Revue des Deux Mondes5e période, tome 59 (p. 5-37).
MORALE ET RELIGION

Parmi les idées générales, plus ou moins distinctement aperçues, qui déterminent actuellement les jugemens des hommes, et qui provoquent entre eux d’âpres disputes, il en est peu d’aussi importantes que celles qui concernent les rapports de la morale et de la religion. Que signifient nombre de dissentimens sur la liberté, la société, la famille, l’école, le droit, le devoir, le sens de la vie, sinon que les uns trouvent, dans la nature et dans la raison humaine pure et simple, toutes les conditions nécessaires et suffisantes de la pensée et de l’action, tandis que les autres persistent à croire que l’homme ne se suffit pas, mais doit, pour accomplir sa destinée, s’appuyer sur quelque principe qui le dépasse ? Et, certes, ce conflit existe depuis longtemps. « De quelle vertu Jupiter est-il doué, disait Chrysippe le stoïcien, que, par lui-même, Dion ne se soit donnée ! » Mais peut-être les deux principes n’ont-ils jamais paru aussi irréconciliables qu’aujourd’hui.

Une évolution s’est accomplie, semble-t-il, à ce sujet, durant les derniers siècles. Au temps des Descartes et des Leibnitz, la morale et la religion s’accordaient naturellement, comme deux émanations d’une source commune. Il entrait dans le plan divin que l’homme fit, selon sa raison, son métier d’homme, en même temps que, soulevé par une assistance surnaturelle, il tendait à une perfection supérieure. Mais à l’époque du romantisme, de la course aux extrêmes, des contrastes et des antinomies, le lien parut se rompre, qui unissait la raison à la foi, la vie temporelle à la vie spirituelle. La raison, disait-on, foncièrement panthéiste ou même naturaliste, ne pouvait tenter d’expliquer les choses spirituelles sans les défigurer en les interprétant à sa manière. Réciproquement, la religion, destinée à satisfaire les besoins transcendans de la conscience, du cœur et de l’imagination, apparaissait comme oppressive dès qu’elle intervenait dans la direction de la vie politique des sociétés. Comment, s’il en était ainsi, réaliser l’idée d’ordre moral et de conservation sociale, alors prédominante ? On y réussit au moyen du système dit de la cloison étanche. « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu : » ce fut la devise du siècle. Justice et charité, Etat et société, vie publique et vie privée, réel et idéal, raison et foi, morale et religion furent respectivement séparés l’un de l’autre par des barrières infranchissables. L’âme humaine, composée elle-même, à cette époque, de facultés radicalement distinctes, ne trouva pas de difficulté à vivre, de la sorte, simultanément, plusieurs vies sans rapport entre elles.

Mais voici que, de toutes parts, les barrières élevées par, un conservatisme ingénieux volent en éclats. La justice rejoint la charité ; l’Etat intervient dans la vie économique, sociale et morale des individus ; la science envahit les sanctuaires qui lui étaient interdits, et prétend que toutes choses, sans exception, relèvent de sa compétence ; et l’âme humaine voit ses facultés diverses se fondre en une vie foncièrement une, dont le trait distinctif est, précisément, la puissance de coordination, de synthèse, d’unification.

Entre la morale et la religion, les frontières s’effacent pareillement. Et les conséquences de ce changement sont particulièrement graves. De toutes parts surgissent des systèmes tendant à démontrer que la morale se suffit et nous suffit ; qu’elle possède ses fondemens propres, tout rationnels, analogues à ceux des sciences positives ; qu’elle donne satisfaction à tous les besoins réels de la conscience, même aux plus relevés ; qu’il lui appartient de gouverner la vie des individus et des sociétés, en tout domaine ; et qu’en dehors de ses lois, il ne peut y avoir que fanatisme, routine, ou vaine sentimentalité. Tantôt, faisant appel à la conscience, ou à la raison, ou à une sorte de sens moral, on affirme que chaque homme porte en soi, dans sa nature même, tous les principes nécessaires à la direction de sa vie d’homme ; tantôt, on demande à l’observation et à l’induction, telles que les pratiquent les sciences expérimentales, l’établissement d’une certaine catégorie de lois positives, qu’on appelle lois morales ; tantôt, on voit dans la morale un art pratique, qui, en lui-même, comme l’industrie en général, n’a aucun principe propre, et qui n’est autre chose que l’application méthodique des principes théoriques fournis par une branche spéciale de la science, celle qui concerne les mœurs des hommes ou les conditions d’existence de la société. Réciproquement, la religion, aujourd’hui, se sent à l’étroit dans la sphère des choses purement spirituelles. Comment, d’ailleurs, se désintéresserait-elle des progrès d’un esprit laïque qui se propose précisément de l’anéantir ? Elle aussi reconnaît désormais l’union réelle, la solidarité inéluctable du temporel et du spirituel ; or elle considère comme indigne d’elle d’acheter la liberté dans l’autre monde au prix de la servitude dans celui-ci. Si l’esprit est, et s’il est souverain, tout lui doit obéissance. La prière du chrétien n’est-elle pas : Que la volonté divine s’accomplisse sur la terre, comme elle est réalisée dans le ciel !

Et ainsi, morale et religion apparaissent aujourd’hui comme prétendant chacune, respectivement, à l’empire. Et il semble que la seule issue possible de la lutte résultant de ces prétentions soit celle qu’exprime la formule célèbre : Ceci tuera cela !

Opinion, d’ailleurs, aujourd’hui fort répandue, et, par-là même, déjà propre à précipiter l’événement. Convient-il, toutefois, de s’y tenir, sous prétexte d’être de son temps et d’en partager les préjugés ? Qu’est-ce donc que la philosophie, sinon un examen calme et exempt de parti pris des opinions même les plus accréditées ? Il est incroyable à quel point une doctrine qui, à telle époque, était l’évidence même, apparaît, à telle autre, comme une simple curiosité historique. C’est que nos idées sont, plus que nous ne croyons, les reflets de nos actes, de nos passions, de nos habitudes contingentes et passagères. Et, alors même que nous essayons de raisonner, que de fois ne sommes-nous pas dupes de ce classique sophisme de l’alternative, qui, posant a priori comme contradictoires des choses qui, en réalité, ne sont que différentes, nous somme brutalement d’opter pour l’une ou pour l’autre ?


I

Il est nécessaire, si nous entendons nous adresser à d’autres qu’à ceux qui déjà sont de notre avis, de nous interroger sur la méthode qui convient à la question. Les hommes qui se trouvent dans des camps différens, d’ordinaire, se comprennent peu, parce qu’ils ont d’autres habitudes d’esprit, d’autres pierres de touche de la vérité, d’autres idées sur la manière de diriger leurs recherches.

En ce qui concerne le problème des rapports de la morale et de la religion, la méthode la plus communément employée est ce qu’on peut appeler la méthode conceptuelle. On part de certaines définitions, et, les confrontant entre elles, on en déduit, par voie de syllogismes, la solution cherchée.

Cette méthode a de nombreux avantages. Elle donne à l’esprit la sensation de la clarté ; et l’on sait qu’en France notamment, clarté est volontiers synonyme de vérité. Descartes n’a-t-il pas fait de l’évidence le critérium de la certitude ? Il est vrai que, quant à lui, il entendait les mots évidence et certitude dans des sens extrêmement subtils, qu’il serait difficile de rendre clairs pour un lecteur non initié aux recherches métaphysiques.

La méthode conceptuelle frappe l’esprit par la force de la logique. Quand un raisonnement est bien suivi, nous sommes séduits ; et facilement nous passons condamnation sur l’insuffisance des prémisses. Un je ne sais quoi nous pousse à juger du fond par la forme, et à croire que ce qui est conséquent doit être vrai. Il est si rare que l’on raisonne ! En général, on se borne à énoncer son opinion, et, en guise de démonstration, à l’affirmer d’un ton d’autorité, ou à la développer avec des mots, des comparaisons, des exemples et des images. Un discours où, à travers un langage élégant, l’on discerne des principes, une argumentation, une conclusion en règle, a d’avance conquis bien des suffrages. La scolastique n’est pas près de perdre son prestige.

La méthode conceptuelle est d’un emploi très commode.

Par exemple, je définis la morale : l’adaptation des dispositions intérieures de l’homme à ses conditions d’existence. Et je définis la religion : le mépris de la vie actuelle et la poursuite de fins dites surnaturelles, contraires aux fins de la nature. Etant donné ces définitions, il est tout de suite évident que morale et religion sont incompatibles, et qu’entre elles il faut opter.

Que si je définis la morale : l’ensemble des règles rationnelles de la conduite humaine, et la religion : la représentation subjective de ces règles comme commandemens divins, il s’ensuivra que la religion n’est qu’un contrefort de la morale, et lui est subordonnée.

En revanche, je puis définir la religion : un ensemble de croyances obligatoires, liées à des pratiques définies qui se rapportent aux objets donnés dans ces croyances ; et la morale : nu système logique de formules abstraites, traduction intellectuelle des croyances religieuses. Il est, dès lors, aisément démontrable que la morale n’est qu’un extrait et une dépendance de la religion.

Ces théories sont plausibles chacune à sa manière, et, selon les auditoires, facilement victorieuses dans l’exposition professorale ou dans la discussion. La pratique de l’enseignement, des conférences et des joutes dialectiques fait grandement apprécier cette réduction des choses en concepts, qui donne à la parole tant de netteté et de sûreté, et qui permet si bien aux auditeurs de fixer sur le papier ou dans leur mémoire les points saillans et l’enchaînement du discours.

