Montesquieu, l’Esprit des lois et les archives de La Brède/Texte entier

MONTESQUIEU

L’ESPRIT DES LOIS ET LES ARCHIVES DE LA BRÈDE

PAR

H. BARCKHAUSEN

PROFESSEUR DE DROIT A L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX CORRESPONDANT DE L’INSTITUT

La stabilité du Monde moral, comme celle du Monde physique, tient au mouvement qui l’anime.

BORDEAUX

A. MICHEL ET A. FORGEOT, LIBRAIRES

38, cours de l’Intendance, 38

1904 A

La MÉMOIRE Du

BARON DE MONTESQUIEU

(Jean-Baptiste, Menou, Henry, Charles)

NE A LA BRÈDE, LE MARS 1833,

MORT A LA BRÈDE, LE 24 JANVIER 1900.
MONTESQUIEU
L’ESPRIT DES LOIS ET LES ARCHIVES
DE LA BRÈDE.

Les archives du château de La Brède ne renferment pas seulement les manuscrits récemment publiés par la Société des Bibliophiles de Guyenne, sous les titres de Mélanges, de Voyages ou de Pensées et Fragments inédits de Montesquieu. Il s’y trouve aussi de précieux documents relatifs aux ouvrages les plus connus de l’auteur. C’est eux qui nous ont permis de préparer pour l’Imprimerie nationale les éditions nouvelles des Lettres Persanes et des Considérations sur la Grandeur des Romains qui ont figuré à l’Exposition de 1900.

L’Esprit des Lois pourrait être l’objet d’un travail analogue, mais plus long et plus difficile, si quelque imprimeur généreux consentait à faire les frais d’une entreprise pour le moins désintéressée.

Ici, nous nous bornerons à mettre en lumière ce que les papiers de La Brède, gracieusement mis à notre dis- position par la famille de Montesquieu, nous apprennent d’intéressant sur la préparation et sur la composition de l’œuvre capitale du Maître. Jamais grand penseur et grand écrivain n’apporta plus de scrupules dans la recherche du vrai, ni plus de soins dans l’exposition des idées qu’il dégageait de celte recherche. Pour s’en rendre compte, il faudrait avoir, comme nous, examiné, page par page et à plusieurs reprises, une première rédaction de l’Esprit des Lois, incomplète, mais bien instructive, que l’on a conservée heureusement, ainsi que la minute de divers chapitres que l’auteur a finalement exclus de son chef-d’œuvre — le plus grand livre du xviiie siècle, a-t on dit avec raison[1].

I

Parmi les manuscrits de La Brode que les Bibliophiles de Guyenne ont fait connaître, en 1892, dans le volume des Mélanges inédits de Montesquieu[2], on en relève un qui n’est qu’une sorte de monologue où l’écrivain discute les critiques qu’un étranger lui avait adressées, notamment à l’occasion de quelques passages de l’Esprit des Lois, Ces Remarques sur certaines Objections nous révèlent l’origine de divers changements introduits dans le texte primitif de l’ouvrage. Ces changements ne se trouvent, d’ailleurs, que dans les éditions posthumes et portent sur le chapitre xxii du livre XXII et sur le livre XXVII.

D’un intérêt plus général sont les nombreux morceaux imprimés dans un autre des volumes dont nous avons rappelé déjà les titres. Au tome Ier des Pensées et Fragments inédits de Montesquieu[3], il n’y a pas moins de cent vingt pages remplies de Matériaux' qui n’ont pas été insérés dans la rédaction définitive de l’Esprit des Lois ou de sa Défense, Nous verrons plus loin quand et comment ils ont été transcrits dans le dernier des trois gros in-4o où Montesquieu consignait les idées qui lui venaient à l’esprit, ainsi que les fragments à conserver d’œuvres ou portions d’œuvres qu’il renonçait à donner telles quelles au public. Ces Matériaux nous révèlent bien des choses sur les études, sur les opinions et sur les desseins de l’auteur. Ils facilitent surtout l’intelligence des dernières parties de son livre, rattachées aux précédentes par un lien qui ne se découvre peut-être pas à première vue.

Mais ce que le château de La Brède renferme de plus important pour les admirateurs de l’Esprit des Lois, ce sont les documents que nous mentionnions tout à l’heure : une première rédaction de l’ouvrage et la minute de chapitres qui n’y ont pas été compris. Le tout forme une masse imposante d’environ 50 centimètres de hauteur, sur 25 de largeur et 19 de profondeur. Nous ne nous sommes décidé à l’attaquer qu’après la publication du tome II et dernier des Pensées et Fragments inédits.

En voici une description sommaire.

Un septième des papiers dont il s’agit est contenu dans un portefeuille en carton. Tout le reste se décompose en vingt-six parties, dont vingt-cinq sont enveloppées, chacune, d’une couverture en papier et renferment, chacune, le manuscrit de l’un des vingt-cinq premiers livres de l’Esprit des Lois. La vingt-sixième partie comprend, outre un brouillon du livre XXVII, des chapitres ou fragments de chapitres ayant trait aux livres XXVIII et XXIX, sans parler de certains documents relatifs à l’apologie de l’ouvrage, notamment d’une Réponse aux censures de la Sorbonne. On y a joint des extraits et des analyses de traités spéciaux que Montesquieu a dû consulter, et même quelques pages rédigées par lui pour des œuvres tout à fait distinctes de son œuvre capitale. Ce mélange accidentel ne remonte sûrement point au temps où vivait notre auteur.

Quant au portefeuille mentionne plus haut, il renferme aussi des pièces, des analyses et des extraits très divers. Mais ce qui le rend précieux, c’est une série de chapitres destinés d’abord à l’Esprit des Lois. L’auteur crut ne devoir point les y insérer ; mais il les conserva néanmoins, comptant les utiliser ailleurs.

Disons, en passant, que, dans les dossiers dont nous indiquons le contenu, nous n’avons pas découvert une page se rapportant au livre XXVI de l’ouvrage auquel nous consacrons cette étude.

En revanche, on y rencontre un avant-projet de préface pour les Considérations sur la Grandeur des Romains. Montesquieu le jugea sans doute trop insignifiant et ne le mit pas en tête du livre dont il n’indiquait pas même la pensée fondamentale. La seule chose qui mérite d’en être citée, c’est la déclaration suivante :

« Je n’avais d’abord pensé qu’à écrire quelques pages sur l’établissement de la monarchie chez, les Romains. Mais la grandeur du sujet m’a gagné. J’ai (sic) remonté insensiblement aux premiers temps de la République, et j’ai (sic) descendu jusqu’à la décadence de l’Empire. »

Pour en revenir au manuscrit de l’Esprit des Lois, nous dirons qu’il s’en faut bien qu’il soit en entier de la main de Montesquieu. Les chapitres et même les pages autographes sont relativement rares. Ce sont des secrétaires qui ont écrit on transcrit les vingt-neuf trentièmes peut-être de l’ouvrage. On y distingue jusqu’à cinq on six manières d’écrire. Les caractères sont tantôt très lisibles et tantôt difficiles à déchiffrer, tantôt nets et tantôt griffonnés, tantôt ronds et plus on moins droits, et tantôt longs et penchés follement. Bien des pages ont peu on point de ratures et de surcharges. Mais la plupart sont corrigées ; beaucoup même sont criblées d’amendements et d’additions. Dans certains chapitres, trois ou quatre écritures se mêlent ou se succèdent. Les ciseaux ont aussi joué leur rôle ! Dos feuilles ou demi-feuilles ont été substituées les unes aux autres et souvent ne sont retenues qu’au moyen d’onglets ménagés prudemment dans les feuilles sacrifiées. L’aspect extérieur du manuscrit trahit des remaniements minutieux, réitérés, considérables. C’est le produit d’un labeur acharné de quinze à vingt ans qu’on a devant soi.

Cette impression est encore confirmée par des remarques mises en marge du manuscrit. Se défiant de sa mémoire dans un travail de si longue haleine, Montesquieu notait, à mesure qu’ils lui venaient à l’esprit, ses doutes sur le fond ou sur la forme de certains passages. On le voit s’inquiéter d’une question de style, s’imposer des vérifications plus ou moins délicates, ou s’inviter lui-même à des réflexions nouvelles sur les points qui lui inspirent des scrupules[4].

II

Alors qu’il constate l’opposition des mœurs et des morales chez les peuples de divers siècles et de divers pays, le philosophe éprouve un vif sentiment de tristesse et même d’angoisse. Il se demande s’il n’y a rien de stable, de fondé, dans l’éthique. Pour qu’il triomphe de ses doutes, il lui faut découvrir un principe unique, invariable, auquel il puisse ramener jusqu’aux préceptes en apparence les plus disparates.

Un problème du même ordre se pose aux légistes et surtout aux législateurs.

Il n’y a peut-être pas un seul acte qu’on ne voie prescrit, toléré et défendu par les lois adoptées en temps et en lieux divers. Les institutions civiles et politiques que se donnent les sociétés humaines ne sont-elles donc qu’arbitraires et conventionnelles ? Un esprit vraiment critique l’admettra douloureusement s’il n’arrive point à se convaincre qu’une impulsion constante, identique, préside aux efforts plus ou moins heureux des peuples en quête de la Justice.

L’Esprit des Lois est la réponse que Montesquieu a donnée à la question dont nous venons d’indiquer l’objet et l’importance.

Il n’était guère possible que le problème ne se posât point à lui. On sait qu’il avait la passion des idées générales, à tel point qu’il s’en grisait effectivement[5]. Ses études juridiques et surtout ses lectures d’histoire et de voyages devaient donc l’amener fatalement à réfléchir sur les contrastes si étranges que présentent les coutumes et les lois positives des hommes. Comment ne s’en serait-il pas occupé et même inquiété ? Admettre qu’il n’y ait point de raison au fond des choses répugne absolument aux intelligences semblables à la sienne.

Longtemps Montesquieu chercha, mais en vain. Bien des fois, il vit s’évanouir comme un songe la vérité qu’il pensait avoir découverte. Ce ne fut qu’après des déceptions trop nombreuses qu’il put dégager les principes auxquels il jugea pouvoir s’arrêter.

Il finit par se persuader que les peuples, en adoptant leurs institutions, « n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies »[6]. « Dans le fond raisonnables »[7], les hommes poursuivent toujours, avec plus ou moins de succès, la conservation de l’État auquel ils appartiennent. Sans doute, ils se trompent bien souvent dans les tentatives qu’ils font pour atteindre un but infiniment variable et complexe. Mais les suites fâcheuses de leurs erreurs les en avertissent. En effet, « la Raison a » sur eux « un empire naturel ; elle a même un empire tyrannique : on lui résiste ; mais cette résistance est son triomphe : encore un peu de temps, et l’on sera forcé de revenir à elle »[8].

Quand il eut conçu l’idée-mère et saisi les applications les plus générales de son système, Montesquieu ne s’empressa pas de le publier, mais bien de le vérifier rigoureusement. Il n’avait rien de commun avec ces savants prétendus qui débitent solennellement leurs élucubrations d’une nuit, en parlant sans cesse des méthodes scientifiques, dont ils n’usent guère. Agé de quarante ans environ, il recueillit ses souvenirs et ses notes anciennes, entreprit des lectures de tout genre, et s’informa des coutumes ou des lois positives de tous les peuples, même des Barbares et des Sauvages.

Les critiques qui s’étonnent de lui voir relever des faits peu communs, bizarres, tératologiques même, prouvent qu’ils n’ont pas su deviner l’objet intime de son ouvrage. Ce sont là les faits qui devaient l’attirer spécialement. Ne fallait-il pas démontrer que, malgré l’apparence, ils étaient plus ou moins bien raisonnés, sinon raisonnables ?

Ce n’est point en érudit que Montesquieu se livrait à des recherches immenses. Coutumes et lois ne l’intéressaient que par leurs rapports avec la conservation des sociétés civiles. Mais ces rapports étaient fréquemment indirects et parfois imaginaires. Telle institution ne s’explique que par les croyances, peut-être erronées, des peuples qui l’adoptent. Avant de la comprendre, il faut pénétrer les âmes, en surprendre les ressorts secrets, et même en suivre la logique spéciale. Ce n’est point au moyen de déductions simples et faciles qu’on y arrive. Pour deviner la série des énigmes que l’histoire du Droit public et privé pose au philosophe politique, il ne faut pas moins que les intuitions du génie, fécondées par de longues et profondes méditations.

