Montesquieu (Albert Sorel)/CHAPITRE IX

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 149-160).

CHAPITRE IX

MONTESQUIEU ET LA RÉVOLUTION

Tout Français éclairé, à la fin du dernier siècle, avait dans sa bibliothèque un Montesquieu, un Voltaire, un Rousseau et un Buffon. La convocation des États généraux invitant chaque Français à donner ses idées sur la réforme de l’État, chacun recourut à ses livres et demanda à ses auteurs favoris de lui fournir des idées ou des arguments pour soutenir les principes qu’il voulait faire prévaloir. Rousseau et Montesquieu furent les plus consultés. Rousseau suscita plus de disciples, mais Montesquieu procura plus de citations : Rousseau ne développait qu’un système, le sien ; Montesquieu exposait tous ceux que l’histoire avait recueillis. L’Esprit des lois devint comme une sorte de Digeste ; tous les partis en tirèrent des maximes et des précédents à l’appui de leurs vœux ou de leurs prétentions.

La noblesse intelligente en prit la pensée intime avec la lettre. Les vœux de cette noblesse sont bien précisément les « cahiers de Montesquieu » aux États généraux : on y reconnaît sa prédilection pour la liberté monarchique, sa conviction que cette liberté ne pouvait être fondée en France que sur les prérogatives des corps privilégiés. Le tiers état lui emprunta le système de la séparation des pouvoirs et mainte réforme particulière ; mais il réclama l’égalité et la liberté civiles comme fondements de la liberté politique, et toute la doctrine de Montesquieu sur le gouvernement de la France en fut anéantie.

La Révolution fit prévaloir les principes du tiers état. Après la nuit du 4 août, la monarchie de Montesquieu n’était plus qu’une utopie d’émigré. « Abolissez dans une monarchie les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse et des villes, vous aurez bientôt un État populaire ou bien un État despotique. » L’Esprit des lois avait posé ce dilemme qui devint le problème périodique du gouvernement français. Des citoyens, qui tenaient à la monarchie et n’entendaient point sacrifier la liberté, cherchèrent une transaction, et la trouvèrent dans l’Esprit des lois. Ils proposèrent l’exemple de l’Angleterre. C’est la seconde lignée de Montesquieu dans la Révolution.

Les grands esprits ont leurs familles, et il en va dans leur descendance comme dans les dynasties : ce ne sont point toujours les aînés qui font la plus belle fortune et qui assurent la gloire de la maison. Il y a des cadets qui font souche à leur tour et dont le château efface celui des aînés ; il y a des frères, sans héritage, qui s’en vont aux colonies, y découvrent des mines, y font de grands mariages et reviennent restaurer la demeure des ancêtres. Certains enfants perdus, étranges ou scandaleux, n’ont point laissé parfois de servir, sinon à l’honneur, au moins à la célébrité du nom. Ce fut le cas dans la postérité politique de Montesquieu. La branche aînée émigra : on la vit siéger dans les conseils des princes et inspirer les fameuses Réflexions de Burke sur la révolution de France : tout le tableau qu’y trace le fougueux orateur anglais, de l’ancienne monarchie et de sa réforme possible, est tiré de l’Esprit des lois. Les partisans des deux Chambres, les « monarchiens », comme on les nommait, Necker dans le gouvernement, Mounier, Lally, Bergasse, Clermont-Tonnerre, Malouet, dans l’Assemblée, Mallet du Pan et Rivarol, au dehors, forment la seconde branche. Le vent la brisa promptement. Elle ne mourut point, mais il lui fallut des années pour reprendre sa sève et pousser de nouveaux bourgeons.

L’esprit public était ailleurs. Il allait à Sieyès, c’est-à-dire à l’antipode de Montesquieu. « Assez d’autres, disait en pensant peut-être à l’Esprit des lois ce fameux spéculateur, assez d’autres se sont occupés à combiner des idées serviles, toujours d’accord avec les événements. La science politique n’est pas la science de ce qui est, mais de ce qui doit être. » Cependant, pour entrer dans des voies que Montesquieu n’avait point souhaitées, la Révolution ne lui échappe pas entièrement. C’est le moment où s’exerce son influence indirecte, et où l’on voit entrer en scène, dans le trouble du pays, des disciples hasardeux et dissidents, qu’il aurait certainement désavoués, s’il les avait connus à l’œuvre, mais qui n’en procèdent pas moins naturellement de lui.

