Olavide, avaient disparu dans les dernières persécutions du saint-office, les autres, écartés par les misérables intrigues de la cour la plus dépravée qui, depuis Isabeau de Bavière, se soit jouée de la fortune d’un peuple, se voyaient, comme le ferme et incorruptible Jovellanos, réduits à une impuissance absolue. Quant aux masses, profondément endormies jusque-là sous le principe de l’autorité, on comprend sans peine de quelles inquiétudes elles durent être saisies, lorsque, réveillées en sursaut, elles s’aperçurent que, par l’abdication de Charles IV, ce principe s’abandonnait lâchement lui-même à Bayonne. La guerre de l’indépendance a montré de quoi ce peuple eût été capable si, en même temps qu’elles repoussaient l’invasion, les cortès de 1808 et de 1812 n’avaient eu à réparer les fautes et les crimes des Godoï et des Escoïquiz. On comprend encore que, de l’abdication de Charles IV à la mort de Ferdinand VII, la situation de l’Espagne se soit de jour en jour empirée par les excès politiques et les prévarications administratives. Dès les premières années de cette crise, qui, à vrai dire, dure encore, il ne resta plus vestige des progrès si péniblement réalisés pendant tout un siècle ; les idées avancées, les idées de France, n’avaient jusque-là fermenté que dans la tête du très petit nombre : l’exil, la prison, les supplices, eurent bientôt raison des hommes qui les avaient accueillies et s’en étaient avidement pénétrés. Tout s’enraya, tout s’éteignit, les arts, les lettres, les sciences. L’instruction publique, qui, sous les règnes précédens, avait été, de la part des Enseñada et des Aranda, l’objet d’une sollicitude constante, fut immédiatement suspendue dans les universités, dans les colléges, dans les plus petites écoles. Et ce fut là le plus grand malheur de l’Espagne, malheur irréparable, qui la frappait dans son avenir. D’une saison à l’autre, les champs ravagés reprennent leur culture, les villes bombardées se relèvent ; mais quels dédommagemens la paix, si féconde qu’on la suppose, peut-elle apporter à des générations mûries dans les troubles, qui à aucun degré n’ont reçu le bienfait de l’éducation ?
Pour la première fois, depuis cinquante ans, l’Espagne aujourd’hui cherche enfin sérieusement à s’orienter et à se reconnaître. Ce sont les hommes de 1808 et de 1812 qui ont jusqu’ici mené les affaires : faute d’instruction et de lumières, ils ne se rendaient même pas compte de la tâche énorme dont le gouvernement d’un pays qui se réorganise est tenu de venir à bout. Il y aurait pourtant injustice à ne point constater les efforts que les divers régimes qui, depuis 1833, se sont succédé en Espagne ont tenté pour relever les lettres et les sciences. À Madrid, à Barcelone, à Valence, à Séville, à Cadix, à Grenade, à Saint-Sébastien, on a fondé, en vertu de lois spéciales, des cours d’administration et d’économie politique ; on a restauré les deux fameuses chaires de droit naturel et de droit des gens, créées par Charles III et supprimées par Charles IV ; la plupart des provinces ont été dotées de maisons d’instruction secondaire ; partout le pouvoir s’est empressé d’encourager les méthodes par lesquelles on essayait de réformer le vieil enseignement. En 1834, en 1840, les juntes révolutionnaires elles-mêmes ont établi des universités, des facultés, des colléges ; on a poussé le soin de l’avenir, si nous pouvons ainsi parler, jusqu’à décréter la fondation d’un panthéon national ; mais tout cela s’est fait à la hâte, sans aucune espèce de plan ni de but déterminé : il en est résulté un avortement à peu près complet. Au faîte de l’enseignement, les professeurs, assimilés sur ce point à tous les autres fonctionnaires de la monarchie espagnole, ne recevant qu’une rétribution extrêmement modique, ou plutôt ne recevant rien, ont abandonné leurs chaires à de pauvres suppléans que l’infériorité de leur position sociale mettait presque tous hors d’état d’exercer la moindre autorité. Brusquement incorporée dans la milice nationale ou dans les bandes carlistes, soumise, comme l’âge mûr, à toutes les réactions, à toutes les vicissitudes de la vie politique, la jeunesse ne s’est pas même présentée aux cours supérieurs de l’enseignement secondaire. L’instruction primaire elle-même est tombée, faute de livres où fussent clairement exposés les plus simples élémens des connaissances humaines. Comment serait-on parvenu à élever ce grand édifice universitaire ? Dès les premières assises, il n’y avait pas jusqu’au ciment qui ne fît défaut.
Les réformes que le gouvernement avait entreprises en pure perte, c’est à l’élite de la jeunesse espagnole qu’il était réservé de les accomplir. L’impulsion qu’elle a donnée aux études ouvre une période nouvelle dans l’ère agitée où, depuis 1833, est entrée l’Espagne constitutionnelle. C’est là, on peut l’affirmer, un spectacle qui n’a rien d’analogue en Europe, pas même en France ni en Angleterre. On n’avait point vu encore, dans un pays déchiré par l’épuisant travail de la régénération sociale, un très petit nombre de jeunes gens, presque tous pauvres, n’ayant presque tous d’autres ressources que leur résolution et leur patriotisme, se charger ainsi de répandre les idées qui feront un jour la force des nouvelles institutions. Les seules écoles aujourd’hui fréquentées, c’est la jeunesse qui les a ouvertes ; les chaires devenues populaires, c’est elle qui les a fondées, en face de ces vieilles universités d’Alcala, de Cervera, de Salamanque, si profondément déchues depuis deux siècles, et dont le ministre Gomez de la Serna a vainement essayé de relever les ruines sous la régence d’Espartero. De toutes parts, le public seconda une si noble initiative ; mais le plus grand triomphe des jeunes gens qui ont su la prendre, c’est que les hommes d’élite des générations avancées s’y soient associés pleinement. À Barcelone, à Valence, à Grenade, à Séville, les auditeurs se pressaient en foule dans les amphithéâtres, où des professeurs de vingt ans s’essayaient à parler ce beau langage de la science, depuis si long-temps oublié. Sur tous les points du royaume s’établirent spontanément les lycées et les sociétés littéraires, en plus grand nombre que les cours d’amour et les colléges de gaie science au moyen-âge, ou les académies au siècle dernier. Plus d’une fois, comme au temps des comuneros d’Aragon ou de Castille, le milicien quitta l’escopette pour le cahier d’histoire ou de philosophie, et c’était par là seulement que, dans ce pays d’exaltation et d’enthousiasme, on pouvait faire une diversion énergique aux fureurs de la guerre civile et aux excès dont s’étaient souillés tour à tour et se souillent encore tous les partis.
À la tête du mouvement, il faut placer Madrid ; c’est l’Athénée de Madrid qui a le plus contribué à propager les idées civilisatrices dont, à l’heure où nous sommes, sont remplis la tête et le cœur de la jeunesse espagnole. L’Athénée est d’origine révolutionnaire ; il s’est ouvert au milieu des troubles, un peu avant l’intervention française, à cette époque qui, en Espagne, se nomme la seconde phase constitutionnelle. Quand Ferdinand VII fut remonté sur son trône, il n’eut pas à décréter que l’on fermât les portes de l’Athénée : maîtres et disciples avaient disparu dans la réaction ; ceux qui échappèrent aux supplices se virent contraints de vivre en exil. À la mort de Ferdinand VII, ou plutôt à la chute de M. Zéa-Bermudez, les cours furent repris aux acclamations de la jeunesse, et nous pourrions ajouter de l’Espagne entière : comme la promulgation d’une charte nationale, comme la convocation des cortès indépendantes, la réouverture de l’Athénée faisait partie pour ainsi dire du programme de la révolution. Bien mieux, d’ailleurs, que la presse, trop souvent absorbée par les haines et les colères de la polémique, la parole réfléchie des professeurs répondait au besoin de savoir qui remuait les esprits en même temps que le besoin de liberté.
Le gouvernement n’a jamais concouru soit à la fondation, soit à l’entretien de l’Athénée de Madrid : c’est une société de cinq cents membres environ, composée des illustrations et des notabilités espagnoles, qui subvient généreusement à tous les frais ; et dans ces frais nous sommes loin de comprendre le traitement des professeurs, qui, pour leurs études et leurs fatigues, n’ont jamais reçu la moindre indemnité. On a comparé l’Athénée de Madrid au Lycée, où Laharpe a prononcé ses premières leçons de littérature ; ce serait en donner une idée fort inexacte que de s’en tenir à un tel rapprochement. L’Athénée actuel ne ressemble pas davantage à ce qu’il était en 1823 : il s’est réorganisé sur le modèle même de la Sorbonne et du Collége de France ; les langues mortes, les langues vivantes, et jusqu’à celles de l’Orient, les lettres et quelques-unes des sciences exactes et naturelles, toutes les facultés en un mot y ont leurs représentans. Depuis 1833, les chaires ont été confiées aux réputations les mieux établies de l’Espagne : MM. Martinez de la Rosa, Alberto Lista, Alcala-Galiano, Pedro Pidal, Gonzalo Moron, Fernando Corradi, Serafin Calderon, Pascual Gayangos, Mieg, Donoso-Cortès, Antonio Benavidès, etc., y ont tour à tour professé la littérature, l’histoire et la philosophie de l’histoire, le droit et la philosophie du droit, la philosophie pure, l’anatomie, la chimie, les mathématiques, les antiquités chrétiennes et arabes. À l’exception de don Fernando Corradi, ce courageux rédacteur de l’Éco del Comercio, qui jusqu’au bout a protesté contre le régime Bravo, tous les professeurs appartiennent au parti modéré ou à cette fraction du parti progressiste étroitement unie aujourd’hui avec les modérés. Naguère encore, avant les derniers évènemens, ils exerçaient pour la plupart aux cortès une influence prépondérante : ce sont MM. Pidal, Martinez de la Rosa, Moron, Donoso-Cortès et tous leurs amis qui, dans les discussions de décembre, ont assuré la victoire à M. Gonzalez-Bravo. Depuis l’ajournement des cortès, ils occupent les positions principales dans les ministères, dans les ambassades, dans ces commissions nombreuses qui en ce moment élaborent des codes entiers de lois civiles et de lois politiques. Avec eux, les idées elles-mêmes sont entrées aux affaires ; mais nous craignons fort, si l’on n’y prend garde, qu’elles ne viennent à souffrir d’un pareil avénement. Presque tous, durant les dernières agitations, ont été contraints de suspendre leurs cours, et comme la crise est encore loin de toucher à son terme, il en est peu qui, à l’heure où nous écrivons, soient remontés dans leurs chaires. C’est là une calamité pour l’Espagne : ni les violences des partis, ni les excès de la guerre, n’ont pu étouffer l’ardente émulation dont les jeunes esprits se sont enflammés à leur exemple ; malheureusement, dans ces rudes voies de la science, où l’on s’est engagé avec un si noble enthousiasme, on n’est pas même à moitié route. Comment les disciples conserveraient-ils le moindre courage, si les maîtres se laissent distraire par leurs ambitions personnelles et ne vont pas résolument jusqu’au bout ?
C’est sur le plan de l’Athénée de Madrid que se sont fondés les lycées de province, parmi lesquels on avait d’abord particulièrement distingué ceux de Barcelone, de Saint-Sébastien, de Grenade, et surtout celui de Valence, qui en très peu de temps acquit une importance véritable par l’enseignement de l’histoire, de l’économie politique, de l’anatomie. Dans les premières années, chaque lycée possédait une revue mensuelle, — à Valence el Liceo, à Barcelone la Civilizacion, la Alambra à Grenade, — qui sollicitait la collaboration des poètes et des érudits de la principauté. El Liceo a eu pour rédacteurs MM. Moron, Sapater et Cepeda, connus déjà par leurs travaux d’économie politique et d’histoire. Dans la Alambra, M. Lafuente y Alcantara a également publié ses premières études ; mais parmi les recueils de province, c’est à la Civilizacion de Barcelone qu’il convient d’assigner le premier rang. Depuis long-temps déjà el Liceo et la Alambra ont cessé de paraître ; la revue catalane a tenu ferme, en dépit des bombardemens et de l’état de siége. Tout récemment, en adoptant un format plus considérable, la Civilizacion a changé de titre ; elle se nomme aujourd’hui la Sociedad. À force de lutter contre l’esprit exclusif du négoce, la Sociedad est parvenue à réhabiliter en Catalogne les travaux de l’intelligence, qui autrefois y étaient si florissans. Le directeur de la Sociedad est un jeune chanoine du clergé de Vich, don Jaime Balmes, sur qui l’Espagne compte le plus en ce moment, et selon nous à bon droit, pour prouver à l’Europe qu’elle n’est point aussi étrangère qu’on a bien voulu le prétendre aux plus sévères investigations de la philosophie.
Peu à peu la centralisation se constitue dans la Péninsule, et avant même qu’elle en ait pu recueillir les moindres avantages, l’Espagne en subit déjà les plus tristes inconvéniens. C’est maintenant à Madrid que la jeunesse aspire à faire ses preuves ; comme à Paris et à Londres, les rivalités littéraires s’y produisent dans leur triple arène, le livre, la revue, le journal. Les poètes y forment des pléiades complètes ; les historiens et les philosophes s’y divisent en écoles, les publicistes en partis. Il ne subsiste plus de lycées, en province, où se soient maintenues les études sérieuses : les arts d’agrément et les plus frivoles genres de la littérature y ont tout-à-fait pris le dessus. Les lycées ne sont plus que des réunions bruyantes qui rappellent assez exactement, sous quelques rapports, nos cercles du XVIIIe siècle ; quand la guerre civile et l’émeute n’y mettent point obstacle, la société élégante s’y donne des fêtes somptueuses ; les poésies légères et les représentations dramatiques y alternent avec la musique instrumentale et le chant. Cependant de ce qu’ils ont ainsi dégénéré, il ne faut point se hâter de conclure que les lycées n’exercent plus aucune influence sur les mœurs ni sur les opinions : comme, après tout, les fêtes dont nous venons de parler ne peuvent avoir lieu que l’on ne commence par se concerter et s’entendre, les idées d’association se répandent chaque jour davantage ; les antiques préjugés s’affaiblissent et disparaissent ; tous les rangs se rapprochent et cherchent enfin sérieusement à se connaître ; constamment exercée et tenue en éveil, l’imagination, qui dans ce pays s’est de tout temps créé des horizons assez vastes, s’habitue à plier sous les lois sévères de la raison et du goût. Et d’ailleurs, pour adoucir les mœurs, pour polir les manières, a-t-on jusqu’ici rien trouvé de mieux que les exquises jouissances de l’art ? Ce n’est pas tout : les lycées de province ont conservé leurs cabinets de lecture et leurs petites bibliothèques ; dans le plus grand nombre, l’instruction primaire est encore généreusement et abondamment dispensée. Pour y réinstaller l’enseignement de l’histoire, de la philosophie, des sciences sociales, pour y ramener cette jeunesse enthousiaste qui, en 1836, en 1838, en 1840, se dévouait ardemment à sa mission régénératrice, il suffira que le gouvernement assure aux professeurs une rémunération convenable. Le gouvernement, c’est l’élite de cette même jeunesse : il ne faut point douter que celle-ci n’ait à cœur de reprendre son œuvre et de la consommer.
On le voit donc, malgré les convulsions et les guerres civiles, l’Espagne renaît à la vie intellectuelle, que l’on y croyait pour jamais éteinte. Comment ne pas augurer favorablement de l’avenir dans un pays où la génération nouvelle, sincèrement éprise de poésie et de science, comprend enfin à quelles conditions s’accomplit le progrès littéraire et philosophique. On partagera nos espérances pour peu que l’on ait eu le spectacle de l’animation que donne en ce moment à la presse de Madrid le concours de toutes les ambitions et de tous les talens : et encore ne parlons-nous point de la presse quotidienne, exclusivement absorbée aujourd’hui, nous le répétons avec douleur, par les colères de la politique. Il y a là pourtant quelques hommes d’élite dont il est déplorable que la verve et l’énergie se dissipent en des polémiques stériles : — au Castellano, don Vicente-Diez Canseco, un des écrivains les plus déterminés et les mieux instruits du jeune parti progressiste ; à l’Heraldo, don Luis Sartorius, don José Zaragosa, dont l’éloquence nerveuse exerçait au congrès une réelle influence, et don Manuel Garcia-Barzanallana, le publiciste de l’Espagne qui depuis 1840 a le plus fait pour la réorganisation de l’enseignement public ; — au Pensamiento de la nacion, don Jaime Balmes, le fondateur de la Sociedad de Barcelone, qui dans son journal de Madrid comme dans sa revue catalane, prêche bien haut tous les jours, en sa double qualité de citoyen et de prêtre, l’alliance du catholicisme et de la liberté ; — au Corresponsal, don Buonaventura-Carlos Aribau, qui déjà s’était fait un certain renom par de consciencieuses études de philologie. S’il est vrai que le succès oblige, n’était-ce pas un devoir pour M. Aribau de continuer ses utiles et curieuses recherches ? Quel autre enseignement était plus populaire que le sien, quand, remontant aux origines de la langue, il analysait pour ainsi dire une à une toutes ces pompes latines, toutes ces splendeurs arabes dont s’est formé le dialecte castillan ?
Durant les dernières agitations, trois écrivains politiques avaient disparu de l’arène : — l’ancien directeur d’el Sol, don Antonio de los Rios y Rosa, qui, le premier, s’appliquait scrupuleusement à plier l’impétuosité espagnole aux procédés inflexibles de la dialectique française ; — l’ancien directeur d’el Correo Nacional, don Nicomedes Pastor-Diaz, aujourd’hui député de la Corogne, orateur ardent, et pourtant maître de lui-même, qui jamais n’engagerait l’action, dans le journal ou à la tribune, sans avoir d’abord, non-seulement affilé, mais ciselé son épée de combat ; — et, après eux, le rédacteur en chef de l’Éco del Comercio, don Fernando Corradi, ce fougueux défenseur d’Olozaga, à l’époque même où Olozaga fuyait sur le chemin de Lisbonne. C’est une émeute d’aide-de-camps et d’officiers d’ordonnance qui, sous le ministère Bravo, réduisit M. Corradi au silence. Depuis quelques jours à peine, M. Corradi s’est de nouveau lancé au plus épais de la mêlée quotidienne ; il rédige en ce moment el Clamor publico (le Cri public), qui, pour les principes et pour le ton de la polémique, reproduit fort exactement l’ancien Éco del Comercio. À notre sens, M. Corradi eût été bien mieux inspiré de remonter avec calme dans sa chaire de l’Athénée. C’était là le meilleur moyen de se montrer supérieur à la persécution qu’il a subie naguère : quel plus noble refuge que la science contre les haines et les passions des partis ?
Nous félicitons les revues espagnoles d’avoir résisté à l’entraînement de ces passions et de ces haines. Ce n’est pas que la Revista de España y del Estranjero et la Revista de Madrid ne se soient nettement prononcées en faveur du régime actuel, comme le Castellano ou le Corresponsal ; mais quand on poursuit, par l’étude sérieuse de l’histoire, de la philosophie, de l’économie politique, la solution d’un problème aussi vaste et aussi complexe que la régénération de l’Espagne, on peut bien pousser à la réaction, tant que les institutions et les principes s’y trouvent seuls compromis : du moment où cette réaction atteint les personnes, on n’hésite pas à la condamner. Nous devons le rappeler à l’honneur de la Revista de España y del Estranjero et de la Revista de Madrid, l’une et l’autre ont énergiquement blâmé les mesures violentes par lesquelles M. Bravo s’était délivré de ses adversaires. Ce qui nous étonne, c’est que l’une et l’autre n’aient point vu, dès le premier jour, que la réaction contre les personnes est la nécessaire et inévitable conséquence de la réaction contre les idées.
La Revista de Madrid a pour directeur don Francisco Cardeñas, esprit laborieux et d’une distinction réelle ; mais ce sont les travaux d’histoire, de législation, d’économie, de MM. Alcala-Galiano et Donoso-Cortès, qui, dans ces derniers temps, lui ont acquis une véritable importance. La Revista de España y del Estranjero a été fondée par M. Moron. M. Moron a pour collaborateurs presque tous les écrivains, poètes, critiques, historiens, publicistes, qui ont un certain renom dans la Péninsule : la Revista de España peut donner une idée exacte du mouvement intellectuel en Espagne, puisque, après tout, c’est principalement dans son sein que ce mouvement se produit. Pour tout ce qui a rapport à la Péninsule, ce recueil justifie parfaitement son titre ; il est moins heureux pour ce qui concerne l’étranger, à part la philosophie et l’économie politique. M. Moron et ses amis ont beaucoup à faire encore, beaucoup à étudier et à réfléchir, avant qu’il leur soit possible d’apprécier, peut-être même de comprendre pleinement la situation présente de nos arts, de nos lettres, de nos sciences. Nous aurions l’embarras du choix, si nous tenions à citer des exemples : qu’il nous suffise de dire que pour les ressources du style, pour la délicate et profonde analyse des passions et des sentimens, pour l’exacte peinture des mœurs, la Revista de España a placé M. Scribe à côté de Molière, et à côté de Shakspeare pour la force et la variété des situations.
