Moudouri le chasseur, légende tartare

Moudouri le chasseur, légende tartare
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 347-365).
MOUDOURI LE CHASSEUR
LEGENDE TARTARE

Le quartier chinois connu sous le nom de China-Bazar forme comme une ville à part au milieu de la populeuse cité de Calcutta, et il n’est pas l’une des moindres curiosités de cette capitale de l’Inde, où toutes les nations de l’Asie se mêlent sans se confondre. La maison où je me logeai a mon arrivée sur les bords du Gange se trouvait située dans le voisinage de ce bazar des Chinois. Certes on aurait pu mieux choisir, dans cette saison surtout. Le mois de juillet venait de commencer, et il faut avoir passé l’été au Bengale pour comprendre ce qu’on appelle la chaleur des tropiques. dès que le soleil déclina à l’horizon, je montai sur la terrasse pour y chercher un peu de fraîcheur. Le toit plat de la maison me brûlait la plante des pieds, et j’évoquais la brise du soir en répétant ces vers gracieux que le poète angevin Du Bellay a mis dans la bouche de son vanneur haletant :

A vous, troupe légère
Qui, d’aile passagère,
Par le monde volez…

Comme j’achevais ma strophe, le vent se mit à souffler ; mais un bruit strident que j’entendis à mes côtés me rappela des bords de la Loire à ceux du Gange. Ce bruit était produit par un cerf-volant fort artistement fabriqué avec du papier huilé et des planchettes de bambou ; sa forme imitait si bien celle d’un oiseau de proie qui plane les ailes déployées, que les milans se groupaient à l’entour en poussant des cris de surprise. La main qui faisait flotter dans les airs ce jouet d’enfant était celle d’un vieux Chinois au front ridé. Il se tenait accroupi en un coin de la terrasse voisine, les épaules et la poitrine entièrement nues, sa longue tresse de cheveux roulée autour de la tête, suivant d’un œil béat les mouvemens capricieux que la brise imprimait à son oiseau de papier. Ce fils des Han n’offrait-il pas l’emblème parfait de la nation chinoise, qui, malgré son antique civilisation, a fini par tomber en enfance ? Après s’être ainsi solitairement diverti pendant plus d’une heure, le Chinois ramena à lui son cerf-volant, et alluma une pincée d’opium dans une petite pipe de métal qu’il portait à sa ceinture. Bientôt il s’affaissa et demeura plongé dans une rêverie extatique. La nuit survint ; je me retirai ; laissant le fils des Han rêver dragons de jade et pagodes de porcelaine.

Les jours suivans, à la même heure, je retrouvai mon voisin le Chinois à la même place, se livrant à son plaisir favori. Un soir pourtant, le ciel était de plomb, de gros nuages immobiles du côté de l’ouest obscurcissaient le ciel et arrêtaient la brise. Vainement l’habitant de l’empire du milieu essaya de lancer son cerf-volant ; l’oiseau de papier ne put prendre essor. L’heure n’était pas venue encore pour le fumeur d’opium de s’abandonner à sa passion favorite. En attendant, et pour passer plus doucement des pensées du jour aux songes de la nuit, il prit un livre imprimé sur gros papier jaune comme on en fabrique beaucoup à Nankin. Entre mon voisin et moi, il n’y avait que l’épaisseur d’un petit mur d’appui séparant les deux terrasses. Au risque de blesser les lois d’une civilité moins rigoureuse que celle dont les Chinois font profession, je me penchai par-dessus le mur et promenai des regards indiscrets sur le livre de l’homme au cerf-volant. C’était un recueil d’histoires illustrées de vignettes sur bois, tel qu’on en voit beaucoup en Chine. Jamais encore je n’avais adressé la parole à mon voisin ; mais nous nous connaissions assez pour que le moindre incident nous amenât à échanger quelques phrases de politesse. Rappelant donc dans mon esprit, par un effort suprême, tout ce que j’avais appris de chinois, je vins à bout de composer une phrase fleurie, que je me disposais à lancer comme ballon d’essai ; mais, en fait de langue orientale, lire et parler ne sont pas la même chose. Je craignais de commettre la même faute que ce Parsi de Bombay qui, me proposant une promenade à cheval, me disait en style du XVe siècle : « Vous plaît-il chevaucher ? » Je me bornai donc à demander en mauvais anglais à mon voisin si le livre qu’il lisait n’était pas celui dont le titre imposant peut se traduire par ces mots : Histoires à réveiller le monde[1].

Le Chinois, ayant levé sur moi ses petits yeux bridés, me répondit par un sourire qu’il s’efforça de rendre gracieux.

— Mon sage frère aîné est donc un lettré ? demandai-je à demi-voix en m’inclinant trois fois.

Le Chinois se redressa, et me rendit mes trois saluts avec une politesse empressée. — Votre frère cadet n’a jamais été qu’un simple bachelier sans emploi, aujourd’hui marchand de thés, China-Bazar, n° 10, à l’enseigne du Dragon d’Or ; son nom est Long-tou.

— Comme vous, respectable Long-tou, lui dis-je à mon tour, je suis un siéou-tsay (bachelier) sans emploi. Voudriez-vous avoir l’obligeance de me traduire une histoire qui se trouve dans votre livre et que j’ai étudiée en Europe ?

— Laquelle ? demanda le Chinois.

— La cinquième, je crois, celle qui a pour titre l’Esprit de la Montagne, une belle histoire morale…

— Ah ! fit le Chinois en riant, vous autres gens de l’Occident vous avez la manie de vouloir connaître tout ce qui se dit et tout ce qui s’écrit aux quatre coins de la terre ? Quel plaisir trouvez-vous à entendre un conte bon tout au plus à réjouir des Tartares ignorans ?

— C’est que nous sommes des peuples jeunes, et nous ne possédons point la haute sagesse qui distingue les fils des Han !…

Le Chinois cligna de l’œil et me fit un salut. — L’histoire que vous désirez entendre, ajouta-t-il, est si connue, que j’aime autant fermer le livre et vous la raconter de mémoire. Daignez vous asseoir à mes côtés.

