Moulins d’autrefois/V
CINQUIÈME PARTIE
I
Ce dimanche des Rameaux, si radieux dans la matinée, s’acheva bien mélancoliquement aussi, au moulin de La Capelle.
Quand la jeune fille rentra des vêpres, Terral était parti pour le chef-lieu, non sans emporter une belle carpe, tuée à l’étang d’un coup de fusil, et qui, d’après lui, devait, en semaine sainte, faire un merveilleux effet sur l’esprit de Roucassier, le député…
Dans la nuit, la meunière, qu’avait bouleversée la scène de dispute de midi, fut reprise de toux, de frissons, de fièvre intense et même de délire. Aline craignit une rechute grave, s’affola, voulut de nouveau envoyer quérir le médecin. Son parrain et Cadet eurent toutes les peines du monde à lui persuader d’attendre au moins le jour. La pauvre petite revécut toutes les affres de la nuit de Noël ; elle veilla près de sa mère, elle pria, s’accusant d’être la cause de ce retour du mal. Elle allait enfin renouveler la formule de son vœu, lorsque la malade se calma, s’assoupit et goûta quelques heures de repos… Ce n’était donc qu’une fausse alerte ; mais Linou y vit clairement un rappel au devoir, un signe certain que Dieu et la Vierge lui savaient mauvais gré de son parjure et de son retour à l’amour d’un homme.
Terral revint de Rodez, enchanté de son voyage et convaincu que Roucassier ferait, le cas échéant, réformer son cadet. Il paraissait ne plus se souvenir de la querelle du dimanche ; et il permit à son fils et à son frère de le plaisanter sur sa visite au député, l’éternelle tête de Turc de tous ceux qui étaient ou se croyaient républicains.
– Eh bien ! criait gouailleusement l’oncle Joseph, en s’interrompant de varloper, de limer ou de rhabiller, tu l’as vu, le vieux singe de la Nogarède ? Il n’est pas devenu beau, n’est-ce pas ?
– Lui ? ajoutait Cadet ; quand il monte dans un de ses pruniers, les moineaux s’enfuient à tire-d’aile hors du domaine.
– Blaguez, blaguez, grommelait Terral à mi-voix. Roucassier est quelqu’un, quoi que vous en disiez ; et puis, il a l’oreille de l’empereur…
– Une seule ?… Alors, ça lui en fait trois, et de belle taille… T’a-t-il payé à boire, au moins ? Ta carpe valait bien un verre de son cognac de prunes, servi par la mâmânn (et il nasillait atrocement, avec l’intention de contrefaire le député, célèbre dans toute la région pour son déplorable accent).
– Elle est toujours solide, la vieille Juive ? Et elle le mène toujours par le bout du nez, n’est-ce pas ?
– Je crois bien ; elle lui fait radouber ses barriques avant la vendange et porter ses œufs au marché, un grand panier noir au bras…
– Je vous dis, protestait Terral, que Roucassier est un homme capable, et qu’il a les bras longs.
– Jusqu’à la cheville, parbleu, comme tous ceux de son espèce, achevait Joseph.
Et le vieil abbé Lacroze, un prêtre retraité, qui ne manquait jamais de venir passer deux heures au moulin quand il savait y rencontrer l’oncle Joseph, s’esclaffait en se tenant le ventre, aux plaisanteries de ces « fous de meuniers », comme il appelait indistinctement les Terral. Et Regimbai le maçon, et Pomarède le menuisier, et Phélip, dit « Fén-dé-Fun » parce qu’il avait toujours la pipe au bec, Phélip l’homme à projets, qui chantait au lutrin, savait compter par épactes, parlait latin, et paraissait partout où l’on travaille sans travailler jamais, tous faisaient chorus avec les raillards et daubaient sur le député de l’empereur.
Seule, dans ce milieu redevenu gai, Aline était triste. Elle pensait au couvent, reprise par la lutte intérieure qui la minait peu à peu…
Elle fit ses Pâques le Jeudi-Saint, en ce jour qui, mieux que tout autre, commémore exactement la Cène de Jésus avec ses apôtres, la veille de sa mort. Elle pria ardemment le divin Crucifié de lui parler bien haut, bien clair, de lui dire si elle devait aller à Lui irrévocablement.
Le lendemain, elle recevait une lettre de sa tante, religieuse au couvent de la Sainte-Famille, à Villefranche, à qui elle avait écrit, quelques semaines plus tôt, pour l’inviter à venir passer les congés scolaires de Pâques au moulin de La Capelle. La sœur de Rose se disait trop souffrante pour se déplacer, et elle pressait, à son tour, Linou de faire le voyage, ayant le plus vif désir de la revoir, et priant la meunière, maintenant guérie, de lui confier pour quelques jours son enfant de prédilection.
Cette lettre parut à Linou une réponse d’en haut à ses pieuses instances : plus de doute, Dieu l’appelait, il fallait partir… Mais comment ? Au grand jour, après avoir déclaré sa résolution à toute sa famille, et à Jean par surcroît ? Certes, ce serait plus courageux, plus loyal. Seulement, que de cris, que de larmes, que de résistances et de supplications !… Ne pouvait-elle s’en aller doucement, sous couleur de visite à sa tante, quitter la maison en y laissant l’espérance d’un retour prochain ? Une fois au couvent, elle y prolongerait son séjour, trouverait des prétextes plausibles, s’essayerait à la vie religieuse, s’affermirait dans ses résolutions. Sa mère comprendrait vite, pleurerait beaucoup, et se résignerait, étant pieuse et ayant regretté parfois, aux heures difficiles, de n’avoir pas abrité elle-même son cœur de sensitive derrière les murailles d’un cloître… Son père ? Son frère ? Son parrain ? Bah ! ils se mettraient en colère d’abord, blasphémeraient peut-être, crieraient qu’il est grand temps qu’un nouveau Quatre-vingt-treize vienne vider et fermer tous les couvents… Mais ils se consoleraient… Tous les jours, on voit des jeunes filles se faire religieuses, et les maisons d’où elles essaiment n’en vont pas plus mal.