Les papiers de La Brède nous permettent de surprendre et de suivre le travail auquel s’est livré l’auteur de l’Esprit des Lois. Des notes écrites en marge, au haut et au bas des pages, d’autres fois sur des bulletins détachés, révèlent tous les scrupules du savant et du penseur. Quoique philosophe, il ne dédaignait pas l’exactitude. Tantôt c’est une citation à vérifier, et tantôt c’est un fait historique. Ailleurs, la justesse d’une réflexion parait contestable. Ici, un problème important s’impose tout à coup aux méditations de l’écrivain. On lit, par exemple, sur une bandelette de papier, cette ligne autographe et révélatrice : « S’il est avantageux d’avoir en France des colonies ? » Le publiciste du xviiie siècle discutait ainsi avec lui-même des questions qui sont encore à l’ordre du jour.

L’enquête presque interminable que Montesquieu s’imposa était d’autant plus méritoire qu’il était au nombre des intelligences desservies par leurs organes. Il ne se ressentit pas seulement, vers le milieu de son travail, des approches de la vieillesse. Pendant la seconde moitié de son existence, la faiblesse de sa vue lui fit craindre d’être condamné à devenir aveugle. Aussi dut-il recourir sans cesse aux services de secrétaires plus ou moins capables. Cet expédient dut être pour lui une cause de retards, un obstacle à bien des recherches, et même une occasion d’erreurs plus ou moins fâcheuses.

Que de fois le grand homme désespéra-t-il d’achever son œuvre, et surtout de lui donner la perfection qu’il entrevoyait !

Le 2 février 1742, il écrivait à un ami très intime : « Mon ouvrage augmente à mesure que mes forces diminuent. J’en ai pourtant dix-huit livres à peu près de faits, et huit qu’il faut arranger. Si je n’en étais pas fou, je n’en ferais pas une ligne. Mais ce qui me désole, c’est de voir les belles choses que je pourrais faire, si j’avais des yeux[9]. »

L’Esprit des Lois fut achevé cependant. Il parut en 1748. Depuis quarante ans et plus, l’auteur s’occupait d’études morales et politiques, et depuis vingt, plus spécialement, du chef-d’œuvre qu’il crut, enfin, pouvoir donner alors au public.

III

Tout en accumulant notes et extraits, Montesquieu jetait sur le papier les idées que lui inspirait l’étude des lois et des coutumes les plus diverses. Il rédigea même à l’avance des fragments isolés et notables de son futur livre. On a avancé que les Considérations sur la Grandeur des Romains étaient le développement d’un chapitre destiné à l’Esprit des Lois.

Un moment vint où notre auteur dut se demander quel ordre il suivrait dans l’exposition de son système. Nulle part, il n’a indiqué son plan. Trop modeste, le pauvre grand homme s’imaginait que tout le monde comprenait ce qu’il saisissait lui-même sans peine. Il aurait dù méditer le joli mot de Commynes parlant de ses lecteurs « Combien que leur sens soit grans, un peu d’avertissement sert aulcunes foiz[10]. » Moins pratique est de se borner à dire : « Si l’on veut chercher le dessein de l’auteur, on ne le peut bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage[11]. »

Des critiques, connus de leur temps, mais plus fa- miliers avec les règles de grammaire et les principes de littérature qu’avec les fondements du Droit public, ont affirmé qu’il n’y avait pas de suite, de lien, de chaine, dans la grande œuvre. Nous citerons, à titre d’exemple, l’abbé de La Porte, un contemporain de Montesquieu. Qui done a dit autrefois : « Ne sulor ultra crepidam » ?

On nous permettra d’aligner ici cinq ou six propositions, qu’un Anglais qualifierait sans doute de truisms.

1° Tout État est dirigé, d’après des règles plus ou moins fixes, par un Gouvernement composé d’une ou plusieurs personnes.

2° Les autres éléments essentiels d’un État sont : un Territoire plus ou moins étendu ; des Citoyens plus ou moins nombreux ; et des Richesses plus ou moins considérables.

3° Les conditions d’existence d’un Etat varient avec le Climat où il se trouve, avec la Nature du Sol qu’il possède, et avec les Mœurs et les Opinions des personnes qui en sont les membres.

4° Grâce au Commerce, les États se procurent respectivement les objets dont ils peuvent avoir besoin.

5° Le Mariage est la source la plus abondante de la population, et la Religion, le garant le plus sûr de la probité des hommes.

Nous espérons que personne n’accusera ces propositions d’être nouvelles et paradoxales.

Et maintenant, passons en revue les vingt-cinq premiers livres de l’Esprit des Lois.

Nous y constatons que Montesquieu, après avoir distingué les lois d’après leur généralité plus ou moins grande, expose les règles à suivre dans les divers États par rapport :

1° A la conservation des Gouvernements ;

2° A celle des Territoires, des Personnes et des Biens dont les États se composent ;

3° A l’influence qu’exercent, dans chaque pays, le Climat, la Nature du Terrain et l’Esprit général des habitants ;

4° Au Commerce pratiqué de nation à nation ;

5° Au rôle de la Famille et de l’Autorité religieuse.

Donc notre auteur a considéré les lois, d’abord, en ce qui concerne les divers éléments et les milieux divers des États pris à part les uns des autres ; et puis, en ce qui touche les relations des États, en général, soit entre eux, soit avec les sociétés familiales et ecclésiastiques[12].

Peut-on méconnaitre qu’il y ait là un arrangement réfléchi et d’une simplicité parfaite ? Autant vaudrait sou- tenir que Montesquieu s’y conforma sans s’en rendre compte. C’est aussi par hasard, très probablement, qu’il appela onzième le livre mis après le dixième et avant le douzième dans son ouvrage.

On raconte qu’un savant archéologue n’arriva jamais à déchiffrer l’inscription d’un écriteau indiquant aux âniers le chemin d’un moulin. Des points mis à la suite de chaque lettre l’avaient dérouté complètement. Ne seraient-ce pas les points, nous voulons dire les coupures abondantes et surabondantes de l’Esprit des Lois, qui ont empêché de savants critiques d’apercevoir le plan général du chef-d’œuvre ?

Mais, jusqu’à présent, nous n’en avons considéré que les vingt-cinq premiers livres. Sauf à revenir plus loin. sur les six derniers, nous dirons ici que, des six, il en est quatre que l’auteur donne lui-même, dans le titre des. éditions primitives, comme des appendices ne rentrant pas dans le corps de l’ouvrage[13]. Quant aux deux autres, le XXVIe et le XXIXe, ils ont un caractère technique en quelque sorte. Ils indiquent les règles que le législateur doit observer dans le choix des principes qu’il applique aux divers ordres de choses, et dans la mise en œuvre et en formules de ces mêmes principes. N’est-ce point la conclusion la plus logique et la plus naturelle d’une théorie générale des lois ?

Après avoir arrêté un programme pour l’ensemble, il fallut s’occuper de la disposition des parties.

On peut affirmer que Montesquieu ne prévit pas, au début, l’extension que prendrait l’Esprit des Lois. Nous trouvons quelques indications à ce sujet dans le manuscrit de La Brède. Les chemises qui enveloppaient autrefois les vingt-cinq premiers livres de l’ouvrage n’ont pas été toutes conservées. Mais celles qui subsistent portent généralement plusieurs numéros et même plusieurs titres qui leur ont été attribués successivement. Peut-être l’auteur se proposa-t-il d’abord de ne diviser son traité qu’en chapitres. En tout cas, le nombre des livres devait être moindre à l’origine. Il semble que les trois premiers n’en faisaient d’abord qu’un[14]. De même, pour les deux qui sont consacrés aux rapports des Lois et de la Religion[15]. Bien plus, les chapitres sur le Climat et sur la Nature du Terrain paraissent avoir été destinés quelque temps à ne former qu’un livre unique[16].

Quoi qu’il en soit, Montesquieu, en vrai légiste, prit finalement modèle sur un code. Il divisa son œuvre en livres, en chapitres et en articles. Nous pouvons nous servir de ce dernier terme sans scrupule. L’auteur, lui- même, l’employait couramment pour désigner les alinéas de ses chapitres. Ils rappellent le plus souvent, en effet, par leur brièveté, par leur précision et surtout par leur indépendance respective, les dispositions des règlements ou des lois.

Quant aux chapitres et aux livres, l’étendue en est très inégale. Elle varie selon la richesse de la matière. On rencontre, de même, dans nos codes, des titres de dix articles ou de moins, à côté d’autres qui en comptent deux cents et plus.

L’arrangement que Montesquieu adopta convenait par excellence au genre de travail qu’il avait entrepris.

Il n’entendait point composer des dissertations académiques, où les lieux communs s’épanouissent, et dont toutes les parties se balancent élégamment. S’attaquant un sujet nouveau et presque infini, un cadre très souple lui était indispensable. Jusqu’au dernier moment, il devait pouvoir insérer dans son œuvre quelque fait ou quelque réflexion à l’appui de sa thèse. Une forme savante, arrêtée, lui eût imposé, en pareil cas, des remaniements considérables ou même des refontes complètes. Rien, au contraire, de plus simple avec la disposition en quelque sorte élémentaire, qu’il préféra.

Il usa très largement des facilités qu’il s’était assurées ainsi. Elles lui permirent d’ajouter sans peine, dès qu’il le jugeait à propos, un article dans un chapitre, un chapitre dans un livre. Quand il l’estimait convenable, il put, non moins aisément, couper un chapitre en deux ou fondre deux chapitres en un. Les transpositions heureuses ne lui coûtèrent pas davantage. Aussi le manuscrit de La Brède nous révèle-t-il que la plupart des chapitres de l’Esprit des Lois reçurent successivement plusieurs numéros, et quelques-uns jusqu’à douze ou treize.

Des raisons physiques et impérieuses obligeaient, du reste, notre auteur à ménager son temps. Ses yeux et son âge l’avertissaient qu’il devait finir sa grande œuvre le plus tôt possible. Il n’avait pas de semaines, pas de jours à perdre, et il le sentait bien. Une disposition qui lui permettait des corrections, des modifications rapides, était doublement précieuse pour lui. Ne nous étonnons donc point qu’il en ait choisi une des plus élastiques.

Dans le cadre austère d’un code, Montesquieu ne s’astreignit d’ailleurs point à n’exprimer ses pensées qu’avec une gravité continue et dogmatique.

Il ne s’interdit l’emploi ni des ironies mordantes, ni même des lettres et des discours fictifs. Cependant il supprima du livre XXV, qu’elle terminait, une prétendue dépêche où le roi de Thibet se plaignait, à la Propagande de Rome, des agissements de ses missionnaires[17]. La Censure aurait, surement, trouvé indiscrète et compromettante la publication d’un document confidentiel par nature.

IV

Le manuscrit de l’Esprit des Lois que l’on conserve à La Brède est loin d’être complet, puisqu’il y manque cinq livres. Il n’en est pas moins très précieux. Le texte qu’il donne n’est pas identique à celui de l’édition princeps. Il fait connaître un état antérieur de l’ouvrage. Bien plus, avec les papiers qui en sont les annexes, il nous révèle que la rédaction qu’on y trouve est, elle-même, le résultat de corrections sans nombre et de sup- pressions importantes. Sans parler de phrases et d’alinéas raturés, des chapitres et des livres qui devaient primitivement figurer dans l’œuvre n’y ont pas été compris en fin de compte. De ces parties sacrifiées, il reste à peine dans le texte quelques passages intercalés à gauche ou à droite, avec ou sans modifications.

Mais, ainsi que nous l’avons indiqué déjà, ce sont des additions surtout que fit Montesquieu en revoyant son traité.

D’après sa correspondance, on peut croire qu’il ne songea d’abord à composer l’Esprit des Lois que de vingt-six livres. C’est le nombre dont il parle dans une lettre de 1742[18]. Nous savons aussi qu’en février 1745 il donna lecture de son « grand ouvrage » à deux de ses plus intimes amis[19]. Or, l’année suivante, il n’y avait encore de finis que vingt-six livres, auxquels il était question d’en ajouter quelques autres[20]. Mais trois de ceux-ci ne furent achevés qu’en 1747 et 1748[21]. On peut donc affirmer, au moins, que notre auteur rédigea d’abord vingt-six livres à part du reste de son œuvre.

Il serait curieux de savoir quels étaient au juste ces livres-là.