N’insistons point sur un tel reproche : que font à l’Espagne nouvelle des erreurs qui peuvent se commettre faute d’études et de données suffisantes, et non, certes, par esprit de système, au sujet de nos artistes, de nos poètes, de nos romanciers et de nos savans ? Ce qui importe à la Péninsule, c’est que ses propres penseurs, ses savans, ses poètes, se dévouent tout entiers, et pour bien des années encore, au progrès des lettres nationales, sans autre intérêt dominant que celui de la civilisation espagnole. Sous ce rapport, nous pouvons l’affirmer, les jeunes chefs du mouvement actuel sont entrés dans les voies fécondes ; quant à la noblesse de leurs ambitions et de leurs mobiles, il n’est pas possible de la révoquer en doute, si l’on songe que la rémunération littéraire est encore une chose à peu près inconnue à Madrid, et que la situation matérielle des écrivains y est absolument la même que celle des professeurs de l’Athénée. Parmi eux, pourtant, il en est fort peu à qui leur fortune assure le bien-être et l’indépendance ; mais dans ce pays, où tout le monde se dévoue et se résigne, l’écrivain, comme le soldat, sait pratiquer le sufrimiento, ce stoïcisme étrange dont l’Espagne seule a jusqu’ici donné l’exemple : vertu bizarre, mélange admirable de mélancolie et de gaieté, d’insouciance et d’enthousiasme, avec lequel il n’est pas d’épreuves, pas de privations, ni même de misères qu’on ne puisse facilement supporter. Il y a quatre ans à peine, quand le pauvre chapelgorri de Biscaye ou de Navarre étanchait tristement le sang de ses blessures dans les âpres vallées des Amezcoas ou de la Vorunda, il suffisait d’une chanson d’amour ou de guerre pour relever son courage et le ramener au drapeau tout aussi ardent, tout aussi alerte que si la campagne venait de commencer. Il en est absolument de même de l’homme d’état et du publiciste : ce sont les rêves et les illusions de la poésie qui leur adoucissent les amertumes de la politique. De cette vie tourmentée que leur fait une révolution à diriger ou à contenir, ce sont les heures consacrées à la sérieuse culture de la pensée et des lettres qui, sans aucun doute, forment la meilleure moitié. Vous les croyez exclusivement préoccupés du triomphe de leurs opinions, des lois et des réformes qu’ils s’efforcent d’imposer à l’Espagne : détrompez-vous ; la plupart trouvent encore le temps de méditer une prochaine campagne sur les scènes de Madrid ou de province, ou dans les amphithéâtres de l’Athénée. À l’époque où il présidait le conseil des ministres, M. Martinez de la Rosa se consolait, par le succès de sa tragédie nouvelle, de l’accueil défavorable que, dans la Péninsule entière, recevait le malheureux estatuto real. Que dès demain un pronunciamiento progressiste enlève à M. le duc de Rivas son ambassade de Naples : si l’on ne songe point à lui interdire l’accès de la Cruz ou del Principe, rien ne sera perdu pour don Angel de Saavedra.
Mais à Dieu ne plaise que nous prévoyions les revers et les mécomptes pour cette jeunesse ardente et généreuse qui aujourd’hui entreprend de réorganiser la société espagnole ! C’est à elle seule qu’il est réservé d’accomplir cette œuvre de régénération. Combien de fois, dans ces derniers temps, n’avons-nous pas appris que des écrivains modestes, qui parmi nous s’initiaient patiemment à nos idées et à nos doctrines, étaient devenus, à peine rentrés dans leur pays, ceux-ci chefs politiques, ceux-là députés, quelques-uns ministres ou ambassadeurs ! Il n’y a pas de peuple, en Europe, chez lequel, pour arriver au faîte, les jeunes talens rencontrent moins d’obstacles sur leur chemin ; et c’est encore un des traits souverainement caractéristiques de la société actuelle en Espagne, que les tourmentes où les emporte le soin des affaires publiques ne les empêchent point de poursuivre les plus rudes labeurs de l’esprit. Ils ont déjà fait assez depuis dix ans pour que l’on puisse entrevoir à quel rang la Péninsule peut un jour prétendre, non pas seulement en littérature, mais dans les sciences historiques et politiques, et dans les branches diverses de la philosophie.
Personne n’ignore aujourd’hui que les questions dont les esprits s’émeuvent au-delà des Pyrénées remontent par leurs élémens les plus considérables aux premiers temps de l’histoire nationale. La plupart des races dont se composent les populations de l’Europe ont eu en Espagne un empire, une colonie, ou du moins un port, un camp, un champ de bataille ; presque toutes y ont laissé quelque débris de leur langue, quelques vestiges de leurs mœurs, quelques monumens de leur politique ou de leur religion. On ne doit donc pas s’étonner que de nos jours l’attention publique en Espagne s’attache particulièrement aux travaux d’histoire ; à aucune autre époque, il ne s’en est tant produit à Madrid, à Barcelone, à Sarragosse, à Valence, à Grenade, partout. Il n’est pourtant pas de peuple en Europe qui, dans les siècles précédens, ait eu un aussi grand nombre de chroniqueurs nationaux que l’Espagne : chaque province a eu le sien, et non-seulement chaque province, mais chaque ville, chaque monastère, le plus petit chapitre, la plus obscure localité. C’est le pays où foisonnent avec le plus d’abondance chartes, légendes, manuscrits, documens. Malgré tout cela, l’Espagne n’a pas eu jusqu’ici un historien véritable ; nous croyons même qu’elle ne pouvait pas en avoir. De toutes les œuvres philosophiques, un bon livre d’histoire est la plus difficile, la plus éminente, et à qui faut-il apprendre que le fatalisme a tué en Espagne toute espèce de philosophie ? S’il nous était permis de varier le mot de Pascal, nous dirions que le fatalisme a long-temps été le roi de la Péninsule, roi absolu dont on n’essayait guère de secouer la sombre domination.
L’ouvrage de M. le comte de Toreno ferme au-delà des monts la série des livres d’histoire complètement destitués de mérite philosophique. Nous nous garderons bien pour cela de contester les qualités réelles qui en ont assuré le succès : la clarté du récit, l’ordre merveilleux dans lequel sont distribués les évènemens, l’éclat du pinceau dans les portraits qu’il nous a laissés de quelques personnages célèbres, et notamment dans celui de Jovellanos. À presque toutes les pages, on sent éclater, pour ainsi dire, cet énergique patriotisme qui a fait la force de l’Espagne contre Napoléon. Au point de vue philosophique, l’Historia del Levantamiento de la Guerra y Revolucion de España est tout entière à recommencer. Le moment n’est pas venu d’ailleurs de juger les fameux législateurs de Cadix ; quant à la cour de Charles IV, ce malheureux Claude espagnol, où les plus viles ames ont prévalu contre les meilleurs caractères, et qui, par le cynisme du faste, insultait aux misères de l’Espagne appauvrie et défaillante, serait-ce trop d’un Tacite pour en flétrir comme il convient les crimes et les hontes ? Ce n’est pas sans dessein que nous nous sommes arrêté ici à constater chez M. de Toreno les rares mérites du style. Depuis la mort de M. de Toreno, son livre obtient un nouveau succès de vogue, et, pour être juste, il ne faut point en voir uniquement la raison dans une de ces réactions qui s’opèrent en faveur des hommes trop sévèrement jugés de leur vivant. Les puristes barcelonais, valenciens, madrilègnes, s’effraient aujourd’hui des néologismes de la presse et de la tribune : pour conjurer les périls que les improvisations de la politique quotidienne font réellement courir à la langue, ils exaltent les livres où se retrouvent les vraies beautés de l’ancien castillan. Avec don José Vargas-Ponce, à qui l’on doit une excellente biographie des plus illustres marins de l’Espagne, M. de Toreno est l’historien qui de notre temps a le mieux rappelé la brillante manière des Florian de Ocampo et des Mariana.
De tous les livres d’histoire antérieurs à la troisième période constitutionnelle, il n’en est pas qui ne soit à refaire ; ce qui, dans notre pensée, ne signifie point que les auteurs de ces livres méritent le dédain et l’oubli. Plusieurs vivront par les qualités de la forme ; d’autres, qui ont patiemment rassemblé de précieux documens sur tel ou tel siècle, telle ou telle province, ou bien encore fondu, reproduit dans leurs ouvrages des chroniques depuis long-temps perdues, seront consultés jusqu’au moment où l’Espagne aura une histoire nationale complète, et Dieu sait si l’on touche à un pareil moment ! Au fond, l’opinion de tous les hommes éclairés de l’Espagne est conforme à la nôtre, si nous en jugeons par le cordial accueil que depuis quelques années ils font à tous les travaux consacrés, en France, en Angleterre, en Allemagne, à l’histoire de leur pays. Aux étrangers qui mettent en question l’esprit de critique ou la bonne foi de leurs historiens, ils opposent bien encore Mariana, Ferreras, Moret et vingt autres ; mais comment donc se fait-il que dans les ouvrages qu’ils ont publiés eux-mêmes sur le passé de l’Espagne, ils n’aient presque jamais recours à l’autorité de leurs devanciers ? Parmi tous ces ouvrages, deux principalement ont fixé l’attention publique : en 1841, l’Historia de la Civilizacion de España, de don Eugenio Tapia ; en 1842, le livre que don Fermin-Gonzalo Moron a publié sur le même sujet et sous le même titre. M. Tapia est un des membres de l’académie de Madrid ; M. Moron, après avoir long-temps professé l’histoire de la civilisation de l’Espagne au lycée de Valence, occupe depuis environ deux ans la même chaire à l’Athénée de Madrid. Ce n’est point une histoire proprement dite que l’un et l’autre ont voulu écrire ; en remontant aux origines multiples de la civilisation espagnole, ils se sont efforcés tout simplement d’en saisir le vrai caractère, encore voilé aux yeux de l’Europe, et d’en étudier les principaux développemens. Leurs livres appartiennent à la philosophie de l’histoire bien plutôt qu’à l’histoire proprement dite, et quand nous aurons à traiter des œuvres de philosophie pure, nous retrouverons, non point, il est vrai, le livre de M. Tapia, mais celui de M. Gonzalo Moron.
Personne aujourd’hui, dans la Péninsule, n’est en état de composer une histoire nationale complète, par la raison toute simple que les plus importans matériaux, les matériaux indispensables d’un si beau monument, gisent encore profondément enfouis dans les archives et les bibliothèques. Effrayés des difficultés sans nombre d’une pareille entreprise, — difficultés d’autant plus graves que l’on ne sait pas même ce qu’il faudrait de temps et de recherches pour les surmonter, — la plupart des historiens actuels se sont spécialement occupés, ceux-ci d’une seule époque, ceux-là d’une seule province ; on ne compte plus les essais dont la portée est ainsi bornée et circonscrite. Pour bien faire comprendre les tendances, et, si l’on nous permet d’employer ce mot, les manières qui maintenant dominent en histoire par-delà les Pyrénées, il faut réunir aux livres de M. Tapia et Moron trois autres ouvrages également publiés depuis 1840 : les Estudios historicos sobre António Pérès, de don Salvador Bermudez de Castro ; l’Historia de Granada, de don Miguel Lafuente y Alcantara, et l’Historia de la Regencia de la reina Maria-Cristina, de don Joaquin Pacheco. Avant la publication de leurs livres, M. Bermudez de Castro et Lafuente y Alcantara étaient fort connus déjà, le premier par un beau recueil de poésies lyriques, le second par sa longue collaboration à la Alambra de Grenade. Quant à M. Pacheco, écrivain ardent et laborieux tout à la fois, depuis long-temps il a pris rang en Espagne par ses travaux politiques, et notamment par son livre sur le droit administratif et le droit criminel.
Depuis la mort de Ferdinand VII, ce qui distingue les études d’histoire qui se publient au-delà des Pyrénées, ce sont précisément les préoccupations philosophiques dont tout le monde est saisi dans la Péninsule. Nous craignons fort que les historiens actuels ne se soient trop pressés de combler, par des systèmes arbitraires, ce vide effrayant que fait l’absence de toute philosophie dans les œuvres de leurs devanciers. Pour justifier ces appréhensions, il nous suffira de présenter la concise, mais exacte analyse des quatre volumes énormes que M. Tapia consacre à l’histoire de la civilisation espagnole. M. Tapia qui, à notre avis, n’a point fait une étude assez approfondie du passé des douze royaumes, a, pour ainsi dire, calqué son livre sur celui où M. Guizot explique les développemens de notre civilisation. Ce sont, à peu de chose près, les mêmes considérations philosophiques et bien souvent les mêmes formules ; or, comme l’ancienne civilisation de l’Espagne n’a pas plus de rapport avec la nôtre que n’en ont les vegas embrasées de l’Andalousie ou de Grenade avec nos froides provinces du nord, il en est résulté que, du premier au dernier chapitre, M. Tapia n’est parvenu à expliquer ni un fait ni une institution. M. Tapia ne se fait point faute de parler des progrès et des revers, ou, si l’on veut, des vicissitudes intellectuelles qui tour à tour ont transformé la société espagnole ; ce ne sont là que de grands mots qui, d’ordinaire, n’ont point de signification réelle, surtout quand on s’en tient à de vagues généralités. M. Tapia craindrait de se fourvoyer, s’il abordait les détails de l’histoire nationale, et c’est pour cela sans doute qu’il ne dit pas même un seul mot des progrès matériels, des vicissitudes du commerce, de l’agriculture et de l’industrie. Vers la fin pourtant, M. Tapia se ravise ; mais, en essayant de pallier, par un petit nombre de considérations abstraites sur l’industrie et le commerce, le défaut capital de son livre, M. Tapia ne réussit qu’à le mieux constater.
Il s’en faut de beaucoup, on le voit, que ce livre embrasse l’éblouissante civilisation d’un grand peuple ; M. Tapia est à peine à la moitié de sa tâche, qu’il semble n’avoir plus à cœur que d’en finir avec un si vaste sujet. Pas de fait auquel il ne touche en passant, pas un dont il parvienne à donner la complète intelligence. À mesure qu’il pénètre dans les âges modernes, la précipitation et la négligence s’accusent de plus en plus : le premier volume est supérieur au second, celui-ci au troisième, qui, à son tour, vaut mieux que les deux derniers. On dirait que, découvrant enfin le terrain immense qu’il s’est chargé d’explorer, M. Tapia perd courage et se fraie à la hâte un tout petit sentier de traverse pour arriver plus aisément jusqu’au bout. Les belles théories historiques, les idées générales, les ambitieuses formules, tout cela est demeuré aux ronces du chemin. La première partie de cette œuvre est la seule qui ait une valeur réelle, et cela n’empêche point que M. Tapia n’y encoure les plus graves critiques. Pour point de départ, M. Tapia adopte la civilisation arabe ; pas un mot, — si ce n’est pourtant çà et là, dans une introduction rapide et superficielle, — de la domination romaine, ni de la domination gothe, qui donnent la clé des problèmes que renferme le moyen-âge espagnol. Et ce n’est pas tout encore : à son début, M. Tapia raconte les expéditions par lesquelles les chrétiens de Cangas et de Covadunga ont peu à peu reconquis le sol sur les Arabes. Pour ce qui est des Arabes eux-mêmes, il se contente de reproduire les incomplètes et confuses relations de Conde. M. Tapia supprime la civilisation arabe, et en cela il imite les rois catholiques qui, après avoir planté leur drapeau sur les tours de Grenade, s’attachèrent à proscrire le nom et jusqu’à la langue de la race vaincue. M. Tapia passe à côté des plus grandes institutions sans même avoir l’air de les apercevoir : rien sur la féodalité de Castille, rien sur les ayuntamientos dans les naissantes poblaciones de l’Aragon. Il semble convaincu que sous la domination gothe les fueros subsistaient déjà : les chrétiens de Pelage ou du roi saint Ferdinand, à mesure qu’ils secouaient le joug du mahométisme, n’avaient d’autre peine, à l’entendre, que de rétablir les lois politiques et civiles qui régissaient la Péninsule sous les Recarède et sous les Euric. C’est là une erreur fondamentale : M. Tapia n’a donc point vu que des pouvoirs et des intérêts nouveaux s’étaient produits, à dater de l’invasion musulmane ? La noblesse et la commune venaient d’acquérir une importance qu’elles n’avaient jamais eue chez les Wisigoths. Le municipe gothique n’était qu’une agrégation d’hommes sans droits et sans garanties, débris informe du municipe romain. En quoi donc une institution pareille pourrait-elle ressembler aux fortes communes qui s’organisaient, à chaque lendemain de victoire, sur le sol repris à l’islam ?
À partir des deux dynasties d’Autriche et de France, l’ouvrage de M. Tapia n’est plus qu’un simple abrégé chronologique fort exact et fort clair, nous nous empressons de le reconnaître ; nous déclarerons même que le livre entier se recommande par un mérite plus considérable encore, celui du style qui, à toutes les pages, est d’une remarquable correction. C’est là, du reste, la première tentative qui se soit faite en Espagne dans la philosophie de l’histoire ; il en faut tenir compte à M. Tapia, bien que le prisme à travers lequel il a étudié le passé de son pays soit toujours emprunté aux penseurs de la France et de l’Allemagne, — à M. de Savigny, par exemple, quand ce n’est point à M. Guizot.
Don Fermin-Gonzalo Moron est aussi un disciple de M. Guizot, mais un disciple souvent indocile, un véritable caractère valencien, fougueux et indépendant, toujours en garde contre la doctrine du maître, toujours prêt à la contester. M. Moron a minutieusement discuté les diverses philosophies de l’histoire qui, jusqu’à ce jour, se sont entre-choquées dans le monde : par toutes ses études, par toutes ses tendances, il est irrésistiblement ramené à l’historien de la civilisation française. Mais que lui importe ? il sait au besoin secouer cette influence. Sans hésitation, sans détour, M. Moron s’en prend d’abord à l’idée capitale de M. Guizot. En se bornant à considérer l’humanité sous le double aspect matériel et intellectuel, M. Guizot, s’il faut s’en rapporter à M. Moron, a laissé dans l’ombre la plus intéressante partie des vicissitudes humaines. Pourquoi ne l’a-t-il point également envisagée sous l’aspect moral ? Nous croyons que M. Moron s’abuse ; de même que par ces mots : je pense, Descartes entendait à la fois exprimer la pensée et le sentiment, il est évident que dans les développemens intellectuels de l’humanité M. Guizot a compris ses développemens moraux. Et au demeurant ce n’est pas tout que de concevoir ainsi et d’entreprendre l’histoire de l’humanité. Qui donc est en état de mener à bonne fin un si prodigieux et si complexe labeur ? Aussi, dans la critique des détails, M. Moron est-il beaucoup plus heureux que dans la critique de l’ensemble ; de toutes les lacunes qui réellement subsistent chez M. Guizot au sujet des religions, des philosophies, des institutions monastiques et de certaines institutions politiques, il n’en est pas une que M. Moron n’ait très nettement signalée. Par ses études préliminaires, M. Moron, on le voit, s’est placé dans des conditions excellentes, nous ne disons pas pour écrire l’histoire de son pays, mais pour bien indiquer de quelle manière cette histoire doit être un jour entreprise. Nous laissons de côté un volume presque tout entier où M. Moron s’attache à faire ressortir ce que les civilisations de l’Orient, de la Grèce, de Rome, des temps modernes, ont de spécial, de commun, d’antipathique : c’est là le seul essai vraiment sérieux d’histoire générale qui se soit fait encore au-delà des Pyrénées ; mais nous avons hâte d’arriver à la partie du livre consacrée à la Péninsule.
Après avoir recherché à quelles familles de l’espèce humaine appartiennent les races primitives qui ont occupé le sol de l’Espagne, M. Moron explique fort bien comment, en se mêlant, les deux familles celte et ibérienne ont formé ces tribus bizarres qui, dans leurs mœurs, dans leurs habitudes, et jusque dans leurs noms, portent les caractères de ce mélange. Les luttes des populations indigènes contre les conquérans, et surtout contre les Romains, sont retracées dans des pages pleines de verve et d’animation. M. Moron a particulièrement étudié la domination du peuple-roi aussi bien que son influence intellectuelle dans la Péninsule. L’Espagne est la patrie de Trajan, d’Adrien et de Marc-Aurèle ; mais qu’est-ce donc que l’empire romain lui-même à côté de cet autre empire de l’intelligence et des lettres, où l’on ne peut être détrôné quand on y règne depuis vingt siècles, et auquel l’Espagne a fourni Sénèque, Lucain, Florus, Martial, Quintilien, Silius-Italicus, Pomponius-Mela, Columelle ?