Mais le succès d’une méthode dans les concours de dialectique ne suffit pas à en garantir la valeur. La méthode conceptuelle a cet inconvénient de se prêter également à la démonstration des thèses les plus opposées. Ce phénomène résulte d’une insuffisance radicale.

Si bien agencée que soit une définition, elle est un système clos de concepts, que l’esprit substitue à la réalité. Or, comment s’assurer que la réalité tient vraiment dans nos formules ? En fait, on sait bien que le concept ne pourra jamais embrasser exactement le réel ; que celui-ci ne saurait se confondre avec l’extrait que l’on en recueille dans un récipient préparé d’avance. On se rassure, il est vrai, en supposant que ce qui demeure en dehors ne peut manquer d’être analogue à ce que l’on a retenu après un sérieux examen. Mais on ne fait, en cela, que prendre pour accordé ce qui est en question. Supposez que la faculté de produire du nouveau, la vie, qui se rencontre dans la nature, soit, singulièrement dans l’ordre moral, non une pure apparence, mais une réalité ; et il sera véritablement contradictoire et impossible que nos concepts, fermés et fixes, expriment jamais la réalité tout entière. Incapables d’être jamais définitifs, ils devront constamment être confrontés avec le réel, et refondus, de manière à en imiter, autant qu’il est en eux, l’essentielle puissance d’évolution. Il y a plus : ce résidu, que ne peuvent s’assimiler nos concepts moraux, s’il n’est autre que la vie inhérente à notre nature d’hommes, doit posséder une propriété qui paraît caractéristique de la vie en général, celle de se jouer de nombre d’incompatibilités que se plaît à décréter notre logique. Vivre et mourir, rester soi et changer, être mû et se mouvoir : selon nos concepts, ce sont choses inconciliables ; pour un vivant, c’est tout un. Que vaut, dès lors, le triomphant exercice d’école qui consiste à poser d’abord telle ou telle définition de la morale et de la religion, et à déduire ensuite de ces définitions l’identité ou l’incompatibilité logique de ces deux activités ? Pendant que le dialecticien prononce leur divorce, rien n’empêche que, dans la réalité, elles ne se réunissent et coopèrent. Ce que l’on désigne, dans la vie commune, par le mot de supériorité est-il, en somme, autre chose que la puissance de faire coexister et concourir des qualités qui, selon le train ordinaire des choses, paraissent incompatibles ? Pour caractériser l’excellence de l’homme, comparé aux autres êtres, ne dit-on pas qu’il est un microcosme ?


Si apparens que soient les défauts de la méthode conceptuelle, si banale que soit la condamnation de la dialectique abstraite, c’est, en fait, cette méthode qui, dans les discussions courantes, est la plus employée. Notre entendement a un faible pour la doctrine flatteuse dite ontologisme, qui, de la clarté des idées, conclut à leur vérité. Le sens du réel, toutefois, l’emporte, aujourd’hui, chez des esprits de plus en plus nombreux, et leur persuade de faire un sérieux effort pour mettre le fait au-dessus du concept, et pour saisir la vie directement, dans sa marche réelle et originale. À la méthode conceptuelle ces esprits substituent la méthode historique. Remontant, aussi haut qu’il nous est possible, aux origines de la civilisation comparant entre elles les évolutions respectives des différens peuples, ils s’efforcent de démêler les tendances universelles et fondamentales du génie humain ; et, forts d’observations minutieuses conduites à travers un champ si vaste, ils pensent pouvoir distinguer avec certitude ceux des élémens de la vie humaine qui sont appelés à subsister et à se développer, et ceux qui sont condamnés à disparaître.

Cette méthode est fréquemment appliquée à l’étude des rapports de la religion et de la morale.

On démontre, en ce sens, par exemple, que la morale s’est historiquement créée en opposition à la religion ; qu’elle est née d’une protestation de l’homme contre l’arbitraire et l’injustice de ses dieux ; que, si elle a paru, çà et là, s’accorder avec la religion, c’est que celle-ci, forcée par la conscience publique de composer avec sa rivale, s’était modifiée à sa ressemblance ; que, de plus en plus, la morale s’est, à travers les âges, développée d’une façon indépendante ; et qu’elle est, en conséquence, destinée à se suffire et à refouler entièrement les religions.

Considérez, alléguera-t-on, le vieux philosophe grec Xénophane, l’un des premiers qui aient confronté les enseignemens de la morale avec ceux de la religion. « Ce ne sont pas, disait-il, les dieux qui ont créé les hommes, ce sont les hommes qui ont créé les dieux ; car combien ceux-ci ne sont-ils pas inférieurs aux hommes ! Homère et Hésiode nous montrent les dieux se targuant de tout ce qui, chez les hommes, est honteux et criminel. » Socrate, le fondateur de la morale comme science, la fait reposer uniquement sur la connaissance de soi-même. « Quant à savoir si ce qu’on raconte des dieux est véritable, je n’ai pas, déclare-t-il, le temps de sonder ces difficiles problèmes, j’ai assez à faire de chercher ce que je suis. » La foi en l’homme, tel est le titre d’un récent et vigoureux ouvrage de M. Gustave Spiller sur l’indépendance de la morale : Faith in mon, the Religion of the Twentieth Century, 1908. Les religions, d’ailleurs, n’ont cessé de condamner cette prétention de l’homme à l’autonomie. Et c’est précisément en secouant le joug des autorités religieuses que la morale acquiert le remarquable développement que nous lui voyons prendre aujourd’hui.

Tel est, affirme-t-on, l’enseignement de l’histoire. Prétendre maintenir ensemble la morale et la religion, c’est nier le travail séculaire de l’humanité, c’est opposer au courant de la pensée universelle la répugnance sentimentale d’un esprit attardé.

L’évolution historique que l’on invoque, cependant, est-elle incontestable ? Si un certain ordre de faits, convenablement choisis et interprétés, font apparaître une telle évolution, n’en pourrait-on démêler d’autres, non moins réels, qui semblent manifester une évolution contraire ? Socrate, nous dit-on, fonda la morale sur l’observation de l’homme. Il est vrai ; mais Socrate était une âme profondément religieuse : il croyait l’homme en communication immédiate avec le divin. Il croyait à des lois divines, dont les lois humaines sont l’imitation. Scruter la nature humaine plutôt que les légendes rapportées par les poètes, était-ce, pour lui, s’éloigner des dieux ? C’était s’en rapprocher. La morale comme science a été mise implicitement par son fondateur sous l’invocation de la Providence divine. Et l’on pourrait faire une remarque analogue au sujet de Kant, l’organisateur de la science morale dans les temps modernes. Lui aussi est, jusqu’aux moelles, imbu d’esprit religieux. On a même pu prétendre que son impératif catégorique n’était autre chose que la forme abstraite et générale des commandemens du Décalogue.

Le fait que parfois le nourrisson bat sa nourrice n’empêche pas qu’il ne lui doive la force qu’il emploie contre elle. Il n’est nullement absurde de voir, dans nos idées de justice, de devoir, de dignité, de droiture, d’altruisme, de solidarité, d’humanité, de soumission aux lois de l’univers, une simple transposition des commandemens des religions touchant l’obéissance à Dieu, la protection des faibles, le soulagement des misères, la charité, le salut, les destinées supra-individuelles de la personne humaine. Certes, Moïse, Bouddha, Jésus, saint Paul, Mahomet, Luther n’enseignent pas des dogmes abstraits. Leur effort tend à transformer la vie extérieure et intérieure de l’homme, à la rendre plus puissante, plus profonde, plus pure, plus noble. Mais que ces créations concrètes soient soumises à la réflexion des philosophes, ou même simplement à cette action naturelle de l’habitude, qui, peu à peu, détache les actes de leur principe et les effets de leur cause : et les religions donneront naissance, précisément, à des codes de morale tels que ceux qui sont en vigueur parmi nous.

Nos systèmes mêmes de morale dite indépendante, il est douteux qu’ils ne retiennent rien de spécifiquement religieux. Il y a religion et religion. Le respect, la certitude sans preuves expérimentales, la vie intérieure, la recherche, par-delà notre moi égoïste et satisfait, d’un meilleur moi, capable de souffrir des souffrances d’autrui et de se dévouer à quelque fin idéale, peuvent n’avoir que peu ou point de rapport avec tels élémens extérieurs des religions positives ; s’ensuit-il que ce soient des dispositions exclusivement morales ? Ne sont-ce pas plutôt des expressions, intellectualisées, mais très reconnaissables, du sentiment religieux ? Il existe des associations dont l’objet est proprement de cultiver la morale en soi, libérée de toute dépendance à l’égard des dogmes religieux ou des spéculations métaphysiques. Si vous assistez aux réunions de ces sociétés sans entendre la langue qui s’y parle, vous croirez être témoin d’un service religieux ; et si vous comprenez les hymnes qui s’y chantent et les discours qui s’y prononcent, vous trouverez que ce qui les distingue du langage sacré, c’est principalement que Dieu y est remplacé par l’Idéal, ou par l’Esprit, ou par le Vrai, le Beau et le Bien.