Étaient-ce les vingt-six premiers de l’œuvre imprimée en 1748 ? C’est possible, sans être certain. Le manuscrit de La Brède nous apprend, en effet, que le livre XXIII, sur le Nombre des Habitants, porta quelque temps le numéro vingt-six, Parmi les vingt-cinq livres qui le précédaient, on comptait alors les deux livres qui le suivent maintenant, sur les rapports des Lois avec la Religion, et peut-être un livre sur les Colonies. Ce dernier a été supprimé par Montesquieu alors qu’il en avait rédigé déjà plusieurs chapitres. Il eût complété heureusement la théorie de la grandeur des États. Dans l’Esprit des Lois, les colonies ne tiennent vraiment pas la place que leur assigne leur rôle économique, et politique surtout.

Si l’hypothèse indiquée est exacte, le XXVIe livre actuel n’aurait pas fait partie des vingt-six livres primitifs. Nous serions sans doute fixés sur la question si la minute du livre n’était pas malheureusement perdue, Faute de la posséder, nous sommes condamnés au doute.

Des indices, plus ou moins probants, nous dispose- raient à admettre que Montesquieu projeta à une certaine époque de terminer son ouvrage par un livre unique sur la Composition des Lois. Peu à peu, celle partie finale aurait pris des dimensions telles qu’il se serait décidé à la sectionner. Des six livres obtenus ainsi, deux auraient conservé le caractère théorique, tandis que les quatre autres seraient devenus de vrais morceaux d’histoire. On trouvera, à l’appui de notre hypothèse, dans l’Appendice de celle étude, un fragment duquel il résulte, au moins, que notre auteur eut, quelque temps, le dessein de terminer son ouvrage par l’histoire des successions à Rome, qui forme aujourd’hui le livre XXVII[22]. Elle n’était alors que le xviie chapitre du livre sur la Composition des Lois.

Le problème que nous venons d’examiner n’est pas le seul que soulèvent les cinq ou six dernières parties du grand traité.

On peut s’étonner, par exemple, que les livres XXVI et XXVIII, signalés par Montesquieu lui-même comme des hors-d’œuvre on des illustrations, n’aient pas été rejetés après le livre sur la Manière de composer les Lois, ainsi que les livres XXX et XXXI. Ce sont aussi des morceaux d’histoire, plus encore que de jurisprudence. Y avait-il donc quelque raison pour ne pas les éloigner du livre XXVI ?

Essayons de le deviner en nous aidant des papiers de La Brède.

Le livre XXVI considère les lois au point de vue de l’indépendance des divers ordres de principes et des inconvénients qu’en présente la confusion. Les livres XXVII et XXVIII, au contraire, exposent comment les lois d’un pays dépendent les unes des autres ou, toutes ensemble, des opinions dominantes à une époque. Ce point de vue est l’opposé, mais le complément de celui du livre XXVI. Rien de plus naturel que de passer du premier au second, Notre auteur a donc eu un motif des plus simples pour mettre les livres XXVII et XXVIII là où ils se trouvent.

Pour le livre XXVII, nous savons, du reste, que Montesquieu se promit plus ou moins longtemps d’en faire autre chose qu’une simple histoire des successions à Rome. Dans le manuscrit de La Brède, cette histoire est précédée de la mention : Chapitre [1, 2] 7 » ; et elle est recouverte d’une chemise sur laquelle on lit : Théorie de quelques Loix grecques et romaines…… Une autre page de la même couverture porte aussi le même titre, mais il y est biffé et suivi de lignes ainsi conçues : De quelques Dépendances des Loix ; et au-dessous : De la Dépendance des Loix. Ces dernières indications auraient pu comprendre jusqu’aux chapitres du livre XXVIII. On conçoit, du reste, que le génie de Montesquieu ait été tenté de construire une théorie générale et complète de la dépendance des lois.

Nous regrettons qu’il ne l’ait pas dégagée. Il aurait, au moins, dû ne pas exclure de son œuvre ces introductions aux livres XXVII et XXVIII qu’il a fait transcrire dans le tome III de ses Pensées ou Réflexions[23]. Les lecteurs eussent suivi plus facilement la marche parfois trop mystérieuse de ses idées.

Ce n’est pas la seule élimination qui nous semble regrettable.

Nous avons déjà parlé du livre des Colonies. Citons maintenant deux chapitres très soigneusement rédigés : l’un sur les Armateurs ou Corsaires ; et l’autre sur les Greniers publics. Sûrement, ils n’auraient point déparé, le premier, le livre du Commerce, et, le second, le livre du Nombre des Habitants. Qui sait quels scrupules de logique déterminèrent notre auteur au sacrifice de deux morceaux qu’il ne jugeait cependant point méprisables, puisqu’il les fit conserver ?

Les notes mises sur les papiers de La Brède nous découvrent les préoccupations presque excessives qu’il apportait dans le choix et dans le classement de ses chapitres.

Il en avait composé un sur les caractères différents des États confédérés, et un autre sur quelques particularités des lois des Peuples barbares. Ces deux chapitres ne figurent point dans l’Esprit des Lois. Voici les raisons subtiles qui les en ont fait retrancher.

Sur le premier, Montesquieu a fait épingler une note où est écrit : « Ceci ne saurait être bon pour le livre de la Force défensive, où j’ai dit que les républiques ne se maintiennent que par leur confédération. Or, je parle ici de la manière dont les républiques fédératives se maintiennent ; ce qui est une autre chose et ne peut être bon que dans un livre où je parlerais des lois de ces républiques fédérales, ou pour mes Réflexions. »

Sur le second, on lit au haut de la première page : « Peut-être bon pour la Composition des Lois » ; puis : « Je n’ai pu le mettre dans le chapitre ii du livre XXIV, parce qu’il contient des objets particuliers, et que, dans le commencement du livre XXIX, il n’est question que des idées générales. »

Et l’on prétendra encore qu’il n’y a pas de plan dans l’Esprit des Lois !

Mais n’insistons pas davantage sur la rédaction générale de l’œuvre. Il nous faut examiner de près le texte. du manuscrit de La Brède. On peut, en effet, y relever bien des détails curieux, qu’on l’étudié en lui-même, on qu’on le compare à l’édition princeps.

Sans vouloir nous imposer une méthode trop rigide, nous indiquerons successivement les additions, les corrections et les suppressions que Montesquieu a cru devoir faire à la première rédaction de son grand ouvrage, qu’elles présentent de l’intérêt au point de vue du fond on au point de vue de la forme.
V

Jusqu’au jour où Montesquieu eut expédié à l’imprimeur de Genève tout le manuscrit de son œuvre, il dut y ajouter sinon des livres, au moins des chapitres et des articles. Comme nous l’avons fait remarquer déjà, la forme qu’il avait adoptée lui facilitait singulièrement les modifications de ce genre. Aussi trouve-t-on dans l’édition princeps de l’Esprit des Lois trente et quelques chapitres qui manquent dans le manuscrit de La Brède.

Quelques-uns d’entre eux étaient rédigés depuis long- temps. C’est le cas du chapitre sur Charles XII, extrait du tome Ier des Pensées manuscrites de l’auteur. De même, pour le chapitre vii du livre IX, dont les deux alinéas sont des paragraphes détachés du petit traité sur la Monarchie universelle que Montesquieu n’avait pas donné au public, après l’avoir cependant fait imprimer.

D’autres additions furent provoquées par des lectures nouvelles.

A cet égard, le manuscrit de La Brède nous fournit un renseignement très curieux. On y trouve au chapitre vi du livre XVIII, en marge de l’alinéa final, deux notes autographes et biffées. La couleur de l’encre et la forme des caractères indiquent qu’elles sont de dates plus ou moins distantes :

« Voir les divers codes de lois fails par les Barbares. Le P. Desmolets m’a prêté Leges Francorum Salicæ et Ripuariorum, par George Ecchard (Francfort, 1720). »

« Voir les codes de lois faites par les Barbares : Leges Francorum Salicæ… »

C’est donc un prêt du P. Desmolets, dont l’obligeance fut mise souvent à contribution par notre auteur, qui amena ce dernier à l’étude âpre et pénible du droit des Francs, des Goths, des Lombards, des Saxons et d’autres peuples d’origine germanique. L’influence que ces recherches purent avoir sur la rédaction des livres relatifs aux Lois civiles chez les Français et aux Lois féodales fut sûre ment très considérable ; mais rien ne permet de l’évaluer nettement. Au contraire, en rapprochant le texte du manuscrit de La Brède du texte de l’édition princeps, nous arrivons aux constatations suivantes par rapport aux vingt-cinq premiers livres. En dehors de passages insérés dans cinq ou six chapitres, quatorze chapitres entiers visant les lois des Barbares ont été ajoutés, dans l’impression de 1748, à la première rédaction de l’Esprit des Lois. On en trouve aux livres XIV, XV, XVIII, XIX et XXI[24]. Si maintenant quelqu’un estimait que Montesquieu a peut-être abusé de ses lectures tardives dans le livre XVIII, sur l’influence de la Nature du Terrain, nous n’y contredirions guère. Nous verrions seulement dans le fait une preuve des entraînements passionnés que la conception d’idées nouvelles excitait dans l’âme du grand homme.

VI

Il serait fastidieux de dresser la liste des simples corrections que Montesquieu a fait subir au texte de l’Esprit des Lois, et que le manuscrit de La Brède nous révèle directement par les ratures qui y abondent, et indirectement lorsqu’on le compare à la première édition de l’ouvrage. Par corrections simples, nous entendons ici ce qui ne constitue que des changements de rédaction sans additions ou suppressions notables de faits ou de pensées. Ces changements portent tantôt sur le style et tantôt intéressent quelque peu le sens. Les derniers s’expliquent par la poursuite d’une exactitude plus grande ou par des motifs de prudence, qui ont fait préférer une formule nouvelle à une formule antérieure et moins heureuse. Une autre espèce de modifications résulte des déplacements de morceaux plus ou moins étendus. Ils sont très nombreux. Quelquefois, l’auteur a transféré, dans le même livre ou d’un livre à un autre, un alinéa pour en faire un chapitre, ou bien un chapitre pour le réduire à la condition d’alinéa.

Nous pouvons ranger aussi parmi les corrections les cas de division d’un chapitre en plusieurs. A la fin da livre XI, on trouve un curieux exemple du goût qu’avait Montesquieu pour les opérations de ce genre. Les six on sept chapitres sur la séparation des pouvoirs à Rome n’en formaient primitivement qu’un seul.

Pour en revenir aux corrections proprement dites, celles qui sont purement de style trahissent le soin minutieux d’un auteur qui possède tous les secrets du métier, mais qui subordonne toujours la forme au fond. Si nous devions y relever une préoccupation spéciale, ce serait celle d’atténuer les termes trop forts et aussi « ces traits saillants » dont il est dit quelque chose en tête de l’Esprit des Lois[25]. Montesquieu parait s’être défié lui-même de la disposition qu’il avait à se servir d’expressions absolues et hyperboliques, sous l’influence de sa verve d’écrivain, de sa passion pour les idées générales, et peut-être de son origine gasconne.

Mais passons aux changements qu’expliquent l’amour de l’exactitude, et aussi quelquefois la simple prudence.

Dans le livre XI, au chapitre xi, Montesquieu avait désigné sous le titre d'Æsymnètes les rois des temps héroïques chez les Grecs. Il se rendit compte de l’impropriété du terme et le remplaça, Nous croyons qu’il renonça volontiers à l’emploi d’un mot d’aspect pédantesque.

Nous empruntons au livre Ier deux exemples de corrections faites déjà dans la rédaction du manuscrit, pour des motifs d’ordre philosophique.

Le onzième alinéa du chapitre n’était pas conçu primitivement comme il l’est aujourd’hui : « La Loi, en général, est la Raison humaine en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la Terre, et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette Raison humaine. » L’auteur avait mis d’abord[26] ; « * La Raison humaine donne des lois politiques et civiles à tous les peuples de la Terre, et les lois de chaque nation n’en doivent être que les cas particuliers. * » Cette formule, plus ou moins logique, semblait attribuer à la Raison la paternité effective de toutes les lois positives et fut rectifiée justement.