M. Moron ne nous paraît point avoir apporté le même soin, le même scrupule à l’étude de la domination gothe, et, sous ce rapport, nous lui conseillons de réviser très attentivement son livre. Tout le monde sait quelle influence exerce le code gothique sur les diverses parties de la législation espagnole, même à l’époque où nous vivons. — M. Moron a mieux compris, mieux décrit la civilisation arabe ; avec don Pascual Gayangos, dont nous aurons plus loin à examiner un livre fort remarquable, M. Moron est l’écrivain de la Péninsule qui, selon nous, a le mieux saisi le vrai caractère du régime musulman. Les innombrables causes de dissolution et de ruine qui travaillaient la société de l’islam, l’autorité universelle et absolue des califes, la sujétion des walis et des émirs espagnols vis-à-vis des émirs africains et des califes de Bagdad, l’interprétation arbitraire du Koran tenant lieu de toute législation, la confusion des fonctions publiques, l’effrayante diversité des races, Arabes primitifs, Arabes purs, Mozarabes, juifs, Égyptiens, Syriens, Maures, Berbères, races en état d’hostilité permanente à l’égard les unes des autres, depuis les premiers jours de la conquête jusqu’aux dernières collisions des Zegris et des Abencerrages, tout cela est clairement déduit dans le livre de M. Moron. En constatant l’empreinte que les races africaines ont laissée dans les mœurs de l’Espagne, dans les institutions et dans le sang de ses habitans, M. Moron a démasqué l’écueil où se sont brisés la plupart des historiens de la Péninsule. Dès l’instant où surgissent les guerres entre les Goths de Pélage et les Sarrasins, ces écrivains ne manquent jamais de sacrifier le principal à l’accessoire et de faire graviter autour de l’imperceptible comté de Covadunga, du petit royaume de Cangas, les vastes dominations musulmanes qui les entourent et les étouffent, du Xenil à l’Èbre, de l’Arga au Guadalquivir. Le moyen qu’ils comprennent la civilisation des Arabes, s’ils la présentent comme un fait anormal et violent qu’il importe à la civilisation générale de contrarier et de détruire ! M. Moron ne se flatte pas cependant d’avoir décrit cette civilisation dans ses développemens gigantesques. C’est là une tâche que pas un écrivain dans la Péninsule, ni par conséquent dans l’Europe entière, n’est aujourd’hui en mesure d’entreprendre. Le jeune historien ne se fait point illusion, et il indique lui-même sans le moindre détour les problèmes qu’il n’a pu résoudre, les obstacles qu’il n’a pu tourner.
L’ouvrage de M. Moron n’embrasse point, comme celui de M. Tapia, l’histoire nationale tout entière ; il s’arrête à la fin du XIe siècle, à l’époque où se constituent les cinq ou six états chrétiens renaissans. Ici, M. Moron croit devoir prendre le ton de l’histoire proprement dite ; il se hâte un peu trop, selon nous. Ce n’est point que l’on ait jusqu’à ce jour manqué de manuscrits et de chroniques sur cette époque, tout au contraire, il s’en est depuis trois siècles recueilli un très grand nombre que l’on n’a pas encore suffisamment appréciés à leur juste valeur. M. Moron comprend bien lui-même qu’une histoire d’Espagne complète est au-dessus des forces d’un seul homme, et la preuve, c’est que, dans une série d’articles où il traite les questions actuelles, mais en remontant à leur origine, il n’aborde de cette histoire que les points maintenant accessibles, en législation, en administration, en économie politique. Ces articles ont paru en deux ans, à dater de 1841, dans la Revista de España y del Estranjero, sous le titre de Reseña politica y literaria de España ; ils pourraient, à notre avis, former un bon livre qui aurait pour titre général : Des Fautes et des malheurs qui ont précipité la ruine de l’Espagne, et des moyens de les réparer. — Le style de M. Moron est riche et orné, trop orné peut-être pour un historien et un publiciste ; mais comme en définitive sa narration est claire et attachante, et que sa manière de peindre accuse vigoureusement la physionomie de ses personnages, c’est là un défaut sur lequel nous ne voulons pas insister.
Parmi les jeunes écrivains qui demandent à la sérieuse culture des lettres et des sciences les moyens de réhabiliter le pays de Mariana et de Cervantes, don Salvador Bermudez de Castro s’est placé à l’un des premiers rangs par son essai historique sur Antonio Pérès (Estudios historicos sobre Antonio Perès). Doué à la fois d’un esprit philosophique et d’une imagination brillante, M. Bermudez de Castro pouvait mieux que tout autre écarter les voiles derrière lesquels se dérobait à demi la mémoire de ce fameux secrétaire de Philippe II, élevé par son maître au plus haut degré de faveur, puis tout à coup renversé, condamné au dernier supplice, réduit à implorer un asile auprès des révoltés d’Aragon et à la cour de France, où l’oubli en fit justice bien mieux, assurément, que n’eussent pu faire les verdugos de l’inflexible roi castillan. Il n’y a pas eu de prince, dans la Péninsule, qui ait porté plus loin que Philippe II la splendeur de la monarchie espagnole ; il n’y en a pas eu qui, au dedans, ait tant fait contre les libertés nationales. N’est-il pas étonnant, après tout cela, que, des rois de race autrichienne, il soit le seul sur lequel l’histoire ne se soit pas encore suffisamment expliquée ? Au premier aspect, rien de mieux arrêté que la physionomie d’un prince qui, détruisant les fueros et les immunités municipales, infligeant à son fils une mort violente, semblait à la fois se faire un jeu lugubre des sentimens de famille et des destinées d’une grande nation. Eh bien ! si l’on s’en rapporte à la jeune école d’historiens qui actuellement domine en Espagne, ce ne sont là que des erreurs et des calomnies qu’il faut enfin redresser. Il s’est opéré dans la Péninsule, en faveur de Philippe II, une réaction tout-à-fait semblable à celle qui, en France, a essayé de réhabiliter Louis XI. On ne conteste point, il est vrai, on ne cherche pas même à justifier ses entreprises contre les libertés publiques ; mais à quoi bon s’en émouvoir ? n’était-ce point là l’esprit de son siècle ? Pourquoi Philippe II n’y aurait-il point cédé, comme plus tard l’ont fait Richelieu et Louis XIV ? C’est par leur respect pour les formes de la justice, que les rois des trois derniers siècles pouvaient témoigner de l’élévation de leur esprit, de leurs intentions généreuses et patriotiques : si l’on excepte don Pèdre, quel autre prince en Castille a de meilleurs droits que Philippe II au beau surnom de roi-justicier ? Ne parlez plus de don Carlos, ni de sa longue captivité, ni de son agonie douloureuse ; les historiens, les romanciers, les poètes, de Mariana à Schiller, se sont bien à tort attendris au souvenir de ce jeune prince : ambitieux, remuant, dissimulé, toujours prêt à fomenter des intrigues et à susciter des insurrections, s’il encourut la disgrace du roi, faut-il que l’on s’en étonne ? Et quant à la conduite dénaturée que l’on impute au père, c’est là, — pourquoi ne point avoir le courage de le dire ? — une abominable invention des ennemis sans nombre qu’avait valus à Philippe II sa rigoureuse et impitoyable politique. Il y a dans un coin de l’Escurial toute une procédure secrète qui infailliblement convaincrait les plus incrédules ; si jusqu’à ce jour on ne l’a point publiée, c’est qu’il ne convenait point aux vieux régimes absolus de s’expliquer ainsi nettement à la face des peuples. — Mais, à ce propos, M. Bermudez de Castro, hier encore secrétaire du conseil des ministres, aujourd’hui ambassadeur, n’est-il pas bien placé pour entreprendre une si curieuse publication ?
La triste fin de don Carlos n’est point le seul grief que l’histoire élève, au nom de l’humanité, contre le fils de Charles-Quint. De bonne foi, nous le demandons à la jeune école, est-il bien aisé de comprendre qu’un si scrupuleux observateur des formes de la justice ait fait secrètement mourir Escovedo, le confident du premier don Juan d’Autriche ? À Dieu ne plaise pourtant que cela embarrasse les apologistes ! C’était, on en convient, fouler aux pieds les plus vieilles lois de l’Espagne ; mais qu’importe après tout ? Si don Juan Escovedo a subi une mort ignominieuse, c’était la digne récompense des menées par lesquelles il entretenait et exaltait l’ambition de son maître ; s’il l’a subie dans le vade-in-pace d’une résidence royale, c’est à Pérès qu’il faut s’en prendre : non content d’avoir conseillé le meurtre, Pérès en précipita l’exécution pour se débarrasser d’un rival. Et voilà précisément la cause de sa disgrace : Philippe II, si l’on s’en rapporte aux panégyristes, ne lui pardonna jamais de l’avoir entraîné à méconnaître les vieilles lois de la monarchie. C’était sans doute pour lui appliquer le talion, qui pourtant n’a jamais subsisté dans ces lois, que jusqu’au dernier instant il le traqua de royaume en royaume par ses espions et ses ambassadeurs.
M. Bermudez de Castro a eu d’abord à cœur, la première partie de son livre nous autorise à le croire, d’accomplir une réhabilitation si étrange ; mais les faits mieux établis, mieux compris, lui ayant pleinement livré le secret de la politique qui a fondé pour trois siècles le despotisme en Espagne, il rompt brusquement avec le paradoxe. La physionomie de Philippe II, il l’accepte comme se l’est donnée Philippe II lui-même par ses ruses machiavéliques et ses cruautés réfléchies ; les traits jusqu’ici demeurés dans l’ombre, il s’attache particulièrement à les mettre en relief. Mémoires et chroniques, M. Bermudez de Castro a tout épuisé : c’est une profusion de détails biographiques et de considérations piquantes qu’on pourrait présenter avec plus d’ordre, mais non certainement d’une plus ingénieuse façon. Et d’ailleurs, pour reproduire le XVIe siècle, tel que l’ont fait en Espagne les rois de race autrichienne, il n’est pas de cadre plus convenable que la vie de don Antonio Pérès. Mêlé aux intrigues d’une cour mystique et voluptueuse, ardent instigateur des entreprises royales contre les vieilles libertés péninsulaires et des révoltes suscitées par ces entreprises, le brillant secrétaire de Philippe II est le véritable Espagnol du XVIe siècle ; type de corruption, où pourtant se démêle quelquefois encore une certaine grandeur. L’Espagnol du XVIe siècle est entamé déjà profondément par les maximes des monarchies dissolues ; mais il n’a point pour cela dépouillé sans retour les mœurs et les vertus d’un autre âge. Dans les périls et les traverses, ce sont encore ces vertus qui lui viennent en aide, l’énergie indomptable tant que la lutte est possible, et, quand il faut céder, la résignation calme et fière qui pallie la défaite et laisse à douter, pour ainsi dire, que l’on soit tout-à-fait vaincu. Le style de M. Bermudez de Castro est animé, cadencé comme les plus belles périodes de Mariana, ce Tite-Live de l’Espagne ; s’il manque parfois de l’élévation qui est le vrai caractère de la langue castillane, il y supplée suffisamment çà et là par des traits vigoureux et d’un éclat imprévu.
L’Essai sur Antonio Pérès est une œuvre véritablement originale ; nous n’en voyons aucune, parmi nos livres d’histoire contemporains, avec laquelle il offre le moindre trait de ressemblance. Il n’en est pas de même du livre de M. Lafuente y Alcantara, qui, à presque toutes les pages, rappelle, pour le fond comme pour la forme, celui de M. de Barante. L’Histoire des ducs de Bourgogne contient les fastes de la plus brillante chevalerie française ; les plus beaux titres de la chevalerie espagnole se retrouvent dans l’Historia de Granada, Jaën, Alméria y Malaga. Le livre de M. Lafuente n’intéresse pas seulement le midi de l’Espagne ; les civilisations qui ont envahi la Péninsule ayant toutes aspiré à s’épanouir sous le soleil des riches vegas de Grenade, M. Lafuente y Alcantara avait à relever les principales ruines des dominations qui ont tour à tour subsisté entre l’Èbre et le Xenil, de l’établissement des comptoirs phéniciens ou carthaginois à l’expulsion du dernier Maure. M. Lafuente n’a publié encore qu’un seul volume qui se recommande par un excellent récit des guerres de Sertorius, dont le jeune historien nous a donné un portrait qui restera, nous le croyons, dans les lettres espagnoles, et par un tableau vigoureusement tracé des invasions vandales et wisigothes. Par la clarté du récit et l’élégance de la diction, M. Lafuente se rattache à l’école de M. de Toreno. Il est cependant beaucoup plus naturel, beaucoup moins surchargé d’images, que l’historien des guerres de l’indépendance. Cette tendance à la simplicité distingue essentiellement d’ailleurs la littérature espagnole de 1844 de celle de 1808.
Don Joaquin Pacheco n’a publié que le premier volume de son Historia de la Regencia de la reina Cristina. L’époque présente se liant étroitement à celles qui précèdent, ce premier volume est tout simplement une introduction où M. Pacheco a retracé les évènemens qui se sont accomplis en Espagne depuis l’abdication de Charles IV jusqu’à la mort de Ferdinand VII. M. Pacheco a recommencé l’œuvre entière de M. de Toreno ; mais jamais historiens explorant les mêmes époques ne se sont moins souvent rencontrés. Faible penseur, narrateur émouvant, brillant coloriste, tel est en deux mots l’auteur de l’Histoire du soulèvement de 1808 : c’est tout le contraire qu’il faut dire de M. Pacheco. M. Pacheco ressemble bien moins encore à M. Tapia, qui, bon gré mal gré, enchâsse les évènemens et les institutions dans des formules toutes préparées d’avance : les réflexions que lui inspirent les calamités et les mécomptes essuyés par l’Espagne, depuis le commencement de ce siècle, prouvent très clairement le soin et la conscience qu’il apporte à ses études et à ses investigations. On pourrait sans doute, avec plus d’ampleur et d’une manière plus saisissante, raconter les guerres de l’indépendance, la révolution de 1820, les réactions de 1823, le marasme de 1828 et de 1830, si souvent entrecoupé de convulsions et d’émeutes ; on pourrait juger avec plus d’énergie et de profondeur les fautes et les crimes qui se sont commis durant les deux premières périodes constitutionnelles, mais on ne pourrait porter dans cette appréciation plus de droiture ni de loyauté. La meilleure partie du livre est consacrée à la politique des législateurs de Cadix, dont M. Pacheco met à nu les plus secrets mobiles. Le catholicisme et la royauté, ces deux vieilles adorations de l’Espagne, voilà, il n’est plus permis d’en douter aujourd’hui, la cause que les cortès de 1808 et de 1812 avaient ardemment embrassée ; jamais pourtant en Espagne cette cause n’avait été plus compromise. La royauté avait lâchement brisé son écusson à Bayonne, et, d’un autre côté, les idées encyclopédiques avaient depuis trop peu de temps pénétré en Espagne, pour que leur influence, si peu qu’elle ait duré d’ailleurs, ne s’y fît point encore sentir. Heureusement, parmi les idées de France, il en était une qui, répondant à tous les vieux instincts de la nation espagnole, ne devait plus repasser les monts. C’était le principe de la liberté politique : les cortès l’inscrivirent en tête de leur charte, et ce fut assez pour embraser l’Espagne de ce patriotisme qui dès-lors ne s’est plus éteint.
Pourquoi donc M. Pacheco, qui a si bien défini les mobiles des cortès de Cadix, accuse-t-il ces cortès d’avoir aveuglément cédé à l’entraînement révolutionnaire ? En ceci, M. Pacheco n’a point fait preuve de l’impartialité rigoureuse que nous nous complaisions tout à l’heure à louer dans le jeune historien. Nous ne songeons pas le moins du monde à prendre la défense de la constitution de 1812 : les cortès de Cadix eurent le tort grave de proclamer d’une façon trop absolue le dogme de la souveraineté nationale, principe abstrait que l’on ne formule jamais sans péril chez les peuples qui n’ont point encore contracté les mœurs politiques par lesquelles il vit et prospère. À cela près, qu’on nous montre en Espagne une autre assemblée qui ait donné des preuves plus réelles de modération et d’habileté ? Qui a mis dans tout son jour les vices de l’ancienne législation des douze royaumes ? Qui a consacré pour la première fois dans la Péninsule, par une loi positive, la sûreté individuelle, l’indépendance des juges, l’entière liberté de la défense, la publicité des débats judiciaires et législatifs ? Les seuls efforts sérieux qui jusqu’à ces derniers temps se soient faits pour réorganiser l’administration, pour régler le mode des impôts, pour éteindre la dette publique, ne sont-ce pas encore les cortès de Cadix qui les ont accomplis, en dépit de la guerre civile, du défaut absolu de connaissances statistiques, et de l’épuisement des populations.
C’est pour décrire le régime de réactions et de hontes qui, en 1823, pesa si durement sur la Péninsule, que M. Pacheco a réservé ses couleurs les plus vigoureuses. Ici encore pourtant M. Pacheco, nous devons le dire, ne s’est point renfermé dans les termes d’une stricte impartialité. Qu’il flétrisse Ferdinand VII et ses familiers, rien de mieux assurément ; mais que dans la même réprobation il comprenne tous ses ministres, don Luis Ballesteros excepté, voilà où commence l’injustice. Dans cette période lugubre qui embrasse les dix dernières années de Ferdinand VII, est-il donc impossible de trouver un autre homme, un seul, qui ait bien mérité de son pays ? Et par exemple l’illustre don Martin Garay, qui a tant fait pour l’agriculture et à qui l’on doit le canal de Castille, n’était-il point digne que M. Pacheco se fût, au nom de l’Espagne, montré envers lui un peu plus reconnaissant ? Du règne de Ferdinand VII, M. Pacheco aurait dû faire deux parts bien distinctes : d’un côté, les réactions et les crimes politiques, de l’autre les réformes et les améliorations, sinon réalisées, du moins entreprises, dans les finances et dans quelques branches de l’administration.
Les travaux historiques de MM. Moron, Pacheco, Tapia, ne sont pas les seuls dont le public se soit vivement ému en Espagne. La presse de Madrid s’entretient beaucoup en ce moment de l’Historia de los reyes católicos, que vient de publier M. le marquis de Miraflorès, ancien ambassadeur d’Espagne à Paris. Pour notre compte, nous acceptons ce livre comme une promesse, et non point comme une œuvre déjà terminée. M. le marquis de Miraflorès a fort bien montré comment, de règne en règne, l’Espagne a péniblement fondé son unité nationale, et c’est avec un véritable bonheur d’expressions et d’images qu’il a raconté les dernières luttes contre les musulmans ; mais nous ne comprendrions pas que M. le marquis de Miraflorès se résignât à ne point franchir les extrêmes limites du XVe siècle : ce serait s’arrêter au moment où l’histoire de la Péninsule prend un nouveau et plus saisissant caractère. Quel autre écrivain que M. le marquis de Miraflorès, qui par devoir a scrupuleusement étudié toutes les traditions internationales, pourrait exposer d’une façon plus intéressante cette politique extérieure des successeurs d’Isabelle-la-Catholique, si fière à la fois et si souple, si curieusement entremêlée de guerres et d’intrigues ? Plus on y réfléchit et plus on se sent indigné que les princes de la dynastie autrichienne aient gâté comme à plaisir la fortune de l’Espagne. C’était bien la peine, vraiment, de se mêler aux misérables petites querelles de la Lombardie et des Deux-Siciles, de subordonner leurs royaumes à l’empire, de s’épuiser à exploiter l’Amérique, à opprimer les Flandres, à fomenter en France conjurations et révoltes, guerres de religion, guerres civiles, ligues et frondes, mécontentemens princiers, contestations de régence ou de minorité ; c’était bien la peine de dépenser tant de force pour aboutir à un si complet abaissement !
Au demeurant, il n’est point en Espagne un écrivain de mérite qui ne se soit préoccupé des problèmes et des enseignemens de l’histoire. Nous avons sous les yeux la plupart des leçons prononcées à l’Athénée de Madrid par MM. Alcala-Galiano, Pidal, Donoso-Cortès, Seijas-Lozano, Mieg, Antonio Benavidès, et la collection à peu près complète des revues où, depuis 1833, se sont produits presque tous les talens de la Péninsule ; il n’est pas un seul professeur, un seul écrivain qui, agitant les problèmes de législation, d’administration, d’économie politique, n’ait eu pour sa part à débattre les questions historiques. Il n’a point surgi encore en définitive, et de long-temps, selon nous, il ne surgira, au-delà des monts, une théorie générale, embrassant tous les faits de l’histoire. Les uns et les autres ont plus ou moins discuté les systèmes qui, à dater du XVIe siècle, se sont tour à tour accrédités en Europe ; mais la plupart n’en ont fait qu’une étude superficielle, et nous doutons fort qu’ils les aient pleinement compris. M. Moron est le seul qui les ait approfondis, et l’on a vu que sa théorie reproduit assez fidèlement les idées de M. Guizot. À très peu d’exceptions près, les écrivains espagnols se renferment scrupuleusement dans leur histoire nationale. Au milieu des élémens jusqu’ici épars de cette histoire, l’esprit de système, dans sa rigueur absolue, serait pour eux un mauvais guide ; comment saisir l’ensemble des annales espagnoles, quand on a tant de chroniques à compulser, de sources à épuiser, quand il est encore si malaisé de se former une opinion bien nette et bien précise sur tout un monde d’épisodes et de détails ? Dans les investigations patientes qui ont pour objet les faits particuliers de chaque province et de chaque règne, les historiens actuels de l’Espagne se rattachent à la meilleure école du XVIIIe siècle, à celle de Montesquieu. Montesquieu n’a point cherché, quoi qu’on ait prétendu, à justifier de parti pris tous les évènemens, toutes les institutions, tous les usages, mais bien à les juger en dehors de toute opinion systématique ; Montesquieu n’impose à la raison d’autres règles que les lois de la morale et du bon sens, qui, pour régir l’entendement humain, n’ont pas eu besoin qu’un penseur isolé, si puissant qu’on l’imagine, se soit donné la peine de les promulguer.