Cet apologiste de la monarchie, ce restaurateur de l’ancien droit public des Français, était destiné à devenir, entre leurs mains, le prophète de la démocratie égalitaire et de la république à la romaine. Cette métempsycose singulière tient moins au fond de la pensée de Montesquieu, qu’à la forme qu’il y a donnée et aux idées avec lesquelles ses lecteurs interprétaient son ouvrage. « Quand j’ai été rappelé à l’antiquité, disait-il, j’ai cherché à en prendre l’esprit. » En essayant de ressusciter les anciens, il les animait de sa propre âme, de l’âme de son siècle. Il n’évoquait point, à vrai dire, le fantôme d’une antiquité morte pour jamais : il dégageait une certaine forme de pensée que son siècle portait en soi, et qui devait renouveler, pour un temps, la politique, la littérature et jusqu’à l’art même en France. Montesquieu est moins un restaurateur de l’antiquité qu’un précurseur de la France néo-grecque et néo-latine, d’André Chénier à David, et de Vergniaud à Napoléon, en passant par Robespierre, Saint-Just et Charlotte Corday. Ce qui semble, de sa part, l’effet d’une divination singulière ou d’une influence plus merveilleuse encore, s’explique par un même état d’âme se produisant, en lui et chez ses disciples révolutionnaires, à des époques diverses et dans des milieux différents. C’est un problème de psychologie autant que d’histoire.

Au moment où Montesquieu faisait la théorie de la république, l’instinct en naissait dans les esprits et le mot s’insinuait dans le peuple. L’éducation classique entretenait cet esprit ; la littérature classique en popularisait le vocabulaire. « Quelqu’un, écrivait d’Argenson en 1747, osera-t-il proposer d’avancer quelques pas vers le gouvernement républicain ? Je n’y vois aucune aptitude dans les peuples : la noblesse, les seigneurs, les tribunaux, accoutumés à la servitude, n’y ont jamais tourné leurs pensées ; cependant ces idées viennent, et l’habitude chemine promptement chez les Français. » Elle chemina sourdement sous le sol, tout nivelé et dallé à la romaine par la monarchie. Il se produisit une secousse qui ouvrit une issue aux eaux souterraines : elles se répandirent et coulèrent d’elles-mêmes dans ce lit qui semblait leur être destiné.

La même vocation, qui avait appelé Montesquieu à décrire la république romaine et à s’en faire littérairement le citoyen, appela les Français de la Révolution à renouveler cette république en France et à s’en faire les citoyens vivants. Leur instinct héréditaire, guidé par les écrits de Montesquieu, leur suggéra ce que son imagination historique lui avait fait apercevoir. Amenés à organiser la démocratie, ils y apportent les mêmes dispositions d’esprit que Montesquieu avait apportées à en faire l’histoire. Ils la conçoivent d’après les mêmes originaux ; ils comprennent les anciens comme Montesquieu les a compris ; ils les trouvent dans ses ouvrages, comme ils les désirent et comme il les leur faut. Ils entendent réaliser ce que Montesquieu a décrit. Montesquieu a analysé les lois qui constituent la république et qui la font vivre ; ils décrètent ces lois : la république, selon eux, en doit résulter nécessairement. Ils ne tiennent compte d’aucune des conditions que Montesquieu a posées et qui sont essentielles dans sa théorie, ni le climat, ni les mœurs, ni l’allure générale. Montesquieu avait déjà confondu tous les temps et toutes les républiques : ils transportent cette législation idéale à plus de vingt siècles de distance, dans le pays le plus différent et au milieu de la civilisation la plus opposée. C’est le contraire de la méthode de l’Esprit des lois ; mais c’est l’esprit du siècle, et c’est ainsi que la plupart des Français de ce temps-là ont compris Montesquieu.