Il appuya ses coudes sur ses genoux et commença en ces termes :


Aux environs de la ville de Moukden, qui fut le berceau des empereurs mandchoux, vivait, il y a moins d’un siècle, un jeune Tartare du nom de Moudouri. Dans la langue du pays, Moudouri signifie dragon ; c’était un surnom qu’on lui avait donné à cause de sa passion pour la chasse. Monté sur un petit cheval couleur de feu et si rapide qu’on eût dit qu’il avait des ailes, l’intrépide chasseur parcourait en toute saison les plaines et les montagnes de la Mandchourie. Il méprisait les travaux des champs, et laissait en friche le petit héritage qu’il avait reçu de ses pères. Rarement Moudouri se montrait dans les villages groupés au centre de la plaine d’Omokho ; il se plaisait à errer au sein des solitudes profondes, à gravir les rocs escarpés, à s’aventurer au milieu des précipices et des cavernes hantées par les bêtes fauves. Ce qu’îl avait à souffrir des intempéries de ces âpres contrées pendant les mois d’hiver, lui seul le savait. Lorsque les montagnes, couvertes de neige du sommet à la base, n’offraient plus à l’œil qu’un immense entassement de glaces abruptes, quand les cascades gelées restaient silencieuses et suspendues au-dessus des abîmes comme des blocs de marbre blanc, Moudouri allait se blottir au fond des grottes, et là, tout enveloppé de fourrures, il dormait sur un lit de mousse durant les longues nuits : mais au printemps quelle joie il éprouvait à s’étendre sur le frais gazon qui tapisse le sol à l’ombre des grands arbres ! Tandis que son cheval errait en liberté, paissant l’herbe verte, Moudouri écoutait avec ravissement le bruit des feuilles agitées par le vent, le murmure des insectes, et surtout le chant des oiseaux voltigeant autour de lui. Parmi les volatiles qu’il rencontrait le plus habituellement dans ses courses vagabondes, il y en avait deux dont la voix exerçait sur son esprit une influence singulière. Lorsque La pie babillarde jetait du haut d’un sapin son cri discordant : saksakha, saksakha[2], le jeune chasseur, saisi d’un frisson nerveux, sentait s’éveiller en lui le désir immodéré de poursuivre à outrance et de percer de ses flèches tous les êtres vivans. Quand au contraire la tourterelle cachée sous les branches flexibles du saule répétait son tendre gémissement : doudoù, doudoù[3], il se faisait un grand calme dans l’esprit de Moudouri. Les voix si différentes de ces deux oiseaux semblaient correspondre aux deux sentimens qui se partageaient le cœur du chasseur, l’instinct de la destruction et la sympathie pour les habitans de la forêt. Souvent, après qu’il avait blessé mortellement un quadrupède aux pieds rapides, ou précipité du haut des airs un noble oiseau au plumage éclatant, Moudouri se sentait ému de pitié. Il aurait voulu pouvoir redonner la vie à cette pauvre créature expirante ; puis, emporté par la passion de la chasse, il tendait son arc et repartait au galop, impatient de faire de nouvelles victimes. Il y a souvent ainsi dans le cœur de l’homme deux courans opposés qui le poussent en sens contraire, comme le flux et le reflux dont l’Océan subit la loi.

Dans tout le pays des Mandchoux, on connaissait Moudouri le chasseur. Les lamas austères, qui croient à la migration des âmes, manifestaient pour lui un éloignement invincible ; ils assuraient qu’après cette vie il renaîtrait infailliblement sous la forme d’un chacal. Les jeunes hommes au contraire parlaient de Moudouri avec admiration, et les jeunes filles avec enthousiasme. Quand il revenait de ses courses hasardeuses, le visage bronzé par le soleil, l’œil fier, les épaules couvertes d’une peau de léopard, chacun s’arrêtait pour le voir passer, tant il avait bonne mine ; mais, qu’il fût présent ou absent, personne ne tournait plus souvent vers lui ses regards ou ses pensées que la petite Meïké. C’était une orpheline qui gagnait sa vie à-garder un troupeau de chèvres. Meïké n’avait reçu du ciel d’autre bien que l’existence, et pourtant elle n’enviait point le sort de ceux qui méprisaient sa pauvreté. Toujours souriante, elle grandissait au milieu des plaines comme la plante sauvage battue des vents, qui répand autour d’elle son suave parfum. Il y avait dans tout son être quelque chose de simple et de rustique ; elle était vive comme l’oiseau et alerte comme le chamois. Le rude climat sous lequel elle était née avait bruni son visage ; ses traits conservaient cependant une finesse singulière, et son regard mélancolique trahissait les habitudes rêveuses de son esprit. Assise tout le jour parmi les blocs de pierre que ses chèvres s’amusaient à gravir en bondissant, Meïké levait souvent les yeux vers les pics sourcilleux de la montagne, et elle répétait à demi-voix : — Qui me donnera le pied du daim pour suivre le Dragon dans sa course désordonnée ? qui me donnera l’aile du faucon pour planer au-dessus des sentiers que le Dragon parcourt au galop de son cheval ?

Le Dragon, c’était Moudouri le chasseur. Celui-ci en ce même moment s’arrêtait peut-être sur un escarpement de la montagne pour contempler le vaste horizon ouvert devant lui. Seulement son regard se perdait dans l’infini, et ne cherchait point à travers la plaine le lieu où la pauvre orpheline menait paître ses chèvres. Meïké savait bien que le jeune chasseur ne songeait point à elle, et n’en était pas surprise, l’humilité de sa condition l’ayant accoutumée à ne se compter pour rien. Au fond de son cœur cependant elle souffrait, et comme elle n’avait personne à qui confier son chagrin, elle allait fréquemment se prosterner devant ces tertres couverts de tas de pierres et d’ossemens d’animaux sur lesquels sont fixées de petites banderoles de toutes couleurs que les Tartares dévots se plaisent à voir flotter au vent. Dans ces lieux qu’elle croyait hantés par les esprits invisibles, Meïké versait quelques larmes, puis elle plantait au milieu des pierres, en manière d’offrande, une branche d’arbre desséchée, et elle s’en retournait consolée.

Un matin qu’elle priait ainsi le front prosterné dans la poussière, Moudouri vint à passer près d’elle : le cheval du chasseur avait le pas si léger que la jeune fille ne l’entendit point. Les longues tresses de ses cheveux flottaient sur la terre comme deux serpens ; elle demeurait immobile et comme anéantie dans une méditation profonde. La prière de Meïké dura longtemps ; quand elle l’eut achevée, la jeune fille se redressa par un brusque mouvement, et, tirant de sa ceinture une petite pièce de monnaie, elle la déposa sur le tas de pierres devant lequel elle se tenait toujours agenouillée.

— Meïké, lui cria le chasseur, qui s’était arrêté à la regarder, ta prière a été longue et fervente ; les esprits te seront favorables !…

Meïké avait tressailli en entendant la voix du chasseur ; une rougeur subite se répandit sur la peau brune de ses joues ; elle se leva et croisa ses bras sur sa poitrine sans rien répondre.

— Tiens, continua le chasseur, joins cette pièce d’argent à l’offrande que tu viens de déposer sur l’obo[4]. Je pars pour une longue chasse dans la montagne, et j’ai besoin de la protection des esprits…

— Voici la dixième lune qui va commencer, répliqua Meïké en baissant les yeux ; la saison des frimas arrivera bientôt…

— Qu’importe ? dit le chasseur ; je connais dans la montagne des grottes profondes qui m’offriront un abri contre les froids de l’hiver.