La relation historique entre la morale et la religion est obscure. A-t-elle, au surplus, la signification décisive qu’on lui attribue ? Admettons que la morale se soit réellement, comme plusieurs l’affirment, constituée en antagonisme avec la religion ? Est-ce à dire qu’elle ne puisse, quelque jour, se réunir à elle ? Les hommes s’abusent sur la portée de leurs dissentimens. Aristote était-il effectivement le négateur radical du platonisme qu’il croyait être ? L’œuvre de Victor Hugo ne pouvait-elle subsister, sans vouer à la mort celle de Racine ? Les nations, les individus, les idées sont-ils condamnés à s’entre-détruire, parce que, pour naître et se développer, ils ont commencé par s’opposer les uns aux autres ? C’est la loi : les fils, d’abord, s’élèvent contre leurs pères ; et puis, ils les continuent. La tendance actuelle de la morale, ses destinées ultérieures ne sont pas inscrites dans ses origines et son histoire.

Le préjugé suivant lequel l’avenir d’un être se peut lire dans son passé vient d’un effort de l’entendement pour réduire le dynamique au statique, la vie à la matière. Obsédé par la peur que la vie n’amène sur la scène du monde des phénomènes véritablement nouveaux, l’entendement logique imagine que dans la nature des êtres vivans est incluse, comme une entité immuable, la loi de leur entier développement. Dès lors, il suffit, en analysant la direction initiale du mouvement et une portion convenable de son cours, de déterminer la formule de cette loi, pour être à même de prédire, d’un bout à l’autre, toutes les destinées d’un être donné.

Mais, entendue à la lettre, cette doctrine, en définitive, signifie que la vie n’existe pas. C’est le propre de la mécanique, de pouvoir décrire a priori la trajectoire d’un point dont les conditions de mouvement sont déterminées. Si la vie existe, elle n’est pas seulement développement, elle est évolution, ce qui, à y regarder de près, est tout autre chose. Le développement proprement dit ne met au jour que ce qui était préformé dans le germe : l’évolution fait apparaître des caractères que rien, peut-être, n’annonçait. Dans l’histoire, il est vrai, plusieurs pensent découvrir de véritables développemens, logiques et uniformes : c’est qu’ils les construisent après coup. Notre pensée marche à reculons, comme l’écrevisse. Partant de l’être tel qu’il est aujourd’hui, nous démêlons, parmi les formes qu’il a revêtues antérieurement, celles qui ont préparé la forme actuelle, et nous ignorons ou écartons les autres : le germe, alors, tel que nous l’avons idéalement composé, renferme en puissance toute l’histoire future de l’être en question. Mais la réalité est autre. Un vivant est un être qui cherche, essaie, tâtonne, joue ; se guidant sur son expérience, se travaillant et se modifiant lui-même, pour réussir dans les tâches qu’il se donne. Non qu’il crée purement et simplement, ex nihilo, les formes qu’il acquiert ; mais ce qui, en lui, préexiste, ce n’est pas une nature achevée et fixe, pareille à l’équation d’un géomètre, c’est un ensemble de facultés vivantes et souples, de véritables puissances d’action contingente et imprévisible.

L’histoire, certes, nous instruit sur la nature des êtres, en nous montrant quelles puissances ils ont déployées, et de quelle manière. Mais, si elle est si instructive et proprement irremplaçable, c’est que la destinée des êtres n’est pas préformée dans leur nature. Si elle l’était, un jour viendrait, tôt ou tard, où, cette nature ayant été exactement déterminée, il serait inutile de continuer à en observer les manifestations. L’histoire, alors, contente de glaner des anecdotes, comme fait le reporter, aux alentours des événemens importans, n’aurait plus rien de sérieux à nous apprendre. En somme, elle serait toute faite d’avance, écrite, de toute éternité, dans l’essence même des choses ; et elle perdrait tout ce qui, pour nous, en fait la réalité et l’intérêt.

Nous ne saurions donc, pour assigner les rapports de la morale et de la religion, nous contenter de considérer et d’interpréter l’histoire de leurs relations. S’il est vrai que ce qui a été n’est jamais qu’une mesure inadéquate de ce qui peut ou doit être, force nous est de recourir à une méthode plus profonde et plus philosophique.


Mais d’abord, n’est-ce pas une illusion de croire qu’en une telle matière on puisse commencer par déterminer, une fois pour toutes, la méthode qu’il convient de suivre ? Cette manière de procéder est très commode dans l’enseignement, auquel elle donne une grande clarté ; et elle n’y est généralement remplacée qu’en apparence par une prétendue méthode de recherche et d’induction. Mais autre chose est, comme l’a si profondément compris Descartes, exposer la science faite ou prétendue telle, autre chose la faire. Nulle part, non pas même dans les sciences mathématiques, la méthode ne se peut, en réalité, détacher de l’objet. Elle est solidaire de la recherche, loin qu’elle la précède ; et elle se détermine au fur et à mesure du progrès de la découverte. Et elle n’est jamais définitivement arrêtée, parce que les principes des choses n’en sont pas l’élément le plus apparent, mais le plus caché et le moins accessible. Les mathématiques ont longtemps passé pour une science toute déductive et abstraite : aujourd’hui, elles s’avouent inductives et généralisatrices, ainsi que les autres sciences ; et elles ne croient plus pouvoir se passer jamais de l’intuition. Le mode de l’observation, de l’induction, de la systématisation varie avec les objets ; et ce fut le mérite singulier d’Auguste Comte, d’avoir bien vu que, si l’idée générale de la science est une, il n’y en a pas moins autant de méthodes scientifiques distinctes que de classes d’êtres pour nous irréductibles.

Ce qui est vrai dans l’ordre matériel l’est, à plus forte raison, dans l’ordre moral ; et l’on s’expose à laisser échapper les caractères essentiels des réalités de cet ordre, lorsque, sous prétexte de les connaître scientifiquement, on les aborde suivant des méthodes adaptées à d’autres objets. Sans doute, connaître, c’est saisir, comprendre, selon une métaphore demeurée classique. Et comprendre, embrasser, c’est enserrer, au moyen des instrumens de préhension dont on dispose. On ne perçoit qu’avec des concepts. Mais, si la connaissance doit être autre chose qu’un sport, où l’esprit ne demande aux réalités qu’une occasion de jouir de lui-même, il faut que l’entendement fasse constamment effort pour assouplir ses concepts, en les adaptant aux données d’une intuition sans cesse renouvelée. Les choses morales sont si mouvantes, déliées, complexes, profondes et insaisissables, qu’à propos d’elles surtout il faut se garder de se présenter avec des moules tout faits et immuables, en déclarant que l’on ne tiendra compte que de ce qui pourra s’y conformer.

Déjà la méthode que l’on applique dans les sciences positives est loin d’avoir l’homogénéité et la rigueur absolues qu’on est disposé à lui attribuer. Elle met en jeu deux procédés essentiels : l’hypothèse et l’observation. Le point de départ nécessaire, c’est une question, c’est-à-dire une hypothèse ; car toute question enveloppe une affirmation, au moins conditionnelle. Voir pour voir, c’est se condamner à ne pas voir. L’astronome, qui sait ce qu’il doit voir, le voit, quelquefois même sans que l’objet se présente en réalité. Mais l’ignorant, qui attend de l’objet tout seul la sensation qu’il doit éprouver, ne voit que des formes confuses, ou même ne voit rien du tout. Une observation scientifique, c’est la confrontation d’une idée préexistante avec l’expérience. Le concept n’est d’ailleurs, de la méthode, que le premier élément. Le second, c’est l’intuition, aussi impartiale que possible, de la réalité donnée. Insuffisante à elle seule, l’intuition est indispensable, puisque, sans elle, l’hypothèse, manquant de frein, tend à s’ériger dogmatiquement en vérité.

Ce qui est remarquable, c’est ce que ces deux momens : conception d’une hypothèse, vérification de cette hypothèse par l’intuition, ne suffisent pas pour obtenir la connaissance cherchée. En effet, entre le concept et l’intuition, il y a une hétérogénéité irréductible. Nos concepts, c’est, avec l’apport de notre mémoire et de notre imagination, notre parti pris de simplification, notre désir de voir les choses se fixer, se distinguer, s’ordonner suivant des rapports d’identité et de contradiction, de manière à devenir nôtres, et à se transmuter en objets proportionnés à notre intelligence. L’intuition, c’est le renoncement à toute idée préconçue et à la prétention de comprendre la nature, c’est l’abandon pur et simple de l’esprit à son action, à son influence, à ses révélations. Or, selon le juste mot de l’abbé Cotin, « la nature a plus de voies pour faire les choses que nous n’en ayons pour les connaître. » Il y a toujours disproportion entre l’infini, le nouveau, le fluide, le continu, la vie, qui caractérise ses productions, et le fini, l’homogène, le déjà vu, l’éternité immobile, que postulent nos concepts. Pourtant, la connaissance est la fusion d’un concept avec une intuition. Et la manière dont s’opère cette fusion décide de sa valeur. Nous avons une tendance à unir automatiquement les concepts et les intuitions qui se présentent ensemble à notre conscience. Mais ces associations fortuites sont sans portée scientifique. Les seules combinaisons de concepts et d’intuitions qui aient chance d’être approuvées par la généralité des intelligences sont celles qui sont opérées sous le contrôle d’une faculté de l’esprit qui domine et les intuitions et les concepts, et qui n’est autre que le bon sens ou la raison. La science, qui tend à mécaniser les choses, ne peut, elle-même, se faire mécaniquement. Ainsi que l’enseigne Descartes, elle a son premier principe dans la droite raison, bona mens, laquelle gouverne l’adaptation mutuelle des concepts aux intuitions et des intuitions aux concepts, de l’homme aux choses et des choses à l’homme.