Ils lui appliquent les procédés d’interprétation qu’ils ont l’habitude d’appliquer aux classiques : isolant les maximes et en déduisant, par la voie dialectique, toutes les conséquences qui en découlent logiquement. De ses idées générales, ils font des idées abstraites et universelles, c’est-à-dire un moule à leurs passions. Montesquieu s’était fait successivement le citoyen de chaque nation, afin de guérir chaque peuple du pire des préjugés, l’ignorance de soi-même. Ses interprètes font de lui le citoyen du monde et le législateur cosmopolite. Loin de chercher chez lui de quoi guérir leurs préjugés, ils y cherchent de quoi les fortifier, et, transposant, pour ainsi dire, son ouvrage, du relatif à l’absolu, ils en font le code prophétique de leur utopie.

Toute la révolution terroriste est dans une phrase, et cette phrase est directement inspirée des maximes républicaines de l’Esprit des lois. « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, dit Robespierre, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. » Il n’est pas, en effet, d’autre moyen que la terreur pour forcer à ce point la nature des choses, contraindre le Français à transformer son caractère et ses mœurs, l’obliger à remonter du siècle de Louis XV à celui de Lycurgue, et réduire Paris à subir ce que Montesquieu lui-même appelait « le prodigieux ennui de Sparte ». Il y faut « ces magistratures terribles », dont parle l’Esprit des lois, et « qui ramènent violemment l’État à la liberté » ; il y faut la loi du salut public, « qui est la loi suprême », et ce précepte invoqué par les sophistes de toutes les tyrannies : « Il y a des cas où il faut mettre pour un moment un voile sur la liberté, comme on cache les statues des dieux » ; il y faut l’ostracisme et ces arrestations des « citoyens suspects, qui ne perdent leur liberté pour un temps, que pour la conserver pour toujours » ; il y faut l’éducation uniforme, l’égalité des biens, cette médiocrité salutaire qui corrige la scélératesse naturelle de la fortune.

Que ne méditaient-ils les chapitres sur la corruption des principes, la vanité de la violence contre les mœurs établies et l’impuissance des supplices contre la nature des choses ! Quelques-uns le sentirent : ce fut la revanche de Montesquieu, de l’histoire et de l’humanité. Les Girondins comprenaient que la république périssait pour avoir méconnu ses leçons. Tandis que Saint-Just parodiait ses maximes et faisait la caricature de ses images, Camille Desmoulins retrouvait, dans les Considérations sur les Romains, le secret de l’éloquence républicaine ; il empruntait à Tacite, à travers Montesquieu, ses plus éloquentes invectives contre la tyrannie. Les nobles, persécutés et décimés, recouvrèrent devant la guillotine cette fierté d’honneur, vertu des monarchies, que Montesquieu leur reprochait d’avoir abdiquée devant la couronne. Tout confirma les sombres pronostics qu’il avait portés sur la décadence des mœurs politiques en France ; ses jugements, jetés comme en passant sur « les sciences de spéculation qui rendent les hommes sauvages », et sur les terribles conséquences du despotisme qui s’établirait au milieu des ruines de la monarchie : « Dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un temps, les insultes qu’on lui fait dans les trois autres. »

On revint à lui, quand on s’efforça de revenir à l’ordre, à la modération, à la liberté. Il y avait certainement beaucoup plus de son esprit dans la constitution de l’an III que dans celle de 1791. Quelques-uns de ses disciples furent appelés à siéger dans les assemblées : Portalis, Barbé-Marbois, Mathieu-Dumas, Siméon, Camille Jordan, et, dans le Directoire même, un diplomate nourri des conseils de Vergennes, le prudent Barthélémy. On réimprima les œuvres de Montesquieu. Pastoret, aux Cinq-Cents, Goupil de Préfeln, aux Anciens, proposèrent de lui décerner les honneurs du Panthéon. Mais les violents ne leur en laissèrent point le temps, et le coup d’État de Fructidor exila de nouveau l’Esprit des lois de la république.