— Écoutez, Moudouri, reprit la jeune fille ; les lamas disent que c’est un grand péché de détruire les êtres vivans, et qu’à la fin il vous arrivera malheur.

— Les lamas ne savent ce qu’ils disent, répondit Moudouri ; est-ce qu’ils entendent quelque chose à l’existence que je mène, eux qui passent leur vie à murmurer des prières ? Est-ce qu’ils ont jamais ressenti l’enivrement que cause le séjour des forêts ?… Il n’y a en moi aucun sentiment de haine contre les habitans des solitudes sauvages que je parcours en chassant ; mais, que ces lamas me le disent, pourquoi les êtres faibles de la création évitent-ils la présence de l’homme ? Pourquoi les animaux plus forts lui font-ils la guerre ? S’il m’était donné de les approcher tous, si je pouvais caresser l’épaule diaprée du tigre, passer ma main sur le dos fauve de l’aigle, voir le daim brouter à mes pieds, jamais je ne poserais une flèche sur la corde de mon arc. C’est parce que les animaux me fuient que je me lance à leur poursuite. Pourquoi ne me permettent-ils pas de vivre familièrement au milieu d’eux ?…

Comme il parlait ainsi, le cri de saksakha, saksakha ! retentit dans les airs, et le chasseur fouetta son coursier, qui s’élança en avant avec la rapidité de l’éclair. Meïké le suivit des yeux pendant quelques minutes, mais bientôt il ne se montra plus que comme un point noir qui ne tarda pas à disparaître dans l’espace.

Moudouri marchait si vite, emporté par le galop de son cheval, qu’avant l’heure de midi il atteignait les premiers escarpemens du mont Gekhounggé, que la couleur blanche de ses cimes calcaires a fait surnommer par les Chinois la Montagne de la Chaux. Il commençait à faire froid dans ces régions élevées. Une bise aiguë sifflait à travers les sapins, et des nuages pleins de grêle crevaient çà et là sur les flancs de la montagne. Déjà la glace criait sous le sabot du cheval, qui courait toujours en secouant sa rouge crinière. Moudouri avait rabattu sur ses oreilles son épais bonnet, fait de la peau d’un renard bleu, et abrité ses mains dans une paire de mitaines fourrées. Dans le lointain, l’ours au pelage gris rugissait et grognait comme un homme ivre, le loup hurlait dans les fourrés d’une voix triste et comme entrecoupée de sanglots. Au fond des cavernes retentissait le miaulement câlin du tigre, qui aiguisait voluptueusement ses griffes sur les pierres tapissées de mousse. Le vent, qui soufflait par bouffées inégales, lançait à travers l’espace tous ces cris, tous ces rugissemens, toutes ces voix confuses d’animaux carnassiers excités par la faim et hésitant encore à quitter la tanière où la peur les retenait captifs durant le jour. Il semble que les bêtes féroces n’osent regarder en face le soleil bienfaisant qui sourit aux créatures innocentes. Au milieu de ces solitudes peuplées d’hôtes redoutables, Moudouri s’avançait hardiment, la tête haute, l’arc à la main ; sur son dos résonnait le carquois rempli de flèches acérées ; un coutelas recourbé en forme de cimeterre pendait à l’arçon de sa selle. Sur son passage, il se faisait un silence profond. Quand l’homme traverse une forêt, s’il est nu, à pied, sans défense, dépourvu des attributs qui manifestent sa supériorité, les gros quadrupèdes le méprisent et se jettent sur lui ; mais, s’il est à cheval, couvert d’armes qui reluisent au soleil et retentissent quand il marche, tous les êtres animés le reconnaissent pour leur roi et se taisent à son approche.

Le premier jour de son entrée dans la montagne, Moudouri ne put atteindre qu’un chamois, qu’il perça d’une flèche au moment où la bête timide, pliant ses jarrets et inclinant sur son cou ses cornes cannelées, bondissait pour franchir un précipice. Le chasseur était assuré de faire un bon souper. Il alla se blottir dans une grotte bien abritée, alluma un grand feu, et fit rôtir un quartier du chamois qu’il venait d’abattre. Une galette d’orge cuite sous la cendre compléta ce repas rustique, et, pour que rien ne manquât au festin, Moudouri porta fréquemment à ses lèvres le flacon d’eau-de-vie de riz distillée qu’il prenait toujours avec lui dans ses excursions lointaines.

Se promettant d’attaquer le lendemain des ennemis plus redoutables, Moudouri s’étendit sur un lit de mousse et dormit d’un sommeil profond. Le lendemain, il se réveilla plein d’ardeur, impatient de se remettre en chasse. Le froid était plus intense que la veille ; la neige tourbillonnait dans les airs et voltigeait en épais flocons, plus blancs que le fin duvet qui s’échappe de l’aile du cygne. Les grues volaient en files serrées, décrivant d’immenses triangles au milieu des nuages. Les oies du nord au cou noir, qui se plaisent à voyager dans les brouillards, traversaient l’espace en troupes innombrables, harcelées par les faucons au vol rapide qui les chargeaient avec vigueur, comme on voit les Tartares nomades chasser devant eux les populations effarées des villages. Moudouri s’arrêta quelques instans à contempler les évolutions de ces armées d’oiseaux qui passaient et repassaient au-dessus de sa tête à de grandes hauteurs. Enfin, abaissant ses regards autour de lui, il reconnut la piste d’un gros tigre dont les larges pattes avaient laissé leur empreinte sur le sol couvert de neige. Après une demi-heure de recherches, le chasseur découvrit dans un hallier la formidable bête, qui tenait sa tête monstrueuse appuyée sur ses pattes et semblait dormir. Moudouri avait tiré de son carquois une flèche armée d’un croissant d’acier ; il tendit son arc et fit un pas en avant. Le tigre restait toujours dans la même position, l’œil demi-clos, allongé comme un chat qui se chauffe au soleil.

— Lève-toi, roi de la forêt, lui cria Moudouri ; lève-toi et fais un bond, car je ne t’attaquerai pas au repos.

Le tigre fit un bâillement et ferma tout à fait les yeux. Moudouri eût pu croire que l’animal s’endormait pour tout de bon, si un frémissement imperceptible n’eût agité ses flancs et son dos. Le chasseur poussa son cheval en avant ; il n’était plus qu’à dix pas de la bête.

— Si je fais un pas en arrière, il s’élancera sur moi, et je suis un homme mort, pensa Moudouri ; pourtant je ne puis me décider à le frapper ainsi… Oh ! la noble bête ! Sa peau est plus splendidement rayée que le plus riche tapis de Perse !… Quelle vitalité dans tout son être ?