Ce n’est point encore la tâche nécessaire des écrivains actuels de l’Espagne que de faire l’histoire générale et philosophique de leur pays. S’il est vrai que l’on doive un jour élever un monument aux gloires nationales de tous les temps et de toutes les civilisations, n’est-ce pas d’abord leur principal devoir d’en rassembler les matériaux çà et là, dans cette prodigieuse quantité de documens et de chroniques dont nous avons vu que le sol de la Péninsule est pour ainsi dire surchargé. En France, en Italie, en Angleterre, c’est une branche très considérable de la science que l’érudition en matière d’histoire ; dans ces trois pays, on sait, à peu près du moins, sur quelles richesses on peut compter. Il n’en est pas de même en Espagne où, à des époques assez rapprochées de nous, le romanesque et l’apocryphe coudoient à tout propos le réel. L’amour du merveilleux est la douce et immortelle faiblesse de l’Espagne ; cet infatigable esprit d’aventure, qui a tant inspiré de comédies, de drames, de nouvelles chevaleresques, n’a pas exercé une moindre influence sur les plus graves historiens, même dans le siècle de Cervantès. Il en est résulté de si graves inconvéniens pour l’étude sérieuse de l’histoire, que don Nicolas Antonio et don Juan Ferreras, deux princes de la science, se sont vus forcés de consacrer des livres entiers, des livres énormes[1] à la réfutation des chroniques fabuleuses ; mais à un pareil débordement qui pouvait donc opposer une digue assez puissante ? À la même époque précisément, les moines de tous les ordres se mirent à fabriquer des chartes et des diplômes au profit de leurs couvens ; on ferait de nombreux volumes avec ces documens qui dénaturent l’histoire tout entière, et le plus souvent ce n’est qu’à force de recherches fatigantes que l’on en peut découvrir la fausseté. Nous nous contenterons de citer ici les archives supposées des deux couvens de San-Juan de Leyria et de San-Juan de la Peña, dont les vallées de Navarre gardent encore les ruines dans leurs ombreuses profondeurs.
Pour confondre les faussaires, pour dresser un dictionnaire critique renfermant les titres et l’exacte analyse de toutes les chroniques et de tous les documens reconnus authentiques, il fallut qu’en 1738 Philippe V créât tout exprès une académie, celle de Madrid ; mais il n’y avait point de corps savant en Europe, si nombreux, si résolu qu’il pût être, qui fût en état d’entreprendre ce colossal inventaire. Le dictionnaire ne se lit point ; les académiciens se bornèrent à publier de beaux mémoires critiques, parmi lesquels on en remarque de Marina, de Campomanès, de Jovellanos. Nous avons regret à le dire, c’est seulement depuis 1840 que de si utiles publications ont complètement cessé. L’académie de Madrid avait à peine commencé ses travaux, que sur le même plan et pour le même objet trois autres académies se fondèrent à Séville, à Valence et à Barcelone ; les deux premières n’ont point survécu aux révolutions et aux crises qui ont marqué le commencement de ce siècle ; la troisième avait également disparu durant les guerres et les troubles ; mais, à l’heure même où nous sommes, nous apprenons qu’elle vient de se reconstituer. — Philippe V ne se borna pas à créer des académies : en vertu d’un ordre royal, signé de la propre main du monarque, des érudits visitèrent les bibliothèques, les ayuntamientos, les monastères, pour examiner toutes les chroniques et les classer suivant le degré de confiance qu’elles pouvaient inspirer. Ce furent les missi dominici de la science ; de leurs études et de leurs recherches persévérantes, il résulta une foule de traités, de dissertations, de notices que le patient Masdeu édita en 1784, sous le titre de Historia critica de la cultura española. La collection de Masdeu s’arrête à l’an 1000. Nous apprenons également que les investigations ordonnées par Philippe V vont être poursuivies sur tous les points de la Péninsule, en vertu d’un décret de la reine Isabelle : les jeunes savans à qui M. Pidal se propose de confier une si noble mission auront bien mérité de l’Espagne, s’ils font pour les derniers siècles ce que leurs devanciers ont fait déjà pour les temps les plus reculés.
En dépit de tous les efforts entrepris sous Philippe V, sous Charles III, sous Charles IV lui-même, c’est le XVIIe siècle qui en Espagne est la grande époque de l’érudition historique. Si les Antonio, les Ferreras, les Mondejar n’ont pas épuisé tous les filons de la mine, ils ont du moins indiqué les plus riches veines. Dans les antiquités ecclésiastiques, Aguirre et Florez n’ont absolument rien laissé à faire : leurs livres doivent être considérés comme les deux parties d’un seul et même ouvrage formant l’histoire générale du principe théocratique au-delà des Pyrénées. Il y a aujourd’hui dans le clergé espagnol trois hommes d’un mérite incontestable, don Jaime Balmes, don Jose-Judas Romo, évêque des Canaries, et don Manuel-Joaquin Tarancon, évêque de Zamora ; tous les trois ont prouvé qu’ils avaient la parfaite intelligence de ce qui se rattache au passé de leur église, M. Balmes dans son livre Del Catolicismo comparado con el protestantismo, M. Romo dans son Ensayo sobre la independancia de la iglesia de España, M. Tarancon dans plusieurs brochures, et çà et là dans les revues de province et de Madrid. Mais ce sont là des œuvres de philosophie et de controverse bien plutôt que d’érudition pure ; quand, pour autoriser leurs opinions, MM. Tarancon, Romo et Balmes ont besoin de recourir aux preuves historiques, ce sont Aguirre et Florez qui leur fournissent les meilleurs argumens.
L’histoire littéraire nous paraît présenter moins de difficultés encore que l’histoire ecclésiastique ; don Nicolas Antonio en a si scrupuleusement rassemblé les élémens pour toutes les époques antérieures au XVIIe siècle, il les a si bien distribués dans son livre, que les jeunes écrivains de Madrid n’auront guère qu’à suivre ses indications lumineuses. On n’est pas moins avancé pour les parties purement civiles ou criminelles de la législation espagnole ; nous ne connaissons point de savant dont la persévérance puisse être comparée à celle de don Juan-Lucas Cortès, qui, sur la fin du XVIIe siècle, débrouilla presque toutes les origines et constata les variations incroyables de la jurisprudence des douze royaumes. À sa mort, survenue en 1701, sa bibliothèque fut vendue à l’encan et achetée par des étrangers. Un de ceux-ci, le Danois Gérard-Ernest de Franckenau s’appropria effrontément l’œuvre laborieuse de l’intrépide érudit espagnol ; il la publia en allemand sous ce titre original, qui est en parfait rapport avec le caractère et le mérite du livre : Les Mystères de la Thémis des Espagnes dévoilés dans leurs sacrées profondeurs. Comment se fait-il que, depuis 1833, personne encore dans cette Espagne, si jalouse pourtant de ses gloires nationales, n’ait entrepris de venger la mémoire du vieux don Juan-Lucas Cortès ?
C’est la partie politique et administrative de la législation espagnole que les érudits ont jusqu’ici, le plus négligée ; on s’en étonnera si l’on songe que l’Espagne oppose avec un orgueil légitime ses institutions du moyen-âge à celles de tous les autres pays. M. Navarrete poursuit courageusement sa collection de documens diplomatiques ; mais l’histoire générale de l’Europe a suffisamment éclairci le droit des gens, même pour ce qui concerne l’Espagne et ses colonies : c’est du droit public de la Péninsule que l’on devrait principalement s’occuper. N’est-il pas inconcevable qu’à l’époque où nous sommes, l’Espagne n’ait point encore une collection des célèbres lois de Castille qui puisse prendre place à côté du Fuero juzgo, du Code des siete partidas et des ordonnances réglant la navigation et la marine, si connues dans la Péninsule sous le titre d’Ordonnances de Barcelone ? N’est-il pas plus inconcevable encore que l’on n’ait point recueilli les actes de ces cortès immortelles que les princes de race autrichienne ont eu tant de peine à réduire ? En 1810, quand les cortès de Cadix imaginèrent avoir restauré la liberté espagnole, elles chargèrent un de leurs membres, don Antonio Capmany, de rechercher tous ses précédens. Capmany ne publia son livre qu’en 1821, sous le titre de Pràctica de celebrar cortès en Aragon, Cataluña y Valencia ; il fut prévenu par le plus ingénieux publiciste de l’Espagne moderne, don Martinez Marina, qui, dès 1813, fit paraître sa Teoria de las cortès. Pour Capmany comme pour Marina, la constitution de 1812 reproduit exactement les droits et les franchises dont le pays jouissait avant la dynastie autrichienne. Assurément, c’est là une thèse qui ne manque point d’une certaine vérité historique ; mais, à force de l’exagérer, Capmany et Marina, Marina surtout, ont complètement dénaturé le passé de l’Espagne ; leurs livres ne sont point des travaux scientifiques, mais d’ardens plaidoyers en faveur des cortès de Cadix. En 1823, le savant Sempere y Guarinos entreprit la réfutation de leurs sophismes ; si l’on excepte un excellent chapitre sur quelques points des antiquités castillanes, son livre est si obscur, si confus, l’élément scientifique y est si mal distribué, qu’il n’est jamais arrivé à personne de le parcourir jusqu’au bout. Il y a peu d’années, l’académie de Madrid a essayé de rassembler tous les documens qui, de près ou de loin, intéressent les anciennes cortès. La publication a bientôt cessé faute de fonds, et peut-être faute de courage et de bon vouloir. L’académie de Madrid est bien déchue de sa splendeur première ; il faudrait plus d’une réforme pour la mettre en état de s’associer au mouvement par lequel se régénère le pays tout entier. Dans ses leçons sur la législation et le gouvernement de l’Espagne, M. Pidal déplorait le profond abaissement du premier corps savant de la Péninsule. M. Pidal était hier président du congrès ; il est aujourd’hui ministre de l’intérieur, et c’est son parti qui mène les affaires. N’est-ce point à M. Pidal et à ses amis qu’il appartient de reprendre l’œuvre, si malheureusement avortée, de l’académie de Madrid ?
Ce n’est point là cependant le plus grave reproche d’indifférence qui se doive adresser à l’Espagne actuelle. La plus importante branche des antiquités espagnoles, et à coup sûr la plus intéressante, c’est l’étude du régime musulman, le vrai régime du Koran, celui que Mahomet a rêvé, lequel ne s’est pleinement développé que dans la Péninsule. Cet amas singulier de problèmes qui se nomme la civilisation arabe, c’est l’Espagne, la seule Espagne qui nous en peut donner la solution péremptoire ; c’est elle qui, dans ses bibliothèques, en possède tous les élémens. Et cependant, depuis l’expulsion des Maures, l’Espagne n’a pas même daigné y prendre garde ; il a fallu que des étrangers se soient donné la peine d’exploiter les premières couches de cette mine, qui renferme les plus précieuses richesses de l’Orient, nous voulons dire les véritables dogmes de l’islam, les maximes véritables de sa philosophie. Rencontrant partout le mahométisme aux extrémités de l’Asie, l’Angleterre a sérieusement étudié l’histoire d’un si incommode et si opiniâtre voisin. Ce sont les nécessités politiques qui ont inspiré les remarquables travaux des Sale, des Mill et des Murphy. Jusqu’à ce moment, un seul Espagnol est entré dans les voies ouvertes par l’Angleterre, don Pascual Gayangos, qui a traduit en 1840 l’Histoire des dynasties mahométanes d’Espagne, de l’Arabe Ahmed-ben-Mohammed. Pour notre compte, nous n’hésitons pas à mettre ce livre au-dessus de tout ce que l’on a jusqu’ici publié sur Mahomet et le mahométisme. Nous le répétons, l’ancien régime musulman est profondément ignoré en Europe. Aucun écrivain, aucun philosophe n’en a pu saisir, faute de données suffisantes, les traits distinctifs et le réel caractère ; il en est résulté que de tout temps on s’est mépris sur le Koran, sur la mission de Mahomet, sur sa doctrine religieuse et philosophique. Le livre traduit par M. Gayangos n’est point une histoire, mais un abrégé lumineux, une exacte analyse des plus précieuses chroniques arabes, de celles même qui remontent aux premières invasions. C’est le tableau le plus vaste que l’on ait encore tracé des splendeurs et des vicissitudes de l’islam.
Don Pascual Gayangos ne s’est pas borné à traduire le livre de Ahmed-ben-Mohammed ; il l’a fait précéder d’une introduction pleine de science et de saine philosophie, où il réfute avec beaucoup d’esprit et de logique les opinions qui se sont tour à tour accréditées dans le monde sur la vie et la mission du fondateur de l’islam. L’introduction et le livre sont aujourd’hui populaires à Madrid et dans le reste de la Péninsule ; mais, il faut bien le dire, ce n’est point en Espagne, ce n’est point dans la langue castillane que l’ouvrage a été publié. La Société orientale de Londres a chargé M. Gayangos de la traduction ; c’est elle qui jusqu’au bout l’a généreusement soutenu, et c’est en Angleterre, c’est en anglais que la publication a eu lieu. Et pourtant, si l’initiative appartient à l’Angleterre, l’Espagne ne doit point, pour cela, se déconcerter et perdre courage. N’est-ce pas, après tout, un Espagnol qui l’a prise ? Il s’en faut de beaucoup, d’ailleurs, que M. Gayangos ait complètement dévoilé l’antiquité musulmane ; M. Gayangos écrivait en Angleterre, il devait par-dessus tout s’attacher aux matières qui préoccupent exclusivement le génie britannique. Aussi pensons-nous qu’après lui il reste peu de chose à dire sur l’administration et le gouvernement des Arabes d’Espagne, sur leur législation politique et civile, sur leur commerce et leur industrie ; mais la religion, la théologie, la métaphysique, mais la poésie, les arts, les sciences, ne s’y trouvent que pour mémoire, et d’une tâche si glorieuse c’est là, ce nous semble, la plus belle moitié. On savait déjà à quel degré de splendeur est parvenue en Espagne la société musulmane par le commerce, l’industrie et l’agriculture ; on ne savait point, on ne sait pas encore suffisamment qu’en littérature les Arabes n’en étaient point réduits à ces chroniques rimées, à ces poèmes bizarres, les Prairies dorées, la Douceur de la rose, les Rayons de la pleine lune, long-temps représentés comme le dernier effort de leur imagination et de leur intelligence ; on ne sait pas encore que parmi eux des écoles entières de poètes, d’historiens, de moralistes, de critiques, s’attachèrent à continuer, avec toute l’ardeur de l’enthousiasme ou la systématique ténacité de la science, les plus brillantes traditions de la Grèce et de Rome ; on ne sait pas qu’en philosophie pure, — des plus âpres défilés de la logique aux régions escarpées de la métaphysique religieuse, — leurs prêtres et leurs docteurs se sont débattus contre tous les problèmes, dans toutes les angoisses du doute, dans toutes les inquiétudes de la pensée. C’est un monde d’idées et de sentimens profondément enfoui encore dans les chroniques et les histoires manuscrites ; sous les froides indications de M. Gayangos, on le sent, pour ainsi dire, qui remue déjà et bouillonne. Quand on aura pris le parti d’éditer ces histoires et ces chroniques, dont Casiri a dressé laborieusement l’inventaire, l’Europe entière s’empressera d’applaudir à mesure que se reconnaîtront les larges voies et les somptueux monumens, et jusqu’aux carrefours les plus cachés de cet autre Herculanum.
Ce sont là pourtant des travaux trop considérables pour qu’une société particulière de savans et de philosophes en vienne jamais à bout, fût-elle aussi persévérante, aussi riche que la Société orientale de Londres. Nous ne voyons en Espagne que le gouvernement qui s’en puisse charger. En présence des investigations patientes qui se poursuivent, non pas seulement à Londres, mais à Paris et dans les principales villes de l’Allemagne, le gouvernement de Madrid ne pourra décliner cette mission, du moment où l’Espagne jouira de cette paix féconde où se régénèrent les peuples. Depuis long-temps, Dieu merci, l’Espagne est revenue du sombre ressentiment que les guerres de religion et de race lui avaient laissé à l’égard des Arabes. Par l’histoire de l’inquisition, chacun a pu apprendre combien l’humanité a souffert de ce ressentiment ; on jugera par les faits suivans de ce qu’il a coûté aux arts, aux lettres et aux sciences. Pour hâter la conversion des Maurisques, l’archevêque de Grenade don Hernandez de Talavera avait fait composer un catéchisme arabe ; il avait demandé en outre que la messe pût être célébrée dans la langue du vaincu. Le gouvernement, le clergé, le peuple, ne voulurent rien entendre ; le cardinal Ximenès ne se borna point à condamner les projets de l’archevêque : en 1499, il fit brûler en une seule fois, cinq mille manuscrits arabes, enrichis de très beaux dessins. De cet auto-da-fé, l’inflexible ministre ne daigna préserver qu’un très petit nombre de livres de médecine, dont il fit présent à l’université d’Alcala. En 1526, ce fut encore par un acte de vandalisme tout aussi révoltant que se terminèrent les persécutions dans lesquelles disparurent les Maurisques du royaume de Valence. Cent ans plus tard, on déplorait amèrement de si grandes pertes. En 1611, don Pedro de Lara avait capturé deux vaisseaux du roi de Maroc, contenant trois mille manuscrits sur la philosophie, la littérature, les sciences, le gouvernement des Arabes d’Espagne. À diverses reprises, le prince maure offrit pour les racheter des présens magnifiques et des sommes énormes ; le comte-duc d’Olivarès refusa constamment de les rendre, et les fit transporter à la bibliothèque de l’Escurial. Ces manuscrits souffrirent beaucoup en 1671 de l’incendie qui dévora une partie de cette bibliothèque ; mais, en dépit de ce désastre, la plus riche collection de livres arabes consacrés à la philosophie, à la théologie, à la littérature, à la jurisprudence, se trouve encore à l’Escurial.
À dater de Philippe III, c’est à peine si, de temps à autre, de laborieux érudits viennent péniblement épeler quelques phrases dans les chroniques et les manuscrits arabes. En 1770 pourtant, Charles III ordonna que l’on en fit un exact inventaire ; c’était l’année où il installait l’enseignement des langues orientales dans le beau collége de San-Isidro-el-Réal. Charles III est un Louis XIV qui n’a pas eu de Colbert. Casiri dressa son catalogue, et puis tout fut dit : dans un recoin poudreux de la royale résidence, manuscrits, histoires, chroniques, ont depuis cette époque profondément sommeillé. « Cela fait bouillir le sang, et le cœur s’en irrite, hierve la sangre, indignase el corazon, » s’écriait, il y a deux ans, M. Gonzalo Moron dans un article éloquent de la Revista de España y del Estranjero, où il s’indignait que, durant la troisième période constitutionnelle, pas un ministre n’eût songé à tirer parti de ces inappréciables richesses. Aujourd’hui précisément, ce sont les amis de M. Moron qui ont en main le pouvoir : persisteront-ils dans l’indifférence qu’il a si amèrement reprochée à MM. d’Ofalia, Perès de Castro et Calatrava ?
Les antiquités proprement dites, les études d’archéologie, de numismatique, sont tout-à-fait négligées dans la Péninsule, bien qu’il se soit formé à Madrid une société d’antiquaires qui entretient de nombreuses correspondances à Paris et à Londres. Cela est fort étrange dans un pays où les plus puissantes civilisations ont laissé des ruines si pittoresques et de si beaux monumens. Nous ne pouvons accepter comme une œuvre sérieuse un livre qui vient de se publier à Barcelone sur les châteaux, les palais, les monastères et les cathédrales de l’Aragon et de la Catalogne ; c’est plutôt une spéculation comme il s’en est tant fait en France depuis que l’art est sacrifié à l’illustration. Les études de philologie n’y prospèrent pas davantage : l’académie de Madrid n’est pas plus en état de conserver la vieille langue que de coordonner les élémens de l’histoire nationale. Un seul homme de talent, don Carlos-Buenaventura Aribau, s’était occupé de recherches philologiques ; mais, nous l’avons dit, M. Aribau rédige le journal politique le Corresponsal, qui a pris une si large part aux polémiques de ces derniers temps : le publiciste pourrait-il nous dire où en est aujourd’hui le savant ?
