Erkenntnis 6, 141–142
Hans Reichenbach
traduction Wikisource


Moritz Schlick †
DOI:10.1007/BF02538229


Le 22 juin 1936, Moritz Schlick nous a été enlevé. Nous sommes abasourdis par le fait que cette mort soit due à la main d’un homme ; l’un de ses anciens élèves a abattu le professeur à l’université, alors qu’il montait les marches de l’amphithéâtre, accompagné de ses étudiants. Assurément, un fou ; un homme qui souffrait depuis des années de délire de persécution et à qui l’asile dans lequel il avait déjà été interné aurait mieux fait de ne pas rendre sa liberté extérieure après qu’il eut perdu sa liberté intérieure. Mais nous sommes confrontés à une énigme : comment est-il possible qu’un Moritz Schlick ait été tué par un autre homme ? Moritz Schlick — ce caractère loyal et irréprochable, l’ami de ses élèves, l’homme aux sentiments chaleureux, toujours prêt à aider, dont l’enseignement était l’affirmation de la vie et l’affirmation de la jeunesse ; lui qui a apaisé tant de doutes par son enseignement clair et qui a éveillé tant de bonheur et de joie de vivre, a été tué par quelqu’un qui était autrefois assis parmi ses élèves.

Nous ne le comprenons pas ; nous ne pouvons que l’enregistrer comme un hasard insensé, un accident de voiture, un accident d’avion, qui n’a pas le moindre rapport avec la vie et le caractère de la personne concernée. Mais nous savons que l’un d’entre nous a été enlevé et que nous devons tous, tous, le remercier.

Nous remercions Moritz Schlick pour sa vie courageuse dans la lutte pour une conception scientifique du monde. Il a été l’un des premiers de notre génération à placer la clarté de la pensée scientifique au-dessus de l’ivresse des spéculations métaphysiques, il a reconnu que la vérité scientifique devait être protégée de l’emprise des systèmes dits philosophiques ; et il n’a pas eu peur de défendre cette conception scientifique du monde à une époque où le grand cercle des jeunes, que l’on a ensuite appelé le « Cercle de Vienne », ne s’était pas encore réuni autour de lui. Ce cercle viennois n’est certes pas une école uniforme ; ses idées n’ont pas été lancées dans le monde par une seule tête. Mais aujourd’hui, alors que Moritz Schlick a disparu, chacun sait combien l’activité de ce cercle était centrée sur la réserve réfléchie, la critique claire, la compréhension chaleureuse de cet homme pour les idées de ses amis.

Avec le Cercle de Vienne, c’est une autre communauté qui pleure Moritz Schlick, des hommes qui ont lutté comme lui pour la pensée scientifique, dans d’autres pays, sur d’autres continents — et avec d’autres systèmes conceptuels. Ils savent tous, tout comme ses amis viennois, qu’ils ont perdu l’un de leurs meilleurs éléments.