Comme il parlait ainsi, le tigre se mit à reculer tout doucement d’abord et comme s’il eût glissé sur la terre ; puis il se prit à marcher plus vite et bientôt à courir, toujours à reculons. Il avait ouvert peu à peu ses grands yeux pleins de feu et il les tenait fixés sur Moudouri, qui le suivait au pas, puis au trot, puis au galop, comme si l’animal l’eût attiré à lui par la fascination de son regard. Le chasseur ne songeait plus à faire usage de son arc ; il allait devant lui, ébloui, charmé, comme en proie au vertige. Combien de temps courut-il ainsi ? Il n’a jamais pu le dire. Ce qu’il éprouva tandis que le tigre exerçait sur lui une attraction pareille à celle qui précipite l’oiseau dans la gueule du serpent, il n’a jamais su se l’expliquer. Le cheval de Moudouri obéissait comme son maître à une puissance surnaturelle ; ses pieds ne résonnaient point sur le sol glacé ; il rasait la terre comme s’il eût galopé dans le vide. Çà et là éclataient dans la forêt des cris étranges, mêlés aux battemens d’ailes des grands oiseaux qui tourbillonnaient par essaims ; les vautours au cou nu faisaient claquer leur bec, et les hiboux, roulant de gros yeux du haut des pins, sautaient d’un pied sur l’autre en poussant des houloulemens sonores. Jamais Moudouri n’avait rien entendu de pareil. Pour la première fois de sa vie de chasseur, il eut peur et sentit une sueur froide couler de son front. Vainement il essaya de retenir son cheval ; son bras était sans force, et d’ailleurs la main la plus vigoureuse n’aurait pu arrêter l’animal dans sa course désordonnée. Enfin, après une marche qui lui sembla avoir duré un siècle, Moudouri se trouva engagé dans un souterrain sombre et étroit au fond duquel les yeux flamboyans du tigre étincelaient comme deux charbons ardens. La voûte venant à s’abaisser de plus en plus, le chasseur heurta son front contre un bloc de pierre et fit une chute. Quand il se releva, il s’aperçut que son cheval s’était dérobé sous lui. un peu meurtri et les jambes embarrassées dans ses lourdes bottes fourrées, Moudouri fit encore quelques pas en avant. Une clarté plus vive que celle du soleil lui causa un tel éblouissement qu’il fut contraint de poser sa main sur ses yeux ; mais un éclat de rire strident et qui ne semblait pas sortir d’une bouche humaine le fit tressaillir. Il écarta la main qui voilait son regard : une vaste salle immense et profonde, tout ornée de stalactites étincelantes, illuminée dans toutes ses parties comme la grande place de Pékin le jour de la fête des Lanternes, s’ouvrait devant lui. Là siégeaient, assis dans une attitude grave et solennelle, tous les animaux qui hantent la Montagne de la Chaux. Au centre de cette assemblée, silencieuse comme si elle n’eût été composée que de fantômes, apparaissait le tigre, mollement étendu sur un tapis de lichen, la tête appuyée sur des faisceaux de branches de laurier.

Moudouri, muet de surprise et d’effroi, n’osait faire un mouvement ; il crut que sa dernière heure était venue et se rappela les paroles de la petite Meïké. Sa terreur fut au comble lorsque le tigre poussa un rugissement qui ébranla les parois et la voûte de la salle immense taillée dans le roc. Moudouri tomba à genoux, et le même éclat de rire qu’il avait entendu à son entrée dans la grotte frappa de nouveau ses oreilles. Puis résonna comme un écho sous les voûtes profondes le cri de saksakha ! saksakha ! qui fit courir un frisson de colère dans tous les membres du chasseur.

— Moudouri, dit alors le tigre en levant la patte avec autorité, assieds-toi sans façon, les jambes croisées. Tu dois être las, car je t’ai amené de loin… J’avais à te parler…

Le tigre se tut, et Moudouri le vit se rapetisser tout d’un coup en contractant son corps. La bête surnaturelle ne fut bientôt pas plus grosse qu’un petit chat qui vient de naître ; puis elle secoua sa peau rayée, comme si elle eût voulu se débarrasser d’un vêtement incommode, et se montra sous la forme d’un nain à peine aussi haut qu’une poupée. Le nain cependant s’allongea démesurément et prit les dimensions d’un géant dont la tête touchait les stalactites de la voûte ; mais ce prodigieux allongement du nain semblait n’être que l’effet d’un ressort qui se détend. Aussi, se rapetissant de nouveau pour s’agrandir encore, il finit par se restreindre, après une série de lentes oscillations, aux proportions d’un homme de moyenne stature.

— Eh bien ! chasseur, dit-il alors à Moudouri, qui le contemplait avec stupeur, tu ne me connais pas, moi qui te connais si bien ? Je suis Alin-i Endouri (l’Esprit de la Montagne).

Moudouri se prosterna la face contre terre neuf fois de suite, comme il eût fait en présence d’un grand mandarin. L’esprit continua :

— Les personnages respectables que tu vois assis autour de moi sont les dignitaires de ma cour, à ma droite les lettrés, à ma gauche les chefs de mes armées.

Parmi ceux qui siégeaient à la droite de l’esprit en leur qualité de lettrés, Moudouri remarqua tous les oiseaux crêtes et huppés qui ont bon bec ; ce qui lui parut plus surprenant, c’est qu’il s’en trouvait plusieurs munis d’ongles crochus. Il était trop ému pour faire à ce sujet aucune observation ; d’ailleurs il n’en aurait pas eu le temps, car l’Esprit de la Montagne lui adressa de nouveau la parole.

— Moudouri, dit-il d’une voix de reproche, tu es un chasseur incorrigible,… tu portes l’effroi et le désordre dans cette montagne qui est mon empire, où tous les êtres créés obéissent à mes volontés. Je suis las d’entendre le galop de ton cheval et le sifflement de tes flèches… La mousse qui tapisse mes forêts, la pierre de mes rochers, l’eau de mes torrens, la neige et la glace qui couvrent d’un manteau blanc comme l’hermine les flancs de ma montagne, tout est souillé du sang de tes victimes… Si je n’avais horreur de verser celui des créatures de toute sorte, même celui de mes ennemis, je t’aurais exterminé depuis longtemps… Mais non, l’Esprit de la Montagne protège et ne tue pas… — Ces paroles rendirent un peu d’assurance à Moudouri, qui n’avait cessé de regarder avec une grande frayeur les terribles animaux rangés autour de l’esprit, croyant voir en eux les exécuteurs de ses vengeances.