Il ne convient pas du reste d’insister trop long-temps sur la décadence de l’archéologie ou de la philologie en Espagne, quand on songe à l’anéantissement presque absolu où se trouve réduite une étude plus importante, celle des sciences exactes et des sciences naturelles. Nous concevons parfaitement que l’étude de ces sciences n’ait pu se maintenir dans les universités d’Alcala, de Cervera, de Valladolid, de Salamanque, non plus que l’étude autrefois si florissante de la théologie, de la médecine et de la jurisprudence ; l’abaissement des universités est si complet aujourd’hui, qu’elles n’ont pour la plupart qu’une existence officielle ; dans les journaux et à la tribune, on parle indifféremment, soit de les supprimer, soit d’en réduire le nombre, ou bien encore de les transférer de telle ville à telle autre, sans que les populations y prennent le moindre intérêt. Comment les fondateurs de l’Athénée de Madrid et des lycées de province, qui ont tant fait déjà pour la législation, la philosophie et les lettres, n’ont-ils pas sérieusement essayé aussi de relever les sciences ? L’observatoire astronomique de Madrid est le seul établissement scientifique qui ait conservé un certain renom, et encore ne le doit-il qu’aux travaux d’un seul homme, de son directeur, don José Sanchez Cerquero, qui depuis dix ans est à grand’peine parvenu à former quelques élèves. Nous savons bien que rien n’est plus antipathique au génie de l’Espagne que les observations et les recherches minutieuses de la physique, de la chimie, de l’astronomie, des mathématiques ; mais le moment est venu de surmonter une telle répugnance. Il est tout-à-fait indispensable, si l’on veut régler et assurer le mouvement ascendant de la prospérité publique, que la science seconde les développemens immenses que les intérêts matériels sont à la veille de prendre, dans quelques parties de l’Espagne par l’aliénation des biens nationaux, dans le plus grand nombre des provinces par la vente à peu près consommée déjà des biens du clergé régulier, et, en général, dans la Péninsule entière par les progrès de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. En 1843, très peu de mois avant sa chute, le gouvernement d’Espartero avait bien vu qu’il fallait en finir avec une situation si déplorable ; le ministre de l’intérieur, M. Gomez de la Serna, fit proposer à M. Arago d’aller au-delà des monts constituer l’enseignement scientifique sur de solides bases et dans de larges proportions. Il est à regretter que les pronunciamientos de juin aient empêché M. Arago d’accepter une mission qui dans sa vie eût marqué honorablement. Le nouveau régime s’estimerait heureux, nous le croyons, que M. Arago voulût bien accepter une si grande tâche, et, en vérité, si le cabinet de Madrid cherchait à renouer la négociation, nous aurions peine à comprendre que ses avances fussent repoussées par M. Arago. Qu’importent les luttes et les querelles de parti, là où se trouve engagé le seul avenir de la science ?
Pour donner une charte à l’Espagne, les cortès de Léon et de Cadix se bornèrent à nous emprunter quelques lambeaux des constitutions que nos assemblées législatives ont tour à tour votées à la fin du dernier siècle ; les hommes qui, en ce moment, gouvernent la Péninsule affirment au contraire que l’histoire nationale peut seule enfanter les institutions durables. Évidemment, sans être tout-à-fait en dehors de la vérité, les jeunes doctrinaires de 1844 se trompent, comme les révolutionnaires de 1808. Sans aucun doute, à mesure qu’ils réorganisent la société espagnole, ils agissent fort sagement en composant avec ses antiques habitudes ; mais les vieilles lois d’Aragon, de Castille, de Navarre, de Catalogne, ces bizarres coutumes où foisonnent les contradictions et les inconséquences, renferment-elles donc toutes les idées, tous les principes qui doivent présider à l’œuvre immense de la réorganisation sociale. ? L’Europe tourne avec plus de sollicitude que jamais ses regards vers la Péninsule ; plus que jamais elle se préoccupe des obstacles qui, chez nos voisins, peuvent s’opposer aux développemens du régime constitutionnel. Pour démontrer qu’il est possible d’y appliquer ce régime, il suffirait d’analyser le caractère espagnol ; on y trouverait, à un degré remarquable, les qualités et les mobiles qui parmi nous font la force des lois nouvelles ; si on étudiait attentivement ses défauts, on ne tarderait pas à découvrir qu’ils proviennent pour la plupart de l’abattement douloureux où tombe toute nation, quand elle s’aperçoit qu’il ne lui a servi de rien d’avoir été pendant des siècles patiente, résignée, courageuse. Quelle énergie stoïque il a fallu à ce peuple pour ne pas mourir du despotisme de ses rois et de ses moines, du désordre de ses finances et de son administration ! Il ne faut pas s’exagérer les périls de la situation actuelle : tout, il est vrai, se présente à l’état de problème ; mais les difficultés sont-elles donc si nombreuses que l’on ne puisse les surmonter ?
Le plus grand malheur de l’Espagne a été jusqu’ici le défaut absolu de gouvernement : les plus recommandables de ses publicistes le proclament eux-mêmes et s’empressent de le prouver, MM. Pidal, Alcala-Galiano, Donoso-Cortès, dans leurs leçons de l’Athénée, MM. Gomez de la Serna, Pacheco, Alejandro Olivan, dans leurs brochures et dans leurs livres. En vertu de quels principes fonctionnera le gouvernement, si l’on parvient à le fonder ? Dans quelles dispositions se trouvent à l’égard du nouveau régime les divers ordres et les diverses classes de la population, prêtres, nobles, bourgeois, paysans ? Quelle est la constitution de la propriété en Espagne, celle du travail, de l’industrie et du commerce ? comment réorganiser l’administration et comment la moraliser ? Comment s’y prendre pour concilier la centralisation avec les franchises provinciales ? Telles sont les questions qu’il s’agit de résoudre, et sur lesquelles il a paru déjà une foule de publications, dont nous ferons connaître les plus importantes, tout en signalant les maux de l’Espagne et les remèdes que, selon nous, il convient d’y appliquer.
Les publicistes espagnols ont parfaitement compris qu’en ce moment il faut avant tout s’attacher d’un côté à bien mettre en relief, par les plus minutieuses recherches de la statistique, l’état politique, administratif, industriel de la Péninsule, de l’autre à indiquer les améliorations spéciales dont il importe que l’on entreprenne sur-le-champ la réalisation. Il n’a paru jusqu’ici que cinq ou six ouvrages où les études qui, dans ces dernières années, se sont faites sous l’empire des idées pratiques aient laissé une trace durable ; mais ces ouvrages renferment toutes les questions actuellement agitées en Espagne. MM. Gomez de la Serna, Joaquin Pacheco, Seijas-Lozano, ont indiqué déjà les réformes que doivent subir les lois politiques et administratives, les lois civiles et criminelles, le premier dans un essai sur le droit administratif (Instituciones de derecho administrativo), le second dans ses Études sur le Droit pénal (Estudios de derecho penal), le troisième dans une Théorie des institutions judiciaires (Teoria de las instituciones judiciarias). Tous les problèmes qui, de près ou de loin, se rattachent à l’économie politique, MM. Eusebio Valle, Estrada, Joaquin de Mora, Andrès Borrego, les ont posés, et quelquefois résolus : MM. Valle et Estrada dans deux cours simultanément professés et publiés à Madrid, M. de Mora dans un Essai sur la liberté du commerce (Ensayo sobre la libertad del comercio), M. Borrego dans un livre sur les douanes de l’Espagne, l’industrie de la Catalogne et les moyens d’augmenter les richesses nationales (Principios de économia politica). Tous ces livres ont paru depuis les premiers mois de 1842, — ceux de MM. de la Serna, Seijas-Lozano, Estrada, Valle, en 1842, ceux de MM. Pacheco et de Mora, en 1843, celui de M. Borrego en 1844 : c’est à dater de 1842 que les études sociales ont pris en Espagne le plus d’importance et d’activité. Ce ne sont pas là, du reste, les seuls écrivains qui se soient préoccupés de relever l’Espagne du profond abaissement où elle est tombée par les excès et les abus de l’ancien régime ; dans les chaires de l’Athénée et des lycées, dans les journaux, dans les revues, et surtout dans la Revista de España y del Estranjero, qui est en ce moment le plus sérieux organe des intérêts publics au-delà des Pyrénées, tous les hommes d’autorité dont nous avons eu occasion de citer les noms, MM. Pidal, Alcala-Galiano, Moron, Posada-Herrera, etc., ont débattu longuement tout ce qui a le moindre rapport à la réorganisation de la Péninsule. Enfin, il y a quelques jours à peine, un écrivain qui, à Paris même, avait pris rang parmi les économistes, don Ramon de la Sagra, vient de fonder à Madrid une Revue des intérêts matériels et moraux (Revista de los intereses materiales y morales), dont les quatre premières livraisons nous sont déjà parvenues. Malheureusement, M. de la Sagra se croit obligé sans doute d’apprendre à l’Espagne toutes les belles théories générales qu’il a importées de France et d’Angleterre, et à la manière dont il a commencé sa tâche, nous ne voyons pas qu’il puisse de si tôt traiter des vrais besoins de son pays.
Nous devons le dire : les publicistes de l’Espagne n’ont pas encore renoncé à ces éternelles abstractions de métaphysique sociale qui encombrent tous les livres de législation et de droit public, tous les essais d’économie politique antérieurs à 1840. Avant d’entrer en matière, chacun se croit obligé de faire l’histoire du sujet dont il s’occupe, de réviser les systèmes que ce sujet a suscités dans les temps modernes, de se rattacher à une des écoles qui l’ont débattu. MM. Posada-Herrera et Donoso-Cortès se proclament les disciples de Montesquieu ; M. Seijas-Lozano se rattache à Bentham, M. Valle à Adam Smith, M. Pacheco à M. Rossi, M. de la Serna à M. de Gérando. Le tribut de l’admiration bruyamment décerné aux maîtres, ils ne manquent jamais de fraterniser avec les disciples, celui-ci avec MM. de Beaumont et de Tocqueville, celui-là avec M. Michel Chevalier, tel autre avec M. Comte ou M. Blanqui, et de proche en proche avec de simples jurisconsultes fort estimables sans aucun doute, mais qui de leur vie ne se sont inquiétés de la philosophie du droit, de la législation, de l’histoire, avec M. Macarel ou M. Boulatignier. Il en est au-delà des monts de nos économistes comme de nos poètes : ce ne sont pas toujours MM. de Chateaubriand, Hugo, de Lamartine, qui, dans la Péninsule, soulèvent le plus d’enthousiasme, et l’on serait fort surpris des noms que bien souvent on y place tout à côté de ceux-là. Don Joaquin Abreu, de Cadix, et don Nicomedes Pastor-Diaz sont les seuls qui, dans la catholique Espagne, aient osé discuter à fond les principes de Saint-Simon et de Fourier ; nous devons ajouter que MM. Diaz et Abreu sont parvenus à dégager assez nettement les doctrines sérieuses de ces socialistes des formules bizarres où ils se sont complu à les envelopper.
Ce ne sont là, du reste, que de véritables hors-d’œuvre ; une fois que les publicistes espagnols ont pénétré au cœur du sujet, adieu les belles théories et les formules générales ! Le temps est trop précieux et les besoins du pays trop nombreux, trop urgens, pour qu’il y ait place aux grandes discussions de principes. Qu’a-t-on à faire, par exemple, des contestations interminables qui s’élèvent encore entre les disciples de Ricardo et de Malthus, sur les produits de la terre ou de l’industrie, sur le crédit public, le travail et les capitaux, dans un pays où il s’agit d’augmenter à la fois les produits de l’industrie et de la terre, et non-seulement d’organiser le travail, mais de le créer, pour ainsi dire, en même temps que le crédit public et les capitaux ? Comme les économistes de la France et de l’Angleterre, les économistes actuels de l’Espagne se détachent donc peu à peu des théories ambitieuses qui aux simples inductions du bon sens pratique ne substituent guère que des abstractions et des syllogismes, pour s’en tenir à la méthode expérimentale indiquée par Bacon et perfectionnée par Galilée, Newton, Turgot, Adam Smith. C’est sur ce terrain que pourront se rencontrer et s’entendre les meilleurs esprits de la Péninsule, jusqu’ici divisés non par des idées, mais par des passions. Déjà maintenant, si l’on met à part les questions purement politiques, et, dans l’ordre judiciaire, l’institution du jury, qui touche de si près à l’ordre politique, modérés et progressistes pensent absolument de la même façon sur toutes les questions d’administration, de commerce et d’industrie.
Dans un pays où il faut tout refondre et où rien de ce qui est maintenant debout ne fait la moindre résistance, il n’y a pas deux manières de renouveler ou de réformer l’organisation sociale, et nous ne comprenons pas que pour procéder à une œuvre pareille, MM. Pacheco, Posada-Herrera, Moron, Alejandro Olivan, Donoso-Cortès, et tous les jeunes écrivains naguère groupés autour de M. Bravo, aient cru un seul instant devoir se placer en dehors du régime constitutionnel. Par leurs livres et par leurs brochures, il est fort aisé de prouver que la pratique de ce régime ne se hérisse point en Espagne de toutes les difficultés et de tous les périls dont ils semblent prendre plaisir à s’effrayer. L’Espagne de 1844 est, sous ce rapport, dans des conditions meilleures que la France de 1789. Les réformateurs de 1789 avaient à combattre deux ordres puissans, le clergé et la noblesse, qui, par l’autorité de la religion et par celle de l’histoire, par tous les moyens que peut donner une admirable organisation spéciale, repoussaient énergiquement tous les plans de régénération. En est-il de même au-delà des Pyrénées ? N’est-il pas avéré jusqu’au dernier degré d’évidence qu’en Espagne, l’immense majorité des membres du clergé et de la noblesse est disposée aujourd’hui à seconder toutes les tentatives de réforme ? N’est-il pas certain que la minorité mécontente, réduite à la plus complète impuissance, comprendra bientôt que ce qu’elle a de mieux à faire, c’est de s’y associer pleinement ?
Et d’abord, M. Gonzalo Moron ne comprend pas qu’en Europe, — nous employons ses expressions propres, — on se soit fait un épouvantail de la noblesse espagnole ; dans son Historia de la Civilizacion de España, dans ses nombreux essais sur l’ancienne administration de la Péninsule, M. Moron lui-même se complaît à montrer l’élément municipal éclipsant tout et dominant tout, jusqu’à l’avénement de la dynastie autrichienne, noblesse, clergé, royauté. Opposées par nos rois aux seigneuries indépendantes, les communes de France ont à leur origine essuyé de terribles vicissitudes ; il n’y a pas un de leurs droits, une de leurs immunités, un de leurs priviléges, qu’elles n’aient acheté au prix de leur or ou conquis au prix de leur sang. En Espagne, c’est tout le contraire : long-temps avant Louis-le-Gros, la commune asturienne ou castillane est investie, non pas de certains droits, de certaines immunités, de certains priviléges, mais tout simplement de la souveraineté. C’est la commune qui possède le sol et le cultive comme bon lui semble ; c’est elle qui nomme ses chefs civils et ses chefs militaires, juges, alcades, administrateurs, capitaines. Bien loin que les rois la protègent ou la dominent, c’est elle qui leur dicte ses conditions expresses : en voulez-vous de meilleures preuves que les chartes de Catalogne ou d’Aragon ? Bien loin qu’elle ait à se débattre contre la tyrannie ou l’ambition de la noblesse, c’est elle qui fait la noblesse ; c’est elle qui, récompensant par des insignes ou des appellations purement honorifiques les actes de dévouement ou de bravoure, suscite les premiers barons et les premiers chevaliers. Parmi ces nobles, les rois ont plus tard choisi leurs titrés de Castille ou leurs grands de diverses classes ; mais ce fut en vain que ceux-ci accaparèrent les dignités et les charges, ce fut en vain qu’on les créa chanceliers, connétables et amirantes : ils ne réussirent point à faire de leur corps un ordre politique, fort de sa propre puissance, compact et redoutable, comme la noblesse des autres états européens. Voilà ce qui, au moyen-âge, distingue le régime de l’Espagne : — l’absence à peu près complète de l’élément féodal. — L’Espagnol est de race gothique, et il ne faut point oublier que cette race a pour trait caractéristique, non pas seulement la liberté, l’indépendance de la nation, mais la liberté, l’indépendance de l’individu. Nous en dirons autant de toutes les races indigènes qui se sont maintenues dans les montagnes de Biscaye, de Navarre, d’Aragon et de Catalogne ; si l’on prend la peine d’y réfléchir, on ne cherchera point ailleurs la raison de la prodigieuse quantité de nobles qui subsiste dans tous ces pays, où, pour notre compte, nous n’avons presque jamais rencontré personne qui ne se crût aussi bon gentilhomme que les Ossuna et les Médina-Cœli. Et, en vérité, si l’on adopte le système de M. le comte de Boulainvilliers, qui fait de la liberté la condition et l’essence même de la noblesse, qui donc en Europe est de race plus noble que ces rudes montagnards, sur lesquels, à aucune époque, n’a pesé la loi de l’étranger ? Mais au fond est-il rien au monde qui diffère davantage de la noblesse, telle par exemple qu’elle subsistait chez nous quand elle mit en feu la Vendée ?
En Espagne, d’ailleurs, tout anoblit, le moindre grade, la moindre fonction, la moindre charge : le moyen de considérer la noblesse comme une aristocratie ? La grande affaire ne serait pas de savoir qui est noble, mais bien de découvrir qui ne l’est pas. Vous auriez moins de peine à distinguer de la classe ouvrière la plus petite bourgeoisie des plus petites villes de France. Dans les provinces méridionales de l’Espagne, où la noblesse est beaucoup moins nombreuse que dans les provinces du nord, ses conditions d’existence ne diffèrent point essentiellement de celles où se trouvent placés les autres citoyens ; ce sont absolument les mêmes opinions religieuses, la même éducation, les mêmes mœurs, les mêmes manières, nous pouvons ajouter les mêmes intérêts, bien qu’il subsiste encore çà et là, dans les Asturies et en Castille, quelques débris de la législation féodale parmi les dispositions qui régissent la propriété immobilière. Mais ce qu’il y a de remarquable et, selon nous, de particulier à l’Espagne, c’est que la noblesse est aujourd’hui la première à demander la suppression de ces lois, qui lui imposent plus d’entraves qu’elles ne lui concèdent de priviléges. N’est-ce point un bonheur pour l’Espagne que ses assemblées législatives n’aient point à se préoccuper du remaniement de la propriété territoriale, problème effrayant qui se retrouve, au moins à l’état de menace, dans le programme de toutes les révolutions ? Tout ceci est parfaitement déduit dans un écrit fort court, mais extrêmement substantiel, sur les derniers produits de la dîme, De los ultimos valores del diezmo, de don José de la Pinilla, que vient de publier la Revista de España y del Estranjero, et dans les Essais politiques sur l’Espagne (Reseñas politicas de España), où M. Gonzalo Moron, examinant le vieux régime et le discutant, pour ainsi dire, règne à règne, a très nettement indiqué ce qu’il en faut nécessairement détruire et ce que l’on en peut conserver.
Parlerons-nous de la haute noblesse ? À quoi bon ? Voyez les plaisanteries et les sarcasmes dont le poète Larra, dans ses Lettres de Figaro (las Cartas de Figaro), M. Gonzalez-Bravo lui-même, toute la presse, en un mot, a, depuis 1833, accablé les tristes personnages qui portent le chapeau, et dites-nous s’ils peuvent inspirer la moindre appréhension. Rabougris d’ame et de corps, les grands actuels, si on leur remettait la puissance de l’oligarchie vénitienne au moyen-âge, seraient incapables d’en user pour ou contre quoi que ce soit. Aucune autre classe en Europe n’a donné l’exemple d’une pareille décadence. Et d’ailleurs, on s’exagère parmi nous l’importance qui s’attache à leur titre ; trop de favoris et de parvenus ont inscrit leurs noms, depuis Charles III, sur le livre d’or de la grandesse, pour que les pages de ce livre n’en soient pas un peu maculées. — À demi ruinés, du reste, par les frais exorbitans de la plus inutile représentation qu’aient jamais exigée les convenances dans un état purement monarchique, les grands d’Espagne devraient bénir un ordre social qui détruira ces convenances en les rendant ridicules, qui leur permettra de relever peu à peu leur fortune et d’en faire un meilleur emploi. N’était-ce pas un point d’honneur bien misérable que de se croire obligé, par les traditions du XVe ou du XVIe siècle, à l’entretien fastueux de tous ces écuyers, pages, laquais, chambellans, majordomes et autres fainéans galonnés, qui naguère encore encombraient, de l’escalier d’honneur à la galerie des ancêtres, le palais d’un Oñate ou d’un Altamira. ?