Et Jean ? Ah ! Jeantou, le pauvre garçon ! Comme elle va le faire souffrir !… Elle lui a pardonné sa trahison, lui a avoué qu’elle l’aimait toujours, s’est repromise à lui… et maintenant… Mais c’est lâche, ce qu’elle fait là ; et ce qu’elle projette est criminel… Criminel ? Pourquoi ?… Même en restant, il est désormais peu probable qu’elle puisse épouser le farinel du moulin des Anguilles. Les fureurs et les menaces de son père, est-ce qu’elle se sentirait de taille à les braver ? Hélas ! non, la pauvre petite… Alors ? Puisqu’elle ne saurait surmonter les obstacles qui la séparent de son ami, autant ajouter à ces barrières humaines celles du mariage mystique et des grilles d’un couvent…
CINQUIÈME PARTIE
I
Ce dimanche des Rameaux, si radieux dans la matinée, s’acheva bien mélancoliquement aussi, au moulin de La Capelle.
Quand la jeune fille rentra des vêpres, Terral était parti pour le chef-lieu, non sans emporter une belle carpe, tuée à l’étang d’un coup de fusil, et qui, d’après lui, devait, en semaine sainte, faire un merveilleux effet sur l’esprit de Roucassier, le député…
Dans la nuit, la meunière, qu’avait bouleversée la scène de dispute de midi, fut reprise de toux, de frissons, de fièvre intense et même de délire. Aline craignit une rechute grave, s’affola, voulut de nouveau envoyer quérir le médecin. Son parrain et Cadet eurent toutes les peines du monde à lui persuader d’attendre au moins le jour. La pauvre petite revécut toutes les affres de la nuit de Noël ; elle veilla près de sa mère, elle pria, s’accusant d’être la cause de ce retour du mal. Elle allait enfin renouveler la formule de son vœu, lorsque la malade se calma, s’assoupit et goûta quelques heures de repos… Ce n’était donc qu’une fausse alerte ; mais Linou y vit clairement un rappel au devoir, un signe certain que Dieu et la Vierge lui savaient mauvais gré de son parjure et de son retour à l’amour d’un homme.
Terral revint de Rodez, enchanté de son voyage et convaincu que Roucassier ferait, le cas échéant, réformer son cadet. Il paraissait ne plus se souvenir de la querelle du dimanche ; et il permit à son fils et à son frère de le plaisanter sur sa visite au député, l’éternelle tête de Turc de tous ceux qui étaient ou se croyaient républicains.
– Eh bien ! criait gouailleusement l’oncle Joseph, en s’interrompant de varloper, de limer ou de rhabiller, tu l’as vu, le vieux singe de la Nogarède ? Il n’est pas devenu beau, n’est-ce pas ?
– Lui ? ajoutait Cadet ; quand il monte dans un de ses pruniers, les moineaux s’enfuient à tire-d’aile hors du domaine.
– Blaguez, blaguez, grommelait Terral à mi-voix. Roucassier est quelqu’un, quoi que vous en disiez ; et puis, il a l’oreille de l’empereur…
– Une seule ?… Alors, ça lui en fait trois, et de belle taille… T’a-t-il payé à boire, au moins ? Ta carpe valait bien un verre de son cognac de prunes, servi par la mâmânn (et il nasillait atrocement, avec l’intention de contrefaire le député, célèbre dans toute la région pour son déplorable accent).
– Elle est toujours solide, la vieille Juive ? Et elle le mène toujours par le bout du nez, n’est-ce pas ?
– Je crois bien ; elle lui fait radouber ses barriques avant la vendange et porter ses œufs au marché, un grand panier noir au bras…
– Je vous dis, protestait Terral, que Roucassier est un homme capable, et qu’il a les bras longs.
– Jusqu’à la cheville, parbleu, comme tous ceux de son espèce, achevait Joseph.
Et le vieil abbé Lacroze, un prêtre retraité, qui ne manquait jamais de venir passer deux heures au moulin quand il savait y rencontrer l’oncle Joseph, s’esclaffait en se tenant le ventre, aux plaisanteries de ces « fous de meuniers », comme il appelait indistinctement les Terral. Et Regimbai le maçon, et Pomarède le menuisier, et Phélip, dit « Fén-dé-Fun » parce qu’il avait toujours la pipe au bec, Phélip l’homme à projets, qui chantait au lutrin, savait compter par épactes, parlait latin, et paraissait partout où l’on travaille sans travailler jamais, tous faisaient chorus avec les raillards et daubaient sur le député de l’empereur.
Seule, dans ce milieu redevenu gai, Aline était triste. Elle pensait au couvent, reprise par la lutte intérieure qui la minait peu à peu…
Elle fit ses Pâques le Jeudi-Saint, en ce jour qui, mieux que tout autre, commémore exactement la Cène de Jésus avec ses apôtres, la veille de sa mort. Elle pria ardemment le divin Crucifié de lui parler bien haut, bien clair, de lui dire si elle devait aller à Lui irrévocablement.
Le lendemain, elle recevait une lettre de sa tante, religieuse au couvent de la Sainte-Famille, à Villefranche, à qui elle avait écrit, quelques semaines plus tôt, pour l’inviter à venir passer les congés scolaires de Pâques au moulin de La Capelle. La sœur de Rose se disait trop souffrante pour se déplacer, et elle pressait, à son tour, Linou de faire le voyage, ayant le plus vif désir de la revoir, et priant la meunière, maintenant guérie, de lui confier pour quelques jours son enfant de prédilection.