— Encore une fois, reprit le personnage surnaturel, je ne veux de mal à personne, pas même à toi, Moudouri, qui m’as causé de cruels ennuis. Au fond, ton cœur n’est pas méchant, tu as même parfois des sentimens généreux, et j’en ai eu la preuve… Un chasseur vulgaire eût frappé le tigre au repos, et toi, tu ne l’as pas fait… Ta flèche, il est vrai, eût rebondi sur mon front sans effleurer ma chair… Voyons, Moudouri, faisons un pacte ensemble. Veux-tu renoncer à la chasse ?

Quelques instans auparavant, Moudouri, en proie à la plus extrême frayeur, avait maudit le jour où la passion de la chasse s’était emparée de lui. Maintenant que la peur était passée, il redevenait lui-même opiniâtrement attaché aux instincts qui le dominaient depuis son enfance. N’osant répondre par un refus, il se contenta de hocher la tête.

— Tu ne veux pas renoncer à la chasse ? demanda l’Esprit de la Montagne ; tu ne veux pas renoncer à tes plaisirs criminels ?

— Si je ne chasse plus, que ferai-je ? répliqua Mondouri.

— Ce que font tant d’honnêtes créatures humaines qui vivent au milieu de leurs semblables !

— Moi, je n’aime que la vie vagabonde, reprit de nouveau Moudouri ; ma joie, c’est de parcourir les bois, les montagnes et les vallées, mon arc à la main. Que voulez-vous, seigneur ? la chasse est tout ce que j’aime.

— Tâche d’aimer autre chose !…

— Mais quoi ?

— Jeune homme, tu n’es qu’un enfant !… Veux-tu renoncer à ta passion ? je te donnerai un talisman au moyen duquel tu pourras obtenir ce qui te plaira, ce qui fera l’objet de tes désirs les plus légitimes… Tu m’entends, Moudouri ? avec ce précieux talisman, tu pourras une fois, — une seule fois, — dans ta vie réaliser ton vœu. Sais-tu qu’il y a des empereurs qui donneraient la moitié de leurs états pour posséder le talisman que je te propose ?

— Ah ! reprit tristement Moudouri, jamais l’ambition n’a troublé mes rêves ; avec mon arc, je vis heureux, indépendant…

— Et inutile au reste des hommes, dont tu fuis la société, sans parler du mal que tu causes aux êtres animés, interrompit l’Esprit de la Montagne. Faire ce que l’on veut et faire ce que l’on doit sont deux choses.

— Je vis indépendant, vous ai-je dit, et cela me suffit ; ma vie se passe tranquille et paisible. Avec votre talisman, — qui ne peut me servir qu’une fois, — mon repos sera troublé pour toujours. Je n’oserai plus former un souhait dans la crainte de dépenser pour un désir frivole ce précieux trésor… Il y a tant d’aspirations passagères et vaines dans le cœur de l’homme !

— Sans doute, répliqua l’Esprit de la Montagne, le cœur humain est une fournaise où mille aspirations folles et téméraires sont tenues comme en ébullition ; mais crois-tu qu’il ne s’y rencontre pas quelquefois de ces désirs sérieux, désintéressés, qui sont une inspiration d’en haut ? C’est un de ceux-ci que tu pourras réaliser avec ce talisman… Tiens, Moudouri, suspends à ton cou cette petite pierre de jade finement sculptée qui représente une colombe les ailes déployées. Tant que tu ne formeras que des vœux sans consistance, cette pierre restera sur ta poitrine aussi fraîche que la rosée du printemps ; mais lorsque la réflexion ou un noble élan de ton cœur fera surgir au fond de ton âme un souhait généreux, la colombe de jade deviendra brûlante comme le feu ; puis, au moment où s’accomplira ton. désir, elle aura disparu pour toujours.

L’Esprit de la Montagne tendait au chasseur la précieuse amulette, et celui-ci allongeait la main pour la saisir.

— Pas si vite, dit l’esprit ; jette d’abord ton arc à mes pieds, ensuite je te donnerai le talisman.

Moudouri hésitait encore ; il lui semblait qu’il allait recevoir un morceau de plomb en échange d’un lingot d’or ; il répéta à demi-voix le proverbe tartare : Recevoir a son motif, perdre ne l’a pas.

— En vérité, chasseur, répliqua l’Esprit de la Montagne, on dirait que je te demande une grâce. Tu es chez moi, loin de la demeure des hommes. S’il me prenait fantaisie de te retenir dans cette grotte ? Les esprits sont parfois capricieux, tu le sais ! Si je te laisse aller, es-tu bien sûr de pouvoir sortir d’ici et de retrouver ta route ? Crois-moi, ne te fais pas tant prier. Il y a un proverbe qui dit : « Si quelqu’un te donne un bœuf, rends-lui un cheval. » Je te donne la vie, la liberté, et un inestimable joyau ; ne peux-tu m’accorder en échange cet arc qui m’est odieux ?

— Prenez-le donc, dit Moudouri en jetant son arc aux pieds de l’esprit.

À ce moment, les lumières qui éclairaient la grotte commencèrent à pâlir ; les stalactites, qui brillaient d’un éclat pareil à celui du lapis-lazuli, prirent une teinte terreuse ; peu à peu les animaux qui siégeaient autour de l’Esprit de la Montagne semblèrent se fondre comme la brume du matin aux rayons du soleil. L’esprit lui-même devint plus mince qu’une feuille de papier, plus transparent que le verre, et s’évanouit dans l’espace. Il se fit bientôt une obscurité profonde qui glaça d’épouvante le hardi chasseur. Pendant quelques instans, Moudouri resta immobile, sans oser faire un pas en avant : puis il se mit à tourner en tous sens, cherchant vainement à retrouver sa route pour sortir de la caverne. Ses mains crispées se collaient sur les parois humides et froides ; ses pieds heurtaient des pierres aiguës qui roulaient avec un bruit sinistre. À bout de forces, en proie à une terreur inexprimable, il s’affaissa sur lui-même en poussant un grand cri… Le sol s’était éboulé, le chasseur se sentait glisser sur une pente rapide comme le caillou qui s’échappe du sommet de la montagne. Lorsque son pied toucha le sol, la secousse qu’il éprouva fut si violente qu’il retomba sur le dos.

Moudouri se trouvait sur la terre gelée, étendu tout de son long à l’entrée de la grotte profonde où il avait passé la nuit. Son cheval, qui grattait la neige avec ses pieds pour trouver un peu de mousse, hennit en apercevant son maître.

— En vérité, se dit le chasseur, voilà qui est surprenant ! Comment suis-je ici ? Que s’est-il passé depuis que j’ai quitté l’entrée de cette grotte ? Je n’en sais plus rien !… Oh ! mais il fait un froid à fendre les pierres ;… mes jambes engourdies refusent de me soutenir… Bah ! quelques gorgées de cette fine liqueur que je porte sur moi m’auront bientôt rendu la force et le courage. Par malheur il ne m’en reste plus guère !… Il paraît que j’avais grand’ soif hier soir !

