Montesquieu (Albert Sorel)/CHAPITRE VII

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 115-134).

CHAPITRE VII

L’ESPRIT DES LOIS : LES CLIMATS, LES LOIS CIVILES,
LE DROIT DES GENS, LES LOIS ÉCONOMIQUES ;
LA THÉORIE DES LOIS FÉODALES.

Il n’y a point de partie de l'ouvrage de Montesquieu qui ait été plus critiquée, surtout par les contemporains, que celle où il traite des lois dans le rapport quelles ont avec la nature du climat. Cette théorie, disait Voltaire, est prise de Chardin, et n’en est pas plus vraie. Chardin ne la présentait d’ailleurs que sous forme de digression, dans le chapitre consacré au « Palais des femmes du roi ». Il renvoyait à Galien, qui s’était inspiré lui-même d’Hippocrate. L’idée n’était point nouvelle, et il a fallu, pour s’étonner de la voir reprise par un historien des institutions, vivre dans un siècle où ceux qui se piquaient de légiférer d’après le droit naturel, commençaient par éliminer de leurs spéculations les éléments les plus naturels de la nature : l’air, le sol, le pays, la race. L’erreur de Montesquieu n’est pas d’avoir recherché l'influence de ces éléments, c’est de n’en avoir considéré qu’un seul et ne l’avoir considéré qu’avec des données très incomplètes. Ses notes sur les climats, recueillies au hasard et très arbitrairement rapprochées, remplies de faits incertains, semées de paradoxes et d’observations ingénieuses, auraient fourni l’étoffe d’un aimable essai à la Montaigne. Montesquieu a prétendu en tirer un système, et tout l’échafaudage s’est écroulé.

On a trop beau jeu à ramasser les débris et à déterminer la cause des fractures. « Le gouvernement d’un seul se trouve plus souvent dans les pays fertiles, et le gouvernement de plusieurs dans les pays qui ne le sont pas » : le gouvernement parlementaire s’est fondé dans un pays de riche agriculture ; les sablonnières de l’Allemagne du Nord y sont jusqu’à ce jour demeurées impénétrables. Le climat froid, ajoute Montesquieu, produira avec plus de force, plus de confiance en soi, plus de connaissance de sa supériorité, c’est-à-dire moins de désir de la vengeance ; plus d’opinion de sa sûreté, c’est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique et de ruse. Voilà bien des vertus pour la gelée et pour l’humidité ! elles les engendrent peut-être toutes, mais elles les ont rarement associées. Les premières qualités, — la force, la confiance l’esprit d’entreprise, — vont bien ensemble, et j’y reconnais les Normands, les Anglo-Saxons et les Germains ; mais la suite me déroute, et, pour ne citer que des vérités acquises et des proverbes, je ne m’explique plus ni la sapience des Normands, ni la perfidie d’Albion, ni les querelles d’Allemand. La chaleur produit, un peu plus loin, chez les Asiatiques, tous les effets qu’il faudrait attribuer au froid chez les Russes. Je n’insiste pas. Il suffit d’avoir montré, dans ces imprudences, un côté du caractère de Montesquieu, celui où, pour entrer dans ses vues, on est porté à soupçonner l’influence du climat fantasque de la Gascogne.

Montesquieu n’a, pour dire vrai, jeté sur cette partie de la nature qu’un regard de curieux, regard indiscret et dérobé. Il n’a pas vu que ces diverses conditions des sociétés humaines, climat, pays, race, — la dernière bien incertaine et confuse dans ses données, les deux autres fort précaires dans leurs effets et saisissables seulement dans les ensembles et dans les masses, — ne sont encore que des causes premières, vagues et inaccessibles ; mais il en résulte des causes secondes qui produisent, en accumulant leurs effets, les éléments réels et vivants des phénomènes sociaux, c’est-à-dire les mœurs, les passions, les préjugés, les instincts, le caractère national, en un mot, des individus et celui des peuples que ces individus composent. Montesquieu n’était point tenu de connaître une science qui en est encore à instituer ses méthodes, à débrouiller ses collections et à chercher ses frontières ; mais il en a discerné le principal objet lorsqu’il a écrit : « Ce sont les différents besoins dans les différents climats qui ont formé les différentes manières de vivre ; et ces différentes manières de vivre ont formé les diverses sortes de lois. » Cette vue lui a suffi pour éclairer sa route, et, parmi nos plus érudits anthropologistes modernes, il n’en est pas un dont on puisse dire qu’il ait fait faire à la connaissance de l’homme social plus de progrès que Montesquieu.