Cette lettre parut à Linou une réponse d’en haut à ses pieuses instances : plus de doute, Dieu l’appelait, il fallait partir… Mais comment ? Au grand jour, après avoir déclaré sa résolution à toute sa famille, et à Jean par surcroît ? Certes, ce serait plus courageux, plus loyal. Seulement, que de cris, que de larmes, que de résistances et de supplications !… Ne pouvait-elle s’en aller doucement, sous couleur de visite à sa tante, quitter la maison en y laissant l’espérance d’un retour prochain ? Une fois au couvent, elle y prolongerait son séjour, trouverait des prétextes plausibles, s’essayerait à la vie religieuse, s’affermirait dans ses résolutions. Sa mère comprendrait vite, pleurerait beaucoup, et se résignerait, étant pieuse et ayant regretté parfois, aux heures difficiles, de n’avoir pas abrité elle-même son cœur de sensitive derrière les murailles d’un cloître… Son père ? Son frère ? Son parrain ? Bah ! ils se mettraient en colère d’abord, blasphémeraient peut-être, crieraient qu’il est grand temps qu’un nouveau Quatre-vingt-treize vienne vider et fermer tous les couvents… Mais ils se consoleraient… Tous les jours, on voit des jeunes filles se faire religieuses, et les maisons d’où elles essaiment n’en vont pas plus mal.
Et Jean ? Ah ! Jeantou, le pauvre garçon ! Comme elle va le faire souffrir !… Elle lui a pardonné sa trahison, lui a avoué qu’elle l’aimait toujours, s’est repromise à lui… et maintenant… Mais c’est lâche, ce qu’elle fait là ; et ce qu’elle projette est criminel… Criminel ? Pourquoi ?… Même en restant, il est désormais peu probable qu’elle puisse épouser le farinel du moulin des Anguilles. Les fureurs et les menaces de son père, est-ce qu’elle se sentirait de taille à les braver ? Hélas ! non, la pauvre petite… Alors ? Puisqu’elle ne saurait surmonter les obstacles qui la séparent de son ami, autant ajouter à ces barrières humaines celles du mariage mystique et des grilles d’un couvent…
Le Journal de
L’Université des Annales
publie in extenso ef illustre de 1,250 gravures
toutes les Conférences
faites à L’Université des Annales
L’Année Scolaire, de 25 N° :
Abonn’ 10 FRANCS (15 francs pour l’Étranger).
SOMMAIRE da M° 13 (16 fuin 1913 ;
af tam
Une Promenade à Florence
Henry ROUJON
- Pages sav Florenes, de Srmmonar, Suaiy Pauonomur,
José-Mans 0e Hawansa, Maunscs Bannès, Prenez vs Nosnac, HaLèns VACARssco. La Jeunesse de Demain Juan RICHEPIN | L’Epitre à mon Ami, de }uax Ricnapne. Solinan & Roxelane Gasron RAGEOT Scène de Bajaset, de Juan Raons. Les Poètes et l’Amitié Juiss TRUFFIER Piècesà dire de Mouèax, Commurs, La Foœrrane, Abbe ve Voiumes, Arwas Carresn, Mancazes Dussorpss-Vaimors, Vicror Huao, ALiraep Ds Mussxr, A. De Lamannine, Pauz Bounasr. So Illustrations, Gravures anciennes, Vieilles estampes. HéjA Pairus| Irétiiis en un volume broché de 794 Pages, HOderaieTNT aPrimesLe4| lui (és » pour quelques jours Son en- . . Les abonnés reçoivent de suite les treize nunréros
III
L’oncle et la nièce, ne voulant pas traverser le village, le contournèrent par la droite, en s’engageant dans le chemin creux dit de la Garenne, qui passe à peine à cent pas du Vignal. Joseph marchait devant ; Linou suivait, pleurant doucement et essuyant ses yeux, qui s’emplissaient de nouveau. Au premier coude du chemin, elle entrevit le cimetière, sur sa gauche, à l’ombre de l’église. Elle se signa et donna une pensée aux morts. Au détour suivant, elle s’approcha du mur moussu à hauteur d’appui, par-dessus lequel elle savait qu’elle apercevait la maisonnette des Garric. Mais, au même instant, de l’autre côté du mur, dans le pré, arrivait courant Jeantou, qui, depuis avant l’aube, guettait le départ de son amie. Un double cri :
– Jean !
– Linou !
L’oncle se retourna, surpris.
– C’est toi, farinel ?… Que fais-tu par là ?
Jean, un peu confus, un peu essoufflé aussi, balbutiait… Il était venu chercher quelques effets, avait appris de sa mère le départ de Linou pour Villefranche, et avait voulu, avant de retourner aux Anguilles, lui souhaiter un bon voyage.
Linou n’avait certes point prévu pareille rencontre ; mais il était écrit qu’aucun déchirement ne lui serait épargné. Il lui fallait maintenant mentir à son ami, comme elle avait, en somme, menti à ses parents, et refouler encore les pleurs qu’elle avait espéré pouvoir enfin laisser couler librement, son parrain n’y voyant que l’attendrissement naturel d’une enfant qui, pour la première fois, quitte sa mère.
– C’est bien aimable à toi, Jeantou, répondit avec effort la jeune fille de t’être levé si matin pour me dire adieu… Merci !
Il eût voulu répondre :
– Levé matin ? Je n’ai pas dormi ; j’ai été rôder sous ta fenêtre ; puis, j’ai écouté, depuis le chant du coq, les premiers pas qui sonneraient sur le chemin…
Mais la présence d’un tiers, quoique ce tiers fût son grand ami, l’intimidait ; il garda le silence.
– Et ton maître, fit Joseph, est-il redevenu assez matinal pour lever la vanne du moulin en ton absence ?
– Ma foi, répondit Jean, pour une fois, l’eau m’attendra dans l’écluse, ou, tout au moins, les clients devant la porte… Vous allez à Saint-Amans, sans doute ; je vais avec vous jusqu’à Saint-Amans.