Si déjà elle joue un rôle dans les sciences physiques, a fortiori la raison doit-elle intervenir dans l’étude des choses morales. Pour apprécier exactement la part qu’elle y revendique, il faut se rendre un compte exact de ce qu’elle est. La raison humaine n’est pas ce système abstrait de catégories qu’ont parfois imaginé les philosophes. Descartes se donnait pour tâche de cultiver sa raison, entendant par-là que la raison n’est pas, d’avance, toute faite en l’homme ; qu’il lui faut, par le travail, par l’effort, par une bonne volonté intelligente, la développer, la créer en soi. Pour être et grandir, la raison doit se nourrir de deux sortes d’alimens : les sciences, et l’expérience de la vie. La raison n’est pas théorique d’une part, pratique de l’autre. Kant a bien vu qu’elle est l’un et l’autre. Mais les Grecs ne se trompaient pas, qui croyaient qu’en elle l’un est inséparable de l’autre. La raison est l’unité de la pensée et de l’action. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore l’entend la langue commune.

Appliquée aux sciences positives, elle est le bon sens, qui, de l’harmonisation des intuitions et des concepts, compose ce qu’on appelle l’objectivité. Dans l’ordre moral, elle fait plus. Comme disait Aristote, elle détermine, en ce domaine, non seulement le possible, mais le convenable, τὸ δυνατὸν ϰαὶ τὸ πρέπον (to dunaton kai to prepon). Elle étend l’idée d’objectivité, du réel à l’idéal. Elle suscite ou démêle des idées qui, pour n’être pas applicables à des objets perceptibles par nos sens, n’en sont pas moins dignes et susceptibles d’être reçues pour vraies par toutes les intelligences, ce qui est l’essentiel de l’objectivité.

La question de savoir suivant quelle méthode doit être traité le problème des rapports de la religion et de la morale semble ainsi devoir se résoudre de la manière suivante. Il est, certes, nécessaire de réunir le plus d’informations possible, d’être en possession des plus subtils concepts inventés par les théologiens, les moralistes et les philosophes, en même temps que de la masse de faits recueillie par les historiens. Mais ni les concepts, ni les faits ne suffisent : faits et concepts ne peuvent, d’eux-mêmes, s’ajuster de façon à produire des notions vraies. La puissance qui, d’un juste mariage des intuitions et des concepts, formera des créations harmonieuses et viables, c’est la raison, ou union vivante de la méthode et de la connaissance, de la pensée et de l’action.

Si nous étudions les rapports existant entre la religion et la morale du propre point de vue de la raison, c’est-à-dire d’une façon vivante et pratique, et non pas seulement spéculative ou empirique, nous nous efforcerons à considérer la morale et la religion, moins sous la forme donnée qu’elles revêtent ici ou là, que sous la forme idéale qui préside à leur évolution et à leur progrès. Et peut-être ces mêmes puissances qui, attachées à la poursuite de fins subalternes, se combattent, apparaîtront-elles comme convergentes, si on les considère dans leur marche vers leurs fins supérieures.

Ce n’est pas tout. La science proprement dite ne conçoit, entre les concepts, d’autres liaisons que des rapports synthétiques ou analytiques. Les deux termes, extérieurs l’un à l’autre, qui figurent dans l’énoncé d’une loi physique sont liés entre eux synthétiquement. La réduction des lois particulières aux lois générales se fait par assimilation, analytiquement. Mais la raison admet et détermine, outre ces deux types de rapports, l’un empirique, l’autre logique, des rapports de convenance ou d’harmonie, qui participent à la fois des caractères de l’un et de l’autre type, mais qui, par la fusion intime de ces caractères en apparence irréductibles, constituent une création originale. C’est sur le sentiment, plus ou moins conscient, de la possibilité de tels rapports que repose notre vie d’hommes. Nous cherchons à créer des solidarités rationnelles, plus intimes et profondes que les liaisons données dans l’expérience, plus respectueuses de l’individuel et du contingent que celles qu’institue la pure logique. C’est précisément ce genre de rapports que, depuis les Platon et les Aristote, ont cherché à définir les métaphysiciens. La raison, objet et instrument de leur étude, est la puissance qui, au-dessus des rapports physiques ou logiques, pose des rapports d’intelligibilité concrète, reliant entre eux, non plus des faits ou des concepts, mais des êtres.

Au nom de la raison, il est permis de chercher, entre la morale et la religion, non seulement un rapport empirique de coexistence ou de séparation, ou bien encore un rapport logique d’identité ou de contradiction, mais un rapport métaphysique de solidarité et de libre accord, subsistant à travers les différences qui les distinguent. La vie n’est pas l’abolition des différences, elle est l’organisation du divers en vue d’une action commune. La puissance de la raison se mesure à la multiplicité et à la diversité des élémens positifs et dignes de subsister qu’elle sait fondre en une riche et vivante unité.


La question des rapports de la morale et de la religion peut être traitée à de nombreux points de vue. Mais peut-être la préoccupation principale de notre temps est-elle de savoir si la morale peut et doit être considérée comme totalement indépendante de la religion, et comme suffisant, par elle-même, à diriger la vie humaine. Nous nous bornerons à chercher quelques lumières sur ce point capital. Et il nous semble que nous aurons chance de réussir, si nous nous interrogeons sur les conditions : 1° de la détermination ; 2° de l’efficacité ; 3° du progrès, de la législation morale.


II

Il faut reconnaître qu’il est parfaitement possible, en fait, de déterminer les règles de la morale sans énoncer aucun principe métaphysique ou religieux. Il suffit de procéder en morale comme on procède dans, les sciences positives, c’est-à-dire de se bornera observer, et recueillir des faits, et à les classer suivant leurs ressemblances et leurs différences. On pourra ainsi, de la multiplicité et de la diversité, s’élever à l’unité, démêler des principes propres à systématiser les phénomènes, et constituer la morale comme une science analogue à la physique ou à la chimie. Et il semble que ce soit là, en effet, ce que, communément, on entend par la morale. Prise en elle-même, elle n’est autre chose que le résumé des règles, conscientes ou inconscientes, qui président aux lois et coutumes d’une société donnée, aux jugemens des individus sur les autres et sur eux-mêmes, à la recherche du bien dans les actions extérieures et dans les intentions de la conscience.

Mais, si elle est possible en fait, la détermination des principes de la morale, indépendamment de toute supposition métaphysique ou religieuse, est-elle également possible et légitime en droit ? Qu’est-ce, au juste, que cette observation et cette induction, par lesquelles on dégage et réduit en système les notions morales communes ?

Dans les sciences positives on ne se pose guère ce genre de questions qu’à un point de vue purement technique : on recherche les conditions pratiques d’une observation aussi minutieuse et exacte que possible, d’une induction rigoureusement proportionnée aux données de l’expérience. Pourtant, dans ces sciences mêmes, il y a, en réalité, pour qui approfondit leurs conditions d’existence, des postulats d’un caractère métaphysique, dont l’adoption ou le rejet ne saurait être indifférent. Mais on est généralement d’accord au sujet de ces postulats, lesquels, en somme, consistent à admettre que tous les phénomènes de la nature sont soumis à ce qu’on appelle des lois naturelles. C’est pourquoi on n’éprouve pas le besoin, dans le travail scientifique proprement dit, de s’expliquer sur leur nature. La morale n’est pas, à cet égard, dans la même situation que les sciences physiques.

Il convient, semble-t-il, de faire une distinction entre principe et fondement. Le principe proprement dit, c’est la proposition générale et abstraite d’où se peut déduire syllogistiquement la multiplicité des propositions particulières données par l’expérience. Le fondement, c’est la réalité concrète qui fait exister les phénomènes. Or les sciences positives paraissent avoir suffisamment résolu, à leur point de vue, la question du fondement pour s’en débarrasser dans la pratique : leurs postulats sont devenus, en quelque sorte, des formes de la pensée, des habitudes organiques. Peut-on dire qu’en morale il en soit de même ?

L’observation et l’induction, comme méthode de la morale, ont été préconisées par Socrate. Et il semble à plusieurs que, par-là, Socrate ait constitué la morale comme science indépendante. Mais, si l’on y prend garde, l’observation socratique était orientée par certaines croyances qui, d’abord, en déterminaient l’objet et la signification. Socrate, prenant son point de départ dans les opinions des hommes, cherche en quoi consistent, en ce sens, la piété, la justice, la vertu, le bien, la sagesse, la liberté. Évidemment, il admet que ces choses existent, et que leur existence est légitime et désirable. Il cherche proprement comment il faut agir, pour les réaliser selon leur essence véritable. Mais dans ces objets sont nécessairement impliqués des élémens qui ne peuvent être assimilés à de simples faits : tels, la valeur attribuée à certaines formes d’existence qui sont représentées dans des idées plutôt que manifestées dans la réalité ; le devoir, incombant à l’homme, de travailler à réaliser ces fins idéales ; la possibilité, pour l’homme, de faire prédominer sa raison sur ses instincts ; et le concours de forces invisibles pour couronner ses efforts et faire prospérer ses œuvres. Si l’observation socratique nous fait connaître nos devoirs, notre dignité d’homme, nos destinées supérieures, c’est qu’elle présuppose la croyance à ces objets indémontrables. Voir, c’est interpréter. Le savant trouve des lois dans la nature, parce qu’en son esprit réside l’idée de loi, à laquelle il rapporte les phénomènes. Le moraliste socratique apprend par l’observation que l’homme a des devoirs à accomplir et un idéal à rechercher, parce qu’il contemple les faits moraux avec un esprit imbu de la croyance au devoir et à l’idéal.