Encore plus contestable était le début des explications biffées qu’on trouve dans le manuscrit de La Brède, au chapitre ii du même livre, sur l’état de paix des sociétés primitives. Voici quelle en était la teneur : « * Les animaux (et c’est surtout chez eux qu’il faut aller chercher le Droit naturel) ne font pas la guerre à ceux de leur espèce, parce que, se sentant égaux, ils n’ont point le désir de s’attaquer.* » Peut-être est-il permis de dire que le Droit naturel préside à la vie animale de l’Homme. Mais prétendre qu’il faut le chercher dans les animaux, c’est aller bien loin ! Nous approuvons donc le retranchement d’une théorie bien singulière. A peine en est-il resté quelques traces dans la réfutation des idées de Hobbes sur l’état de guerre naturel aux hommes primitifs.

Un procédé dont Montesquieu s’est servi plusieurs fois, afin d’atténuer l’amertume de ses critiques, est celui de supprimer les noms propres. Il avait rappelé quelque part un mot, des plus naïfs, du pape « Clément X (Altieri) »[27], et flétri ailleurs la conduite des « Génois » envers les « Corses » [28]. Prudemment, il substitua à un texte trop précis des phrases plus vagues, où il ne mentionna plus qu’ « un pape » quelconque, ou « une république d’Italie » tenant des insulaires sous sa domination.

Serait-ce par prudence aussi qu’ont été biffés dans le livre XIX, aux chapitres vi, viii et x, les mots qui indiquaient expressément qu’il s’y agissait de la nation française ? On ne s’en doute pas moins.

Nous reconnaissons, au contraire, qu’il était indispensable d’adoucir, au XIIe livre, le début primitif et brutal du chapitre xxiii : « Chercher à connaître les secrets des familles, et avoir des espions pour cela, est une chose que les bons princes n’ont jamais faite. » Dans quelle catégorie de souverains la maxime reléguait-elle Louis XV ?

Mais il est inutile d’insister sur les corrections de cet ordre, et nous avons hâte d’arriver aux translations, dont plusieurs sont vraiment originales.

Montesquieu était porté à terminer ses chapitres par une métaphore ou par une comparaison de nature à frapper l’esprit des lecteurs. C’est ainsi que, dans le manuscrit de La Brède, le chapitre sur le Droit de Conquête finissait par un souvenir de l’Odyssée[29] : « La Fable nous dit que Circé, après avoir fait des hommes des bêtes, faisait encore des bêtes des hommes. » Dans l’édition princeps, Circé n’apparait plus. Mais, au chapitre xxvii du livre XII de l’Esprit des Lois, on trouve cette maxime :

« Les mœurs du Prince contribuent autant à la liberté que les lois : il peut, comme elles, faire des hommes des bêtes et des bêtes faire des hommes. »

Citons maintenant le cas du chapitre célèbre sur l’Idée du Despotisme : « Quand les Sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied, et cueillent le fruit, Voilà le Gouvernement despotique. »

Primitivement, le chapitre xv actuel du Ve livre concluait en ces termes : « * Je finirai ce chapitre. Quand les Sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied. Voilà l’image des princes despotiques. * » L’auteur détacha donc l’alinéa final du chapitre, le reporta en arrière, et le mit en vedette, pour qu’il donnât le ton aux morceaux qui suivent.

En revanche, dans le livre VI, un chapitre était consacré d’abord à la Sujétion de l’Irlande. Il a disparu. Mais, au livre XIX, chapitre xxvii, sur le Caractère d’une Nation, les réflexions sur l’Irlande sont reproduites en deux articles.

Comme la plupart des questions qu’étudiait Montesquieu étaient fort complexes, il les considérait tour à tour à des points de vue divers et les rattachait finalement aux parties de l’ouvre où il jugeait qu’elles feraient le mieux.

VII

Des divers changements que Montesquieu a fait subir à l’Esprit des Lois, et que le manuscrit de La Brède nous révèle, ceux qui consistent en suppressions présentent sûrement le plus d’intérêt. Qu’ils aient été libres ou bien imposés, ils nous renseignent, pour le moins, sur des idées qui ont traversé l’esprit de l’auteur. On peut y trouver, en outre, des documents sur l’histoire de la Censure au xviiie siècle.

Dans l’Appendice de cette étude, nous publierons les quelques chapitres qui manquent (comme tels) dans l’édition princeps. Nous n’estimons pas utile de faire un choix parmi eux. Quand même l’élimination dont ils ont été l’objet ne tiendrait point au caractère plus ou moins hardi des idées qu’ils expriment, mais simplement aux ressemblances qu’ils présentent avec d’autres parties de l’ouvrage, il leur resterait la qualité de variante.

Ici, nous ne donnerons que le texte des phrases ou des articles omis dans les chapitres conservés par l’auteur, et encore n’insérerons-nous pas tous ceux que nous avons relevés. Bon nombre ne sont guère que des exposés de faits historiques ou géographiques. Nous nous proposons de transcrire seulement les endroits où l’on rencontre quelques réflexions personnelles.

Au préalable, nous avouerons, d’ailleurs, ne point deviner les raisons pour lesquelles Montesquieu a sacrifié certains passages dont l’omission nous parait peu justifiable.

Il y avait lieu, semble-t-il, de laisser au livre V cette remarque fine et juste : « * Les grandes récompenses nous portent au désir d’en jouir, et non pas à remplir l’objet de celui qui gratifie[30]. * »

Et n’est-il pas bien fâcheux qu’on ne lise plus dans le I livre cette maxime si humaine : « * Le Droit des gens s’établit parmi les nations qui se connaissent, et ce droit doit être étendu à celles que le hasard ou les circonstances nous font connaître : règle que des peuples policés ont très souvent violée[31] * » ?

Au point de vue purement littéraire, nous ne saurions aussi ne pas regretter la conclusion primitive du premier chapitre du livre XXIV quand ce ne serait que parce qu’elle rappelle une Légende des Siècles de Victor Hugo[32] : « Lorsque Salomon bâtit le Temple, on choisit les matériaux les plus propres à la construction de l’édifice sacré. Le reste fut employé à des ouvrages profanes. Ces ouvrages se présentent à notre vue, et nous les regardons. »

S’il est des retranchements que nous ne saurions expliquer, nous imaginons sans peine les motifs de certains autres.

La révolution qui se produisit, en 1747, dans les Pays-Bas dut décider Montesquieu à supprimer quelques-uns des passages où, d’abord, il parlait de la Hollande.

Ce n’est point le cas pour l’alinéa que voici : « * En Hollande, les impôts sur tout ce qui se consomme pour la vie y vont presque au tiers de la valeur de la chose, et il semble que cette nation, qui calcule si bien ses avantages et ses pertes, consente dans ce cas seul à se tromper elle-même[33]. * »

Mais le rétablissement du stathoudérat ne fut sûrement pas étranger à la disparition de deux morceaux importants, dont l’un se trouvait au livre XI, et l’autre, au livre VIII.

Au livre XI, le 64e alinéa du chapitre vi, plus long de quatre phrases, finissait en ces termes : « * Enfin, on a accoutumé l’armée de ces pays à recevoir des députés du Corps législatif, qui, sous prétexte de pourvoir à sa subsistance, ou sous d’autres prétextes, la dirigent, quoi- qu’ils ne la commandent pas. C’est un moyen tempéré : les troupes voient à leur tête un homme de guerre ; mais elles voient aussi sa dépendance, et elles y restent elles-mêmes. * »

Quant au retranchement du livre VIII, il y avait, après le premier alinéa du chapitre xiv : « De nos jours, dans une grande république, le magistrat qui faisait la fonction des deux rois de Lacédémone a été aboli. Les magistrats n’ont plus eu besoin de vertu pour maintenir la république contre ce roi ; ils n’ont plus en besoin de vertu pour se rendre agréables au peuple contre ce roi. On a vu naître en foule les inconvénients, parce que leur constitution n’était point faite pour ce changement ni préparée à ce changement. »

Est-ce à cet alinéa que Montesquieu faisait allusion dans une lettre qu’il écrivait, le 17 juillet 1747, à l’abbé de Guasco ? Il lui annonce qu’il a « jugé à propos de retrancher… le chapitre sur le stathoudérat » provisoirement et pour des raisons politiques. S’il s’agissait là d’un chapitre proprement dit et nouveau, notre auteur se serait pressé singulièrement d’ajouter à son ouvrage les observations que lui inspirait l’élévation si récente de Guillaume IV d’Orange.

Des raisons d’ordre plus intime rendent compte d’une série d’autres suppressions.

C’est un sentiment de modestie qui détermina sans doute au retranchement de cet aveu : « J’ai du plaisir quand je trouve l’occasion de faire voir le rapport que les lois civiles ont avec les lois politiques : chose que je ne sache pas que personne ait faite avant moi[34]. »

La bienveillance native de Montesquieu lui a fait omettre la phrase dédaigneuse où, niant que les Romains honorassent le commerce, il disait : « M. Huet a ramassé et calfeutré tous les passages qui peuvent le faire croire[35]. »

Enfin, c’est par respect pour le génie, même quand il s’égare, que l’auteur a dû biffer la protestation généreuse qui terminait le chapitre ix du livre III : « Mais c’est le délire de Machiavel d’avoir donné aux Princes pour le maintien de leur grandeur des principes qui ne sont nécessaires que dans le gouvernement despotique, et qui sont inutiles, dangereux et même impraticables dans le monarchique. Cela vient de ce qu’il n’en a pas bien connu la nature et les distinctions ce qui n’est pas digne de son grand esprit. »

Citons maintenant un morceau curieux sur un sujet très spécial et peu juridique, que ce caractère a fait élaguer peut-être :

« Je ne parle ici que des vaisseaux de commerce. Mais la différence des effets est encore plus grande dans les navires de guerre. Ceux qui sont d’une forme à ne pou- voir naviguer près du vent ne sauraient se présenter comme ils veulent, pour lâcher leur bordée, ni se tourner comme ils veulent, pour éviter celle de l’ennemi. Qu’on se représente deux champions, dont l’un ne peut aller que d’un côté, et l’autre peut attaquer de tous. Ce sont une infinité d’actions subites qui font le succès des com- bats de mer[36]. »

Ce n’est pas à la Censure, ni même à la crainte qu’elle inspirait, qu’on peut attribuer la disparition du fragment qui précède. Pour les réflexions qui vont suivre, il en est tout autrement. Les susceptibilités diplomatiques, ou les craintes d’un gouvernement absolu mais ébranlé, ou encore les méfiances d’une Église dominante aux prises avec les Philosophes, suggérèrent, sans doute possible, plus ou moins directement, les modifications que nous allons signaler.

Qu’auraient dit Génois et Vénitiens d’un passage ainsi conçu ? Sans cette vertu [de la modération], toute aristocratie tombe d’abord. Jetons les yeux sur ces républiques qui languissent aujourd’hui dans l’Italie. Il semble qu’on ignore leur existence. Elles ne la doivent, en effet, qu’aux jalousies que pourrait donner leur destruction[37]. »

D’autre part, un glorieux monarque se serait senti atteint par cet alinéa sur les vicissitudes du Droit public : « Qu’on ne regarde pas comme chimériques les changements de cette espèce ! Ne venons-nous pas de voir le Droit des gens entièrement changé parmi nous, et l’Allemagne étonnée d’un nouveau genre de guerre qu’elle ne connaissait pas[38]. »

Si l’on se place au point de vue intérieur, peut-être aurait-on moins applaudi d’un côté de la Manche que de l’autre, à cette remarque sur les lois criminelles : « De deux royaumes voisins en Europe, l’un est devenu plus libre, et les peines soudain y ont été adoucies ; l’autre a vu augmenter le pouvoir arbitraire, et la rigueur des. peines y a cru en proportion[39]. »

Ce n’est pas, d’ailleurs, le seul article de la rédaction première de l’Esprit des Lois que Louis XV, son gouvernement et son entourage auraient pu juger malsonnant.