Les dispositions du clergé ne sont pas moins rassurantes que celles de la noblesse ; la situation politique et civile du clergé est clairement établie dans un essai sur le droit ecclésiastique, publié en 1842 sous le titre de Juicio analitico (Jugement analytique), par don Severo Andriani, évêque de Pampelune. Avec MM. Balmes et Romo, don Severo Andriani est aujourd’hui à la tête du clergé espagnol ; c’est également en 1842 que M. Balmes a fait paraître son Catolicismo comparado con el protestantismo, et M. Romo son Independencia de la iglesia de España. Tous les trois s’attachent à prouver que dans le clergé séculier il n’est point un seul ennemi considérable des institutions nouvelles : les adversaires de ces institutions ont été jusqu’ici dans le clergé régulier. Or le clergé régulier est dissous ; ce n’est pas en 1834, c’est à la fin du XVIIIe siècle, qu’il a perdu sa puissance réelle ; la philosophie de cette époque était venue à bout déjà de son influence ; Aranda, Jovellanos, Olavide, en avaient eu complètement raison. Durant la guerre de l’indépendance, les moines ressaisirent un peu de crédit : c’était le prix du patriotisme dont ils ont donné des preuves irrécusables tant que l’ennemi a occupé le territoire ; mais ils eurent le tort de prendre un élan de reconnaissance publique pour la restauration des idées et des maximes qui autrefois maintenaient leurs usurpations temporelles : quand ils se sont avisés d’agir en conséquence, on sait ce qu’ils sont devenus. Bien avant les horribles massacres de Madrid, de Murcie, de Valence, les congrégations monastiques pressentaient vivement leur fin prochaine ; en 1834, nous avons vu les moines dans la foule, humiliés, le front courbé sous le poids de la réprobation générale : nous étions loin de reconnaître ces fiers dominicains qui régentaient les rois et les peuples, et portaient le glaive de l’inquisition plus haut que Philippe II lui-même sa main de justice et son sceptre.
En vertu d’une loi spéciale, présentée aux cortès en 1840 par le ministre Alonzo, le clergé séculier a reçu dans son sein la plupart des moines qui ont survécu aux émeutes de 1834 et de 1835. Le clergé séculier est un corps respectable et respecté, plein de vertus et de lumières, et dont le patriotisme ne s’est jamais démenti. MM. Andriani et Romo ont scrupuleusement recueilli tous ses titres, à dater des conciles gothiques : ils le défendent avec énergie contre les imputations de Voltaire, qui, dans son Essai sur les Mœurs des nations, consacre tout un chapitre à dénaturer l’histoire du clergé espagnol. Voltaire a prétendu, et de nos jours, après lui, on a souvent répété que, si les évêques, les chanoines, les curés espagnols, ont presque toujours embrassé la cause du peuple, c’est qu’ils jalousaient le crédit des moines, qui de tout temps ont fait cause commune avec le pouvoir absolu. Nous sommes surpris, pour notre compte, que cette opinion n’ait point été abandonnée avec la chimère tant caressée par les publicistes du dernier siècle, et par Montesquieu lui-même, des gouvernemens mixtes et pondérés, constitués de façon que le peuple vive précisément des rivalités et des querelles qui éclatent entre les premiers corps et les premières classes de l’état. Voyez dans les histoires de Pologne, de Danemark, de Suède, et dans notre histoire même, que de maux il est résulté d’une si vicieuse organisation !
Il est bien facile de prouver que, si le clergé séculier d’Espagne n’avait pris souci que de ruiner l’influence des moines, il aurait tout simplement essayé de faire son profit de leur abaissement. Ce n’est point en pratiquant une politique si égoïste, qu’il eût acquis la popularité dont il jouit à l’heure même où nous sommes. Comme le reste de la nation, le clergé a conservé le souvenir des temps qui ont précédé l’avénement de la dynastie autrichienne : en faut-il davantage pour que le despotisme lui soit odieux ? Qu’on ne s’étonne donc plus qu’en 1808, en 1820, en 1844, les principaux archevêques, tous les évêques, tous les curés, tous les chanoines, un très petit nombre excepté, aient pris parti contre l’absolutisme, du moment où il leur a été permis de lever un drapeau. Ils sont presque les seuls en Europe des hommes de leur ordre qui aient fait servir leurs richesses aux intérêts généraux ; l’Espagne leur doit tous ses monumens d’utilité publique, ses ponts, ses aqueducs, ses routes, ses canaux, ses fontaines : comment auraient-ils dans ces derniers temps repoussé un ordre social fondé sur le droit commun ?
Il ne reste plus vestige en ce moment des mésintelligences qui sous Espartero avaient éclaté entre le gouvernement de la reine et le saint-siége ; le chef politique de Madrid, don Antonio Benavidès, a récemment présidé lui-même à la réinstallation du tribunal de la rote : tous les malentendus, toutes les récriminations ont cessé. Quelques journaux de France et d’Angleterre se sont alarmés de la restauration de ce tribunal ecclésiastique ; il s’en est fallu de fort peu qu’ils n’y aient vu le prélude de l’établissement de l’inquisition. C’est là une question qui dans la Péninsule soulève un intérêt immense, et M. Romo l’a posée de manière à dissiper toutes les craintes. Sous Innocent III, le pape seul gouvernait l’Espagne, le pape seul réglait les affaires ecclésiastiques ; or, comme le clergé possédait les trois quarts du territoire, presque toutes les affaires aboutissaient à Rome, presque tout se tranchait au Vatican. Après bien des négociations, bien des luttes diplomatiques, Charles-Quint s’attribua le droit de présenter les évêques à la nomination du saint-siége, et l’on considéra comme une très grande faveur que sur tous les autres points cette exorbitante juridiction du pape consentît, pour ainsi dire, à se fixer en Espagne. Alors s’établit ce fameux tribunal de la rote dont tous les membres étaient nommés par le légat. Imbu des idées gallicanes, Philippe V le supprima dès les premiers jours de son règne : à force de brefs et d’encycliques, la cour de Rome détermina le petit-fils de Louis XIV à rapporter le décret d’abolition ; mais, à dater de cette époque, le tribunal de la rote ne fut plus admis à connaître que de certains cas de conscience et des difficultés qui peuvent s’élever sur les points de foi et sur les dogmes. Quelles appréhensions sérieuses pourrait-il aujourd’hui inspirer ?
Encouragés par les mésintelligences dont nous venons de parler, des méthodistes anglais se répandirent, il y a trois ans, dans la Péninsule, et s’efforcèrent d’exploiter les circonstances au profit du protestantisme. Ils ne parvinrent pas même à opérer une seule conversion, et c’est en pure perte qu’ils auraient fait le voyage, si l’un d’eux, M. le docteur Borrow, renonçant à sa mission évangélique, n’avait çà et là recueilli de précieux détails sur la vie et les mœurs des gitanos. Rentrés à Londres, les prédicateurs désappointés firent proclamer par leurs journaux que l’Espagne se débattait dans les ténèbres de l’ignorance, et que le fanatisme catholique serait un obstacle invincible aux développemens du progrès social. MM. Balmes et Romo furent sensibles à un tel reproche ; l’un et l’autre s’attachèrent à établir, M. Balmes dans son Catolicismo comparado con el protestantismo, le second dans un livre spécial qui a pour titre Ensayo sobre la influencia del Luteranismo (Essai sur l’Influence du Luthéranisme), que depuis le XVIe siècle, le protestantisme avait été en Europe le seul ennemi de la liberté. Nous nous éloignerions un peu trop de l’Espagne, si à notre tour nous entreprenions de débattre une question pareille. Ce ne sont pas d’ailleurs les pages consacrées à la controverse qui, à notre sens, recommandent ces deux livres ; nous préférons de beaucoup les beaux passages qu’ils renferment sur l’énergie du sentiment religieux au-delà des Pyrénées. MM. Balmes et Romo n’ont pas de peine à le démontrer : dans un pays où la croyance dogmatique s’est maintenue tout entière au fond des consciences, c’est un bonheur véritable que l’unité de la foi. Nous-même, parmi les convulsions de la guerre et durant ces crises où le génie méridional s’exalte jusqu’au dernier paroxisme de la haine, nous avons observé attentivement le sentiment religieux en Espagne, et nous avons frémi des calamités qu’une sérieuse tentative de schisme eût infailliblement entraînées. Heureusement, si le voltairianisme a pu, en Espagne, refroidir les esprits à l’égard de la monarchie et de l’autorité temporelle, l’autorité du dogme, n’ayant, à aucune époque, contracté avec l’autorité temporelle de solidarité compromettante, ne s’est jamais vue sérieusement entamée. Ce sont les ministres du même Dieu qui, durant les dernières crises, ont assisté les vaincus de tous les partis dans ces funèbres chapelles où sont venues successivement s’agenouiller tant et de si illustres victimes, Diego de Léon à Madrid, Torrijos à la Corogne, à Pampelune Léon Iriarte, dans cette même ville Santos-Ladron. Remontez plus haut, vous verrez que, de l’insurrection des comuneros aux déclarations de 1812, de 1822, de 1823, de 1840, il n’y a jamais eu de pronunciamiento que l’on n’ait, dès le début, proclamé le maintien et l’intégrité du dogme catholique. Dans les récentes guerres de Biscaye et de Navarre, les armées des deux partis observaient une sorte de trêve du Seigneur le dimanche et les jours de fête ; nous nous souvenons que pendant les solennités de Noël, qui, en 1833, suivirent la fameuse levée de boucliers de novembre, il ne se commit point une seule exaction, un seul acte de violence ; il ne se tira pas un seul coup d’escopette entre Val-Carlos et Élissondo,
Si nous avons insisté sur la question religieuse, c’est que des publications de MM. Jaime Balmes, Tarancon, José Romo, Severo Andriani, de tous les instincts nationaux, de toutes les croyances populaires, il ressort incontestablement un fait qui heurte de front les opinions actuellement reçues en Europe. Ce pays, où l’ultramontanisme était jadis si hautain, si absolu, si intraitable, est aujourd’hui le moins disposé à confondre les deux domaines ; c’est le seul peut-être où, sans concevoir d’alarmes pour les libertés publiques, on voie le clergé intervenir dans les affaires, aspirer aux charges politiques, ni plus ni moins que les autres classes de l’état, le seul où le citoyen ne s’absorbe pas dans le prêtre, et où soit le mieux pratiquée la distinction essentielle qui subsiste entre les devoirs du prêtre et les droits du citoyen. Point de contestations sur les deux puissances, sur leurs attributions ni sur leurs limites ; point de polémiques sur les empiétemens du clergé. Le jour approche où, dans une loi générale, on s’efforcera de résumer les efforts jusqu’ici tentés pour réorganiser l’instruction publique : on ne verra point s’élever à l’entour, nous en sommes certain, cette malheureuse querelle universitaire qui en ce moment passionne chez nous tous les esprits. On a prétendu naguère que l’on allait suspendre la vente des biens du clergé régulier pour en faire une sorte de dotation aux évêques, aux chapitres et aux prêtres de paroisse ; le gouvernement de Madrid s’est empressé de démentir ce bruit, et nous n’en sommes point surpris pour notre compte : le clergé espagnol est bien loin de demander lui-même qu’on lui fasse une constitution civile indépendante de l’état. En 1840, il est vrai, tous ses champions, tous ses amis, ont énergiquement combattu les projets de M. Alonzo, qui proposait aux cortès de lui assigner des pensions sur le trésor public ; mais on ne mettait point en question le principe : on protestait tout simplement contre le chiffre de ces pensions, que le ministre espartériste, obéissant aux rancunes du comte-duc, n’avait point fixé assez haut.
Comme le clergé et la noblesse, la bourgeoisie est évidemment dévouée au régime constitutionnel. Malheureusement, la bourgeoisie, ou, pour mieux parler, la classe que l’on entend par ce mot en France et en Angleterre, ne subsiste guère en Espagne, où le moyen-âge l’a vue si florissante. Il serait bien aisé pourtant de l’y rétablir : la noblesse tout entière, ou du moins l’immense majorité de cet ordre, en fournirait les plus précieux élémens ; l’agriculture et l’industrie feraient le reste, si jamais l’on se décidait à tirer parti par le travail des inépuisables ressources que la nature a prodiguées à la Péninsule, d’Irun à Gibraltar.
Mais si, dans les populations de l’Espagne, il n’est pas un seul corps, une seule classe dont les dispositions ne soient favorables au régime constitutionnel, quelle est donc la cause de la radicale impuissance qui s’attache depuis 1812 à toutes les chartes et à toutes les lois politiques ? D’où vient que tous les efforts pour les rendre praticables ont constamment abouti au néant et à l’anarchie ? Cela n’est pas difficile à expliquer : les cortès, après avoir recueilli dans les vieilles chartes les principes humiliés par les deux dynasties qui ont régné dans la Péninsule, de Charles-Quint à Ferdinand VII, les ont scrupuleusement appliqués, parfois même en les exagérant (témoin la déclaration absolue et confuse de la souveraineté nationale en 1808), dans toutes les questions de l’ordre politique ; mais elles n’ont jamais rien fait pour améliorer l’administration particulière des provinces et des communes. Cette omission a eu pour conséquence, l’ivresse des premiers jours dissipée, de rendre l’immense majorité de la nation tout-à-fait indifférente à des réformes trop générales, trop vagues, et qui ne portaient point immédiatement sur le malaise qu’elle endure depuis six cents ans. L’Espagne a une constitution, rien de mieux assurément ; mais elle n’a point de lois civiles, elle n’a point de lois administratives, de lois criminelles, de lois commerciales ; tout chez elle est, sous ce rapport, incomplet et confus. Dans un abrégé du Droit public en Espagne (Elementos del derecho publico español), publié à Madrid vers la fin de 1843, un professeur à l’université de Valence, don Antonio Rodriguez Cepeda, a décrit la situation politique, judiciaire, administrative de l’Espagne ; M. Ortiz de Zuñiga a également traité un si douloureux sujet dans un livre qui a pour titre Elementos del derecho administrativo, et ce que nous avons vu nous-même des maux de la Péninsule nous porte à croire que MM. Cepeda et Ortiz de Zuñiga n’ont pas le moins du monde pris à tâche de charger le tableau. La levée des impôts n’est définie encore d’aucune manière ; le trésor ne peut procéder que par voie d’exaction, même dans le cas où ses prétentions sont le plus légitimes, la loi ne permettant ni l’expropriation, ni la contrainte. Si l’on excepte un très petit nombre de grandes villes, la justice civile et criminelle se rend ou plutôt se vend comme à Bagdad ou à Trébisonde, favorable à qui peut l’acheter, inflexible envers qui n’a rien. Il n’est pas de pays au monde où la police exerce plus de vexations ; le voyageur ne sait pas trop ce qu’il doit redouter le plus, du voleur qui le rançonne ou du mozo de la escuadra qui lui demande brutalement son passeport à l’entrée de tous les bourgs, et qui souvent, voleur lui-même, va l’attendre, l’escopette à la main, au plus voisin coupe-gorge. Partout des prisons où les anciens Juifs, dont l’excessive pénalité révoltait jusques aux Romains, se seraient fait scrupule de renfermer leurs blasphémateurs ; partout des hôpitaux et des maisons de fous, où rien n’égale l’incurie brutale des gardiens, si ce n’est leur hideuse malpropreté ; partout la contrebande qui, dans la plupart des provinces, se substitue effrontément à toute espèce de commerce, au négoce des objets de luxe comme à celui des objets de première nécessité ; partout enfin des douaniers, des employés de l’octroi, des employés subalternes de l’administration proprement dite, mendiant sur le passage des voitures publiques, et favorisant, moyennant prime, toutes les infractions et tous les abus.
Ce n’est donc pas tout, on le voit, que de fonder l’unité politique : il faut régler, affermir les relations entre l’état et les citoyens, et des citoyens entre eux-mêmes ; il faut administrer, il faut codifier enfin, si nous pouvons nous servir de ce mot célèbre, qui rappelle l’immense labeur de notre conseil d’état sous l’empire. Sans doute, il est urgent que le pouvoir se constitue fortement au centre, sous l’empire d’une charte unique ; mais si l’on veut que cette charte soit respectée, reconnue de toutes les provinces, il n’est pas moins indispensable que du régime qu’elle doit fonder il résulte pour la Péninsule entière, pour toutes les principautés, pour toutes les communes, autant de liberté, de bien-être, que les poblaciones de Navarre, les républiques de Guipuzcoa et de Biscaye, les plus favorisées en un mot des municipalités espagnoles, en pouvaient avoir, sous l’ancien ordre de choses, par leurs franchises et leurs immunités.
Le programme des réformes est nettement tracé pour l’Espagne ; depuis quatre ans environ, tous les publicistes, tous les écrivains de la Péninsule se sont mis en devoir de les indiquer, et par les lois décrétées naguère, surtout par la loi des ayuntamientos, le gouvernement de Madrid a manifesté clairement l’intention de les réaliser jusqu’au bout. Sous l’ancienne régente, cette loi des ayuntamientos avait soulevé une opposition invincible : il n’y a qu’un moyen de lui concilier les suffrages définitifs de toutes les communes, c’est de procéder à la réorganisation de l’Espagne, non plus par le sommet et à l’aide de théories creuses qui ont déjà traîné dans tous les cours de l’Athénée de Madrid et des lycées de province, dans tous les journaux, dans tous les livres, mais par la base et par les efforts patiens qui relèvent une à une toutes les ruines et cicatrisent toutes les plaies. Rassurées sur l’avenir des intérêts qui les concernent en propre, les diverses parties de l’état seront moins bien venues à contester aux assemblées législatives, dont elles nomment les membres, au pouvoir exécutif, dont ces assemblées règlent et surveillent l’action, à l’autorité centrale enfin, le soin de faire les lois et d’aviser aux mesures que nécessitent les relations avec l’étranger, la levée des impôts, la levée des troupes, la police du royaume, la justice criminelle, les besoins de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, toutes les questions d’intérêt général qui peuvent s’élever dans le pays. Les franchises municipales ont pris naissance dans des circonstances qui ne sont plus de notre temps, et dont les derniers vestiges disparaîtront devant un régime auquel il sera tôt ou tard avantageux pour les moindres communes de se conformer.
Ces franchises ont long-temps protégé les communes contre les excès du despotisme et les désordres de l’administration ; chaque fraction de l’état, désespérant du bien-être général, s’arrangeait dans un coin pour souffrir le moins possible des malheurs inséparables de cette impuissance absolue où depuis des siècles le gouvernement était tombé. Les mêmes appréhensions, les mêmes défiances subsisteront-elles encore du moment que la complète réforme de l’administration sera définitivement opérée ? Quand les impôts affectés enfin aux charges, aux dépenses publiques, ne seront plus gaspillés par les exacteurs, quelle commune aura intérêt à ce qu’une assemblée générale ne règle point les finances du royaume tout entier ? Au livre de don Rodriguez Cepeda, qui renferme un si désolant tableau des désordres financiers, nous pouvons opposer un traité sur les finances de la Péninsule, Consideraciones generales sobre la hacienda de España y medio de mejorarla (Considérations sur les finances d’Espagne et les moyens de les améliorer), publié en 1843 dans la Revista de España y del Estranjero, et où don José de la Pena-Aguayo montre combien il serait facile d’assurer les revenus publics, d’assujettir à une contribution régulière et normale tous les produits de la terre et de l’industrie, de substituer, en un mot, des lois fort claires et fort simples, contre lesquelles on ne s’aviserait point de réclamer, à ces capricieux systèmes de taxes, appliqués encore aujourd’hui, si arbitraires, si contradictoires, et qui, à vrai dire, ne sont autre chose que la spoliation organisée.
M. Gonzalo Moron a débattu la question militaire avec une sagacité remarquable dans une série d’articles publiés également en 1842 sous le titre De la organizacion militar en sus relaciones con el estado (De l’organisation de l’armée et des conséquences qui en doivent résulter pour l’état) ; il y montre par suite de quels malheurs et de quelles fautes l’armée espagnole, trop souvent abandonnée à elle-même, a contracté l’habitude anti-nationale de contrôler et de rapporter au gré de ses caprices les mesures décrétées par l’autorité politique. Mais quand il sera bien établi que l’armée a cessé d’être, entre les mains des partis, un moyen de gouvernement ou de révolution, quelle province pourra hésiter à fournir son contingent ? La même réforme entraînera des résultats analogues pour la justice et pour toutes les branches de l’administration.