La constitution de l’an VIII n’avait rien de commun avec la liberté telle que Montesquieu l’avait conçue. Bonaparte, si l’on en croit Stendhal, n’avait guère fait que feuilleter les écrits de ce grand homme ; mais il tenait ses élèves en haute estime. S’il leur interdit de parler de politique, il leur confia la magistrature, l’administration et la législation civile. L’illustre conseil d’État qui rédigea le Code civil et eut Portalis pour principal rapporteur, s’inspira, pour le fond comme pour la forme, des préceptes de Montesquieu.

Cependant la politique de l’Empereur rompait toutes les maximes de Montesquieu et justifiait en même temps toutes ses conclusions. On ne saurait trouver une plus complète démonstration de l’existence des lois de l’histoire, ni une preuve plus péremptoire de celles qu’avait induites Montesquieu. Il avait montré comment un pays en révolution devient plus redoutable au dehors qu’il ne l’a jamais été en d’autres temps ; comment, dans une nation où les mœurs de la monarchie se dissimulent sous les lois de la république, la guerre, commencée comme dans les républiques, doit se terminer comme dans les monarchies. « Sitôt, avait-il dit, que l’armée dépendra uniquement du corps législatif, le gouvernement deviendra militaire. » Il avait écrit cette phrase étrange, à une époque où les capitaines manquaient tellement à la France qu’il avait fallu chercher un grand mercenaire, le maréchal de Saxe, pour tenir l’épée du roi : « La France se perdra par les gens de guerre. » Le Danemark lui avait suggéré cette pensée qui s’applique si exactement à la France de 1804 : « Il n’y a pas d’autorité plus absolue que celle du prince qui succède à la république : car il se trouve avoir toute la puissance du peuple, qui n’avait pu se limiter lui-même. »

Le chapitre sur la politique des Romains dans la conquête contient, en substance, toute la politique de Bonaparte. C’est justement parce qu’il était tout Romain et tout classique dans son génie, que le Premier Consul comprit si bien les Français de son siècle, et les persuada si aisément qu’en obéissant à ses volontés, ils exerçaient encore leur souveraineté. Il y avait certainement des réminiscences d’Alexandre, et probablement de l’Alexandre de Montesquieu, dans les merveilleuses rêveries que le général en chef de l’armée d’Italie caressait à Ancône, et qui l’emportaient vers la Grèce et vers l’Orient. On reconnaît plus d’un trait du Charlemagne de l’Esprit des lois dans la vision colossale que Napoléon se faisait de cet empereur et qui hanta constamment son imagination après le consulat.

Comment ne point discerner l’empire dans ces tableaux de Rome qui, composés après coup, passeraient pour une allusion ou une satire, et qui, composés plus d’un demi-siècle auparavant, semblent les fragments d’une prophétie ? Cette passion maîtresse de la gloire dans tout le peuple ; cette nécessité d’étonner les hommes pour les soumettre ; cette « guerre de réputation » que le plus audacieux dans l’ambition fait à ses rivaux ; cet art de les attaquer « avec leurs propres armes, c’est-à-dire par des victoires contre les ennemis de la République » ; cette Rome impériale qui n’est, à proprement parler, ni empire ni république, mais la tête du corps formé par tous les peuples de l’Europe ; ces peuples, associés ensemble, et qui n’ont rien de commun que leur commune obéissance ; ces nations qui se nouent avec les liens mêmes de la conquête ; ces rois que Rome avait semés partout pour s’en faire des esclaves, et qui tournent contre elle les ressources qu’elle leur a distribuées ; cette impossibilité de soutenir « jusqu’au bout une entreprise qui ne peut manquer dans un pays sans manquer dans tous les autres, ni manquer un moment sans manquer pour toujours » ; Rome enfin détruite parce que toutes les nations l’attaquent à la fois, l’investissent et l’assaillent de toutes parts, résultat si fatal de la politique romaine que Montesquieu l’annonce à quiconque recommencera la même carrière : « Si aujourd’hui un prince faisait en Europe les mêmes ravages, les nations repoussées dans le Nord, adossées aux limites de l’univers, y tiendraient ferme jusqu’au moment qu’elles inonderaient et conquerraient l’Europe une troisième fois. » Concluons avec Eucrate, c’est-à-dire avec Montesquieu : « Pour qu’un homme soit au-dessus de l’humanité, il en coûte trop cher à tous les autres. »