Il n’était pas admissible qu’un prophète de malheur détaillat ainsi, en 1748, les causes d’une catastrophe prochaine : « La monarchie se perd lorsque le Prince veut tout faire par lui-même, ou que ses ministres se servent de son nom pour faire tout ; qu’il ambitionne les détails ; que là où il ne peut pas agir, il ne veut pas qu’on agisse, et que là où il ne peut pas examiner, il ne veut pas qu’on examine ; lorsqu’il croit qu’il montre plus sa puissance en changeant l’ordre des choses qu’en le suivant ; lorsqu’il ôte les fonctions naturelles des emplois pour les donner arbitrairement à d’autres ; lorsqu’il est trop jaloux de ses tribunaux et de ses grands, et pas assez de son Conseil ; en un mot, lorsqu’il est plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés[40]. »

Quelle irrévérence encore que de parler des ministres en ces termes ! « Il est vrai que les ministres, dans la monarchie, doivent avoir plus d’habileté. Aussi en ont-ils davantage. Ils y ont plus d’affaires ; ils y sont donc plus rompus. Il est vrai que, pour s’en débarrasser, ils veulent souvent renverser les lois. Ce gouvernement, en formant de pareils génies, est cet oiseau qui fournit la plume qui le tue[41]. »

Et les favorites auraient-elles toléré qu’on estimât déplorable leur influence sur les chefs d’Etat ? « Je dirai même qu’il est plus dangereux que les femmes ne veuillent gouverner, qu’il n’est à craindre qu’elles ne gouvernent. Le mal est lorsqu’elles emploient tous leurs artifices pour attirer à elles un pouvoir qu’elles ne doivent pas avoir ; lorsqu’elles donnent au Prince du dégoût pour le gouvernement ; lorsqu’elles le font languir dans la mollesse ; lorsqu’elles corrompent son cœur, affaiblissent son esprit, abattent son âme[42]. »

Avec des ménagements, on pouvait, à la rigueur, déconseiller l’emploi des commissions judiciaires. Mais il ne fallait pas s’attendre à ce qu’on permit de discuter l’institution des lettres de cachet, si précieuses au despotisme. De là, un remaniement complet du chapitre xxii au livre XII.

Il commençait, d’abord, par un alinéa qu’il fallut refondre plus tard : « Les deux choses du monde les plus inutiles au Prince ont affaibli la liberté dans nos monarchies les commissaires qu’il nomme quelquefois pour juger un particulier, et les lettres qu’il donne pour mettre en prison ceux qu’il juge à propos. » Puis venaient, sur les commissaires, les observations qu’on lit encore dans l’Esprit des Lois. Mais toutes les propositions suivantes, si justes, si modérées, sur les lettres de cachet ont disparu. Heureusement, le manuscrit de La Brède nous a conservé la teneur de cet important morceau :

« Les lettres du Prince qui ordonnent la prison ne sont pas moins étrangères à la monarchie. Mais, comme, dans quelques états, elles sont au nombre des anciens malheurs, si l’on ne veut pas les abolir, on devrait, du moins, chercher à les régler.

» Il faudrait pour cela renoncer au mauvais usage de les donner sur un simple rapport d’un ministre, sans une délibération du Conseil. On devrait exprimer dans les lettres mêmes les motifs qui les ont fait donner ; permettre à celui qui est en prison de présenter une requête au Conseil, pour débattre ces motifs, avec un second rapport fait par un autre ministre ; après lequel, la lettre serait confirmée ou supprimée.

» Elles ne devraient avoir d’effet que pour un an ; après lequel, il faudrait un autre rapport et de nouvelles lettres. Que si l’on trouve des cas où la pratique ordinaire est nécessaire, ils sont si rares qu’il vaudrait beaucoup mieux, quand ils arrivent, violer les règles dont nous parlons que de choquer l’esprit du gouvernement en ne les établissant pas. Lorsque le Prince est offensé, l’exil hors de sa présence et même de sa capitale convient mieux que toute autre peine à l’esprit de son gouvernement et à la majesté de sa personne.

» Les Empereurs romains, qui voulaient se réserver la puissance de juger, firent de cette sorte de lettres un usage qui, par bonheur, a fini avec eux. Gratien, dit Jean d’Antioche[43], donnait à toute sorte de gens et surtout à ses domestiques des lettres en blanc[44], signées de lui. Par là, on s’appropriait le bien de qui on voulait[45] : les uns, pendant leur vie, se voyaient frustrés de leurs biens par leurs héritiers ; à des maris, on ravissait les femmes ; à des pères, on enlevait les enfants. »

Si les propositions les plus sages de réformes poli tiques étaient arrêtées par la Censure sous Louis XV, il n’était pas même nécessaire d’une critique pour exciter des susceptibilités tenaces et redoutables dès qu’on traitait, qu’on effleurait même les questions religieuses. Aussi Montesquieu enleva-t-il de son œuvre bien des choses qui de nos jours sembleraient banales. En voici un exemple. Le chapitre sur la Tolérance, au livre XXV, commençait par une comparaison qui a disparu : « Nous pouvons considérer Dieu comme un monarque qui a plusieurs nations dans son empire : elles viennent toutes lui porter leur tribut, et chacune lui parle sa langue. »

Un sentiment de prudence extrême fit également retrancher un passage où il s’agissait d’un cas tout particulier de suggestion : « * On voit, en Allemagne, des gens de la lie du peuple condamnés au dernier supplice pour avoir dansé sur le crucifix. C’est encore la punition qui fait ce crime. Là où on ne le punit pas, qui est-ce qui songe à le commettre ? Une fille dont le cerveau est frappé que (sic) c’est une action de désespérée de danser sur le crucifix tombe dans quelque désespoir et va dans sa chambre danser sur le crucifix[46]. * »

Nous nous étonnons moins, tout en les regrettant, que certaines réflexions d’une psychologie pénétrante sur les changements forcés de religion aient été mises de côté. « Si le gouvernement est modéré, la difficulté n’est pas moindre. Je veux que, dans cet état, les sujets soient peu attachés à l’ancienne religion ; je suppose même que les principaux de la nation n’en aient point du tout. Mais, si, parmi eux, il y a quelque esprit de liberté, ils ne pourront souffrir qu’on veuille leur ôter la religion qu’ils auraient s’ils en avaient une, parce qu’ils sentiront que le Prince, qui peut leur ôter la religion, peut encore mieux leur ôter la vie et les biens[47]. »

Plus explicable encore est le retranchement de quelques considérations sur les vœux monastiques, au chapitre sur les Esséens, dans le livre XXIV. « Les vœux de nos moines ne sont pas proprement moraux ; ils ne le sont que relativement à celui qui les fait. J’aime mieux celui de commander avec modestie, que celui d’obéir exactement ; celui de ne faire tort à personne, quand ce serait pour obéir, que celui d’obéir aveuglément ; celui de fuir tous les gains illicites, que celui de renoncer à son bien ; celui de garder la foi à tout le monde, que celui de ne la point donner, etc.[48]. »

Une suppression qu’exigeait le bon goût, en dehors de toute préoccupation différente, est celle de celle dépèche fictive du roi de Thibet, dont il a été question plus haut. Destinée sans doute, à l’origine, aux Lettres Persanes, elle aurait détonné dans l’Esprit des lois. On la trouvera imprimée au tome Ier des Pensées et Fragments inédits de Montesquieu. Toutefois, le texte du manuscrit que nous étudions ici n’est pas absolument identique à celui qui a été publié. La conclusion en est autrement téméraire, pour ne rien dire de plus.

De nos jours, où une presse grossière traite couramment, en France, et sans danger, le Chef de l’État de pleutre et les Ministres de voleurs, quelques personnes accuseront, sans doute, Montesquieu de s’être résigné trop docilement aux exigences de la Censure. Avant de lui infliger un blâme, il faudrait se rappeler qu’une attitude plus raide aurait empêché la libre circulation de son ouvrage dans le royaume. L’Esprit des Lois n’était pas une de ces brochures qui se glissent de poche en poche. Les principes fondamentaux, essentiels, du système de l’auteur restaient, d’ailleurs, absolument intacts. Qu’importait au triomphe final de la Vérité le retranchement de quelques applications particulières !

Encore toutes les concessions de Montesquieu faillirent-elles être insuffisantes. Il n’en fut pas moins en proie aux attaques les plus hargneuses. Le grand homme, menacé dans son repos, se demanda s’il n’irait pas hors de France expier l’œuvre de génie dont il venait de doter le Genre humain.

VIII

Pour une conscience scrupuleuse comme l’était celle de Montesquieu, un travail nouveau s’impose après la publication d’un ouvrage. Les papiers de La Brède nous fournissent des renseignements inédits sur les corrections faites à l’Esprit des Lois dès qu’il fut imprimé, tout aussi bien que sur les critiques dont ce traité fut l’objet. On sait que le texte actuel, courant, diffère sur bien des points de celui de l’édition princeps, par suite de modifications introduites dans les éditions nouvelles, mises au jour, les unes, du vivant, et les autres, après la mort de l’auteur.

Si l’on confère, même superficiellement, les deux gros volumes de l’édition de 1748 avec un exemplaire imprimé de nos jours, on s’aperçoit que ce dernier intervertit l’ordre de certains chapitres, en divise un des plus longs en quatre remaniés, et même en ajoute six ou sept de toute pièce.

Parmi ces additions, nous n’en relèverons qu’une, celle du chapitre ix au livre XV. Elle fut provoquée par une observation de Grosley, l’érudit de Troyes, en Cham- pagne. Nous y voyons qu’en France, au xviiie siècle, on entendait dire tous les jours qu’il serait bon que », dans le pays, « il y eût des esclaves ». Mais c’est la conclusion du morceau qui lui donne de l’importance. Il est, en effet, possible qu’elle ait inspiré à Kant l’idée du précepte essentiel de sa morale[49].

Pour en revenir aux papiers de La Brède, on y trouve des feuilles, grandes et petites, indiquant les améliorations que Montesquieu songeait à apporter à son chef-d’œuvre. Il en est beaucoup qu’il réalisa soigneusement ; d’autres auxquelles il ne donna pas suite. On rencontre, par exemple, dans un dossier tout un chapitre encore inédit, et destiné au livre XXII, sur l’usure que les Romains pratiquaient dans les provinces.

Cette question de l’usure à Rome semble avoir infini- ment tracassé notre auteur. L’étranger qui mit en anglais ses Considérations avait critiqué, dans sa préface, quelques passages de l’Esprit des Lois relatifs aux lois romaines sur le prêt à intérêt et sur les droits successoraux des femmes. Montesquieu s’en émut au point de dicter le mémoire en réponse qui a été mis au jour dans ses Mélanges. Toutefois, de son vivant, on ne fit point de changements au texte imprimé des chapitres qui étaient en cause. C’est dans l’édition de 1758 qu’apparurent, la première fois, les remaniements considérables que subirent le chapitre xxii du livre XXII et le chapitre unique du livre XXVII.

C’est à ces modifications que fait allusion, sans doute, une notice transcrite sur une feuille double qui sert encore d’enveloppe à quelques remarques (plus ou moins rédigées) ayant trait surtout à l’usure.

Voici cette déclaration intime :

« Je n’ai gardé tout ceci que dans le cas où l’on me ferait quelque critique ou chicane concernant l’usure chez les Romains. J’ai retranché toute matière d’hostilité, pour aller droit à mon sujet et ne point disputer sur des minuties érudites. Cela sera bon en cas que l’on m’attaque là-dessus, comme a fait un certain Irlandais qui a traduit mes Romains, et qui a ajouté une dissertation hérissée de minuties d’érudition et qu’il a jointe à mes Romains pour la vendre. Je n’ai pas voulu me jeter dans tous ces petits détails ; mais, en lisant l’ouvrage, j’y ai répondu, et j’ai mieux fait j’ai approfondi les choses qui étaient de mon sujet, et ai été tout ce qui n’était que bagatelle. »

Si Montesquieu crut devoir tenir plus ou moins compte des objections qu’un Irlandais lui avait faites sur quelques lois romaines, il tira profit ailleurs d’une Remarque qu’on lui envoya sans doute d’Italie. Il avait flétri, au chapitre viii du livre X, un prétendu traité où les Génois auraient garanti aux Corses qu’ils ne seraient plus condamnés à mort « sur la conscience informée » de leur gouverneur. Une rédaction nouvelle du passage en corrigea les inexactitudes, conformément aux observations d’un lecteur bénévole.

Les critiques du Clergé français curent un caractère moins gracieux. C’est à nos théologiens qu’est due la Défense de l’ « Esprit des Lois » , sans parler d’un Avertissement et d’Éclaircissements complémentaires.

Dans les papiers de La Brède, on rencontre d’autres. fragments d’apologie dont les arguments essentiels sont, du reste, connus.