Moudouri, ayant pressé dans ses mains les flancs de la bouteille de cuir de manière à en faire sortir jusqu’à la dernière goutte de liqueur, se remit en selle. Ses idées n’étaient pas parfaitement lucides. Il trotta bien pendant une demi-heure avant de pouvoir se rappeler comment il se faisait qu’il n’eût plus son arc. Peu à peu les scènes étranges de la nuit se retracèrent dans son souvenir. L’amulette que lui avait donnée l’Esprit de la Montagne flottait sur sa poitrine. Il la prit dans le creux de sa main et l’examina avec autant de tristesse que de curiosité. — Vain hochet, pensait-il ; l’Esprit est plus avisé que moi, il m’a pris au piège.

Saksakha ! saksnkha ! répondit une pie qui traversait les airs.

À ce cri de mauvais augure, Moudouri sentit s’accroître son chagrin et ses regrets. Il rabattit sur ses yeux son bonnet de fourrure, croisa ses bras sous sa robe de peau de mouton, et laissa son cheval trotter au hasard. Le cœur de Moudouri était vide de tout désir comme de toute espérance. Que lui importaient désormais la forêt profonde et la montagne aux flancs neigeux ? N’avait-il pas abdiqué la seule passion qui fût en lui ? N’avait-il pas éteint le feu qui réchauffait tout son être ? Moudouri sans son arc ressemblait à un fantôme qui n’a que l’apparence de la vie. Devenu indifférent à tout, il se mit à descendre vers la plaine ; mais ses regards troublés ne lui permettaient plus de reconnaître la route qu’il devait suivre. Il erra longtemps dans les mornes solitudes de la Montagne de la Chaux, réduit à se nourrir de racines sauvages qu’il déterrait sous la neige. Les premiers mois de l’hiver se passèrent ainsi, sans que le chasseur éprouvât d’autre sensation que celle d’un profond ennui. Durant les journées si courtes de cette morne saison, il se traînait, haletant et épuisé, le long des sentiers glacés de la montagne, cherchant en vain à quitter ces lieux désolés. Pendant les longues nuits que les hurlemens des bêtes fauves rendaient lugubres, il dormait d’un sommeil inquiet, tenant d’une main son coutelas et de l’autre ses flèches, dont il pouvait au besoin se servir comme de javelots ; mais depuis qu’il avait fait un pacte avec l’Esprit de la Montagne, les animaux, ses sujets, ne ressentaient plus de haine contre Moudouri.

Enfin le jour même où le soleil, s’arrêtant dans sa marche rétrograde, se décide à revenir apporter la joie et la chaleur dans les contrées qui soupirent après son retour, Moudouri, sorti à grand’peine des derniers escarpemens de la Montagne de la Chaux, déboucha dans la province de Ghirin. Cette âpre région, qui sépare la province de Moukden de celle du Sakhalian-oula, n’est pas de nature à réjouir les regards. Cependant Moudouri commença dès lors à secouer la torpeur dont il ressentait depuis plusieurs mois l’influence accablante. — Voyons, se dit-il en caressant le cou de son cheval, me voici revenu parmi mes semblables… Le moment est arrivé de savoir si j’ai été dupe d’une illusion, ou si véritablement je possède un talisman qui doit me donner le bonheur… Le bonheur ! je l’avais, et je l’ai perdu ; mais à quoi bon irriter le sort par des murmures inutiles ? Les sages nous ont appris ce proverbe : « Les paroles que l’homme se dit à lui-même, le ciel les entend comme le tonnerre ! » Pendant que Moudouri faisait ces réflexions, il aperçut au loin une longue caravane de chariots, de chameaux et de cavaliers qui défilaient lentement sur la grande route. Il fouetta son cheval et alla se poster sur une éminence de manière à examiner de près ce cortège imposant. — Qu’est cela ? demanda-t-il à un cavalier tartare qui ouvrait la marche.

— C’est le nouveau gouverneur de Ghirin qui se rend au chef-lieu de sa province, répondit le cavalier.

Moudouri ouvrait de grands yeux ; jamais il n’avait rien vu de pareil. Le gouverneur, vêtu de riches étoffes doublées de fourrures, se tenait assis dans une litière portée par des serviteurs chinois. De grands chameaux de la Mongolie pliaient sous le poids de ses bagages, enfermés dans une centaine de boîtes de toutes les dimensions et de toutes les formes. Dans les chariots voyageaient les femmes du gouverneur et leurs servantes, les premières enveloppées dans des robes faites de peaux de zibeline, les secondes couvertes de tuniques aux brillantes couleurs. À la tête et à la queue de la caravane galopaient des cavaliers tartares armés de pied en cap, portant sur leurs épaules le carquois et les flèches, à leur ceinture le sabre recourbé, et sur le front le casque pointu orné d’un panache rouge.

— Ah ! que je voudrais être gouverneur de province ! pensa Moudouri. — Il tâta aussitôt le talisman qui pendait à son cou ; mais, à sa grande surprise, il le trouva froid comme auparavant.

— Ah ! que je voudrais être gouverneur de province, répétait tout bas Moudouri, espérant que le talisman allait agir et que son vœu ne tarderait pas à être exaucé. Tandis qu’il formait ce désir en son cœur, la caravane s’éloignait. D’abord il la suivit des yeux avec une vive émotion, puis il se mit à marcher sur ses traces. Un pli de terrain l’ayant dérobée à sa vue, Moudouri s’arrêta avec dépit ; il lui semblait que l’Esprit de la Montagne manquait à sa promesse.

— Si jamais j’ai formé un souhait ardent, c’est celui que je viens d’exprimer, murmura le chasseur, et pourtant je sens que le talisman demeure froid comme le marbre…

Un bruit de soldats trottant derrière lui attira son attention. C’étaient des cavaliers tartares, armés comme les précédens, qui escortaient un petit chariot garni de grilles de fer, dans lequel se tenait à demi couché sur le flanc, les pieds et les mains chargés de chaînes, un homme mal vêtu, au teint hâve.

— Où allez-vous donc ainsi ? où menez-vous cet homme ? demanda Moudouri.

— Nous allons à Tondon[5] conduire l’ancien gouverneur de Ghirin qu’un édit de l’empereur a déclaré déchu de son rang, répondirent les cavaliers.

— Il a donc commis un grand crime ?

— Oh ! oui ; il a eu la folie de dire la vérité dans un manifeste adressé au Fils du Ciel… L’empereur, qui est doux et clément, lui a fait grâce de la vie.

Les cavaliers poursuivirent leur route sans rien dire de plus, et le triste cortège disparut bientôt.

— L’Esprit de la Montagne avait raison, pensa Moudouri, il y a dans le cœur de l’homme bien des désirs téméraires que le ciel dans sa sagesse se garde d’exaucer. Fi des honneurs !… La richesse suffit à qui sait se passer des flatteries de la foule.