Il considère les lois civiles, « dans le rapport qu’elles doivent avoir avec l’ordre des choses sur lesquelles elles statuent » : vaste tableau des efforts des hommes pour organiser les sociétés humaines. Ces chapitres mériteraient, beaucoup mieux que l’ouvrage de Voltaire, le titre d’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. De ce voyage qu’ils font l’un et l’autre à travers les annales de l’humanité, Voltaire dresse, comme on l’a dit très bien, « la carte sommaire » ; Montesquieu en compose le livre de raison. Il voit en profondeur ce que Voltaire n’a aperçu qu’en surface. Voltaire ne cherche point les « rapports nécessaires » des choses, il se plaît à signaler partout l’ouvrage du hasard : dans son acharnement à proscrire Dieu de l’histoire, il en bannit la logique, la conséquence, la conscience, et le jugement humain. Montesquieu les y ramène.

Il donne des conseils excellents sur la manière de composer et de rédiger les lois. On relèvera, dans les chapitres sur le droit privé, ses vues sur le divorce, dont il est partisan ; sur la contrainte par corps, qu’il veut supprimer en matière civile ; sur l’état civil, dont il est un des promoteurs ; sur l’expropriation, dont il a posé le principe. Il faut lui faire grand honneur de ses idées sur l’esclavage. Il n’était point inutile d’en signaler l’abus et d’en montrer les dangers, notamment dans une démocratie. La république des États-Unis s’est formée avec l’esclavage ; elle ne s’en est affranchie qu’après un siècle d’expériences et après une lutte où elle a failli sombrer. Une révolution a été nécessaire pour supprimer l’esclavage dans les colonies françaises. Il a fallu la grande lassitude des gouvernements après l’Empire et la grande trêve de Vienne, en 1815, pour que l’Europe officielle s’inquiétât des noirs et entendît l’appel que lui adressait Montesquieu plus d’un demi-siècle auparavant, « De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains, disait-il en sa mordante ironie. Car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ? »

Les princes d’Europe ont écouté ce conseil d’humanité ; ils ont méconnu les conseils de sagesse que leur a donnés Montesquieu dans les chapitres sur le Droit des gens. On en est encore, sur cet article, à choisir entre un droit idéal que les spéculateurs déduisent dans l’abstraction de l’école, et une jurisprudence réaliste que les politiques suivent dans le monde. Voltaire la qualifiait de « jurisprudence des voleurs de grands chemins », et Montesquieu, toujours plus déférent envers la nature humaine et plus respectueux du décorum politique, la définit « une science qui apprend aux princes jusqu’à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs intérêts ».

Y a-t-il autre chose ? se demandait Voltaire dans son dialogue sur Hobbes, Grotius et Montesquieu. Existe-t-il un droit des gens ? — « J’en suis fâché, répond un des interlocuteurs ; mais il n’y en a point d’autre que de se tenir continuellement sur ses gardes. Tous les rois, tous les ministres pensent comme nous ; et c’est pourquoi douze cent mille mercenaires en Europe font aujourd’hui la parade tous les jours en temps de paix. Qu’un prince licencie ses troupes, qu’il laisse tomber ses fortifications en ruine, et qu’il passe son temps à lire Grotius, vous verrez si, dans un an ou deux, il n’aura pas perdu son royaume. — Ce sera une grande injustice, — D’accord. — Et point de remède à cela ? — Aucun, sinon de se mettre en état d’être aussi injuste que ses voisins. Alors l’ambition est contenue par l’ambition ; alors les chiens d’égale force montrent les dents et ne se déchirent que lorsqu’ils ont à disputer une proie. » Voilà où en était la sagesse de l’Europe au milieu du XVIIIe siècle.