Plus importante est une pièce inédite, un mémoire de trente-quatre pages in-folio provoqué par la Sorbonne. Il a pour titre : Réponses et Explications données à la Faculté de Théologie sur 17 Propositions extraites de l’Esprit des Loix, qu’elle avoit censurées. Montesquieu y donne une preuve nouvelle de sa nature conciliante. Pour avoir la paix, il aurait consenti à biffer des passages qu’on jugeait hérétiques, bien qu’ils nous semblent anodins. Nous ignorons quelle fut la fin de l’affaire, où l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, intervint pacifiquement.

Signalons encore ici quelques morceaux destinés d’abord à la Défense de l’ « Esprit des Lois ». L’auteur ne les y inséra point, mais les fit transcrire dans le tome III de ses Pensées ou Réflexions manuscrites. Il y donne à ses critiques une leçon de modestie trop méritée. Avec une ironie pénétrante et douce, il sourit de leur suffisance, en disant : « Comment serait-il possible que nous eussions toujours raison, et que les autres eussent toujours tort ? Les bons esprits trembleront donc de décider, et les autres auront reçu en dédommagement le plaisir de l’affirmative[50]. » Que de gens se dédommagent ainsi de leur sottise et de leur ignorance !

IX

Ajoutons, pour terminer cette étude, quelques détails nouveaux sur ce qu’on peut appeler le rejet de l’Esprit des Lois. Nous nous refusons à le qualifier de déchet ou de rebut. En effet, Montesquieu ne jugeait point sans valeur les morceaux dont nous allons parler, qu’il destina quelque temps à son grand ouvrage, et qu’il finit par en exclure. S’il les élagua, c’est qu’ils lui semblèrent étrangers ou inutiles à l’exposition de son système. Mais, comme il ne perdait rien, il s’abstint de les détruire et les fit mettre de côté.

Et d’abord, nous mentionnerons de nouveau, parmi les papiers de La Brède, ces dossiers qui renferment des chapitres ou portions de chapitres sur des questions. juridiques ou économiques. Les couvertures en portent des notes significatives, rédigées, par exemple, en ces termes : « Il y a ici de très bonnes choses sur le commerce, qui pourront peut-être servir à une dissertation ; sinon remettre dans mes Réflexions. Il y aura peut-être là des choses pour une seconde édition de l’Esprit des Lois. » On sait que, par mes Réflexions, l’auteur entendait le tome III de ses Pensées manuscrites. Quant aux chapitres contenus dans les dossiers, il en est plusieurs en tête desquels est écrit : « Pour des dissertations » ; ou : « Ge chapitre est très bon et pourra faire une très bonne dissertation » ; ou bien « Très bon encore pour une dissertation ». Ailleurs, la formule change : « Cela pourra servir à un ouvrage particulier, ou bien le mettre dans mes Réflexions, par extrait. »

En somme, Montesquieu divisa en deux parts le rejet de l’Esprit des Lois. Les morceaux plus étendus et plus achevés furent mis en réserve pour la rédaction éventuelle de quelques opuscules indépendants. Quant au reste, tout ce qui en était utilisable fut simplement transcrit dans le dernier des volumes où l’auteur consignait d’habitude ses idées.

Signalons ici qu’en marge d’un chapitre sur les Greniers publics, on lit : « Pour mes Réflexions ou Le Prince ». Celle note nous révèle que, vers 1748, Montesquieu songeait encore à reprendre le traité où il combattait les doctrines de Machiavel. On en possède des morceaux notables, que les Bibliophiles de Guyenne ont imprimés naguère[51].

Nous donnerons à la suite de cette étude le texte des. chapitres exclus de l’Esprit des Lois et réservés pour des dissertations à faire.

La seconde partie du rejet a paru déjà dans le premier tome des Pensées et Fragments inédits.

On y trouve bien des pages et des paragraphes remarquables, qui sembleraient devoir figurer avantageusement dans le chef-d’œuvre pour lequel ils furent rédigés. Nous n’imaginons pas les raisons qui ont fait distraire tel jugement historique, ni telle observation profonde sur le Droit. Pourquoi n’avoir pas aussi laissé en tête des livres XXVII et XXVIII les préambules qui en indiquaient clairement l’objet général ? Enfin, nous ne saurions approuver, tout en le respectant, le sentiment de pudeur excessive qui, sans doute, a poussé le grand homme à retrancher de sa préface cette effusion personnelle. et suprême qui l’aurait si éloquemment terminée :

« J’avais conçu le dessein de donner plus d’étendue et plus de profondeur à quelques endroits de cet ouvrage ; j’en suis devenu incapable. Mes lectures ont affaibli mes yeux, et il me semble que ce qui me reste encore de lumière n’est que l’aurore du jour où ils se fermeront pour jamais.

» Je touche presque au moment où je dois commencer et finir, au moment qui dévoile et dérobe tout, au mo ment mêlé d’amertume et de joie, au moment où je perdrai jusqu’à mes faiblesses mêmes.

» Pourquoi m’occuperais-je encore de quelques écrits frivoles Je cherche l’immortalité, et elle est dans moi-même. Mon âme, agrandissez-vous ! Précipitez-vous dans l’immensité ! Rentrez dans le grand Être !…

» Dans l’état déplorable où je me trouve, il ne m’a pas été possible de mettre à cet ouvrage la dernière main, et je l’aurais brûlé mille fois, si je n’avais pensé qu’il était beau de se rendre utile aux hommes jusqu’aux derniers soupirs mêmes…

» Dieu immortel ! le Genre humain est votre plus digne ouvrage. L’aimer, c’est vous aimer, et, en finissant ma vie, je vous consacre cet amour. »



APPENDICE

Nous groupons les fragments de Montesquieu qui sont publiés ici pour la première fois, en sept sections, dont voici les titres :

I. Chapitres du Manuscrit de l’« Esprit des Lois ».

II. Confédérations et Colonies.

III. Législation.

IV. Population et Commerce.

V. Composition des Lois.

VI. Histoire du Droit.

VII. Réponses et Explications données à la Faculté de Théologie sur 17 Propositions extraites de l’« Esprit des Lois », qu’elle avoit censurées.

Nous imprimons : entre deux astérisques, les passages que nous croyons devoir reproduire bien qu’ils soient biffés dans les manuscrits ; et, entre deux crochets, les mots et les numéros qui. y sont rayés aux titres des chapitres.


I. Chapitres du Manuscrit de l’ « Esprit des Lois » .

Nous imprimons les huit chapitres inédits qui suivent dans l’ordre où les donne le manuscrit de l’Esprit des Lois auquel nous les empruntons.

1. De la Disproportion des Peines dans le même Crime[52].

C’est un grand abus de l’Inquisition d’Espagne que, de deux personnes accusées du même crime, celle qui nie est condamnée à mourir, et celle qui avoue évite le supplice. Ceci est tiré des idées monastiques, où celui qui nie paroit être dans l’impénitence et damné, et celui qui avoue semble être dans le repentir et sauvé.

Il y arrive un autre inconvénient : c’est que le supplice du feu auquel ce tribunal condamne est disproportionné avec lui-même. Le hasard le rend plus ou moins cruel. Il est quelquefois prompt ; mais, quand le vent écarte la fumée, ces malheureux peuvent souffrir plusieurs heures dans les flammes.


II. De la Proportion des Peines avec la Manière reçue de Penser[53].
Lorsqu’un législateur, par l’établissement d’une peine, choque la manière de penser reçue, on juge qu’il songe plus à inspirer une crainte générale, qu’à prendre des mesures pour faire exécuter sa loi. Chacun cherche les moyens d’y contrevenir. On sentit cela de nos jours, lorsque, pour soutenir un système extraordinaire[54], on prononça des peines si ridicules.
III. Des Prisons[55].

Il est clair que les prisons doivent être plus ou moins rudes selon que la justice s’exerce avec plus ou moins de promptitude.

Dans quelques étals modérés, où un tribunal particulier juge de l’honneur, au lieu de mettre un gentilhomme en prison, on lui donne un garde, on le lie avec la chaine de sa parole.

Au Japon et dans quelques autres états despotiques, il n’y a point de prisons[56], parce qu’on y inflige la peine sur-le-champ.

Les Romains ne bâtirent point d’abord des prisons[57], Cela eut des inconvéniens : il fallut établir la chartre privée. Les débiteurs furent retenus dans les maisons des créanciers ; d’où suivirent mille cruautés.

IV. Sujétion de l’Irlande[58].

L’Angleterre s’est mieux conduite. Elle a conquis l’Irlande. Elle en a de la jalousie, à cause de sa situation, de la bonté de ses ports, de la nature de ses richesses. Elle lui impose des loix, de nation à nation, qui sont telles que sa prospérité semble n’être que précaire et seulement en dépôt pour un maitre.

Mais, quoique elle l’accable par le Droit des gens, elle lui a donné un bon gouvernement politique et un bon gouverne- ment civil : l’État est esclave, et les citoyens sont libres.


V. Moyens de rétablir un Pays inculte[59].

Lorsque l’oisiveté a rendu un pays inculte, le seul moyen de le rétablir est de faire un état de toutes les familles qui n’ont point de fonds de terre en propre, et de leur distribuer toutes les friches que les propriétaires ne veulent pas s’obliger de mettre en culture dans un certain tems : car, quoiqu’il soit d’une grande conséquence que chacun conserve la propriété de ses biens, la loi qui a autorisé les partages a voulu donner à chaque citoyen, et non pas ôter à tous.

Par l’usage continuel de cette loi, on ne laisseroit plus que l’indigence volontaire : état qui deviendroit bientôt insupportable.

Cette loi seroit encore très bonne dans tous les cas où la vexation a fait périr une partie du peuple, et, par conséquent, a rendu déserte une partie du pays.


VI. Inconvénient d’un trop grand Nombre d’Esclaves particulier au Gouvernement républicain[60].

Hannon pensa renverser la république de Carthage avec ses seuls esclaves.

Pour prévenir un pareil danger, il faudra que l’autorité du maître soit bornée par les loix ; que le Magistrat se trouve entre le maître et ses esclaves, afin que ces derniers ayent quelque chose de l’esprit du citoyen. Sans cela, comme la maison est la patrie des esclaves, il y aura une infinité de petits états dans l’État : ce qui fera des citoyens trop puissans.


VII. Des Loix dans le Rapport avec la Santé[61].

Ces religions (mahométane et indienne) qui ordonnent qu’on se lave sans cesse, et qui font que tous les hommes, femmes, enfans et bestiaux sont toujours dans l’eau, transportées dans des pays où il y a peu d’eaux, et où, par conséquent, elles sont aisément corrompues, causent des fièvres très difficiles à guérir et des maladies très dangereuses, comme il arrive aux peuples de Indes[62], de Perse[63] et d’Urgel[64].

Ce seroit à la police à borner les inconvéniens qui peuvent résulter de l’excès de la superstition à cet égard.

Les Maldives sont un archipel composé d’un nombre infini de très petites îles. La plus grande est celle de Malé, qui n’a que deux ou trois lieues de tour. La superstition a voulu que la plupart des habitans des autres iles fussent enterrés dans celle-ci. Ce qui fait qu’elle est extrêmement malsaine. Dans ce pays, comme dans bien d’autres, la résidence de la Cour est dans le plus mauvais air de l’Empire.


VIII. Des Tribunaux injustes par eux-mêmes[65].

Il est étonnant que l’on ait si souvent violé les loix naturelles dans les loix pénales que l’on a faites contre la Religion[66].

Charlemagne institua le Remerc (sic) contre les Saxons. On n’a jamais pu bien savoir les règles de ce tribunal, à cause des sermens horribles qu’on faisoit d’en garder le secret. On com- mençoit par faire périr l’accusé, et on lui faisoit ensuite son procès.

Ce tribunal punissoit des actions mêlées de révolte et d’idolatrie, commises par des gens braves, qui ne vouloient absolument ni se laisser dominer, ni se laisser convaincre. On établit contre eux des formes de procéder qu’aucun coupable ne mérite, parce qu’il est homme avant d’être coupable.

Justinien, pour amasser de l’argent[67], accusoit les uns d’adorer plusieurs Dieux, les autres d’être hérétiques, d’aimer les garçons, d’avoir débauché les religieuses, d’avoir excité des séditions, d’être du parti des verts, ou criminels de lèse-majesté, etc. Il créa un magistrat qui avoit la recherche des crimes contre nature et de ceux qui n’étoient pas dans des sentimens orthodoxes, et il l’appela inquisiteur. Ce magistrat confisquoit les biens au profit de l’Empereur. Il ne produisoit ni dénonciateur, ni témoin contre les accusés. Voilà l’image de l’Inquisition moderne.