– Oh ! voyons, Jean, observa gravement Linou, ce n’est pas raisonnable… Toi, si consciencieux d’habitude…
Le jeune homme hésitait ; mais l’oncle Joseph, qui, une fois au travail, faisait scrupuleusement sa tâche, estimait que, de temps à autre, pour chasser ou pêcher, ou même par amour de la camaraderie, une demi-journée perdue ne tirait pas à conséquence. Il fit donc bon accueil à l’offre de Garric, et se montra enchanté de faire route avec lui.
– D’ailleurs, ajouta-t-il, je t’indiquerai des raccourcis pour le retour qui te permettront d’être à La Garde à dix heures, au plus tard.
Ils cheminèrent donc ensemble, tantôt les deux hommes devant et la jeune fille à quelque pas, triste et pensive, et s’efforçant de ne plus pleurer : tantôt Jean revenant vers elle pour s’emparer de son paquet, ou lui tendre la main au passage d’un ruisseau, ou écarter les branches des noisetiers et des houx dans les sentiers trop étroits. Mais il n’osait pas lui parler d’amour ; et elle, le cœur serré, restait muette, tremblant toujours de laisser échapper son grand secret.
Ces pays du Ségala, à fin d’avril, sont une fête pour les yeux, pour l’oreille et pour le cœur. Sur les collines et sur les plateaux les seigles, tous semés à l’automne, sont déjà hauts et ondulent sous la brise, laissant s’essorer des milliers d’alouettes qui montent en trillant vers l’azur. Les bois et les bouquets de hêtres ouvrent leurs feuilles d’un vert tendre et léger ; les premières sont apparues dans quelque combe bien abritée, si menues d’abord qu’elles ne masquent pas les merisiers fleuris dont elles ne font qu’aviver la blancheur. Puis elles se déplient, s’étendent, escaladent les sommets, déferlent sur les pentes voisines. Les chênes, plus tardifs, saupoudrent à peine d’émeraudes leurs rameaux robustes, tandis qu’entre leurs troncs grisâtres on voit encore les taillis avec les feuilles rousses de l’hiver et les houx d’un vert cru et comme vernissé.
Au-dessous des bois, sur les ruisseaux clairs et chantants où fuient les truites, les aulnes et les saules dessinent des méandres, où l’or des châtons velus se marie au vert rougeâtre des premières feuilles.
Les prés, fauves encore sur les pentes élevées mais verdoyants déjà autour des sources, font briller comme un réseau d’argent leurs rigoles d’irrigation pleines jusqu’au bord, et leurs petits déversoirs changés en éventails de pierreries. Les anémones, les primevères et les renoncules d’or y poussent par jonchées.
Autour des fermes et des mas, tranchant sur le vert sombre et immuable des « griffoules », les pruniers et les poiriers en fleur bruissent d’abeilles et d’oiseaux. Dans les petits chemins on enjambe des ruisselets qui bavardent sur le gravier, ou l’on marche sur des gazons semés de pâquerettes et bordés de pervenches.
Et, au-dessus de toutes ces merveilles de vie et de fraîcheur, un ciel tout neuf, récemment lavé, d’un bleu tendre et profond, traversé par moments de nuages ouatés qui s’en vont à la dérive, sans hâte et sans but. Quand on passe d’un vallon à l’autre, et qu’arrivé sur la colline qui divise les eaux on s’arrête pour souffler un peu, et pour admirer aussi, le regard plonge dans un horizon immense qui s’étend d’un côté jusqu’aux Cévennes sombres et aux monts de Lacaune qui les continuent ; de l’autre, jusqu’aux Pyrénées où le Canigou étincelle, tandis que, plus à l’ouest, s’étendent les riches plateaux et les châtaigneraies de Ceignac et du Calmontois, et qu’au nord se profile le clocher de Rodez, haut de trois cents pieds, ajouré comme une dentelle, et surmonté d’une vierge dorée qui flamboie comme un phare.
Ah ! l’admirable matinée pour un voyage d’amoureux, sous l’œil indulgent d’un parrain tendre et gai, si Aline et Jean avaient eu le cœur libre d’en goûter la fraîcheur et le charme ! Mais l’une avait le sien déchiré par cette prolongation inattendue d’une affreuse lutte, et l’autre était, nous l’avons vu, en proie à une inquiétude vague, à de confus pressentiments, depuis la scène avec Pierril, la lettre de Mion, et l’envoi de celle de M. le curé de La Garde au frère aîné de Linou. Il avait beau se rappeler dans quelles conditions il avait succombé aux avances provocantes d’une effrontée, essayer de se rassurer en pensant que celle-ci ne le nommait même pas dans sa lettre, quelque chose comme un remords grandissait chaque jour en lui ; l’appréhension d’un châtiment le hantait et lui gâtait le bonheur de marcher à côté de celle qu’il aimait toujours, d’effleurer son épaule ou sa main dans les chemins étroits, ou même de l’arrêter pour détacher du bas de sa robe une griffe d’églantier ou de ronce qui l’avait happée au passage. Aussi, le renouveau avait beau verdir les bois, fleurir les haies et les gazons, faire chanter les alouettes, les pinsons et les merles, répandre sur la campagne enamourée toutes les joies de la résurrection, les deux jeunes gens allaient, quasi silencieux, et ne répondant que par condescendance aux phrases admiratives de l’oncle Joseph, le seul des trois qui jouît pleinement de cette féerie printanière. De temps à autre, il se retournait pour montrer une perspective, un coin de bois, un chêne ou un châtaignier vénérable tout surpris de trouver chez sa nièce et chez Jean un si faible écho à son enthousiasme de poète agreste et inédit.