C’est encore le dernier mot de la sagesse du XIXe, après cent cinquante ans d’expérience de plus : on a sacrifié de nouveaux millions d’hommes sans avoir avancé d’un pas. Les empiriques qui ont charge de nations, en sont restés, dans leur hygiène politique, aux terribles saignées à la Broussais. « Chaque monarque, écrivait Montesquieu, tient sur pied toutes les armées qu’il pourrait avoir si ses peuples étaient en danger d’être exterminés ; et on nomme paix cet état d’effort de tous contre tous. Aussi l’Europe est-elle si ruinée, que les particuliers qui seraient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n’auraient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses et le commerce de tout l’univers ; et bientôt, à force d’avoir des soldats, nous n’aurons plus que des soldats, et nous serons comme des Tartares. »

Montesquieu ne s’y résigne point ; il cherche un remède et il le cherche dans la nature même du mal. Il ne se place point en dehors du monde réel. Il y entre, il s’y mêle, il le voit, non tel que ce monde devrait être, mais tel que ce monde est et se comporte. « En Europe, les nations sont opposées du fort au fort ; celles qui se touchent ont à peu près le même courage. C’est la grande raison… de la liberté de l’Europe. » Le respect du droit y résulte non de la conciliation des vues, mais de l’opposition des forces. « Les princes, qui ne vivent point entre eux sous des lois civiles, ne sont point libres ; ils sont gouvernés par la force ; ils peuvent continuellement forcer ou être forcés… Un prince, qui est toujours dans cet état dans lequel il force ou il est forcé, ne peut pas se plaindre d’un traité qu’on lui a fait faire par violence. C’est comme s’il se plaignait de son état naturel. » La force dispose même de la réputation des peuples : « Ce ne fut que la victoire qui décida s’il fallait dire la foi punique ou la foi romaine. » La guerre est le fond de ces rapports barbares : on fait la guerre pour attaquer, on la fait pour se défendre, on la fait pour conquérir, on la fait pour prévenir l’attaque qu’on redoute et pour éviter la conquête dont on se croit menacé. Tout en ce prétendu droit se ramène à l’intérêt.

L’intérêt en est la seule sanction. La guerre n’est pas un droit, elle est un acte de force ; la conquête ne crée aucun droit par elle-même. « C’est à un conquérant à réparer une partie des maux qu’il a faits. Je définis ainsi le droit de conquête : un droit nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse toujours à payer une dette immense pour s’acquitter envers la nature humaine. » C’est à ces conditions seulement que la conquête se justifie et qu’il en résulte un droit du conquérant sur le peuple conquis. Le conquérant gagne ce peuple en le gouvernant bien. Par suite, il y a une limite naturelle à la conquête : la faculté d’assimilation. On ne doit conquérir que ce qu’on peut garder et s’identifier. Les États ont leurs proportions : on ne doit point dépasser les limites du territoire que l’on peut gouverner sans épuiser les forces et sans ruiner le principe du gouvernement.

Toutes les règles du droit des gens se ramènent à cette maxime et se résument en ce précepte : « que les diverses nations doivent se faire, dans la paix, le plus de bien, et dans la guerre, le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts. » Il suffit de rapprocher ces aperçus de Montesquieu de la pratique des États, pour montrer combien les politiques sont encore loin de compte avec l’humanité, le bon sens et l'expérience.

Montesquieu n’a guère fait que d’ouvrir des vues sur ce grand sujet qu’il dominait de si haut ; il s’est complu, au contraire, dans des considérations économiques où la conjecture a trop de part, et où les faits, incomplètement observés et comme amoncelés autour de lui, offusquent ses yeux et l’égarent trop souvent. Son plus grand mérite, ici, est d’être arrivé le premier et d’avoir, avant Adam Smith, essayé de donner une forme scientifique aux problèmes de l’économie d’État.