Telle est l’observation socratique, telle est la question qu’elle pose à la nature. Des termes de cette question la réponse dépend. Dira-t-on qu’il faut, quand on observe, écarter tout postulat, et ouvrir simplement les yeux, de manière à voir les choses telles qu’elles sont en soi ? En fait, c’est impossible : connaître signifie reconnaître. Si le concept sans intuition est vide, l’intuition sans concept est aveugle, selon la formule de Kant.

Mais alors, conclura-t-on, pourquoi ne pas appliquer à l’étude des choses morales le genre même d’observation qui réussit dans les sciences, et auquel appartient ce privilège, de fournir des résultats qui s’imposent à tous les esprits ? Cette solution, certes, est très concevable. Mais comme, malgré qu’on en ait, on ne trouve que ce qu’on cherche, l’homme qui, pour considérer les choses morales, n’admet d’autres postulats que ceux qui servent à connaître les choses physiques, ne découvrira pas, dans son étude du monde moral, des réalités morales, mais des phénomènes analogues à la pesanteur ou à l’équilibre. Les postulats de la science positive sont : la réductibilité de tout phénomène à des forces mécaniques agissant selon des lois immuables ; l’impossibilité, pour un composé, de posséder des propriétés dont l’explication adéquate ne se trouverait pas, en droit, dans les élémens et les conditions d’où il dérive ; en un mot, la détermination des faits les uns par les autres sans intervention d’aucune spontanéité, le déterminisme mécanique. Que l’on considère les manifestations morales de la nature humaine à ce point de vue précis ; et l’on obtiendra une science des mœurs qui n’aura rien de commun avec ce qu’on appelle la morale, puisqu’elle ne sera qu’une constatation et une systématisation de phénomènes donnés, alors que la morale est proprement un commandement, l’énoncé d’un devoir-être.

La morale, donc, se suffit, au sens où se suffit l’individu qui, fermant les yeux, trouve en soi tout un monde, dont l’origine lui échappe. Dans son moi d’aujourd’hui, en effet, survit la trace des dix mille ans d’hier :


Myself with yesterday’s ten thousand years,


comme dit l’Omar Khayyâm de Fitzgerald. Grâce à la vie sociale, les pensées de millions d’êtres sont empreintes dans sa conscience. Et de ces pensées il s’imagine qu’il est l’auteur.


En ce qui concerne, secondement, l’efficacité de la législation morale, on doit également reconnaître que l’appel conscient à des mobiles pris hors de la morale proprement dite n’est pas pratiquement indispensable.

Quelle n’est pas, tout d’abord, la force, comme mécanique, de l’exemple, surtout de l’exemple qui nous est donné par nos pairs, par les personnes de même âge que nous et de même condition ! « Voyez comment s’élèvent les enfans. Leurs parens, leurs maîtres, leurs pasteurs ont, pour les former, déployé pendant de longues années un zèle et une affection sans bornes : une heure de conversation avec un camarade détruit leur œuvre comme par enchantement. L’exemple, bon ou mauvais, donné par ceux que nous prenons pour modèles, a une puissance merveilleuse pour déterminer notre volonté. Cette loi est bien connue des Anglo-Saxons, qui placent leurs enfans comme pensionnaires dans telle école, dans tel collège, moins pour l’instruction qu’il y recevra que pour les camarades qu’il y fréquentera. L’atmosphère que nous respirons, le milieu, comme on dit, où nous vivons, à notre insu modèle notre être. La vie est adaptation.

Il serait excessif d’ailleurs de supposer que l’action éducative proprement dite est nécessairement inefficace. Kant signalait très judicieusement la puissance singulière de cette formulé : « Tu dois ! » L’homme se réjouit de la détermination imprimée à sa volonté naturellement irrésolue, et il se sent grandi à ses propres yeux, lorsqu’il se met au service d’une loi qui s’impose également à tous, qui représente un ordre de choses supérieur, attendant de nous sa réalisation. Un uniforme est, pour la plupart des hommes, un sujet de fierté, parce qu’il symbolise une fonction, une raison d’être, un devoir.

Enfin, il n’est pas jusqu’aux exhortations, aux raisonnemens, aux démonstrations en règle, qui ne puissent avoir un effet pratique. L’homme aime à s’imaginer qu’il obéit à des raisons ; que, s’il adopte telle maxime, c’est qu’il en a, par sa réflexion personnelle, reconnu la légitimité. Certes, nos théories dérivent grandement de notre activité pratique, dont, souvent, elles ne sont que la justification inventée après coup ; mais elles nous imposent en elles-mêmes, par leur air d’impersonnalité. Nous sommes plus sûrs de nous, quand nous pensons obéir, non à une impulsion, mais à un raisonnement, même sophistique. Les assassins sont persuadés qu’ils sont les ministres de la justice immanente.

L’enseignement de la morale comporte donc une valeur éducative. Tel un germe, inoculé à un organisme, le modifie. S’ensuit-il, toutefois, que pour produire l’effet, le germe suffise, et que le terrain où il tombe soit indifférent ?

Socrate, qui se proposait de régénérer ses concitoyens par l’enseignement des vérités morales, a énoncé précisément le postulat qu’implique une telle entreprise. « Nul, disait-il, n’est méchant volontairement. La raison du vice se trouve dans l’ignorance : connaître le bien, c’est le vouloir. » Ces propositions expriment-elles des faits d’expérience ? Nul n’oserait le soutenir. L’homme qui résiste à l’évidence des vérités morales existe, aussi bien que l’homme qui s’y conforme. Et Socrate n’en doutait pas, puisqu’il faisait de l’empire sur soi ἐγϰράτεια (egkrateia), la condition première de la connaissance même du bien. Finalement, la connexion entre la science de la vertu et la vertu, que Socrate discernait au fond de la nature humaine, était liée, dans sa pensée, à l’existence de la Providence divine et de l’harmonie universelle.

Cette conception définit la condition et comme le terrain dont l’action doit se combiner avec celle de l’enseignement moral pour que celui-ci porte ses fruits. La formule socratique exprime ainsi, non ce qui est, mais ce qui est requis pour que la morale ait une valeur pratique. Elle signifie l’impuissance radicale de la morale à se suffire.

L’intervalle qui sépare, en ce domaine, la théorie de la pratique a été si constamment et si fortement signalé, que, du point de vue même de la philosophie naturaliste, de sérieux efforts ont été faits pour le combler.

Une doctrine conçue en ce sens est celle de l’existence d’une conscience collective, dont ferait partie notre conscience individuelle, et qui la dominerait. Le bien, dans cette doctrine, n’est autre chose que l’objet auquel tend cette conscience collective. Nécessairement unie à ce Grand-Etre, dont elle est une pièce, la conscience de l’individu trouve au fond d’elle-même cette impulsion morale, cette force vivante, qu’elle ne saurait recevoir d’une formule abstraite, et qui lui est indispensable pour s’élever de la connaissance nue à l’amour et à l’action.

Il est difficile de voir dans ce deus ex machina une solution qui s’impose clairement à la raison. Comment assimiler l’existence d’une conscience collective aux faits proprement dits, qui sont véritablement objets d’expérience ? Sans doute, les consciences ne sont pas fermées les unes aux autres, comme on aimait à le dire au siècle dernier. Elles se comprennent entre elles dans une certaine mesure, et elles peuvent, en quelque manière, vibrer à l’unisson. Elles agissent les unes sur les autres. Elles se ressemblent par certains côtés, de même que, par d’autres, elles s’opposent, ce qui est encore se ressembler. Mais qu’est-ce que cette conscience collective, à la fois multiple et une, somme de nos consciences et s’imposant à elles, sinon une hypothèse, ou plutôt une métaphore, imaginée précisément pour expliquer ou exprimer l’influence mutuelle des consciences les unes sur les autres, et pour justifier la croyance à la réalité du devoir, ainsi qu’à la possibilité de l’accomplir ?

D’ailleurs, est-il donc si évident que la vertu consiste à se laisser mener par la collectivité ? et faut-il répéter que les grands créateurs d’idéal et de force morale ont été persécutés par leurs contemporains, donc se trouvaient en opposition avec la conscience de leur époque ? En réalité, la conscience collective d’aujourd’hui est le legs de quelques consciences individuelles des temps passés, devenu le fonds des consciences contemporaines. Et à telle conscience actuelle que l’on traite d’hérétique, il est réservé peut-être de surmonter et de remplacer la conscience collective qu’on lui oppose.

Suffirait-il, d’autre part, de chercher dans la nature elle-même, prise comme réalité spirituelle immanente à notre conscience et directement perceptible à notre expérience, ce divin, à la fois puissant et bon, dont on sent bien qu’on ne saurait se passer, si l’on veut que l’homme dispose, pour se hausser jusqu’à la vie morale, du point d’appui qui lui est nécessaire ? Il convient, à cet égard, d’apprécier la généreuse tentative de M. Delvolvé[1], pieux héritier de la pensée du profond artiste Carrière. Mais peut-on, dans cette voie, aboutir à une doctrine vraiment philosophique ? Nul doute que si, d’avance, on met dans la nature précisément tout ce qui est requis pour que l’homme réalise les fins morales, le problème de l’efficacité de la morale ne se trouve résolu, sans que l’on ait besoin de sortir de la nature. Mais il est impossible d’admettre que la nature elle-même nous soit donnée telle que la voit l’artiste enthousiaste ou le moraliste religieux. La nature pure et simple, c’est, pour le philosophe d’aujourd’hui, la collection de faits, observables par nos sens et se déterminant les uns les autres, que considère la science. Tout ce qui va au-delà est aperçu, non dans la nature, mais dans la conscience humaine traditionnelle, et, de celle-ci, transporté dans la nature, comme un principe d’ennoblissement et de transfiguration.