Ce fut sur de pareils principes que l’Inquisition fut établie en Europe. On n’y nomma ni témoin, ni dénonciateur, et ce tribunal mêla les vues de la charité chrétienne avec une si étrange barbarie, dans la forme et dans le fond, qu’il étonna tout l’Univers.

Cette Inquisition d’Europe ressemble beaucoup à l’Inquisition du Japon contre les Chrétiens. On est sauvé au Japon en nommant un autre Chrétien. De même, dans l’Inquisition d’Europe, il faut nommer ceux avec qui on a péché ; ce qui sauve les premières fois.

Ce n’est point en vain que les Princes portent l’épée, et l’on sera étonné qu’ils ayent ainsi donné au Clergé la puissance du glaive.

Les Princes ont vu que les loix qui ne se contentent pas de punir les actions extérieures étoient des instrumens de grandes tyrannies, et, pour se garantir de la haine, ils l’ont portée sur le Clergé.



II. Confédérations et Colonies.

Les chapitres qui suivent sont réunis dans une chemise, sur laquelle on lit les annotations suivantes :

« Peut-être faire un livre des Constitutions fédératives et des Colonies. »

« Cela pourra servir à un ouvrage particulier, ou bien le mettre dans mes Réflexions, par extrait. »

« C’est sur les Constitutions fédératives et les Colonies. »

« Matériaux de Dissertations, ou pour mes Réflexions. »

Le premier alinéa seul est de la main de Montesquieu, et biffé.

Au haut de la troisième page de la même chemise, on lit une note ainsi conçue et biffée également :

« Conférer avec le livre De la Force défensive, et avec mon livre De la Conservation de la Paix. Il y a (me semble) peu à prendre. »

I. Des différentes Manières de s’unir[68].

Plus la confédération approche de la démocratie, plus elle est parfaite. C’est ainsi qu’étoient les sociétés des Achéens, des Etoliens, des Thébains, des Latins, des Volsques, des Herniques. Lorsqu’elle approche de l’aristocratie, elle est moins parfaite. C’est ainsi que la Grèce étoit unie sous les Lacédémoniens et sous les Athéniens. Enfin, c’est une souveraine imperfection lorsque la constitution est monarchique : ce qui arrive lorsque la confédération, après avoir été libre, devient forcée par quelque victoire comme celle des Latins et des Romains ; ou lorsqu’elle a été ainsi établie dès le commencement, par la conquête : comme la confédération de l’Irlande et de l’Angleterre[69].

Lorsque l’union est démocratique, chaque état particulier peut la rompre, parce qu’il a toujours gardé son indépendance. C’est ainsi qu’étoit la société des Achéens. Quand l’union est aristocratique, la partie qui rompt l’union peut être accusée du crime d’infraction de l’union. On ne peut être recherché que pour avoir rompu l’union : ce qui est un crime contre le corps entier uni. C’est ainsi qu’étoit le corps de la Grèce sous Athènes et Lacédémone. Si l’union est monarchique, c’est un crime de lèse-majesté de rompre l’union. C’est ainsi qu’étoient les latins à l’égard des Romains. Ils étoient punis pour n’avoir pas conservé la majesté du Peuple romain ; ce qui étoit un crime commis contre le peuple dominant, non pas contre les peuples unis dans leurs associations les Romains étoient des monarques[70].

Si l’union est démocratique, comme chaque partie unie a conservé la souveraineté, il peut être fort bien établi que toutes les résolutions, pour être exécutées, soient unanimes, comme il est établi dans la république des Provinces-Unies. Mais, comme il ne suffit pas que les loix soient tirées de la nature de la constitution, mais qu’il faut encore que la constitution aille, et que l’on y puisse prendre des résolutions actives, cela ne peut avoir lieu que dans les cas où les membres unis sont en petit nombre. Aussi, dans la société des Achéens, où un très grand nombre de villes fut reçu, l’avis du plus grand nombre d’elles fut toujours suivi ; sans quoi, il auroit été impossible de prendre des résolutions.

Lorsqu’une union est aristocratique, tout est réglé par l’avis du plus grand nombre, dirigé par les chefs aristocratiques ; et, lorsqu’elle est monarchique, tout est réglé par l’avis du peuple dominant.

Ces constitutions fédératives[71] peuvent être formées : ou par des états qui, ayant un même gouvernement, s’unissent entre eux, et c’est la plus naturelle ; ou par des états dont le gouverne. ment est différent, et c’est celle qui est la plus sujette à des inconveniens[72] ; telle est la constitution germanique, et telle étoit la république fédérative des Grecs, lorsque Philippe se fit nommer parmi les Amphictyons.


II. Quels doivent être les Principes des Loix de ces Confédérations pour qu’elles puissent subsiter[73].

Si l’union est à pactes égaux, on n’a autre chose à faire qu’à accomplir les conditions de l’union, à moins que ces conditions ne soient destructives de celle union.

Si les pactes sont inégaux, il faut éviter qu’ils ne le deviennent davantage. Pour cela, il faut se gouverner de manière que l’on conserve ses forces pour l’utilité de l’état qui commande et la sûreté de celui qui sert.

Il faudra se conserver la puissance militaire, et ne point faire comme les villes grecques, qui payoient aux Athéniens de l’argent, au lieu de vaisseaux, mais comme les Latins, qui suivoient toujours les Romains dans leurs guerres et les obligèrent, à la fin, de les incorporer dans leur république.

  • Il est contre la nature de la chose[74] que, dans une constitution

fédérative, une partie conquière sur l’autre, comme nous avons vu de nos jours chez les Suisses[75].*

Pour que les cités inégales puissent se maintenir, il faut prendre garde que les citoyens ne se dégoûtent de leur patrie. pour aller grossir la cité la plus puissante. Il faudra, au moins, faire une loi que personne ne puisse aller habiter la cité principale sans laisser de la postérité dans la cité qu’il quitte. Et cela est si nécessaire que ce n’est pas même désavantageux à la cité principale, et que les Romains l’établirent entre eux et les Latins, leurs alliés.

On demande s’il faut se rapprocher, ou non, par le change- ment des manières et des mœurs, et voici ce qui convient. Tandis que la confédération est liberté, il faut garder ses manières et ses mœurs, pour garder sa liberté. Mais, lorsque la confédération est devenue servitude, il faut abandonner ses manières, pour prendre celles de la nation dominante, lesquelles approchent plus de la liberté ou de l’empire. C’est ainsi que firent les alliés des Romains[76] : jaloux auparavant de leurs loix, quand ils virent Rome commander à l’Univers, ils se firent Romains.


III. De l’Union de la Métropole avec ses Colonies[77].

Si un état envoie une colonie au-dehors, il faut qu’il lui conserve le droit de cité, et qu’elle le lui donne. Par là, la colonie ne lui sera pas à charge, parce qu’elle ne sera pas sous sa domination ; et elle lui sera utile, parce qu’elle formera un état qui soutiendra ses intérêts par principe.


IV. Quels États sont les plus propres pour les Colonies[78] ?

Les colonies conviennent mieux aux états républicains. Comme ils abondent en hommes, leur perte ne se fait pas sentir. Souvent même, ils se soulagent par là du fardeau des pauvres citoyens, très dangereux, surtout dans les démocraties, par la part qu’ils peuvent prendre au gouvernement. Ces colonies forment des états indépendans, qui soutiennent leur métropole[79], et, comme la nouvelle république n’est pas ordinairement sous la domination de l’ancienne, celle-ci n’étend pas par là son empire et, par conséquent, ne change point la forme de son gouvernement.

Ces mêmes colonies ne sont pas propres aux monarchies, et encore moins aux états despotiques. Comme le gouvernement du peuple qui va en colonie est toujours semblable à celui du peuple qui l’envoie, parce qu’on le gouverne selon les idées que l’on a, il arrive que le monarque qui envoie des colonies ne fail que se donner des états très éloignés, qui affoiblissent le corps de sa monarchie.

Comme les pays gouvernés par un seul sont ordinairement moins peuplés que les autres, les colonies achèvent la dépopulation. Il est vrai qu’elles sont utiles pour maintenir une conquête. Mais, dans ce cas, l’état conquérant s’épuise doublement, et par la conquête, et par les colonies.

Nous avons vu dans les établissemens que les Anglois et les Hollandois ont faits dans les deux Indes, qu’ils se sont établis en Asie et en Amérique, sans s’affoiblir en Europe, et qu’ils n’ont perdu que ce qu’ils avoient de trop. Nous avons vu que les Espagnols et les Portugais se sont affoiblis ici, en se fortifiant là-bas ; qu’ils n’ont point augmenté leur puissance, mais l’ont divisée, et l’ont portée là où il ne falloit pas.
V. Des Colonies de Conquête[80].

Outre les colonies que l’on envoie pour se décharger d’un peuple trop nombreux, on en envoie pour maintenir une conquête ou bien pour établir un commerce, De quelque façon que l’on envoie ces sortes de colonies, il faut qu’elles se fassent insensiblement, afin qu’elles ne ressemblent point aux petits de cet animal, qui, en naissant, font mourir leur mère.

Alexandre établit des colonies dans ses conquêtes ; les Romains en établirent aussi. Mais Alexandre conquit en un jour et fit ses colonies en un jour ; les Romains conquirent peu à peu et firent aussi leurs colonies peu à peu. Ceux-ci n’envoyèrent du peuple dans une colonie nouvelle que lorsqu’ils eurent réparé l’épuisement causé par une première.

La conquête de l’Asie par Alexandre l’obligea à y établir un grand nombre de colonies et, par conséquent, de répandre la Grèce dans toute l’Asie. Ce fut la première cause du grand affoiblissement de la Grèce, surtout du royaume de Macédoine, qui, quoiqu’il eût en quelque façon réduit la Grèce en servitude, tomba tout à coup et ne put résister aux Gaulois.

Pour prévenir un pareil inconvénient, il est bon que la colonie ne soit pas tirée du sein même de la métropole. Ainsi Alexandre fit très bien lorsque, bâtissant Alexandrie, il y envoya une colonie de Juifs et leur donna à peu près les privilèges des Grecs.

Lorsque les colonies sont faites pour maintenir une conquête, il faut qu’elles ne soient point éloignées du centre de leur puissance. Celles qu’Alexandre envoya, étant dans ce cas, furent bientôt subjuguées et ne purent ni défendre, ni être défendues. Le plan des Romains étoit bien meilleur. Ils mirent leurs colonies autour d’eux et en firent comme les remparts de leur ville ; et, quand ils eurent conquis tout autour, les colonies se trouvèrent prises. · · · · · · · · · · Une partie de ceci[81] semble contradictoire à l’approbation que j’ai donnée au chapitre sur Alexandre. Cela n’est point : parce qu’Alexandre le (sic) pouvoit faire autrement, ayant conquis un pays immense tout à coup. Ce que je dis des colonies romaines a du rapport à ce que j’en dis au livre des Considérations[82]. Ce que je dis ici des colonies de proche en proche semble contredire ce que j’ai dit des colonies dans mon second livre du Commerce. Mais, ici, ce sont des colonies de conservation ; là, des colonies de commerce. Il faudra donc bien distinguer ces colonice diverses espèces.


VI. Des Principes des Loix dans le Rapport que la Colonie a avec la Métropole[83].

Les colonies doivent garder la forme du gouvernement de leur métropole ; ce qui fait une alliance et une amitié naturelle, souvent plus forte que celle qui est fondée sur les conventions. C’est ainsi que les diverses colonies de l’Amérique ont divers gouvernemens, conformément à celui des peuples qui les ont établies.

Elles doivent garder la religion, les mœurs et les manières de la métropole. Sans cela, l’amour mutuel se changeroit en haine, comme nous haïssons moins ceux qui n’ont jamais été avec nous, que ceux qui nous ont abandonnés.

Comme une république est souvent affligée de dissensions ou d’autres maux qui peuvent troubler sa constitution, la loi sera très sage[84] qui ordonnera qu’il soit nommé des hommes prudens de la métropole, pour aller corriger le mal dans la colonie, ou de la colonie, dans la métropole, Car, comme il est rare que deux peuples soient attaqués du même mal à la fois, ce seront des esprits sains, employés à guérir des esprits malades ; ce seront des gens qui connoissent les loix du pays où ils vont, employés à les rétablir.