– En voilà des amoureux ! bougonnait-il à mi-voix dans sa moustache grise ; même au mois de mai, ils ne dégèlent pas…
Et il reprenait sa marche en éclaireur, quittant même parfois le chemin pour sauter dans une friche ou dans un pré et prendre des raccourcis dont il détournait sa nièce, sous prétexte qu’elle y laisserait ses souliers, ou y tremperait ses jupes, en réalité pour donner aux jeunes gens toute liberté de parler de leurs sentiments et de leurs projets. Hélas ! il ignorait le secret de l’un et de l’autre, et la peine qui leur serrait le cœur et les lèvres ; et il ne voyait que gaucherie ou timidité dans une réserve qui le déroutait.
Cependant, on passait mas et hameaux, ruisseaux et bois, et de maigres plateaux sans arbres, privés encore de l’or des genêts et de la pourpre des bruyères, mais animés par les sonnailles des troupeaux, les chants des bergers, des laboureurs et de mille oiselets.
Avant de franchir la vallée étroite et profonde du Céor, ils s’arrêtèrent un instant pour permettre à la jeune fille de souffler, à un carrefour de chemins que domine une très ancienne croix de pierre, toute vêtue de mousses et de lichens. Linou s’assit sur le piédestal, un bloc de granit non taillé. L’oncle Joseph commençait une histoire, une légende plutôt, qui se rapportait à ce carrefour, lorsque le clocher de Saint-Amans, dressé en face, de l’autre côté du ravin, lança de gais appels pour un baptême sans doute, ou pour un mariage. Ces carillons ne différaient guère de ceux des cloches de La Capelle-des-Bois. Aussi, Linou porta-t-elle la main à son cœur et parut-elle près de défaillir. Jeantou s’empressa auprès d’elle ; mais elle se releva au prix d’un effort héroïque, répondit que le soleil l’avait seulement un peu étourdie, et demanda qu’on se remît en route : elle avait hâte d’en finir, d’obéir à l’appel des cloches et aussi, peut-être, d’une petite alouette qui montait de la friche, au-dessus de la croix, et dont le chant, de l’azur, semblait lui dire, comme autrefois dans le pré de l’étang :
– Arrive ! Arrive ! Arrive !
Ils descendirent donc encore une pente, gravirent encore une montée – la dernière – et s’arrêtèrent à deux cents pas du village, à la croisée de trois routes, devant une auberge de rouliers, près d’un vaste tilleul connu de tout le pays et sous lequel s’abritent de la pluie les processions des paroisses qui viennent demander à Saint-Amans du soleil, et du soleil celles qui viennent implorer de la pluie.
L’oncle Joseph essayait de cacher son émotion – car il était ému sans trop s’expliquer pourquoi – par d’intarissables plaisanteries sur les gens de Saint-Amans, sur les miracles qui s’y étaient accomplis, sur la diligence et l’attelage de rosses du père Carrière, – le conducteur, – dont on apercevait déjà, sur les lacets de la route qui monte du Céor, l’équipage antique, grinçant et cahotant, et dont on entendait le fouet et les jurons ; les bons mots et le rire, un peu forcé, du cher parrain demeuraient sans écho. Il aurait voulu entrer à l’auberge, espérant que quelques verres de vin rendraient un peu de gaieté au moins à son jeune compagnon ; mais l’attelage débouchait sur le plateau où se dressent l’église, le clocher et le presbytère de Saint-Amans, et la voiture avait déjà du retard.
En voyant trois personnes plantées au bord de la route, le vieux Carrière ouvrit tout grands ses yeux embroussaillés sous la visière de la casquette en peau de loup qu’il portait en toute saison ; mais il fit la grimace quand il apprit de l’oncle Joseph qu’Aline seule montait dans sa carriole, – dans son « corbillard », avait dit, en d’autres circonstances, l’incorrigible railleur.
– Alors, vous êtes venus deux pour accompagner cette jeune perdrix ? interrogea-t-il de sa grosse voix enrouée par l’eau-de-vie, la fumée de la pipe et les brouillards du Viaur ; faut-il que vous soyez désœuvrés, dans votre contrée !… Ça ne fait rien ; on vous la soignera quand même, cette « menue »… Où faudra-t-il la descendre ? À Rodez ?
– À la Primaube, fit Joseph. Là, vous la recommanderez au courrier de Villefranche. Il vous la rendra, dans huit jours, et vous me la ramènerez ici.
– Entendu, farinel de mon cœur… Tu apporteras, en venant l’attendre, quelques belles truites, tu sais…, de celles qui ont le dos noir piqueté de rouge, et tu diras à la mère Angélique, là, à côté (il montrait l’auberge du manche de son fouet), de les bien faire nager dans sa poêle, avec du persil autour… Je payerai l’apprêt, et, si je n’offre pas la goutte aujourd’hui, c’est que nous sommes déjà en retard et que le receveur de la poste va bramer comme l’âne de Pomarède… Hardi, mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Linou et l’invitant à se hisser dans la guimbarde poudreuse et disloquée qu’il appelait sa diligence.
Linou, se raidissant pour ne pas pleurer, serra la main à Jean, qui n’osa pas l’embrasser devant le monde. Comme elle s’approchait de son parrain, celui-ci tira de son gousset deux écus de cinq francs et voulut les lui glisser dans la main, disant à mi-voix :
– Terral n’a pas été, sans doute, bien large avec toi… On ne voyage pas sans quelque argent de poche ; qui sait ce qui peut arriver en route ?…
Et, comme l’enfant refusait, assurant que sa bourse était suffisamment garnie.
– Eh bien ! fit-il plus bas, et de façon à n’être pas entendu de Carrière, tu les donneras à ta tante, afin qu’elle fasse un peu prier pour moi, si je mourais tout à coup…
Et, s’efforçant de rire pour corriger le sens de ces paroles :
– Je les boirais, dimanche, d’ailleurs, si tu ne les prenais pas… Elle accepta ; puis, lui jetant les bras au cou, éclata en sanglots.
– Oh ! mon parrain ! mon parrain !… fit-elle.