Il est vain de prétendre fonder sur l’expérience seule le postulat socratique : « Connaître le bien, c’est le faire. »


Que penser, enfin, des conditions du progrès touchant notre conception de l’idéal moral ? Ce progrès est-il possible par le seul jeu des forces dont se compose le monde donné, ou réclame-t-il l’action d’un moteur invisible, inaccessible à notre connaissance expérimentale ?

En fait, le progrès dans les idées morales peut se produire, sans que les hommes semblent faire appel à d’autres principes que ceux qui résument leur expérience.

Une méthode de progrès communément employée est, par exemple, la recherche de la symétrie, de la correspondance, de ce que l’on appelle l’accord logique entre les règles diverses qui sont en vigueur dans une société. C’est ainsi que, certains droits étant reconnus à une catégorie d’individus, on considérera comme un progrès moral d’étendre ces droits à d’autres catégories, assimilées aux premières. On poursuit, en ce sens, l’abolition universelle et totale de tout ce qui rappelle la dépendance de l’homme à l’égard de l’homme, ou encore l’assimilation intégrale de la femme à l’homme, ou l’égalité de condition entre tous les membres d’une société.

Une seconde source empiriquement donnée de progrès dans les idées morales est le prestige et l’influence des hommes supérieurs. Par la puissance de leur intelligence, par leur énergie, par la forme saisissante dont ils savent revêtir leurs conceptions, par la durée et la grandeur de leurs œuvres, ils forcent l’attention des hommes, et déterminent parmi eux des impressions et des réflexions qui conservent, fixent et développent les vues nouvelles qu’ils ont apportées.

Enfin, l’on peut dire que la vie humaine tout entière est faite d’essais, d’épreuves, d’expériences, qui, en quelque sorte automatiquement, distinguent et dégagent les idées justes, belles et fécondes, de celles qui sont indignes et incapables de vivre. L’histoire est une dialectique. Elle provoque les solutions concevables, critique ces solutions, et retient celles qui résistent à ses objections.

Et ainsi, par des voies multiples, la morale semble, dans nos sociétés, progresser d’elle-même.

Peut-on, toutefois, assimiler réellement le travail qui engendre ce progrès au jeu mécanique de forces données ? N’y a-t-il ici autre chose que la production automatique d’un état d’équilibre plus stable entre des élémens préexistans ? ou surgit-il des inventions véritables, des créations, effectivement propres à grandir la dignité, à enrichir l’essence de la nature humaine ?

Il est clair que l’idée de progrès en matière morale implique, non seulement un arrangement plus ou moins nouveau des notions préexistantes, mais la conception d’un idéal plus élevé, ainsi que de moyens destinés à réaliser cet idéal. Or ce sens du mot progrès devient une pure illusion, si l’homme ne dispose que des élémens d’action qui lui sont fournis par le réel donné. En croyant faire mieux, l’homme fait simplement autre chose. Il perfectionne l’industrie morale, au sens où il perfectionne l’industrie matérielle. Il accroît mathématiquement sa puissance et ses moyens d’action, mais il ignore le problème des fins, qui pourtant est le tout du problème moral.

Pour combler cette lacune sans faire intervenir aucun principe d’apparence surnaturelle, le moyen généralement employé a consisté, de tout temps, à invoquer le progrès nécessaire des lumières, et son influence sur le progrès moral. Doctrine cent fois réfutée, combattue notamment par Rousseau avec un retentissement incomparable ; sans cesse renaissante pourtant, parce qu’elle a ce double avantage, d’éliminer le mystère, et de nous garantir que le progrès moral se fera de lui-même, sans que nous ayons besoin de peiner pour le réaliser, puisqu’il n’est autre chose qu’un effet mécanique des lois naturelles.

Quels que soient pourtant les progrès extraordinaires des sciences, on ne voit pas comment ils pourraient jamais, à eux seuls, engendrer le progrès des idées morales. S’agit-il des sciences physiques ? Plus nettement aujourd’hui que jamais, ces sciences n’enseignent que ce qui est et non ce qui doit être ; elles considèrent les faits et leurs rapports entre eux, non l’idéal et son mariage avec la réalité. A-t-on en vue ce qu’on appelle les sciences morales ? Ces sciences ont un caractère hybride : elles ne se constituent comme sciences qu’en réduisant artificiellement en concepts et en insérant a priori dans l’expérience des élémens qui, en eux-mêmes, sont irréductibles au concept et à l’expérience : à savoir les principes propres de la morale, les idées de devoir, de bien, de conscience, de liberté.

La science, comme telle, demeure impuissante à assurer le progrès de la législation et de la vie morales. Malgré tout l’enthousiasme de notre génération pour la science, cette impuissance est aujourd’hui assez généralement reconnue ; et l’on voit les savans eux-mêmes, lorsqu’ils réfléchissent en philosophes sur ces matières, chercher en dehors de la connaissance pure et simple les fondemens du progrès moral.

Ce que l’instruction ne suffit pas à fournir, plusieurs pensent le trouver dans les effets de la loi naturelle de l’adaptation, en tant que cette loi s’applique nécessairement aux rapports de l’individu avec la société dont il fait partie. N’y a-t-il pas, disent-ils, dans cette adaptation, que la vie elle-même impose et réalise chaque jour davantage, un principe de progrès, répondant de tout point aux exigences de notre conscience et de notre raison ?

Certes, le progrès moral est une adaptation, mais ce n’est pas l’adaptation à une chose donnée, cette chose fût-elle la société. L’humanité, en poursuivant le progrès moral, veut s’adapter à quelque chose de supérieur à elle. Si la morale prescrit l’adaptation de l’individu à la société, c’est qu’elle voit dans la société un être qui vaut plus que l’individu. Ce n’est pas la société, c’est la perfection, qui est le modèle. La société est pour ses membres une fin morale, parce qu’elle comporte une perfection supérieure à celle dont ses membres, comme individus, sont capables. C’est donc à la société idéale bien plus qu’à la société réelle, que la conscience de l’individu a le devoir de s’adapter.

Et la société idéale elle-même n’est pas le terme de l’effort moral. L’ambition de l’homme, en ce domaine, ne va à rien de moins qu’à conférer à ses actions, à ses sentimens, à ses pensées, une valeur absolue. C’est, par-delà toute réalisation visible de l’être, vers l’auteur même de l’être et de la perfection, que l’homme se tourne, plus ou moins consciemment, lorsqu’il cherche l’objet auquel il doit adapter sa vie pour lui donner vraiment un caractère moral.


De toutes parts, donc, l’examen des conditions de la morale mène au même résultat. La morale traditionnelle, la morale, peut, en fait, se constituer comme système de préceptes, être efficace, progresser, sans invoquer, explicitement, d’autres principes que ceux qu’elle porte en elle. Mais ces principes, que l’abstraction dégage, sont, en réalité, des postulats. Et si l’on veut que ces postulats n’apparaissent pas comme de simples faits, fortuits et sans valeur, il faut dépasser la sphère de la morale proprement dite, et chercher s’il n’existe pas, pour la vie de lame, quelque domaine plus intérieur encore que la conscience de l’individu. La morale, comme discipline, tire d’elle-même ses principes ; mais principe n’est pas fondement, théorie n’est pas réalité. Sur quoi se fondent les principes de la morale ? Où trouvera-t-elle les forces dont elle a besoin pour être une réalité vivante ?


III

Quelles sont, au juste, ces dispositions secrètes de l’esprit, qui lui permettent, observant le monde, d’y découvrir un rapport à la moralité, comme le savant, apportant à l’étude des phénomènes l’idée de loi naturelle, en, forme un objet proportionné à son intelligence ?

Qu’est-ce qu’affirmer le devoir ? Ce n’est pas constater la liaison invariable d’un fait avec un autre fait, ou d’un moyen avec une fin donnée. Le devoir dépasse la finalité comme le mécanisme. Il est impératif ; il dit : Fais ceci, ne fais pas cela. — Pourquoi ? — À cette question, certes, on peut donner bien des réponses plausibles. Aucune cependant n’est assez forte pour lier réellement la volonté. Un homme qui entendrait sérieusement ne se décider que d’après les données de la science positive pourrait toujours protester qu’il ne voit pas sur quoi peut bien reposer une obligation morale. Le devoir n’est pas chose de science, mais de croyance. Il implique un risque, un pari, une affirmation que ne peuvent ébranler les plus évidens démentis de l’expérience. Il implique un acte de foi.

La foi ne va pas sans un objet. Croire, c’est croire à quelque chose. L’objet de la foi morale est à la fois double et un.