La réorganisation de l’armée implique nécessairement le développement ou plutôt la création d’une marine nationale. Le cœur se serre quand on songe à l’abaissement de cette fière marine espagnole, qui autrefois dominait dans toutes les mers navigables : nous ne parlons pas seulement de son matériel si misérable en ce moment qu’il suffirait d’une tempête pour le disperser et l’anéantir, mais de l’entêtement systématique de ses matelots, de ses officiers, de ses pilotes, de ses officiers-généraux eux-mêmes, dont la tactique routinière s’insurge aveuglément contre les moindres tentatives de réforme et d’amélioration. Dans la Revista de España y del Estranjero, don Manuel Posse vient de publier un beau mémoire sur un collége naval que l’on se propose de fonder à Cadix. Hélas ! c’est là un édifice dont la première pierre est encore à façonner, les marins de l’Espagne ignorant pour la plupart jusqu’aux élémens les plus vulgaires des sciences qui devraient leur être le plus familières. Et, en vérité, ce n’est rien que la décadence de l’Espagne comme puissance maritime, si on la compare à la situation déplorable de la navigation intérieure, qui aujourd’hui est pour la Péninsule d’une bien autre importance. À dater du XVIe siècle, où le célèbre ingénieur De la Riva essaya de rendre le Guadalquivir navigable, que n’a-t-on pas fait pour canaliser l’Espagne ! Tout a dépéri, tout a fini par un avortement à peu près complet, faute de fonds bien souvent, plus souvent encore faute de connaissances spéciales. Après un demi-siècle de travaux et de dépenses épuisantes, cet immense canal d’Aragon, qui devait unir la Méditerranée à la mer de Biscaye, est à peine praticable sur un espace de quinze à seize lieues ; on n’a pu réussir à y attirer une masse d’eau assez considérable, bien que l’on fût dans le voisinage de l’Èbre et des innombrables rivières qui de tous côtés aboutissent à ce fleuve. Pour le canal de Lorca, c’est tout le contraire : l’eau y est venue en si grande abondance, qu’elle a rompu ses digues, submergé les campagnes, emporté une foule d’ouvriers et jusqu’à l’entrepreneur lui-même. Où en est maintenant le canal de Guadarrama qui allait, disait-on, vivifier la Vieille-Castille, et celui du Manzanarès que l’on se proposait de pousser aux frontières du Portugal, sinon même jusqu’à Lisbonne, et celui de la Nouvelle-Castille qui devait aboutir, par-delà les vallées guipuzcoanes, au port lointain de Santander ? Il n’est pas de province où l’on n’ait de guerre lasse abandonné les travaux. Nous en devons dire autant de tous les plans d’irrigation générale, qui auraient infailliblement décuplé la fortune territoriale de la Péninsule, si on avait pu ou plutôt si on avait su les réaliser, si on avait su détourner le cours des fleuves sur les terres qu’un soleil d’Afrique embrase et condamne à une stérilité absolue. Que de pays aujourd’hui désolés, sans moissons, sans végétation, sans verdure, qui, pour la fertilité du sol et le charme de la perspective, ne le céderaient nullement aux vegas de Grenade, aux huertas de Valence, de Murcie, d’Orihuèle, aux llanas de Catalogne, aux seüs du Haut-Aragon, si l’on savait agrandir le lit des fleuves et augmenter le volume de leurs eaux, si l’on s’efforçait de réunir et de distribuer avec intelligence les mille torrens qui se perdent parmi les rochers et les précipices, ou viennent, comme le Manzanarès, expirer misérablement dans les basses terres, ruisseaux bourbeux où la mule de l’arriero ne trouve pas même à se désaltérer ! Dans une série de Lettres à un Ami (Cartas à un Amigo), un membre de la société économique de Madrid a traité, il y a quelques mois à peine, cette question intéressante que don José Mariana Vallejo et don Vicente Gonzalez Arnao ont également débattue fort au long, le premier dans un écrit spécial, qui a paru en 1833, sur les eaux de la Péninsule, Tratado sobre el movimiento de las Aguas, le second dans plusieurs articles récemment publiés par la Revista de España y del Estranjero. Pour donner une idée de la prospérité qui doit résulter pour l’Espagne des seuls progrès de l’agriculture, il suffirait d’exposer ici les calculs par lesquels MM. Arnao et Vallejo établissent clairement que l’Espagne nourrirait une population trois fois plus considérable que la population actuelle, si seulement l’on étendait à la surface entière du pays la culture inintelligente et paresseuse qui ne s’applique guère qu’à un quart du territoire. Si, comme en France ou en Angleterre, on remuait le sol en tous sens, dans toutes les plaines et sur toutes les montagnes, jusqu’à la cime des plus hauts pics et dans les plus secrets recoins des vallées, il n’y a pas d’économiste qui fût en état de calculer à quel degré de splendeur et de richesse l’Espagne pourrait un jour parvenir.
Il ne faut pas s’imaginer, du reste, que l’Espagne doive se résigner à n’être qu’un pays d’agriculture. Nous ne concevons pas qu’une telle opinion ait pu se produire tout récemment en France et à la tribune même de la chambre des députés, car l’Angleterre seule a un immense intérêt à ce que l’Espagne ne se mette pas immédiatement en devoir de relever son commerce et son industrie. Heureusement, l’avidité britannique soulève aujourd’hui, par-delà les monts, une haine avec laquelle il n’est plus permis de composer, et dont on aurait peine à se faire une idée, même en France, même sur nos côtes de Bretagne ou de Normandie. On la comprendrait pleinement si l’Anglais était encore à Calais comme il est à Gibraltar. Législateurs, hommes d’état, publicistes, tout le monde en Espagne s’efforce enfin sérieusement de dégager le plus possible la Péninsule des serres de ce vautour qui, de son aire crénelée, lui comprime à la fois la tête et le cœur. Dans chacune de leurs publications, MM. Pacheco, Alcala-Galiano, Posada-Herrera, Moron, Eusebio Valle, et avant tous MM. Olivan, Barzanallana, Rafaël Cabanillas, qui ont fait les meilleures et les plus complètes études sur les industries de l’Andalousie et de la Catalogne, insistent sur la nécessité absolue d’extirper la contrebande anglaise, et d’imprimer au travail des mines, des fonderies, des forges, des manufactures, une activité qui permette aux ports et aux villes de la Péninsule de repousser les marchandises de la Grande-Bretagne. Que l’Espagne s’empresse donc de répondre aux encouragemens de ses publicistes ; les débouchés ne manqueront point à ses produits, si considérables qu’ils puissent être. Le moyen de s’alarmer quand on peut par les Pyrénées, par les mers de Biscaye et de Catalogne, établir avec la France entière cet incessant commerce d’échange qui déjà subsiste entre les principautés du nord de la Péninsule et nos départemens du midi ; — quand au-delà de l’Océan une colonie florissante, aussi hostile à l’Angleterre que l’Espagne elle-même, sollicite la métropole de s’unir plus étroitement encore à elle par ce même commerce ! MM. Barzanallana et de la Peña-Aguayo ont dressé le tableau des simples relations de négoce entre Cuba, l’Espagne et la France, et ils n’ont pas eu de peine à prouver que de long-temps les trois pays ne seraient à même d’y suffire par leurs produits naturels et par leurs produits manufacturés.
Au besoin, l’Espagne pourrait encore se créer de nouveaux marchés en Afrique, et peut-être y songera-t-elle quelque jour, si, comme nous l’espérons, ses embarras intérieurs ne l’empêchent point de venger la mortelle injure que viennent de lui faire les forbans de Maroc. Dans les temps antiques et au moyen-âge, sous les Carthaginois et sous les Arabes, la Péninsule a subi les lois de l’Afrique : pourquoi donc, à son tour, ne chercherait-elle pas à fonder au-delà du détroit de sérieux établissemens, si jamais elle se développe au dehors comme il convient à l’étendue de son territoire et au génie de ses habitans ? Sans aucun doute, bien des années s’écouleront encore avant que l’Espagne, si occupée en ce moment à pacifier ses provinces et à conquérir l’unité politique, se puisse engager dans les entreprises lointaines ; mais nous concevons que par les rêves de l’avenir ses hommes d’élite se consolent des humiliations du présent : nous concevons qu’à travers les complications et les crises qu’ils s’efforcent de débrouiller, ils entrevoient l’époque où la vieille nation des rois catholiques contribuera pour sa part à renouer entre les Indes orientales et les peuples de l’Occident cette chaîne immense de relations, de transactions, d’échanges, établie par Alexandre, maintenue par les Ptolémées, que des aventuriers portugais et des trafiquans de Venise ont été sur le point de reconstituer il y a trois siècles, et dont l’Angleterre essaie de ressouder les anneaux par les plus révoltantes usurpations. On a beau se débattre contre les excès et les misères de la guerre civile, c’est là une ambition dont il est impossible de se défendre, quand on parcourt ces cent cinquante lieues de côtes, partout unies, toujours commodes, qui s’étendent en face du pays maure, et où pas une bouffée de vent ne se lève, entre les orangers des huertas ou les voiles des trincadoures, qui ne souffle du continent africain.
Il y a quelques mois à peine, MM. Pidal, Isturitz, Bravo-Murillo, Moron, Posada-Herrera, et tous leurs amis, se plaignaient amèrement que les ministres d’Espartero ne fissent rien pour remédier aux maux de l’Espagne ; aujourd’hui qu’ils ont en main les affaires, ce sont pour eux d’impérieux engagemens que les griefs qu’ils ont si bruyamment élevés contre le gouvernement du comte-duc. Nous devons ajouter qu’ils ne songent pas à décliner ces engagemens, et que depuis bien long-temps ils s’étaient préparés à les tenir. C’est M. Alcala-Galiano, on le sait, qui a rédigé la loi sur les ayuntamientos ; quant à la loi sur les circonscriptions territoriales, qui forme le complément de la loi sur les ayuntamientos, nous en trouvons les principales dispositions dans une série d’articles publiés en 1840 par M. Moron. Ce publiciste y prouvait combien il serait facile de définir et de concilier entre elles, par une division normale du territoire, les attributions respectives des autorités civiles et judiciaires. Ces deux lois seront très prochainement suivies de décrets organiques sur le clergé, l’instruction publique, le jury, le conseil d’état, les tribunaux de divers degrés, et en général sur l’administration de la justice. Les articles divers de ces lois capitales sont, à vrai dire, tout formulés déjà dans les écrits, livres ou brochures de MM. Pacheco, Estevan Sairo, Posada-Herrera, de la Peña-Aguayo, Eusebio Valle, etc., aussi bien que ceux de toutes les lois qui se préparent sur les finances, l’armée, la marine, l’agriculture et l’industrie. Ce n’est point ici le lieu ni le moment de montrer ce que les jeunes publicistes chargés de l’immense travail de la codification générale ont conservé de la vieille législation espagnole et ce qu’ils ont emprunté à la nôtre, ou bien encore à celles de l’Angleterre et de l’Allemagne ; mais, dès maintenant, nous pouvons exprimer l’espoir que des commissions nombreuses où se poursuit activement ce travail sortira, pour l’Espagne, l’œuvre de la réorganisation sociale, pourvu cependant que cette œuvre soit soumise à la sanction des chambres, la seule qui la puisse rendre durable. Excédé de révolutions et de guerres, le pays tout entier fait appel aux hommes de cœur et d’intelligence ; c’est un malade qui, après une léthargie de deux siècles, s’est, durant cinquante ans, agité dans le délire et les transports de la fièvre ; épuisé de fatigue et retombé sur sa couche, il s’abandonne aujourd’hui à qui essaiera de faire à la fois disparaître la cause de l’ancien marasme et la cause des récentes convulsions. S’il est donné à un très petit nombre de penseurs et d’écrivains de préparer la loi future de l’Espagne, c’est la nation qui la doit accepter et proclamer par ses représentans. Le moment est décisif ; il ne se commettra point une faute dont la Péninsule ne se ressente douloureusement et long-temps, et la plus irréparable des fautes, ce serait précisément que le cabinet Narvaez s’obstinât, en dépit de ses promesses, à ne point rentrer dans les conditions rigoureuses du gouvernement représentatif.
Si nous avons réussi à montrer quelle a été, dans la Péninsule, l’influence des idées françaises en histoire et dans la philosophie de l’histoire, on voit déjà comment, en philosophie pure, cette influence a dû s’exercer. Au XVIIe siècle, les doctrines de Descartes ne se sont point répandues en Espagne, et cela se comprend sans peine : en proclamant le principe de la liberté, Descartes imposait à l’esprit de trop grandes obligations pour ce peuple endormi sous le principe de l’autorité. Les livres de Bossuet y ont eu, dès le début, une vogue prodigieuse, et cela se comprend encore. Bossuet a essayé de concilier les deux principes ; mais on sait qu’en dernier résultat c’est le principe de l’autorité qu’il voulait par-dessus tout maintenir. On donnerait difficilement une idée de l’effroi qu’inspirèrent à l’Espagne Voltaire et les encyclopédistes, et les écoles purement critiques du XVIIIe siècle, qui bouleversaient à plaisir toutes les notions du devoir et de la morale. Quoi qu’on ait fait pour propager à Madrid et dans les grandes villes les opinions de l’auteur du Dictionnaire philosophique, l’Espagne n’a jamais été voltairienne ; à qui en voudrait une preuve péremptoire, il nous suffira de dire qu’elle a toujours énergiquement repoussé, et à bien des égards non sans injustice, les écrivains brillans qui ont assujetti le capricieux scepticisme du XVIIIe siècle à une méthode rigoureuse et réellement scientifique, Robertson, Hume, Gibbon. De tous les grands penseurs du XVIIIe siècle, Vico et Herder sont les seuls qui aient des prosélytes au-delà des Pyrénées. Les faits de l’histoire, les causes de progrès et de décadence, toutes les vicissitudes sociales en un mot, Vico les renferme dans une inflexible synthèse suivant laquelle, à des époques déterminées, l’espèce humaine est tenue de subir des transformations successives ; de la configuration même du globe, de la disposition des îles et des continens, des mers, des fleuves, des montagnes, Herder déduit également des lois nécessaires ; au fond de ces doctrines, le vieux fatalisme espagnol se retrouve pour ainsi dire lui-même ; c’est toujours l’ancienne devise : Ce qui doit être ne peut manquer de s’accomplir ! — Lo que ha de ser no puede faltar ! — Mais c’est là un fatalisme particulier à l’Espagne, un fatalisme religieux qui répugne aux lâchetés épicuriennes comme aux stériles vertus du stoïcisme, et l’on conçoit qu’il n’ait ressenti qu’un profond dégoût pour l’école matérialiste, — de Locke à M. Destutt de Tracy. — M. de Tracy a eu pourtant un certain succès dans la Péninsule, succès de simple curiosité, car il est le seul des coryphées de cette école qui ait dressé de l’athéisme un manuel intelligible et complet. À l’heure même où nous sommes, M. Destutt de Tracy est encore çà et là exalté en Espagne, mais par les hommes de soixante ans et au-dessus, qui se souviennent d’avoir autrefois, avant les troubles et les guerres civiles, feuilleté les livres du célèbre idéologue, et ne se doutent guère de la réfutation que ces écrits ont depuis lors subie en Allemagne, en Écosse, en France, partout. Mais qu’avons-nous à faire de ces opinions vieillies qui prochainement s’éteindront de leur belle mort, d’un bout à l’autre de la Péninsule ? Allons où est la vie et l’ardeur philosophique, et si l’avenir ne se laisse point pleinement apercevoir encore, voyons du moins si l’on peut découvrir quelque part l’espérance de l’avenir.
Il ne faut pas se faire illusion sur l’état présent de la philosophie en Espagne. Parmi tous ces jeunes écrivains qui, en législation, en droit public, en économie politique, en histoire, se préoccupent à chaque instant d’idées philosophiques, fort peu jusqu’ici se sont particulièrement livrés à l’étude de la métaphysique et de la psychologie. Quatre seulement ont prouvé qu’ils savaient à quoi s’en tenir sur les plus récens progrès de la science en Europe, don Jaime Balmes dans son Catolicismo comparado con el protestantismo, don Fermin-Gonzalo Moron dans son Historia de la civilizacion et dans les longs fragmens qu’il a publiés déjà d’un Essai sur les sociétés anciennes et modernes, don Julian Sainz y del Rio dans un grand nombre de travaux recueillis par la presse périodique, don Tomas-Garcia Luna dans son cours de philosophie professé à l’Athénée de Madrid, et qui vient de paraître sous le titre de Lecciones eclécticas. Nous aurions voulu, entre tous ces écrits, assigner un rang honorable au livre que M. Martinez de la Rosa a publié dans les commencemens de cette année même, el Espiritu del siglo (l’Esprit du siècle) ; mais il est extrêmement malaisé, pour ne pas dire impossible, de définir le vrai caractère de ce livre, qui touche à toutes les questions de philosophie, de politique et d’histoire, sans être un livre d’histoire, de politique ou de philosophie. M. Martinez de la Rosa y expose fort longuement les révolutions et les guerres qui ont bouleversé l’Europe dans ces derniers cinquante ans, et nous sommes loin de prétendre que son livre n’ait pas un grand intérêt pour l’Espagne, où personne encore n’a tracé le tableau des vicissitudes sociales au xixe siècle. M. Martinez de la Rosa aurait été mieux inspiré pourtant de borner son horizon et de choisir, parmi tous les problèmes où se trouve engagé l’avenir de son pays, une question de laquelle il eût fait sortir pour la Péninsule quelque fécond enseignement. El Espiritu del siglo renferme du reste les qualités et les défauts habituels de M. Martinez de la Rosa, la pensée élevée, mais souvent indécise et parfois confuse, beaucoup de faits et d’affirmations, fort peu de preuves, point de doctrine, le style pur et orné, mais çà et là maniéré et déclamatoire ; riche et brillant coloris, dessin faible et inexact.
Les jeunes penseurs de l’Espagne, soit qu’ils explorent, comme MM. Balmes et Moron, les phases diverses de l’histoire de la philosophie, soit qu’ils observent, comme MM. Garcia Luna et del Rio, les phénomènes de l’esprit et analysent les faits de la conscience, prennent hautement parti pour les doctrines spiritualistes, telles qu’elles ont triomphé en France par M. Maine de Biran et M. Royer-Collard, par MM. Cousin, Jouffroy et de Rémusat. Point d’originalité, point d’idée qui leur appartienne en propre ; mais en revanche une érudition fort considérable et déjà sûre d’elle-même, une réelle intelligence de toutes les opinions qui, dans les académies grecques, dans les universités du moyen-âge et dans les écoles modernes, ont fourni le texte des plus retentissantes polémiques. Ce n’est pas tout cependant que de professer le spiritualisme ; ce n’est pas tout que de proclamer l’ame sensible, active, libre, intelligente. Nous ne voyons là que les facultés et à vrai dire les allures de l’ame, et encore que nous en ayons une idée fort précise, qu’est-ce donc que la notion de ces facultés nous apprend sur l’essence même de l’ame, sur son origine et sa destination ? Que nous apprend-elle sur l’origine et les fins diverses des êtres qui nous entourent ? Que nous apprend-elle sur l’essence de Dieu ? En métaphysique, en religion, en morale, les jeunes penseurs de l’Espagne ont pris leur parti ; les uns et les autres se sont efforcés de définir et de circonscrire la tâche que la philosophie est tenue de remplir : à la philosophie le soin d’éclairer l’homme et de former son intelligence, à la religion celui de le moraliser et de déterminer ses actes. Pour le publiciste comme pour le prêtre, pour M. Moron comme pour M. Balmes, c’est par le dogme que se complètent les idées acquises par les libres et légitimes opérations de l’esprit. Assurément, ils auront accompli leur tâche, s’ils contribuent à établir entre la foi et la raison cette harmonie qui dans l’ordre social subsiste déjà entre les deux puissances. Le catholicisme de l’Espagne n’est plus, Dieu merci, la sombre et impitoyable religion des Torquemada et des Philippe II : s’il est bien avéré qu’en politique il n’est point hostile au principe de liberté, pourquoi donc tendrait-il à comprimer ce principe dans l’ordre purement philosophique ?
Depuis deux ans, préoccupés de fonder l’alliance entre la raison et le dogme, les penseurs de l’Espagne se sont jetés avec ardeur dans les polémiques rétrospectives sur l’histoire du clergé et de la religion elle-même, ce qui bien souvent les engage en de stériles controverses. Pourquoi, par exemple, don Jaime Balmes consacre-t-il une partie de son livre à démontrer qu’à l’exception d’un très petit nombre de moines, fanatiques auxiliaires de l’autorité absolue, le clergé d’Espagne a de tout temps réprouvé les persécutions du saint-office ? Qu’avons-nous à faire des dispositions de telle classe ou de telle autre au XVe ou au XVIe siècle ? Et qui songe à demander compte au clergé actuel des institutions violentes suscitées au moyen-âge par les luttes des races et des castes ? Aujourd’hui que les idées de charité, de conciliation, de tolérance, et, pour tout dire, les maximes de l’Évangile, ont enfin repris le dessus, ce qui importe à l’Espagne, c’est que son clergé ne regrette point et ne songe point à justifier ces institutions hideuses. Nous ne voulons pas à ce sujet de garanties meilleures que le vote des évêques et des chanoines aux cortès de Cadix, qui ont aboli le saint-office, et les livres même de MM. Balmes, Romo, Taranco, et Severo Andriani.
En ce moment la lutte n’est plus, dans la Péninsule, entre les ordres ou les classes, mais entre les idées et les principes ; ce qu’il s’agit de prouver, c’est qu’en philosophie de même qu’en politique, le principe chrétien n’est point l’irréconciliable ennemi du principe de liberté. Il serait digne de M. Balmes de chercher à bien établir que, pour fonder le despotisme en Espagne, la maison d’Autriche a eu précisément à combattre les idées et les instincts catholiques. M. Balmes donnerait là un nouveau et très curieux développement à la thèse qu’il a soutenue contre le protestantisme ; sur ce terrain, nous le croyons, il ne serait pas le moins du monde contredit par l’histoire de son pays. Au XVIe siècle, l’Europe entière réagissait avec énergie contre les envahissemens de la puissance spirituelle ; mais la réaction ne tarda pas à devenir excessive. Au lieu de marquer les limites entre les deux domaines, la puissance temporelle empiétait à son tour sur la puissance spirituelle ; les papes ne dominaient plus les rois : c’était les rois qui se faisaient papes ; et quant à ceux qui n’osèrent s’arroger la suprématie religieuse, leurs ambitions, — du moment où le joug imposé aux royautés européennes par les Grégoire VII et les Innocent III cessa de se faire sentir, — s’exaltèrent au point de ne plus vouloir subir aucune autre entrave, ni de la part des peuples, ni de la part des ordres privilégiés. Alors a commencé l’ère de l’absolutisme pur, qui pour tant de pays dure encore. Peut-on nier qu’au XVIe siècle ce n’aient été là les dispositions de tous les princes d’Allemagne, des catholiques aussi bien que des protestans ? Peut-on nier qu’elles ne soient entrées en Espagne avec ceux de la maison de Hapsbourg ?