Et ce mot contenait un infini de tendresse et de déchirement. Il en fut tout interloqué, et il ouvrait la bouche pour réconforter sa nièce ; mais celle-ci s’était déjà arrachée de ses bras et avait grimpé dans la voiture. La portière se referma. Carrière escalada son siège, fit claquer son fouet, et lança deux ou trois jurons ; et ses pauvres rosses reprirent péniblement leur petit trot. Aline agita son mouchoir.
– Adieu, parrain ! Adieu, Jeantou !
– Au revoir, Linou !
– À bientôt ! répondirent Garric et l’oncle Joseph.
Et ils regardèrent la patache s’éloigner, décroître, n’offrant bientôt plus à l’œil, entre les deux haies fleuries et sous le ciel bleu, qu’une espèce d’écran jaunâtre, percé d’un trou carré où s’encadrait un jeune visage, et plus bas, entre les roues en fuite, une bizarre danse de pieds de chevaux boitillant et entrechoquant leurs fers dans la poussière de la route.
Un coude du chemin la leur déroba.
IV
Ils s’entre-regardèrent un moment sans rien dire, très émus tous deux, l’un pour des raisons déjà exposées, l’autre par le contrecoup de l’émotion inexplicable qu’il avait constatée chez sa filleule.
– Allons, dit enfin Joseph, nous n’avons plus rien à faire ici… Le soleil monte, et l’ouvrage nous attend tous deux. Retournons… Nous boirons un coup, au bas de la côte, chez le Teinturier, puis nous tirerons chacun de notre côté.
Et, tristement, ils revinrent sur leurs pas. Mais, à peine reprenaient-ils la descente vers le Céor, qu’ils virent venir vers eux, grimpant en hâte le chemin escarpé, suant et soufflant, son chapeau dans une main et sa canne dans l’autre, un prêtre que Garric reconnut, tout le premier.
– Monsieur le curé de La Garde ! s’écria-t-il.
– Que dis-tu ? fit Joseph… Pas possible !… Mais si, c’est bien lui… Où courez-vous donc si vite, monsieur le curé ?
L’abbé Reynès leva les yeux, reconnut ses deux amis, et s’arrêta net, le geste las et découragé. Il souffla un instant, puis, avec effort :
– Je courais après vous… Et j’arrive trop tard.
– Trop tard, en effet, fit Joseph, si c’était pour donner quelque commission à ma nièce, qui part pour Villefranche.
– Trop tard pour l’empêcher de partir, mon pauvre Joseph.
– L’empêcher de partir ?…
– Essayer, tout au moins.
– Ah çà ! que voulez-vous dire ? Ma filleule a reçu une lettre de sa tante la religieuse, qui lui dit qu’elle est souffrante et qu’elle désire l’avoir quelques jours auprès d’elle… Pourquoi l’auriez-vous empêchée ?…
– Voilà bien ce que je craignais, ajouta le prêtre en remettant son chapeau et en frappant de sa canne sur le chemin. La chère petite a eu jusqu’au bout le courage – ou la faiblesse – de cacher son secret, et de laisser croire qu’elle n’allait que visiter une malade…
L’oncle Joseph regarda Jean comme pour le prendre à témoin de ce que ces paroles avaient d’incompréhensible. Garric, stupéfait aussi, restait bras pendants et bouche bée.
– Voyons, voyons, monsieur le curé, reprit Joseph, il y en a un de nous qui a reçu un coup de soleil sur la nuque et qui bat un peu la campagne.
– Plût à Dieu, mon pauvre ami ! Mais nous sommes bien tous dans notre bon sens, et je ne parle que trop clair. Votre nièce s’en va avec l’intention de se faire religieuse.
Un double cri partit à la fois de la gorge de Joseph et de Jean :
– Linou ?
– Religieuse ?
– Oui, mes amis. Voici la lettre d’elle qui me l’apprend… Je l’ai reçue, il y deux heures ; j’ai couru tant que j’ai pu… Il m’aurait fallu des ailes.
Il avait entraîné ses deux interlocuteurs près de la haie, à l’ombre d’un pommier, et il commença à leur lire la lettre de la jeune fille.
Mais il n’était pas au milieu que Joseph l’interrompait violemment :
– C’est de la folie, de la folie pure ! Linou, elle, si attachée aux siens, et si franche, partie pour le couvent sans en rien dire à personne, hypocritement et lâchement !… Mais on me l’aurait donc ensorcelée ?
– Il n’y a là aucune sorcellerie, Joseph. La pauvre petite savait bien que si elle révélait son projet à ses parents…
– Elle le cache à ses parents, et elle vous le confie à vous ?… Mais c’est vous, alors, qui lui avez dicté cette lettre, monsieur le curé !… C’est vous qui avez endoctriné, enveloppé cette petite… C’est vous qui l’avez fanatisée… Ah ! les prêtres ! les prêtres !
– De grâce, mon ami, écoutez jusqu’au bout…
– J’en ai assez écouté ; j’y vois clair. Je vous dis que vous nous avez volé Aline, oui, volé ; il n’y pas d’autre mot…
Et, se retournant impétueusement vers Jean, qui s’était affalé sur une borne et restait là, atterré et gémissant :
– Es-tu sourd, ou imbécile ? As-tu mal entendu, ou si tu n’as pas compris ? On nous prend ma nièce, ta promise, pour l’enfermer dans un couvent, et tu restes là, tranquille comme un saint de bois ?…
– Hélas ! que faire ? que faire ? répondait le pauvre garçon.
Mais cours donc, nigaud, galope, prends les raccourcis, rejoins la voiture…, arrête les chevaux…, jette Carrière à bas, s’il résiste… Je te rejoindrai… Et nous verrons bien…
Garric s’était dressé et faisait mine de s’élancer à la poursuite de la diligence.
– Jean ! fit le prêtre avec autorité, je te défends de faire pareille folie… Songez-vous au scandale que vous provoqueriez ? D’ailleurs, mon pauvre Garric, j’ai autre chose à t’apprendre, qui t’affligera aussi, et qui te prouvera que, de toute façon, Linou eût, sans doute, été perdue pour toi.