Le morceau capital et le plus durable de cette partie de l'Esprit des lois est l’histoire du commerce que Montesquieu y a intercalée : elle est d’une large disposition et s’avance d’un beau flux. C’est une étude sur le progrès des relations entre les sociétés humaines et un grand chapitre détaché de l’histoire de la civilisation. On y voit le commerce sortir peu à peu « de la vexation et du désespoir » pour arriver à la sécurité. Mais au prix de quelles expériences sanglantes et atroces, comme la proscription des juifs et celle des huguenots en France, est-on venu à cette conclusion qui confirme, par les leçons de l’intérêt, toutes les leçons de la politique ? « C’est une expérience reconnue, qu’il n’y a plus que la bonté du gouvernement qui donne de la prospérité. »

La théorie de Montesquieu sur le commerce repose sur une distinction très subtile entre « le commerce de luxe », destiné à fournir aux nations ce qui flatte leur orgueil — commerce des grands États monarchiques, — et « le commerce d’économie », qui vit des transports et des commissions — commerce des républiques et des pays peu étendus. Bien que Montesquieu découvre de la grandeur dans le commerce des Anglais, le négoce lui semble, en soi, une affaire de petit gouvernement et de petites gens. Les Romains le dédaignaient, et la monarchie française a de plus nobles soucis. Sans doute la richesse est quelque chose, et la richesse publique tend à se transformer par l’extension des valeurs mobilières. Montesquieu le discerne fort bien. Il va plus loin. « Le peuple qui possède le plus de ces effets mobiliers de l’univers, est le plus riche », dit-il. Mais il n’envie point cette supériorité pour sa patrie. Honneur et richesse, c’est-à-dire honneur et commerce, ne sauraient aller de pair : j’entends cet honneur féodal qui est le principe du gouvernement monarchique.

Quant à l’autre, l’honneur populaire ou bourgeois, Montesquieu estime, au contraire, que cet honneur est l’âme et le soutien du négoce. S’il opine sur le commerce en parlementaire, avec ses préjugés, il en décide en bon magistrat. Ses considérations sur les dangers de la spéculation et du jeu substitués au travail des affaires, sur la nécessité de maintenir dans sa rigueur la législation sur les faillites, méritent d’être d’autant plus méditées que les faits ont plus fortement justifié ses prévisions. Il a des données fort justes sur la liberté du taux de l’intérêt et sur le change.

Quelques lignes de lui posent plus clairement qu’on ne l'a jamais fait le problème des tarifs et celui des traités de commerce. L’insoluble conflit de la protection et du libre échange est ramené à ses véritables termes, et Montesquieu indique par quelle voie il convient d’en chercher la solution : « Là où il y a commerce, il y a des douanes. L’objet du commerce est l’exportation et l’importation des marchandises en faveur de l’État ; et l’objet des douanes est un certain droit sur cette même exportation et importation, aussi en faveur de l’État. Il faut donc que l’État soit neutre entre sa douane et son commerce, et qu’il fasse en sorte que ces deux choses ne se croisent point. »

Je rapproche de ces maximes cet exemple qui les éclaire : « C’est une mauvaise espèce de richesse qu’un tribut d’accident et qui ne dépend pas de l’industrie de la nation, du nombre de ses habitants ni de la culture de ses terres. Le roi d’Espagne, qui reçoit de grandes sommes de sa douane de Cadix, n’est, à cet égard, qu’un particulier très riche dans un État très pauvre… Si quelques provinces dans la Castille lui donnaient une somme pareille à celle de la douane de Cadix, sa puissance serait bien plus grande : ses richesses ne pourraient être que l’effet de celles des pays ; ces provinces animeraient toutes les autres ; et elles seraient toutes ensemble plus en état de soutenir les charges respectives : au lieu d’un grand trésor, on aurait un grand peuple. »