La foi morale s’adresse à un idéal, que l’on a coutume de désigner par le nom de Bien. Cet idéal est étrange, car il paraît en contradiction avec les conditions de l’action dans notre monde. Le bien, selon l’ordre visible, a sa condition dans le mal. Créer, c’est détruire ; et, pour que les uns soient libres et bons, il faut, en notre monde, livré à lui-même, que les autres soient mauvais et servent. L’idéal moral est ce paradoxe énorme, que le bien peut et doit être fait avec du bien, et non avec du mal ; que la fin ne justifie pas les moyens ; que les moyens, eux aussi, sont des fins ; ou plutôt, qu’il n’y a ni moyens ni fins, mais que tous les actes ont en eux-mêmes une valeur absolue, et doivent être également bons. Le second objet de la foi morale, c’est la réalisation possible de cet idéal paradoxal. Le bien ne doit pas demeurer une pure idée, simple occasion de contemplation esthétique ou de ravissement mystique : il ne doit pas dédaigner l’existence, sous prétexte de rester immaculé. Il doit se concilier avec l’être, l’admettre, l’engendrer. Serait-il vraiment le parfait, s’il ne pouvait exister ?

Perfection idéale, existence nécessaire, tel est l’objet de la foi morale : objet double et un tout ensemble, car l’essence et l’existence y sont à la fois distinguées et identifiées. Cette transfiguration morale de la nature n’est ni ne peut être pour nous un fait d’expérience. C’est, selon un mot de Platon, une noble espérance : ἐλπὶς μεγαλὴ (elpis megalê), dont il convient de nous enchanter : χρῆ τὰ τοιαῦτα ὥσπερ ἐπᾴδειν ἑαυτοῶ (chrê ta toiauta hôsper epadein heautô).

Enfin, si la morale doit être pour nous autre chose qu’un code abstrait, ou une discipline qu’on nous impose par la force ou par la ruse, il faut qu’il y ait en nous quelque penchant qui nous porte vers elle. Il faut, comme le supposait Socrate, que l’homme, s’il voit le bien, le veuille. Mais la volonté toute nue est ici insuffisante. N’est-ce pas tout aussi bien vouloir, que se vouloir et vouloir le mal ? Pour vouloir telle chose déterminée, il faut y participer déjà. S’unir, c’est se réunir. Donc, la volonté du bien, pour être possible, suppose quelque affinité du cœur de l’homme avec l’idéal. La morale nous serait étrangère, et ne serait pas notre perfection, si nous n’en désirions pas, au plus profond de nous-même, la vérité et la réalisation.

Et puis, l’œuvre morale, qui est l’accomplissement du bien, ne saurait évidemment être exécutée par un individu isolé, mais exige la collaboration des hommes. Or, cette collaboration ne réalisera la puissance qu’elle comporte que si elle est vivante, intime, fondée sur l’affection mutuelle. La force peut être organisée, matérialisée, employée par l’intelligence, mais c’est du cœur qu’elle vient. Pour que la morale soit, il faut que l’homme, non seulement croie et espère, mais aime.

Qu’est-ce maintenant que ces dispositions profondes de l’âme, que suppose la morale ? Peut-on dire qu’elles soient des manières d’être données, des propriétés naturelles de l’homme ?

Certes, ces dispositions sont naturelles, en ce sens qu’elles se manifestent dans la nature et se traduisent en phénomènes empiriquement observables. Mais à ce compte, tout est naturel. The art itself is nature, comme dit Shakspeare. Reste à savoir si, considérée, en ce sens, dans tout ce qui s’y manifeste, la nature se suffit et n’est que nature. Nature is supernatural, disait Elizabelh Browning. Et Pascal : « L’homme passe infiniment l’homme. » Au sens strict et naturaliste du mot, la nature n’est autre chose que l’ensemble des choses qui ont été, sont ou seront perceptibles par les sens. Elle ne saurait donc fonder la foi, l’espérance et l’amour que la morale présuppose. Car cette foi porte sur des objets qui, matériellement, ne sont pas ; cette espérance conçoit comme possible la réalisation de fins indifférentes à la nature, par des moyens que la nature semble exclure. Et cet amour, assez fort pour persuader à l’individu de se donner, de se sacrifier, ne saurait se fonder, ni sur l’instinct de l’individu, qui est de se faire le centre du monde, ni sur le droit d’autrui, qui n’a pas plus de valeur que le nôtre propre. L’amour ne peut venir que d’en haut :


Das Ewig-Weibliche
Zieht uns hinan.


Qu’est-ce que l’amour de l’enfant pour ses parens, sinon une répercussion de l’amour des parens pour leur enfant ?

Supranaturelles, en tant que le mot nature est pris dans son sens strict et scientifique, les conditions premières de la vie morale répondent à l’idée que, communément, les hommes se font de la religion.

Si, de tout temps, la religion a exercé une si profonde influence sur la vie, les sentimens, les actions des individus et des sociétés, c’est, apparemment, qu’elle est une énergie, une chose vivante, et non pas seulement un système de formules et d’abstractions ; elle ne concerne pas seulement le penser, mais l’être. Elle est, essentiellement, un moteur, une source d’amour, de volonté, de force. Et, si elle demeure suspecte à la science, en dépit de tant d’efforts de conciliation, n’est-ce pas qu’elle vit d’élémens que la science, comme telle, ne connaît pas, ou ne peut faire rentrer dans ses cadres ?

Or tels sont précisément la foi, l’espérance et l’amour que demande la morale. La foi morale est une détermination de la volonté qui se rapporte au devoir ; et le devoir implique un objet supérieur, en face duquel l’attitude de l’homme est le respect, la vénération, l’obéissance. L’espérance morale est une détermination de l’intelligence par où elle conçoit cela même que le langage traditionnel appelle Dieu, à savoir l’union immédiate de la perfection et de l’existence. Et l’amour qu’enveloppe la morale est une détermination du sentiment qui dépasse la puissance purement naturelle de la volonté. On aime comme on peut, non comme on veut : ainsi parle la nature. Le commandement d’aimer, s’il a un sens, vient d’une puissance plus haute que la nature livrée à elle-même.

Et, en fait, si l’on considère un certain phénomène historique qui, communément, est tenu pour une religion, je veux dire le christianisme, on y voit mises au premier rang les trois vertus que suppose la morale.

« Nous ne cheminons pas à la lumière des sens, mais de la foi, » dit saint Paul (2 Cor., V, 7). Jésus, en effet, réprimandait en ces termes les incrédules qui, des choses divines, demandent des preuves visibles : « Si vous ne voyez des signes et des miracles, vous ne croyez pas… Heureux ceux qui, ne voyant pas, croient ! » (Saint Jean, IV, 48 ; XX, 29.)

« Que ton règne vienne ! Que ta volonté se fasse sur la terre comme elle est réalisée au ciel ! » lisons-nous dans la prière enseignée par Jésus à ses disciples. Cette prière n’implique-t-elle pas que Dieu est essentiellement la volonté efficace du Bien ?

Enfin le Dieu de l’Évangile est amour ; et son amour, descendant dans l’âme de ceux qui se tournent vers lui, devient l’amour des hommes les uns pour les autres. « L’amour, dit saint Jean (1 Jean IV, 7 sqq.), vient de Dieu… Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est accompli en nous. »

Si la morale réelle, vivante, efficace, capable de progrès indéfini, contient des élémens auxquels il faut reconnaître un caractère religieux, il ne s’ensuit pas qu’elle rentre purement et simplement dans la religion. Il y a dans les religions nombre d’élémens auxquels la morale proprement dite n’est pas nécessairement liée : ce sont les déterminations particulières des dogmes et des rites. Est-ce à dire que l’attitude qui sied à la morale, au sujet de ces élémens, soit l’indifférence pure et simple, ou même l’hostilité ?

Bien que les dogmes et les rites ne se confondent pas avec l’essence de la’ religion, ils n’en sont pas moins indispensables pour que la religion soit saisissable à notre conscience, et communicable parmi les hommes. Certes, le mot n’est pas la pensée ou le sentiment, il n’en est que le symbole : quelle n’est pas cependant son influence sur le sentiment et sur la pensée ! Le mot nous opprime, mais le mot nous affranchit. L’esprit inerte aligne des mots, et les prend pour des idées. L’esprit actif traduit ses idées en mots, pour les arrêter au passage, les définir, les approfondir, en disposer, et les faire, à son gré, pénétrer dans sa substance et s’y muer en forces vivantes. « Penses-y bien et souviens-toi ! » Cette excellente maxime de Leibnitz n’est réalisable que par les mots. Au commencement était la parole. Par elle, l’idée a commencé d’être et d’agir.

C’est pourquoi l’élément positif de la religion fait réellement corps avec elle ; et si, comme tout langage, il doit s’adapter au degré et au genre de culture des esprits auxquels il s’adresse, il est, comme le langage, nécessaire à l’esprit, si celui-ci veut être et agir dans notre monde.

La morale est donc indirectement intéressée dans la partie positive des religions Elle s’y relie, en tant que cette partie vise à traduire le contenu spirituel de la religion, à la fois le plus fidèlement possible, et dans le langage le plus propre à se faire écouter de l’homme actuel.

Quel est donc au juste le rapport de la morale à la religion ?

La religion est l’élan de l’âme qui, se retrempant aux sources de l’être, conçoit un idéal transcendant et acquiert, pour y tendre, des forces dépassant la nature. Elle est essentiellement créatrice de modèles d’existence, et d’énergies capables de les réaliser. Elle se reconnaît à ce signe qu’elle va du devoir au pouvoir, et non du pouvoir au devoir. Nemo ultra posse tenetur : voilà le cri de la pure nature. Ce que tu dois, tu le peux : c’est la bonne nouvelle que nous apporte la religion. L’action de la religion dans une société se traduit par l’apparition de types et d’exemples de perfection qui dépassent les formes données. Et le principe et le moyen de propagation de ces modes d’existence c’est la communion des hommes en Dieu.