À quelques journées de là, Moudouri fit la rencontre d’une caravane de marchands chinois. Ils venaient de s’arrêter dans un lieu abrité, sous des rocs creusés en forme de grotte ; ils prenaient leur repas, tandis que les chevaux, débarrassés de la bride, mangeaient leur ration d’orge. Moudouri s’avança poliment vers eux.

— Vos seigneuries font route vers la capitale ? leur demanda-t-il d’une voix timide.

— Nous retournons à Pékin, répondirent les marchands.

— Votre voyage a été heureux ? Vos marchandises se sont bien vendues ?

— Les Oros[6] de Kiakhta sont friands de thé et avides de soieries : ils se jettent sur nos marchandises comme le poisson sur l’appât ; aussi ramenons-nous à Pékin des chariots chargés de tous les articles précieux que nous avons obtenus en échange des produits de notre pays. Ces chariots ne tarderont pas à paraître, et nous les attendons ici.

— Oh ! si je pouvais être marchand, songea Moudouri, gagner de grosses sommes comme ces Chinois, je retournerais m’établir dans la plaine d’Omokho, et j’y élèverais des troupeaux nombreux. Avec de l’or, on obtient tout, même le respect du peuple…

Le talisman commençait-il à s’échauffer comme les désirs qui s’allumaient dans le cœur de Moudouri ? Celui-ci se l’imagina, tant il se sentait épris de l’amour de l’or, que jamais encore il n’avait convoité. Il rougissait de n’être qu’un pauvre chasseur en face de ces gros Chinois qui amassaient tant de richesses. Ceux-ci dînèrent copieusement : ils tiraient de leurs outres des vins distillés, qu’ils avalaient par petites gorgées il est vrai ; mais, à force de humer cette boisson capiteuse, ils finirent par avoir la langue épaisse, leurs paupières s’appesantirent, et bientôt, vaincus par une insurmontable envie de dormir, ils se laissèrent rouler sur la terre. Leur sommeil ne fut pas de longue durée. Un cavalier arrivant à toute bride vint éveiller en sursaut les marchands chinois, qui ronflaient à grand bruit, sans redouter aucun péril.

— Levez-vous et fuyez !… Des brigands ont pillé vos marchandises et incendié vos chariots… Ils vous cherchent pour vous dépouiller de vos vêtemens…

De longues colonnes de fumée qui s’élevaient à l’horizon annonçaient assez que le cavalier avait dit la vérité. Déjà se montraient sur les flancs d’une colline éloignée d’une heure de marche les brigands, qui se dispersaient par petits groupes pour chercher les marchands chinois. Ceux-ci se remirent en selle sans se le faire dire deux fois ; la tête encore bien lourde, les yeux troublés par le vin et par le sommeil, ils prirent la fuite en poussant des cris de détresse.

— La richesse a donc ses dangers comme les grandeurs ? se dit Moudouri, qui s’éloignait précipitamment. Si le mal est si près du bien dans toutes les choses de la vie, je ne sais plus quoi désirer… Ce talisman n’est qu’une amère dérision… Décidément l’Esprit de la Montagne m’a pris pour dupe…

Moudouri retomba dans sa mauvaise humeur, et la défiance s’éveilla dans son esprit ; , tout ce qu’il voyait lui semblait cacher un piège. Il se rappela ce proverbe : « L’homme voit le gain et ne voit pas le danger ; le poisson voit l’amorce et ne voit pas l’hameçon. » A force de méditer, cet adage, il se plongea dans une indifférence absolue ; tous les ressorts de son esprit se détendirent au point qu’il n’eut plus la force de souhaiter ou d’espérer quoi que ce fût. Dans ce triste état, Moudouri poursuivit sa route vers son pays natal, évitant toute rencontre, et poursuivi par cette pensée que la mort se cache sous la vie, le chagrin sous la joie et la ruine sous la prospérité. Il se prenait de pitié à la vue du laboureur cultivant son champ, comme si l’orage ne pouvait pas détruire la récolte en un instant ; il était ému de compassion à la vue d’une jeune mère souriant avec confiance à son nouveau-né, qu’une maladie subite pouvait ravir à sa tendresse. Le seul genre de vie qu’il lui semblât raisonnable d’adopter, c’était de se faire lama et d’attendre, les jambes croisées, dans une méditation silencieuse, la parfaite identification de son être avec la matière impalpable et insensible. Peu à peu il se laissa séduire par cette perspective d’une existence inerte, exempte de passion et de désir. Fermer ses oreilles aux bruits du dehors, son cœur à toutes les émotions, son esprit à toutes les aspirations bonnes ou mauvaises, vaines ou généreuses, tel était le but vers lequel il tendait par degrés. Pour en arriver là, il n’avait pas besoin de recourir à son talisman ; aussi n’y songeait-il plus, et il continuait à marcher, contemplant avec ennui les plaines monotones, et les nuages gris qui volaient sur l’azur du ciel. Le souffle plus tiède du printemps, qui commençait à ramener la vie autour, de lui, passait sur sa tête sans réchauffer son âme engourdie. Ses instincts impétueux, qui l’entraînaient autrefois au-devant ces périls et l’avaient jeté tête baissée dans une existence aventureuse, faisaient place à une insouciante quiétude. Il se croyait beaucoup plus sage, et pourtant il n’avait fait que changer d’égoïsme.

Lorsque la plaine d’Omokho, dégagée de neige et déjà teinte par endroits d’une nuance verte, s’offrit à lui, Moudouri s’arrêta sur le bord d’un ruisseau pour faire paître son cheval. Il mit pied à terre, but un peu d’eau dans le creux de sa main et s’assit dans l’attitude d’un lama, pour essayer de s’absorber dans une méditation intense. Une tourterelle, qui venait d’arriver sur l’aile du printemps, se posa près de lui et fit entendre son cri : doudoû. Malgré lui, Moudouri ouvrit les yeux ; la voix de cet oiseau troublait sa béate rêverie. Il alla un peu plus loin ; mais il y avait dans le bruit des jeunes feuilles froissées par le vent, dans le murmure du ruisseau roulant sur des cailloux, jusque dans la douceur de l’air, quelque chose de mélancolique et de pénétrant qui agissait sur Moudouri et le conviait à s’épanouir comme la nature entière. Il se mit donc à marcher à pied en tenant son cheval par la bride. Un peu ébranlé dans ses résolutions, il se demandait s’il n’était pas encore un peu trop jeune pour mourir à toute chose. Cette réflexion le plongea dans de nouvelles perplexités ; il en venait à regretter de n’être pas comme le commun des hommes, qui acceptent leur sort et marchent droit devant eux, luttant contre l’adversité, tantôt vaincus, tantôt vainqueurs, résignés et confians. En lui attachant autour du cou le fatal talisman, l’Esprit de la Montagne l’avait rendu l’arbitre de sa propre destinée, et il ne savait laquelle choisir.