Montesquieu a discerné toute la portée des relations commerciales entre les peuples : « Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes. » Des relations bien conduites et des conventions de commerce bien conclues préparent entre deux peuples les liens les plus bienfaisants ; mais le contraire n’est pas moins vrai, et l’expérience le vérifie plus fréquemment. Montesquieu semble donc avoir généralisé trop vite en affirmant que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix ». Le commerce a besoin de la paix, mais il engendre un esprit de concurrence, très âpre, très jaloux et très soupçonneux, qui pousse à des conflits aussi ardents que les rivalités politiques, et à des luttes de tarifs aussi implacables que les guerres de limites.

Si Montesquieu avait pu connaître la constitution des États-Unis, il aurait amendé, en plus d’un point, ses chapitres sur la démocratie ; s’il avait observé les mœurs des Américains, il aurait modifié plusieurs de ses vues sur le commerce. Ce n’est point qu’il ait manqué de pressentiments sur l’avenir réservé aux grandes nations industrielles. Il a observé les principales des difficultés qu’éprouvent ces nations à soutenir leurs mœurs publiques : elles doivent combattre les effets mêmes du travail qui les fait vivre : « Dans les pays où l’on n’est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent. L’esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d’un côté au brigandage, et de l’autre à ces vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu’on peut les négliger pour ceux des autres. » À titre de curiosité et pour finir sur cet article, relevons cette réflexion qui termine le chapitre du Commerce des Grecs : « Quelles causes de prospérité pour la Grèce que des jeux qu’elle donnait, pour ainsi dire, à l’univers ! » Montesquieu inventeur des expositions universelles, voilà une note piquante à ajouter à l’histoire de l’omnibus de Pascal !

On pourrait, en isolant les grands et généreux aperçus de Montesquieu sur les devoirs de la société envers ses membres, montrer en lui un précurseur du moderne socialisme d’État. « Un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille pas, » dit-il en commençant son chapitre des Hôpitaux, et il poursuit : « l’État doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé. » L’État est tenu de conjurer les crises industrielles, « soit pour empêcher le peuple de souffrir, soit pour éviter qu’il ne se révolte ». Le moyen, c’est d’ouvrir des écoles pour les professions manuelles, de faciliter l’exercice de ces professions et d’assurer les ouvriers contre les risques qui s’ensuivent. Dans les pays de commerce, « où beaucoup de gens n’ont que leur art, l’État est souvent obligé de pourvoir aux besoins des vieillards, des malades et des orphelins. Un État bien policé tire cette subsistance du fonds des arts mêmes ; il donne aux uns les travaux dont ils sont capables ; il enseigne les autres à travailler, ce qui fait déjà un travail. » Que l’on ne s’y trompe point cependant, Montesquieu n’a en vue ici ni les ateliers nationaux ni le droit au travail, et ce qu’il érige en principe, c’est tout simplement la pratique des monarchies de l’ancien régime. Comparez avec ce chapitre des Hôpitaux le chapitre de Tocqueville sur les Mœurs administratives sous l'ancien régime, et vous aurez la véritable pensée de Montesquieu.

La monarchie qu’il considère toujours est la monarchie paternelle ; ses opinions sur les devoirs de l’État envers les sujets du prince, sortent de la même conception que sa hiérarchie de corps privilégiés et que son système de prérogatives. Toutes ces conséquences procèdent du principe même de la monarchie et du caractère féodal de ses origines. Une histoire des institutions féodales, c’est-à-dire la raison d’être historique de la monarchie et des privilèges, formait ainsi le complément de l’ouvrage de Montesquieu, et se rattachait par des liens multiples, un peu embrouillés sans doute, mais parfaitement noués cependant, à toutes les parties de l'Esprit des lois.