Comparez les actes de Charles-Quint et ceux de Henri VIII à l’époque où celui-ci méditait sa rupture avec l’église de Rome et jusqu’au moment où il l’a consommée : vous verrez que, dans les premiers temps, la politique de l’un est absolument la politique de l’autre à l’égard du clergé, de la noblesse, de la bourgeoisie, des communes ; même mépris des vieilles franchises et des lois fondamentales : — d’un côté, le conseil de Castille ; — de l’autre, la chambre étoilée. Un fait que nous empruntons à une chronique inédite de 1696 prouvera d’une façon péremptoire que le catholicisme espagnol refusait énergiquement de sanctionner les entreprises de la dynastie autrichienne. Un franciscain ayant prétendu, à San-Geronimo de Madrid, que le roi seul avait le dépôt de la puissance temporelle, l’auditoire entier s’indigna tout haut ; le prédicateur se vit obligé de quitter la chaire ; sa doctrine fut déférée aux universités de la Péninsule, si libres encore et si florissantes, et l’autorité ecclésiastique exigea qu’il rétractât ses paroles dans la chaire même où il les avait prononcées. Si plus tard la maison d’Autriche a été secondée par les ordres monastiques et par quelques membres du clergé séculier, qu’en peut-on inférer contre la religion elle-même. ? Pourquoi s’en prendre aux principes de la faiblesse ou de la corruption des hommes qui ont reçu mission de les défendre et de les faire triompher ?
Nous ne croyons donc pas que les penseurs de l’Espagne actuelle puissent être embarrassés de leur religion nationale ; ils ne seront pas contraints de l’abjurer pour étendre les conquêtes de la moderne philosophie spiritualiste. Sous le comte-duc, au moment où éclataient les pronunciamentos anti-espartéristes, le ministre de l’intérieur, M. Gomez de la Serna, essayait de reconstituer l’enseignement philosophique ; mais comme la guerre civile mettait en feu la Péninsule entière, à Madrid et dans les provinces les disciples manquèrent aux nouveaux professeurs. En attendant que de meilleurs jours leur permettent d’occuper leurs chaires, les jeunes maîtres ont pris le parti de voyager en Europe, pour s’initier complètement à toute doctrine nouvelle. Élevés à l’école de la France, ils n’ont pas eu long-temps à séjourner parmi nous ; la plupart, en ce moment, se trouvent au-delà du Rhin. Au spectacle de cette Allemagne où le scepticisme systématique inquiète si profondément les consciences, nous ne pensons pas qu’ils sentent chanceler leurs convictions premières ; nul doute qu’ils ne repassent les monts défenseurs ardens de cette liberté de l’esprit qu’ils essaient de concilier avec le principe de l’autorité.
Dans tous les pays, la question philosophique mène droit à la question littéraire, puisque le fond est inséparable de la forme, et que les lettres dépérissent ou prospèrent selon les vicissitudes et les progrès de l’esprit public. Pour l’Espagne, cependant, on serait tenté d’affirmer le contraire, car la décadence des lettres y date précisément de l’avénement de Philippe V, de l’époque où, sous l’influence des idées françaises, la Péninsule se réveille d’une léthargie de deux siècles. Il est bon d’expliquer un fait si étrange, que tout le monde a remarqué, mais dont personne, du moins à notre connaissance, n’a dit encore la véritable raison. Ce n’est point ici le moment de tracer un tableau complet de la littérature espagnole aujourd’hui renaissante : un si vaste sujet exige que l’on y consacre une étude spéciale. Et puis, il n’en est pas des poètes de l’Espagne comme de ses historiens et de ses publicistes ; chacun de nous est déjà familier en France avec les noms principaux de l’ancienne école et de la nouvelle, avec ceux de MM. Martinez de la Rosa, Quintana, Gallego, et de MM. Hartzembusch, Breton de los Herreros, Gil y Zarate, Zorrilla[2]. Il nous suffira de montrer comment, au XVIIIe siècle, la littérature espagnole est entrée dans la voie déplorable qui aboutit à l’impuissance, et à quelles conditions rigoureuses elle peut en sortir.
L’Espagne, on l’a vu plus haut, a obstinément repoussé la philosophie du XVIIIe siècle ; mais cela n’a point empêché que, dès le début, elle ne se soit éprise de la littérature enfantée par cette philosophie en France, en Angleterre et en Allemagne. Ce n’est point, comme on l’a prétendu, à l’école de Corneille et de Racine, mais bien à celle de Voltaire, que l’Espagne est devenue classique ; ce sont les Égysthe, les Cresphonte, et non point les Cinna, les Oreste, qui se retrouvent dans les tragédies les plus vantées des deux Moratin, et dans celles de MM. Martinez de la Rosa, Quintana, Gallego. Plus tard, la Péninsule s’est aveuglément abandonnée à l’entraînement romantique ; les types de Saint-Preux, de Werther, de René, de Manfred, s’y sont reproduits, multipliés, exagérés comme dans le reste de l’Europe ; à Madrid, à Grenade, à Valence, à Barcelone, sur toutes les scènes de l’Espagne, se sont à l’envi lamentés les héros de MM. Victor Hugo, Alfred de Vigny, Alexandre Dumas. Déjà pourtant, les meilleurs esprits commencent à se douter que l’on a fait jusqu’ici fausse route. M. Gil y Zarate, dans un Manuel de Literatura, qui vient de paraître à Madrid ; M. Moron, dans un Ensayo sobre el antiguo teatro espagnol ; M. Eugenio Hartzembusch, dans sa chronique dramatique, régulièrement publiée par la Revista de España y del Estranjero ; enfin M. Alberto Lista, le doyen de la critique espagnole et l’un des écrivains les plus populaires de l’ancienne école, s’élèvent avec énergie contre toute imitation servile de l’étranger. Mais les jugemens qu’à diverses reprises ils ont eux-mêmes portés sur les plus beaux monumens des littératures européennes, sur les livres de Goethe, de Châteaubriand, de Byron, de Lamartine, nous prouvent que sur ce point leurs idées ne sont point assez nettes ; ils n’aperçoivent pas assez clairement, selon nous, par quel monde d’idées et de sentimens notre poésie et celle de l’Angleterre et de l’Allemagne sont séparées de la poésie espagnole, telle qu’elle devrait être, telle qu’elle sera infailliblement, si elle parvient à ressaisir son originalité.
Dans Saint-Preux, dans Werther, René, Manfred, dans tous les héros de l’école romantique, les critiques de l’Espagne ne voient guère que des natures exceptionnelles, de brillans caprices, pour lesquels l’imagination se passionne, mais dont la conscience réprouve, de l’un à l’autre bout de l’Europe, les tendances et les principes, ou, si l’on veut, les tristesses et les emportemens. Les uns et les autres se sont trompés sur le vrai caractère du drame et du roman modernes : c’est à bon droit qu’ils s’élèvent contre l’influence que les maîtres ont pu et pourraient encore exercer dans la Péninsule ; mais ils n’ont pas bien compris la raison précise pour laquelle, dans cette même Péninsule, les imitateurs doivent être sévèrement condamnés. Ce ne sont point des caprices de poète que les héros de Rousseau, de Byron, de Châteaubriand et de Goethe, mais bien la réelle personnification de la philosophie du XVIIIe siècle et de la philosophie allemande, la personnification des sociétés mêmes où ces philosophies ont régné. Par la manière dont ils se sont introduits dans l’histoire intellectuelle et morale des soixante dernières années, par l’ordre qu’ils ont suivi en se succédant ou plutôt en se complétant les uns les autres, on peut voir la marche et les progrès de ces philosophies ; on peut voir comment, de proche en proche, elles ont suscité en France, en Angleterre, en Allemagne, les sentimens généraux et les idées dominantes ; comment, enfin, elles ont dû enfanter une littérature qui, malgré ses écarts lyriques et ses apparentes contradictions, n’est au fond que l’expression exacte et rigoureuse, l’expression vivante de ces idées et de ces sentimens.
C’est précisément parce qu’elle a exprimé des souffrances et des angoisses réelles que cette littérature a remué les ames, et qu’à chacune de ses phases principales il s’est produit des œuvres de premier ordre ; mais en Espagne, dans ce pays de foi et d’enthousiasme, où l’autorité dogmatique s’est conservée tout entière, où le scepticisme n’a jamais troublé les consciences, que peut-on comprendre à ces souffrances et à ces angoisses ? qu’a-t-on à faire de ces figures soucieuses, de ces caractères inquiets et révoltés, dans lesquels se sont incarnées, pour ainsi dire, les longues vicissitudes de la philosophie ? Aucun autre peuple n’a plus cruellement expié de s’être assujetti à l’imitation des littératures étrangères, et d’avoir renoncé à son originalité propre ; les poésies publiées en Espagne, avant 1833, appartiennent au genre classique, mais au plus triste des genres classiques, à celui de l’empire ; point d’élévation ni de couleur, une forme terne ou déclamatoire appliquée à des sentimens généraux et à des idées convenues. Les jeunes coryphées de l’école actuelle se sont rangés sous le drapeau romantique ; à un très petit nombre d’exceptions près, ils n’ont eu jusqu’ici d’autre système poétique que de mettre en pièces Goethe, Byron, Lamartine, Hugo, Sainte-Beuve, Alfred de Musset ; leurs poèmes ne se composent guère que de centons français, anglais, allemands, tant bien que mal traduits et cousus ensemble, où tout se mêle et se heurte, la passion qui s’irrite, le caprice qui raille, la philosophie qui rêve, mais la passion d’un autre peuple, le caprice d’une autre langue, la philosophie d’une autre société. Vous diriez de harpes à demi brisées, et qui, sous des mains inhabiles, ne rendent plus que des sons discordans.
Les jeunes écrivains de l’Espagne ont entassé dans leurs livres tous les trésors de la poésie descriptive, et pourtant le lecteur qui les suit dans tous les sentiers de leurs plaines, dans toutes les vallées de leurs montagnes, n’en rapporte presque jamais une impression qui fasse réfléchir ou rêver. En faut-il davantage pour prouver que le style n’est rien sans la pensée, l’art sans l’inspiration véritable ? Voyez les maîtres de la poésie moderne, et dites-nous si le secret de leur génie et de leur force ne se trouve point tout entier dans un étroit rapport entre le fond et la forme, entre les plus simples phénomènes de la nature et les sentimens les plus intimes, les idées métaphysiques de l’ordre le plus pur et le plus élevé. La nature est un livre, a-t-on dit ; oui, sans doute, et un si beau livre que la foule s’est de tout temps pressée avec admiration autour des hommes qui ont su le lire ou plutôt qui ont su le faire, car la nature se borne à fournir les mots de la plus belle et de la plus riche des langues ; la tâche consiste à les disposer de manière que le poème en résulte. Avant tout, pourtant, les idées et les sentimens qu’ils expriment, c’est en vous-même qu’il les faut prendre, dans votre esprit, dans votre cœur, dans la civilisation où vous vivez, et non pas dans la civilisation d’un autre peuple. C’est pour avoir méconnu cette condition rigoureuse que, depuis un siècle et demi déjà, la poésie espagnole est déchue de son ancienne splendeur.
Mais ce n’est rien que la décadence de la poésie lyrique en Espagne, si on la compare à l’abaissement où naguère encore se trouvait réduit le théâtre. Dans le siècle où nous sommes, le théâtre espagnol n’a produit avant 1833, MM. Gil y Zarate, Alberto Lista, Hartzembusch et tous les autres critiques en conviennent eux-mêmes, que trois ou quatre pièces d’un réel mérite ; le reste, disent-ils, est d’une médiocrité désespérante, sinon même, pour employer leurs expressions, insupportablement mauvais. Il y a cinq ans tout au plus, l’habitude de l’imitation et du plagiat avait tellement affaibli, énervé l’imagination des écrivains dramatiques, que la plupart ne se sentaient plus assez forts, même pour imiter, et se contentaient de travestir, sous prétexte de les traduire, nos drames, nos comédies, nos opéras et nos vaudevilles, et jusqu’à nos féeries du boulevart. Nous avons assisté nous-même à une représentation des Malheurs d’un Amant heureux et du Mariage d’inclination, au théâtre del Principe ; c’était, nous l’assurons, une chose vraiment curieuse que de voir comme dans les sonores ampleurs de ce magnifique dialecte castillan allaient s’engloutir les frêles élégances, les petites graces boudeuses, les mesquines péripéties du Gymnase ; figurez-vous les jeunes premiers de M. Scribe chaussant les aspargatas sévillanes, se coiffant du sombrero madrilègne, et s’enveloppant tout entiers dans les immenses plis du manteau catalan !
Déjà cependant on aperçoit comment et par qui doit s’opérer la régénération littéraire ; dans ses drames et dans ses romans, don Angel de Saavedra, duc de Rivas, aujourd’hui ambassadeur à Naples, a pris le parti de s’inspirer franchement des mœurs, des traditions et des croyances nationales ; bien que l’on y retrouve une certaine ironie byronienne qui ne sied point aux lèvres d’un bon et franc Espagnol, ce sont là des œuvres qui pour la plupart resteront. Parmi les poètes lyriques et dramatiques qui se sont engagés résolument dans cette voie féconde, nous pouvons citer MM. Bermudez de Castro, Patricio de la Escosura, Doncel, Grijalba, Valladarès, Ramon de Campoamor, et à leur tête les quatre noms en ce moment les plus célèbres de la littérature castillane, MM. Gil y Zarate, Breton de los Herreros, Hartzembusch et Zorrilla. Il n’est pas de pays, en Europe, où la poésie abonde comme en Espagne, poésie vigoureuse qui, dans la Péninsule entière, imprime un cachet d’originalité ineffaçable à toutes les actions, à toutes les passions, à tous les sentimens, immortelle comme l’ame humaine dont elle est à la fois l’effusion la plus douce et le plus chaud rayonnement, joies ardentes, amères tristesses, chants d’amour ou de guerre, drame incessant de Calderon ou de Lope, dont les beaux esprits madrilègnes s’efforcent de reproduire les sombres épisodes, comédie de Miguel Cervantès, sentencieuse et bouffonne comme à l’époque où l’écrivait le soldat mutilé de Lépante. Que la poésie des mœurs, des traditions et des croyances passe dans les livres, que sur les ruines des écoles étrangères s’élève une école vraiment nationale, et l’Espagne redeviendra sans peine ce qu’elle était avant le XVIIIe siècle, la brillante et pour ainsi dire naturelle patrie des poètes lyriques, des dramaturges et des romanciers.
Sous le titre général d’odes, épîtres, ballades, MM. Zorrilla, Ramon de Campoamor, Doncel, et tous les autres, ont publié déjà des recueils où çà et là éclatent les fiers accens de l’ancienne passion castillane. De jour en jour, le progrès se confirme et se développe : les revues et les journaux d’Espagne insèrent assez régulièrement des pièces de vers, presque aussi régulièrement que les nôtres des nouvelles et des romans. Dans les plus récentes poésies, nous nous complaisons à constater un ton plus ferme, une allure plus originale, une manière plus nette et plus sûre d’elle-même. C’est par là, du reste, qu’à Madrid et dans les provinces, ce que l’on pourrait appeler la littérature périodique mérite parfois de fixer l’attention de l’Europe ; en fait de romans et de nouvelles, journaux et revues le plus souvent se bornent à remplir leurs colonnes de contes français ou anglais, traduits à la hâte, du soir au lendemain, à mesure que les lambeaux divers leur arrivent de Londres ou de Paris. MM. Hartzembusch, Gil y Zarate, Garcia-Luna, etc., publient, il est vrai, de remarquables articles de critique littéraire ou philosophique, mais trop rarement pour qu’il en résulte un enseignement profitable. Sous peine d’être injuste, nous devons faire mention également des spirituelles esquisses du Panorama Matritense, por un curioso parlante (Panorama de Madrid, par un curieux babillard), de don Ramon Romanos de Mesonero. M. Romanos de Mesonero continue dignement à bien des égards l’ingénieuse et piquante satire qui, de 1834 à 1838, valut à Larra une renommée populaire ; il s’en faut de beaucoup, par malheur, que l’infortuné poète dont la vie et la mort rappellent à la fois le plus railleur et le plus sceptique des héros de Byron et le plus rêveur, le plus mélancolique des héros de Goethe, ait légué À M. Romanos sa verve agressive et son sarcasme véhément. M. Romanos est un homme d’esprit et de bon sens, mais d’un bon sens un peu trop bourgeois, si l’on nous permet d’employer cette expression, et qui ne ressemble point autant qu’on le pourrait désirer à celui de Quevedo et de Cervantès. L’auteur du Curioso parlante est le pamphlétaire des classes moyennes qui aujourd’hui se forment dans la Péninsule ; M. Romanos est à Larra ce que M. de Jouy est à Beaumarchais.
C’est au théâtre principalement que se produit chez nos voisins l’activité littéraire ; le théâtre actuel de l’Espagne est assez riche déjà pour mériter une étude spéciale et approfondie. Dans l’espace d’une année environ, du mois de mai 1843 à la fin de février 1844, on a représenté sur les scènes de la Cruz, del Circo et del Principe, plus de cent pièces, tragédies, drames, comédies, parmi lesquelles trente pour le moins sont originales, et se recommandent à quelque degré par les qualités diverses du style, de l’action et de la pensée ; et encore serait-il aisé d’en citer qui renferment des beautés de premier ordre, celles de MM. de Rivas, Gil y Zarate, Zorrilla, Hartzembusch, Breton de los Herreros, que suivent de près MM. Guttierez, Doncel, Valladarès, Rubi, Asquerino. Pour traiter convenablement de la situation présente du théâtre à Madrid, il est tout-à-fait indispensable de remonter aux époques les plus brillantes ou les plus agitées de l’histoire, du roi Ferdinand VII au roi don Rodrigue, et de bien saisir les traits originaux du caractère espagnol. Ce n’est pas tout : au-delà des Pyrénées, le théâtre est le plus puissant moyen de propagande qui soit à la disposition des jeunes hommes dévoués à l’œuvre de la régénération sociale ; nulle part mieux que dans la Péninsule le poète dramatique ne peut venir en aide au publiciste et à l’homme d’état.
Tout doit concourir, on le voit, à l’amélioration et à la future prospérité de la société espagnole, la poésie et la science, les travaux d’économie comme les simples recherches de statistique, les enseignemens de la philosophie et ceux de l’histoire nationale. Il en est de la prospérité publique en Espagne comme de cette histoire elle-même : partout, entre ces deux mers que le vieux régime abandonnait au commerce et à l’industrie de l’étranger, on en retrouve les élémens impérissables ; il ne s’agit plus maintenant que de les rassembler et d’en tirer parti. Dans cinquante ans, on ne croira pas, nous osons l’espérer, à la misère affreuse qui en ce moment arrache des cris si déchirans de douleur et de colère aux montagnards du Haut-Aragon, aux laboureurs manchègues et aux ouvriers catalans. Depuis les guerres de race, les paysans détruisaient obstinément les forêts de chêne dans ces belles campagnes de Galice, qui se seraient couvertes d’une haute et abondante végétation si le sol avait pu librement produire toutes les richesses dont il recèle le germe. Voilà l’image de l’Espagne constitutionnelle : les excès du pouvoir absolu, les prévarications administratives ont discrédité les lois et découragé les sentimens dont l’ensemble forme l’esprit public et le patriotisme. Il s’en faut bien pourtant que ces sentimens soient anéantis ; fondez le seul régime qui convienne aux nations modernes, restaurez la légalité, sans laquelle tout est anarchie ou marasme, et l’on verra se rétablir entre les citoyens, entre les provinces, cette cohésion vigoureuse qui enfante l’unité politique. En ce pays d’égalité, où pas un ordre, pas une classe n’aspire à la domination exclusive, ce sont les idées nouvelles, mieux appliquées, mieux comprises, qui doivent rapprocher les uns des autres et tôt ou tard réunir sous le même drapeau les hommes intelligens et résolus que les haines personnelles ont jusqu’ici divisés. Que par le journal, le livre et le drame, par l’enseignement des lycées, par celui des plus humbles écoles, les idées civilisatrices descendent dans les derniers rangs de la population, comme plus tard descendront dans les plaines incultes les eaux fécondantes qui aujourd’hui se perdent parmi les rochers des Alpuxarras ; alors, sans aucun doute, l’Espagne réalisera les espérances conçues pour elle à des époques où l’on ne pouvait deviner les qualités énergiques de ses enfans qu’à l’attitude sombre et fière qu’ils avaient prise dans leur muette résignation.