Le jeune homme, que Joseph essayait d’entraîner, se dégagea, devint blême et fixa sur l’abbé Reynès un regard de désolation ; il avait deviné : ses craintes au sujet de Mion étaient devenues une certitude. Il se laissa retomber sur la borne et pleura silencieusement.
Mais l’oncle Joseph, qui n’avait rien compris aux dernières paroles du curé, continuait à secouer Garric, qu’il traitait d’idiot et de poltron… Puis, le voltairien inconscient et illettré qu’il y avait en lui et qui, pour s’être frotté jadis à quelques bourgeois terriens ayant fait leurs études dans les chansons de Béranger et chanté La Parisienne en 1830, en avait retenu le tour d’esprit et la phraséologie, se donna largement carrière aux dépens du pauvre curé, ahuri :
– Vous, curé de La Garde, je ne vous aime plus, je ne vous respecte plus, je ne vous estime plus… C’est vous qui êtes cause de tout… Vous ne valez pas mieux que vos confrères… Ah ! vous peuplez vos couvents de nos plus jolies filles, que vous arrachez à leurs parents et à leurs amoureux pour en faire de pauvres recluses condamnées au désespoir ou à l’imbécillité. Attendez un peu ; laissez-nous refaire la République ; elle mettra bon ordre à ça, et saura vous régler votre compte aussi…
L’abbé laissa passer la giboulée, se contentant de répéter, de loin en loin :
– Joseph !… Voyons, Joseph, revenez à vous… Joseph n’écoutait rien… Il interpella une dernière fois Garric :
– Reste là si tu veux, et jusqu’à la fin du monde, lui jeta-t-il dédaigneusement ; tu n’es qu’un amoureux de carton ; tu n’as que du sang de rave dans les veines… Je me passerai de toi… Je retourne à La Capelle raconter à Terral l’enlèvement de sa fille, oui, l’enlèvement… Nous verrons s’il l’approuve, lui, et ce qu’en pense aussi Cadet… J’espère qu’à nous trois, et dussions-nous mettre le feu au couvent, nous en ramènerons cette pauvre innocente, que l’on a hypocritement détournée de son véritable devoir…
Mais, cette fois, l’abbé n’y tint plus ; il se campa devant le furieux, et, résolument, lui saisissant les poignets :
– Joseph, fit-il d’une voix forte, regardez-moi ! Regardez-moi donc !… Ai-je l’air d’un tartufe ? d’un homme déloyal ?…
Avez-vous jamais ouï dire que j’aie porté la désunion dans les familles ?… Vous croyez que c’est moi qui ai conseillé à Linou d’entrer au couvent ? Quelle erreur !… Et pourquoi l’aurais-je fait ? Avez-vous oublié que j’étais d’accord avec vous pour lui faire épouser Jean, que voilà ?…
L’oncle Joseph se taisait. Le prêtre continua :
– J’ai quitté La Capelle depuis cinq ans ; votre nièce n’était encore qu’une enfant… Depuis, je l’ai revue, de loin en loin, deux fois l’an peut-être, et toujours dans sa famille, jamais au confessionnal, ni au presbytère… Je ne suis plus son directeur de conscience ; quand aurais-je pu agir sur elle ?… La vérité, mon pauvre ami, – car je suis sûr que vous serez toujours mon ami, – la vérité, c’est qu’aussitôt que j’ai connu le projet de votre filleule, je l’ai combattu de mon mieux, et que, je le répète, j’accourais pour le combattre encore… Voyons, Joseph, vous qui êtes intelligent, répondez à cette question : pourquoi serais-je là, si j’avais conseillé à cette enfant d’entrer en religion ? Est-ce qu’aujourd’hui, en recevant sa lettre, je ne serais pas resté chez moi à me réjouir du succès de mes efforts ?… Je ne suis venu que pour tâcher d’obtenir que la chère petite ajournât son départ, réfléchît encore… Et je suis arrivé un quart d’heure trop tard. Voilà la vérité, toute la vérité, je vous l’affirme, Joseph… Et vous le sentez bien.
Il parlait avec un bel accent de franchise qui emportait la conviction. La figure de l’oncle Joseph s’était détendue, sa bouche avait perdu son pli sarcastique ; son œil noir s’était radouci et s’embuait un peu.
– Mais alors, fit-il, quand et comment avez-vous connu les intentions de ma filleule ?
– Le mois dernier, quand vous m’avez chargé, vous et Garric, d’aller lui demander si elle ne voulait pas pardonner à celui-ci, lui rendre son affection, et lui promettre de nouveau sa main… Elle m’a répondu qu’elle s’était promise à Dieu.
– Hé ! il fallait aussitôt avertir ses parents…
– Afin d’occasionner une rechute, peut-être la mort de Rose, qui relevait à peine de maladie, de soulever les colères de votre frère et de son fils… Et puis, j’espérais la faire revenir encore sur sa détermination…
– Vous a-t-elle dit à quel moment et pourquoi elle avait résolu de faire ce coup de tête ?
– Un coup de tête ? Vous traitez bien légèrement, mon bon Joseph, un serment, un vœu prononcé devant le crucifix, la nuit où votre belle-sœur faillit mourir !
– Quoi ! C’est alors ?…
– C’est alors, oui… La veille, le soir de Noël, la pauvre petite avait appris, par hasard que Jean l’avait trompée…
– Ah ! je devine ! s’écria Garric, se rapprochant subitement ; oui, oui, je suis la cause de tout…
– Le point de départ fut tel, en effet… Tu peux t’imaginer la douleur que la révélation de Pataud causa à une âme aussi délicate et aussi aimante !… Là-dessus, Rose tombe gravement malade… La pauvre enfant la croit perdue ; elle se jette aux pieds du Christ et lui offre sa vie pour sauver celle de sa mère.