Très opposé, en ce point, comme en beaucoup d’autres, et très supérieur aussi à la plupart de ses contemporains, Montesquieu s’intéressait à l’histoire du moyen âge. Il cherchait dans les origines obscures de la France la loi des destinées de sa patrie. L’orgueil du gentilhomme s’y intéressait autant que la curiosité du penseur. L’un et l’autre l’attiraient vers ces forêts mystérieuses d’où étaient sortis avec les Germains, ses prétendus pères, les éléments de la liberté politique. Il partit à la découverte. Le labeur était ardu, les investigations lentes et pénibles. « Il semble, disait-il, que tout est mer, et que les rivages même manquent à la mer. Tous ces écrits froids, secs, insipides et durs, il faut les lire, il faut les dévorer… » « C’est un beau spectacle que celui des lois féodales. Un chêne antique s’élève ; l’œil en voit de loin les feuillages ; il approche, il en voit la tige ; mais il n’en aperçoit point les racines : il faut percer la terre pour les trouver. »

Une controverse très vive, qui éclata, sur ces entrefaites, acheva de passionner Montesquieu pour ce travail. En 1727, cinq ans après la mort de leur auteur, parurent les Mémoires historiques du comte de Boulainvilliers sur les anciens gouvernements de la France. C’était la thèse de la conquête germanique et de la liberté par le régime des États généraux. Les conquérants qui avaient assujetti la Gaule, s’étaient, selon Boulainvilliers, donné, par le fait même de leur conquête, le droit et le devoir de contenir la royauté. L’abbé Dubos, secrétaire perpétuel de l’Académie française, soutint une thèse entièrement opposée dans son Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules, qui parut en 1734. Pour lui, les Germains, peu nombreux d’ailleurs, étaient entrés dans les Gaules, non en conquérants, mais en alliés des Romains ; leur installation dans le pays n’y apporta aucune institution nouvelle. Les chefs de ces bandes reçurent des Romains le gouvernement des territoires qu’ils occupaient, et les gouvernèrent selon les coutumes romaines. La révolution qui créa la France ne s’opéra que plus tard : elle consista dans la transformation des offices en seigneuries ; c’est l'avènement de la féodalité qui établit, dans la Gaule, au profit des seigneurs, le régime de la conquête.

Montesquieu se piquait de descendre des Germains, mais tout son esprit venait de Rome. Il paraissait destiné à concilier ces deux théories contradictoires. « M. le comte de Boulainvilliers et M. l’abbé Dubos, disait-il, ont fait chacun un système, dont l’un semble être une conjuration contre le tiers état, et l’autre une conjuration contre la noblesse. » Il prétendit se placer entre les deux. Ses passions l’entraînaient du côté de Boulainvilliers, qu’il traitait en gentilhomme, et l’éloignaient de Dubos, qu’il tenait, malgré leur confraternité académique, pour un parvenu et un cuistre de bibliothèque. Il critiqua Boulainvilliers avec considération ; il n’approuva Dubos, dans les rencontres, que d’un air de dédain ; il ne le discuta qu’en le raillant.

Il tourna, pour ainsi dire, autour du sujet avant de l’aborder. Au livre XVIII, à propos des lois dans les rapports qu’elles ont avec la nature du terrain, il traite des rois francs, de leur majorité, de leur longue chevelure et des assemblées de la nation sous leur règne. Il reprend la question au livre XXVIII : « De l’origine et des révolutions des lois civiles chez les Français. » Il définit largement le sujet, l'entame par un côté, et s’arrête tout à coup. « J’aurais mis un grand ouvrage dans un grand ouvrage. Je suis comme cet antiquaire qui partit de son pays, arriva en Égypte, jeta un coup d’œil sur les Pyramides et s’en retourna. » Cependant les Pyramides l’attiraient irrésistiblement ; il y revint, et, cette fois, il voulut pénétrer le secret du monument. « Je crois, écrivait-il en 1748, après avoir achevé les livres XXX et XXXI, c’est-à-dire la théorie des lois féodales, je crois avoir fait des découvertes sur une matière, la plus obscure que nous ayons, qui est pourtant une magnifique matière. »