La morale est l’effort de la raison pour formuler en termes intellectuels ces créations d’une vie supérieure, et pour en dégager les règles applicables à tous les membres d’une société donnée, et même à tous les hommes sans exception. Si le mot de la religion est : perfection, celui de la morale est : universalité. « Soyez parfaits comme votre père céleste est parfait : » tel est le commandement de l’Évangile. « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse servir de principe pour une législation universelle : » c’est la formule de Kant.

On ne peut nier qu’il n’y ait, entre la morale et la religion, une occasion de divergence. La sainteté ne peut guère être, en fait, que le propre de quelques-uns ; le degré de perfection réalisable par l’universalité des hommes a peu de chance d’être élevé. Aussi de tout temps les Églises ont-elles eu une tendance à professer la doctrine du petit nombre des élus. Mais la morale se refuse à considérer comme perfection véritable un état que l’on n’acquiert et ne conserve qu’en se préservant du contact de la foule, et en dédaignant les tâches humaines les plus essentielles, pour se créer une vie et une destinée dans un monde autre que le nôtre. Vertu, sainteté : ces deux termes sont-ils conciliables ou incompatibles ? Tel est le problème.

Ces deux termes sont conciliables, s’ils sont conçus, non en opposition abstraite, mais en relation concrète l’un à l’égard de l’autre. La sainteté peut être, non une évasion hors de la nature, mais la plus haute identification possible de la nature elle-même avec l’idéal où l’esprit aspire : en sorte que l’effort des âmes pieuses soit, non de s’isoler, mais de s’unir aux autres âmes, pour travailler en commun à une œuvre qui, en effet, ne peut s’accomplir que par une action commune.

Et réciproquement, l’universalité que prétend la morale n’implique pas nécessairement l’accommodation du devoir à la médiocre capacité actuelle de la majorité des hommes. La quantité de puissance de l’homme n’est pas quelque chose de donné : elle n’est jamais connue qu’après l’action, et la source en est inaccessible. Le devoir doit être déterminé, non d’après le pouvoir supposé des hommes, mais d’après les injonctions de leur raison. Ainsi conçu, il implique entre les hommes égalité de fin, mais non de puissance actuelle, et il n’exclut nullement entre eux l’inégalité de fait. Et c’est précisément une partie essentielle de la vertu, de travailler à diminuer cette inégalité, en tendant la main aux moins avancés.

Religion et morale doivent concourir, loin de s’exclure. De la religion procèdent, comme d’un principe de vie et de création, les conceptions idéales de la destinée humaine, les enthousiasmes généreux, les élans vers l’inconnu, les énergies profondes et inlassables à la poursuite d’une perfection surhumaine, qui soulèvent l’humanité et l’engagent en des luttes sans fin avec les choses et avec elle-même. La morale est la réflexion de la raison sur les manifestations de l’enthousiasme religieux, et la détermination des règles de conduite exprimant celles de ces manifestations qui sont actuellement en vigueur parmi la généralité des hommes cultivés.

Le rapport qui existe entre la morale et la religion ne peut être ramené, ni à une simple coexistence de fait, ni à une identité ou à une contradiction conceptuelle : c’est un rapport souple et vivant, analogue à ceux que de nombreux esprits cherchent aujourd’hui à définir en scrutant l’idée de solidarité. Morale et religion ont une existence distincte. En un sens, chacune d’elles est un tout : la morale peut s’enseigner sans que soit mentionnée la religion ; de même que la religion, pour unir les âmes entre elles par leur communion avec Dieu, n’a pas besoin des formules abstraites de la science morale : la vie, par elle-même, communique la vie. Mais, d’autre part, la religion crée la matière sur laquelle s’exerce le travail critique de la morale ; et la morale met en relief les côtés de la religion les plus propres à se fixer dans l’universalité des consciences humaines. Il y a donc bien, entre l’une et l’autre, liaison, en même temps que distinction. Comprendre et définir ces rapports vivans et concrets, qui dépassent la portée de notre science et de notre logique, est la tâche de la pensée philosophique proprement dite.


Ces remarques ne démontrent, ni ne tendent à démontrer, que l’homme est contraint, par la nature des choses ou par sa constitution, d’adhérer aux principes de la morale et de la religion. Il est concevable qu’un homme vive sans s’attribuer les destinées, sans s’imposer les devoirs, que représentent les mots de religion et de morale. Il suffit, pour cela, qu’il ne connaisse, de sa nature, que le côté proprement animal. Être moins qu’on ne peut être n’implique autre chose qu’un moindre effort, lequel n’offre aucune difficulté. Et il est certain que vouloir se dépasser, c’est s’engager dans une aventure qui, malgré toutes les bonnes raisons qu’on peut alléguer, demeure, selon la forte expression de Pascal, un pari. Mais ce qui paraît démontrable, c’est qu’opter pour la morale, et non pour l’instinct, opter pour la morale classique, rationnelle et impérative, et non pour une technique morale qui ne serait que l’application industrielle d’une science positive des mœurs, implique un ensemble de postulats où l’on reconnaît certains élémens essentiels des religions.

S’ensuit-il que l’humanité doive, quelque jour, renoncer à ses croyances morales, de même que, selon plusieurs, elle commence à délaisser ses croyances religieuses ?

Il n’est nullement prouvé que l’humanité se déprenne de la religion. Derrière les mots, il convient de regarder aux choses. Or nous voyons, en ce moment, les sociétés humaines se passionner pour des objets tels que : la réalisation, parmi tous les hommes, des conditions d’une vie libre, humaine et heureuse ; la substitution, parmi les peuples, du droit moral au droit du plus fort ; d’une manière générale, la fusion de la justice et de la bienfaisance, de la loi et de la bonté, de la solidarité et de la liberté, de la science et de l’amour. Ces objets ne s’imposent nullement à l’esprit en vertu de l’expérience toute nue. Ils sont la projection, dans le cadre de notre monde, d’une aspiration vers l’idéal qui, actuellement même, grandit au fond des âmes, et qu’il n’est que juste de rapporter au sentiment religieux. Car il serait vain de croire que l’on comprend et démontre ces objets, parce que l’on répète journellement les phrases qui les désignent. Il ne suffit pas d’accoupler les mots pour percevoir des rapports entre les choses. Rechercher et la science et la bonté, et vouloir leur union, c’est faire un acte de foi, c’est espérer la réalisation d’un idéal transcendant, c’est aimer.

La lutte à outrance entre la morale et la religion n’est donc pas, dans notre société même, la seule solution qui se conçoive du problème de leur relation. Que la morale prenne conscience des postulats qu’elle implique ; que, non contente de classer et systématiser ses principes logiques, elle réfléchisse sur ses fondemens et ses conditions de réalisation ; qu’elle songe à être, et non pas seulement à connaître : et elle aura, à l’égard de la religion, une attitude tout autre que l’hostilité. Sans doute, elle pourra se présenter comme une discipline distincte, et professer ce qu’on appelle la neutralité. Mais cette neutralité, loin de viser, ouvertement ou subrepticement, à faire concevoir la croyance en Dieu comme absurde, maintiendra ouvertes les voies de l’âme par où pénètrent les croyances religieuses. Elle ne sera pas seulement tolérante, comme on l’est envers un esprit que l’on juge borné ou égaré, et à qui on accorde quelque délai pour s’élever jusqu’à nous : elle professera un respect sincère pour des croyances au fond desquelles elle reconnaîtra une orientation de l’âme vers la vérité. Et ce respect lui-même sera, doublé de la sympathie que, selon une parole inoubliable, tout ce qui est humain doit éveiller dans le cœur d’un homme.

De son côté, la religion, si elle reste fidèle à ses traditions les plus hautes, consistera essentiellement dans la vie libre, généreuse et féconde de l’esprit, dans l’effort pour promouvoir, par la communion des âmes sous l’action divine, l’avènement du royaume de Dieu, c’est-à-dire l’avènement du règne de la justice et de l’amour, au sein de notre monde. Et les parties visibles et extérieures de la religion, en même temps qu’elles continueront à traduire le divin dans la langue des hommes, seront constamment rapprochées de la partie invisible, et interprétées d’après ce rapprochement même, de peur que la lettre, sous l’influence de la loi naturelle de l’habitude, ne se substitue à l’esprit.

Alors viendra, tôt ou tard, une heure où la morale et la religion, démêlant leur solidarité profonde, s’étonneront de s’être combattues, comme deux personnes qui, après s’être crues ennemies sur de fausses apparences, s’aperçoivent, venant à se mieux connaître, qu’elles étaient d’accord sur les points essentiels. Il est étrange à quel point, nos yeux s’étant dessillés, toutes choses, parfois, nous apparaissent sous un jour nouveau, en sorte que nous ne comprenions plus pourquoi tel objet, telle personne nous inspiraient une répulsion insurmontable. Ce n’est pas seulement dans la fiction, mais encore dans la réalité, que certains drames, gros de catastrophes, se dénouent par une scène de reconnaissance.


EMILE BOUTROUX

  1. Rationalisme et Tradition, par Jean Delvolvé, Paris, Alcan, 1910.