Comme il continuait sa route, irrésolu et découragé, son cheval, qu’il tenait par la bride, s’arrêta en dressant les oreilles. Moudouri regarda autour de lui et aperçut derrière un buisson une jeune fille qui pleurait et sanglotait. C’était Meïké.

— Que t’est-il arrivé, Meïké ? lui demanda Moudouri.

— Un grand malheur !…

— Ah ! la vie n’est que périls et misères, répondit Moudouri ; aussi le mieux est de renoncer à tout et de commencer à mourir dès la jeunesse.

— Il faut bien que je meure, répliqua la jeune fille, puisque je n’ai plus de quoi manger. Les loups ont enlevé deux chèvres du troupeau que je gardais, et mon maître m’a chassée de chez lui.

— Pauvre Meïké, dit Moudouri ; il t’a chassée pour une faute dont tu es aussi innocente que l’enfant qui vient de naître… Que vas-tu devenir maintenant ?

— Je vous l’ai dit, je n’ai plus qu’à mourir de faim, ou à me précipiter dans l’endroit le plus profond de ce ruisseau !…

— Pauvre Meïké, dit de nouveau Moudouri en regardant le visage de la jeune fille tout baigné de larmes. Il n’y a donc personne qui s’intéresse à toi ?

— Vous savez bien que je suis orpheline, répliqua Meïké avec tristesse.

— En vérité, tu me fais pitié, reprit Moudouri. Si je pouvais te sauver !… Lève-toi, et suis-moi, Meïké. Quand je ne devrais plus rien faire tout le reste de ma vie, il faut au moins que je tente un effort pour ne pas te laisser périr de misère !…

La jeune fille se mit à suivre Moudouri sans trop savoir ce qu’elle faisait. Le chagrin lui ôtait toute son énergie, toute sa vivacité naturelle. Quand ils eurent marché pendant quelques minutes, Moudouri sentit que l’amulette devenait brûlante. — C’est singulier, se disait-il à lui-même, je n’ai pourtant formé aucun souhait… Il ne s’est produit en moi d’autre désir que celui de rendre service à une pauvre jeune fille sans appui… Il se tourna vers Meïké, qui marchait quelques pas derrière lui, et pour la première fois il s’aperçut qu’elle avait la taille svelte, les traits réguliers, et cette naïve beauté qui n’est autre chose que l’épanouissement de la jeunesse. Elle suivait Moudouri avec résignation, et aussi avec une secrète confiance.

— Écoute, Meïké, reprit Moudouri après un long silence, je possède un peu de terre dont j’ai négligé la culture pour me livrer au plaisir de la chasse, et dans ce coin de terre une petite maison…

— Oui, je le sais, dit Meïké, cela n’est pas bien grand, mais le sol est fertile…

— Mon père en tirait un bon parti, lui qui était un laboureur habile,. C’est étrange comme le talisman me brûle la poitrine. — Puis, reprenant à haute voix : — On pourrait vivre là dans l’aisance, en ajoutant au petit héritage un troupeau de chèvres qui s’en irait paître dans les rochers… Entends-tu, Meïké ?

— J’entends, dit la jeune fille d’une voix faible et comme suffoquée par l’émotion. Elle s’arrêta sans pouvoir faire un pas en avant.

— Tu es trop lasse pour marcher, dit Moudouri ; viens, que je t’aide à monter sur mon cheval. Il est un peu vif, mais je lui tiendrai la bride… N’est-ce pas que tu veux bien venir habiter la petite maison ? ajouta-t-il en lui tenant la main, tandis qu’elle s’asseyait de côté sur le cheval.

— Habiter la petite maison ! répondit Meïké en rougissant ; mais je ne puis y être qu’en qualité de servante, et pour cela il faut que vous soyez marié.

— Non, non, dit Moudouri, je ne veux pas que tu sois la servante… Me comprends-tu ?

Le langage de Moudouri n’était point si énigmatique que la jeune fille ne pût le comprendre. Il y avait d’ailleurs dans la voix et dans les regards du chasseur un accent de sincérité et une douceur affectueuse qui expliquaient clairement toute sa pensée. Meïké, qui était un instant auparavant folle de douleur, faillit devenir folle de joie. Elle fit un brusque mouvement pour lever les bras au ciel et perdit l’équilibre. Se voyant près de tomber de dessus le cheval, elle poussa un cri et se laissa glisser dans les bras de Moudouri, qui s’élançait pour la soutenir. À ce moment même, le chasseur porta la main sur sa poitrine : le talisman avait disparu…

Moudouri pâlit et se troubla. Unir son sort à celui d’une pauvre orpheline abandonnée du monde entier, c’était donc là tout ce qu’il avait obtenu avec ce talisman si précieux ! Pendant quelques instans, il marcha la tête basse, un peu confus, en proie à un amer dépit.

— Moudouri, dit Meïké un peu revenue de sa première émotion, laissez-moi me jeter à vos genoux et baiser vos mains ! Vous avez fait de moi la plus heureuse fille de toute la plaine d’Omokho.

Ces paroles firent tressaillir le chasseur. — Il y a deux bonheurs, pensa-t-il, l’un que l’on obtient aux dépens d’autrui ou dont on est seul à jouir, l’autre que l’on se procure en faisant le bien. — Il se sentit non-seulement consolé, mais encore pleinement satisfait de la résolution qu’il venait de prendre. Il ne retrouva plus les élans impétueux de sa première jeunesse, les âpres joies de la solitude, les fougueuses jouissances de sa vie de chasseur ; mais il entendit la voix de sa conscience lui dire qu’il avait fait un noble usage du talisman qu’il tenait de l’Esprit de la Montagne.

— Voici le conte que vous m’avez demandé, dit le Chinois en se levant. Il fait nuit ; le moment est venu pour moi de chercher dans la fumée de l’opium des rêves fantastiques plus merveilleux cent fois que les Histoires à réveiller le monde.


TH. PAVIE.

  1. Tel est en effet le titre d’un recueil bien connu des sinologues, et le récit qu’on lira plus loin donnera peut-être une idée de ces merveilleuses histoires qui, entre deux siestes, charment les loisirs des lettrés chinois.
  2. Nom que les Mandchoux ont donné à un oiseau assez semblable à la pie.
  3. Nom de la petite tourterelle a collier chez les Mandchoux.
  4. C’est le nom que donnent les Tartares aux tumuli sur lesquels ils ont coutume de prier.
  5. Lieu d’exil des criminels chinois, dans la province de Ghirin.
  6. Les Russes.