Après avoir traité de l’origine des lois féodales, qu’il trouve dans César et dans Tacite, commentés par les codes des Barbares, il entre en bataille avec Dubos. Il s’efforce de démontrer, contre lui, que les terres occupées par les chefs barbares ne payaient point de tributs. C’est sur ce point que porte tout l’effort du débat. « Dans ces pages où il affirme plus qu’il ne discute et raille plus qu’il ne réfute, » Montesquieu, dit un des plus judicieux et prudents arbitres de ce grand différend historique, M. Vuitry, « Montesquieu ne détruit pas l’ensemble des preuves fournies par Dubos, au moins en ce qui touche le maintien des impôts romains sous les premiers rois francs à l’égard des Gallo-Romains. Mais ses raisonnements sont plus concluants et plus péremptoires à l’égard des Francs, et l’on ne peut méconnaître que si les rois se sont souvent efforcés de soumettre ceux-ci au tribut public, ils n’y sont pas parvenus. »

Montesquieu étudie successivement l’origine des redevances féodales, celle du vasselage, celle des fiefs ; la question du service militaire des hommes libres ; la justice des seigneurs ; la transformation des bénéfices en fiefs et la révolution qui rendit les fiefs héréditaires. Cette révolution amena le gouvernement féodal, et Montesquieu la rattache à cette autre révolution qui changea la famille régnante et unit à un grand fief le royaume qui, dans la dispersion du pouvoir, n’avait plus de domaine. De ces deux événements, contemporains et connexes, il déduit une première conséquence : le droit d’aînesse. Les fiefs auparavant étaient amovibles et le royaume se partageait. Désormais la couronne devient héréditaire, comme les fiefs le sont devenus. Le transport des fiefs à des étrangers en est une suite. Il en résulte, pour le suzerain, des droits particuliers : le droit de lods et ventes, le droit de rachat, le droit de garde noble ; le règlement de l’hommage et ce principe du vieux droit français, que les propres ne remontent point. « Je finis, écrit alors Montesquieu, le traité des fiefs où la plupart des auteurs l’ont commencé. » Il suspend brusquement son travail sur cette page, et termine par ce beau développement juridique ces trois livres où, selon le jugement d’un maître, il « a jeté, avec tant de puissance, mais d’une manière si capricieuse et si désordonnée, ses vues sur l’origine de nos institutions sociales ».

Depuis Montesquieu, l'étude du moyen âge, qui en était encore, de son temps, aux tâtonnements et aux conjectures, a enfanté une science qui occupe une place considérable dans nos écoles historiques. Les fouilles plus profondes que l’on a opérées, l’investigation que l’on a faite des sources, ont renouvelé et étendu singulièrement les discussions qui divisaient les érudits français contemporains de Montesquieu. Ces controverses sont toutes vives au milieu de nous, et si le champ parait clos, le combat n’est point fini. Montesquieu, bien qu’entamé sur nombre de coutures, fait encore grande figure en son éloignement. Il a reconnu le terrain, donné l’impulsion. « Il faut, disait-il, éclairer l’histoire par les lois et les lois par l’histoire. » C’était tout simplement une science qu’il fondait et une méthode qu’il laissait à ses disciples.

Ces deux grands épisodes du commerce et des lois féodales ne se prêtaient point, autant que les précédents, au divertissement littéraire et aux vignettes. Ils forment comme de longues galeries, très ouvertes, mais un peu froides et nues. Montesquieu ne pouvait, pour les orner, y disposer que des bustes ou des statues, c’est ce qu’il a fait. Il y a deux de ces statues qui dominent toutes les autres par l’ampleur du personnage et par la beauté de l’exécution : Alexandre et Charlemagne, conquérants et civilisateurs. Montesquieu a personnifié, sous l’image de ces héros, tout ce que son génie historique lui inspirait de plus noble et de plus grand dans l’art de gouverner les hommes.

Italiam ! Italiam ! s’écrie-t-il en arrivant au terme qu’il avait prescrit à son voyage. Il ne conclut point ; il ne ferme point son livre, il le laisse, en quelque sorte, ouvert sur l’avenir.