Joseph l’interrompit vivement.
– Mais des vœux faits dans ces conditions ne comptent pas, vous le savez bien.
– Comment, ils ne comptent pas ? Mais si, mon vieil ami, ils comptent, et beaucoup même… Je ne dis pas que l’Église ne puisse pas en dégager…
– Hé ! c’est ce que je veux dire ; et c’est ce que vous deviez dire à Linou…
– Je lui ai dit tout ce que j’ai dû, j’ai fait tout ce que j’ai pu… À un moment, j’ai cru avoir réussi. Au fond, Linou aimait toujours Jean, malgré sa faute ; elle eut des hésitations, puis un franc retour vers lui.
– C’est vrai, s’écria douloureusement le jeune homme ; le jour des Rameaux, devant sa mère, elle m’avoua qu’elle m’aimait toujours.
– Seulement, son père, qui vous avait surpris ensemble, intervint violemment pour lui signifier qu’il ne consentirait jamais à ce qu’elle t’épouse… Et, la nuit suivante, sa mère parut reprise de son mal ; nul doute, pour la pauvre enfant, que ce ne fût là une punition, tout au moins un avertissement suprême… Vous voyez comme tout s’est enchaîné…
– Oui, oui, fit douloureusement Jeantou ; par ma faute, monsieur le curé ; moi seul suis coupable, oncle Joseph ; seul, je devrais souffrir, et pas elle, ni vous.
– Oh ! tu souffres aussi, mon garçon, répliqua le prêtre ; et tu souffriras autrement encore ; il le faut bien : toute faute doit être expiée… Seulement, puisqu’elle se sacrifie, elle, la douce mignonne, elle qui n’a été qu’imprudente, en une heure d’affolement, et pour sauver sa mère, une part de ses mérites te reviendra, si tu sais t’en montrer digne… Elle fait ce qu’elle croit être son devoir ; es-tu bien résolu à faire le tien ?
– Montrez-moi où il est, monsieur le curé : pour n’être pas trop indigne de Linou, je m’efforcerai de le remplir.
– Je te l’indiquerai tout à l’heure, en retournant à La Garde…
– Oh ! vous pouvez parler tout de suite, et devant Joseph… Il m’aimait, lui aussi, il me croyait un honnête garçon ; qu’il sache à l’instant combien je valais peu !
– Soit, reprit le curé après une hésitation. Eh bien ! j’ai des nouvelles sérieuses de Mion. La malheureuse paraît bien être dans l’état que révélait sa lettre ; et elle sera bientôt sans place, peut-être, avec l’hôpital en perspective… Si tu m’en crois, Jean, tu partiras pour Montpellier, après entente avec Pierril, et avec les instructions que je te donnerai.
Le pauvre farinel demeura atterré. Il s’attendait pourtant, depuis quelques jours, à de semblables nouvelles ; mais, il essayait de se persuader qu’il rêvait, qu’il avait le cauchemar, que le réveil le délivrerait… Hélas !
Un moment, il resta campé au milieu du chemin, à se demander s’il n’allait pas courir à la poursuite de la voiture qui emportait Linou, quitte, l’ayant rattrapée, à se jeter sous les roues pour en finir… L’abbé Reynès lut cette tentation dans le regard et dans les poings crispés du malheureux. Il alla vers lui, lui prit le bras.
– Viens, Jeantou, fit-il avec douceur et autorité.
– Je vous obéis, répondit enfin le jeune homme, éclatant en sanglots.
– Et tu obéis à Aline, en m’obéissant, conclut le prêtre ; sa lettre, que j’achèverai de te lire, te le prouvera.
Durant toute cette scène, l’oncle Joseph était resté silencieux ; mais on sentait qu’une lutte sourde se livrait aussi en lui, avec des péripéties de révolte et de résignation.
L’abbé Reynès se retourna vers lui :
– Et vous, mon pauvre ami, vous allez, comme si de rien n’était, faire votre travail à Castaniers. Je monterai à La Capelle, demain ou après-demain je vous le promets ; et j’annoncerai aux vôtres ce qu’il faut leur faire pressentir ; j’amortirai un peu le choc à la malheureuse mère. Elle est bonne chrétienne ; elle se résignera… Terral s’emportera bien un peu, Cadet aussi ; mais il n’en sera que cela. Votre neveu n’étant pas soldat, on le mariera, et on économisera la dot de Linou… C’est la vie, mon bon Joseph… Et le moulin de La Capelle continuera à faire ses joyeux tic tac, comme par le passé.
– Sans doute, sans doute, soupirait le pauvre parrain… Mais moi, monsieur le curé, que voulez-vous que je devienne sans ma filleule ?
– Si elle s’était mariée, mon ami, vous ne l’auriez pas eue beaucoup plus avec vous… Vous bercerez, un jour, les enfants de votre neveu. Vous resterez un peu plus souvent – car vous avez mon âge et nous ne sommes plus jeunes – dans la maison natale, auprès de votre excellente belle-sœur, que vous défendrez parfois contre l’humeur autoritaire et emportée de son mari… Et vous serez bien aise, – si Linou persiste à se faire religieuse, ce qui n’est pas encore absolument certain, car il y faut un apprentissage, un noviciat assez long ; et puis, il n’est pas dit non plus que Jean ramène de Montpellier la fille de Pierril, ni qu’il l’épouse, quoique ce soit son devoir… Mais, enfin, si les choses se passent ainsi, par la volonté de Dieu, vous serez bien aise, mon bon Joseph, de revoir, de loin en loin, la douce petite nonne, qui vous apportera un chapelet béni par le pape et qui priera, là-bas, pour que vous fassiez une bonne fin, et qu’elle puisse vous retrouver là-haut, un jour.
Et l’oncle Joseph, résigné, ému et docile comme un enfant, marchait à côté du prêtre, en balbutiant :
– Vous avez une façon d’arranger les choses, vous autres !…
FIN
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