La loi sera très sage encore qui donnera aux deux peuples l’usage des mêmes temples, une communauté de sacrifices ; qui favorisera les unions par mariages, établira des loix de commerce. En effet, quand les tyrans veulent affoiblir deux nations à la fois, ils leur défendent entre elles ces mêmes choses[85].

Comme il arrive souvent que la colonie est dans un état plus heureux que la métropole, ou la métropole, que la colonie, il faut que des loix sages empêchent celle qui est dans une meilleure situation d’affoiblir l’autre.

Lorsque les Espagnols découvrirent les Indes, et que tout le monde y fut attiré par l’or et l’argent, si communs dans ces climats, on ne seroit point tombé dans les inconvéniens que l’on voit à présent, si on avoit fait une loi qu’un Espagnol ne pourroit, avec sa famille, aller s’établir aux Indes, qu’il n’eût renvoyé en Espagne une famille indienne, ou un Espagnol seul, qui n’eût renvoyé un Indien[86].
III. Législation.

Des neuf chapitres qui suivent, le dernier se trouve dans une sorte de cahier sur lequel est écrit : « Livre 28. — Théorie de quelques Loix françaises. »

Les huit autres sont assemblés dans une chemise, avec cette mention :

« Tout ce qui est sous cette enveloppe forme des matériaux très propres pour des dissertations, étant composés de chapitres qui n’ont pu entrer dans mon livre des Loix. »

I. Comment l’État despotique peut se soutenir[87].

Il se maintient lorsque de certaines circonstances tirées du climat, ou de la religion, ou de la situation, ou du génie du peuple, le forcent à suivre quelque ordre et à souffrir quelque règle. Ces choses étrangères forcent sa nature, sans la changer. C’est ainsi que les bêtes féroces s’apaisent et ne s’apprivoisent jamais. *

Sa principale façon de se maintenir est de devenir plus cruel que lui-même[88], de s’exciter dans sa barbarie, et, dans la soif et la faim, de se couvrir de sang pour ne pas se dévorer lui-même.

Si l’on compare les états despotiques entre eux, on verra que celui-là se soutient mieux qui, raffinant, pour ainsi dire, sa cruauté, trouve le secret de la rendre excessive et de donner de nouveaux fondemens à l’État, en multipliant les injures qu’il fait à la Nature humaine.

L’empire du Japon et celui du Mogol ont été fondés par le même peuple, par les mêmes armes, par les mêmes maximes, sur les mêmes loix, avec les mêmes mœurs. Celui du Mogol se détruit tous les jours par son despotisme, et les Relations ne nous apprennent pas que celui du Japon périsse de même.

Le prince conquérant, devenu maitre des fonds de terre, les distribua comme il lui plut ; elles (sic) furent données et ôtées par le caprice. Mais, dans l’Indolstan, l’esprit précaire a tout détruit : les villages, les paysans, les terres furent à la discrétion d’un maître avare, qui, n’ayant ni la propriété, ni une jouissance assurée, vouloit s’enrichir dans le moment. De façon que l’Indolstan n’est plus que le plus grand désert de l’Univers.

Au Japon, les loix les plus cruelles, les plus vigilantes qu’il y ait dans l’Univers, ont arrêté les mauvais effets de l’esprit précaire. Lorsque quelqu’un détérioroit les terres que le Prince lui. avoit données, lorsqu’il levoit sur des paysans des redevances inusitées, les loix ont condamné au supplice toute la famille du coupable[89] ; sans quoi, toutes ces terres auroient été ruinées dans vingt ans, et tout le peuple auroit été détruit.

C’est ainsi qu’au Japon le gouvernement militaire s’est maintenu, et, pour y parvenir, il a fallu que le despotisme abusat de lui-même.

Tel est l’effet des mauvaises loix qu’il en faut de plus mauvaises encore pour arrêter les malheurs des premières.


II. Des Loix qui concernent l’Enfance et l’Age de Raison[90].

Les Romains fixèrent l’âge de raison au tems où l’on est capable d’engendrer, c’est-à-dire à quatorze ans pour les mâles et douze ans pour les filles. Je dis qu’ils fixèrent l’âge de raison à cet âge qu’ils appelèrent le tems de la puberté, parce qu’ils infligèrent des peines plus grandes pour les crimes commis après cet âge, que pour ceux commis auparavant, et cela paroît par la Loi des XII Tables[91]. Elle vouloit que celui qui étoit surpris en un vol manifeste fut battu de verges et réduit en esclavage, s’il étoit pubère ; et qu’il fut seulement fouetté, comme le jugeroit le préteur, s’il étoit impubère.

On demandera peut-être : si les Romains avoient fixé l’âge de raison à la puberté, pourquoi ils punissoient les crimes avant la puberté ? C’est que les enfans sont très capables de correction. Moins ils ont une raison formée, plus il est naturel qu’on les corrige. Il faut bien qu’ils soient capables de correction, puisque les bêtes mêmes le sont. Tout ce que l’équité demande dans ce cas, c’e[st] qu’on les punisse avec plus de modération, et c’est ce que la Loi des XII Tables observa très bien.

Quand la Loi n’a rien statué sur les crimes des impubères, il me paroit que l’équité demande qu’on observe deux choses : Pune, que le Magistrat n’inflige à peu près que la punition que le père ou le tuteur infligeroit lui-même ; l’autre, qu’une grande peine ne doit leur être infligée que dans le cas où l’action marque même l’usage de la raison dans la manière dont on l’a faite, et non pas dans ceux où l’on ne voit que l’enfance même.

Il paroit aussi, à l’égard des affaires civiles, que les loix romaines fixèrent l’âge de raison au tems de la puberté, puisque ce fut à cet âge qu’ils firent cesser l’autorité des tuteurs, qui étolent donnés à la personne du pupile, et que c’est à cet age que commençoit l’administration du curateur, qui étoit établi pour régir les biens.

Les législateurs romains fixèrent donc deux époques : l’âge de raison, à la puberté ; et l’âge de la maturité de la raison, au tems de la majorité, c’est-à-dire à vingt-cinq ans.

Tous les législateurs n’ont pas, comme les Romains, distingué ces deux époques, et plusieurs n’en ont établi qu’une, après laquelle on étoit capable de s’obliger pour les biens par des contrats civils, et où, à plus forte raison, la personne n’étoit plus soumise à l’autorité d’un autre citoyen.

C’est à la sagesse du Législateur à fixer le tems de cette époque selon les circonstances. Je dirai seulement qu’ils doivent, en fixant le tems de la puberté, avoir égard au climat ; parce que le tems de la puberté vient plutôt dans de certains pays que dans d’autres. Il y a plus : c’est qu’il y a des pays et de certaines mœurs où il est plus périlleux que dans d’autres d’avancer le tems où un citoyen peut avoir la libre administration de sa personne et de ses biens.

Quand l’époque du tems qui donne aux citoyens la libre administration de leurs biens est venue, il est naturel que tous les actes passés par le mineur avant ce tems soient nuls et de le restituer contre tous les actes qu’il peut avoir passés. Il n’est pas question. d’examiner s’ils lui ont été préjudiciables, ou non. Il suffit qu’ils ayent été passés avant le terme fixé par la Loi pour les passer.

Mais, lorsque les actes sont passés dans le tems où la Loi a donné à un citoyen la faculté d’agir, il est déraisonnable de le restituer contre quelque contrat que ce soit.

On doit suivre à la lettre les contrats qui tirent leur nature du Droit des gens : la vente, l’échange, etc. ; et on n’y doit suivre que pour de grandes raisons les restrictions, extensions, limitations, que le Droit civil y pourroit mettre.

La lésion que l’on reçoit d’un contrat que l’on a fait n’est pas. une bonne raison pour le rompre. L’objet des contractans est un avantage réciproque que chacun médite, et il est de l’intérêt de l’État que chacun cherche dans ses conventions à rendre sa condition meilleure.

C’est un grand abus que les transactions (qui sont des traités de paix entre les particuliers), bien loin d’étouffer les allaires, n’ayent ordinairement d’autre effet que de les animer davantage par les lettres en restitution que donne le Prince. En un mot, ce tribunal particulier, qui nous restitue contre les contrats que nous avons passés, doit être extrêmement borné[92], et, quand, par un contrat, la volonté des particuliers a été un moment, il semble qu’elle doive être toujours, et qu’il ne reste d’autre voye que de l’attaquer de faux. Tout le mieux des jurisconsultes doit être souverainement rejeté, et la principale attention du Droit civil doit être d’établir les formalités et l’authenticité des actes du Droit des gens.

Je crois que la Loi ne devroit jamais permettre à un particulier de revenir contre son seing que par la voye criminelle, dans le cas de faux ou de violence.

J’ajouterai que ces restitutions accoutument les citoyens à manquer de probité. Un homme étoit fidèle à sa promesse. Avant que sa qualité de plaideur ne l’en eût dispensé, il n’auroit pas manqué à sa parole pour tout l’or du monde. Devenu plaideur, il prend des lettres en restitution contre tout ce qu’il a promis[93].

  • Des loix politiques[94] ont quelquefois avancé en faveur du

Prince le tems de cette (sic) époque. Ainsi Charles V, roi de France, pour prévenir les guerres civiles qui se formolent d’ordinaire pendant la minorité des roix, ordonnoit-il qu’il (sic) seroit majeur à quatorze ans.

  • On alla plus… *

II. Des Adoptions[95].

L’adoption sans limitation n’est bonne dans aucun pays, parce qu’il ne faut pas accoutumer les hommes à penser qu’on puisse être père sans avoir les incommodités du mariage, ni ôter à la Société les avantages qu’elle peut tirer de ce désir que les hommes ont de voir l’éternité de leur famille.

L’adoption[96] est inutile dans les gouvernemens despotiques où il n’y a aucune idée de noblesse. Elle peut être bonne dans ces sortes de gouvernemens républicains où, lorsqu’on n’avoit point d’enfans, on en adoptoit un qui put succéder à la portion du fonds de terre qui étoit donnée à chaque citoyen. Pour lors, on n’adoptoit pas à soi, mais à la République. Elle peut être encore bonne dans le gouvernement monarchique pour soutenir les familles, perpétuer le nom, et maintenir les ordres de l’État. Mais, dans quelque gouvernement qu’on l’établisse, elle y doit être extrêmement restreinte[97].

Il faut, premièrement, que celui qui peut avoir des enfans ne puisse adopter. Cicéron nous apprend[98] que c’étoit l’usage des Romains. A l’égard de l’adrogation, ils appeloient les pontifes pour décider cela.

2° Dans les états où le nombre d’enfans donne quelque privilège, il ne faut pas que les enfans adoptés puissent servir. C’étoit encore l’usage des Romains[99].

3° Dans une république où la constitution est fondée sur un certain nombre de citoyens, il ne faut pas qu’un père de famille puisse adopter un père de famille, parce qu’on ôteroit par là, par une fantaisie ou pour son utilité particulière, un citoyen à la République[100]. C’est pour cela qu’à Rome une pareille adoption ne pouvoit se faire que par une loi du Peuples[101], et, lorsque les Empereurs curent tous les droits du Peuple, ce droit passa aux Empereurs, que l’on ne pût être adrogé que par leurs lettres, quoique cela ne fut fondé sur aucune raison dans la Monarchie[102].
IV. De la Propriété et de la Possession[103].

Le partage des biens ayant été fait dans la Société, il a fallu qu’il fut aussi peu douteux qu’il étoit possible. Il a fallu que chacun pit conserver sans peine ce qu’il avoit, et qu’il y eût des signes visibles et connus qui le maintinssent. Aucun signe ne peut être plus visible que la possession. Cette possession pourroit être si longue qu’elle donneroit seule la propriété, parce qu’elle feroit taire et surmonteroit toutes les preuves contraires, et on appelleroit cela prescription de la propriété. La longueur du temis qu’il faut pour acquérir cette propriété forme des dispositions particulières dans les loix civiles des divers états, et je croirois bien que cette longueur devroit être relative : d’un côté, à la grandeur de l’État[104], qui fait la grandeur des fortunes et l’embarras des affaires, et qui met les citoyens à une grande. distance de leurs biens ; et, de l’autre, aux occasions et aux absences fréquentes. Il est clair que celui qui a toujours une petite fortune devant ses yeux y prend plus garde, et qu’il a besoin de moins de tems pour empêcher qu’un autre ne le dépouille de sa propriété par la possession.

La possession maintient donc dans la propriété, et elle peut dépouiller de la propriété. Elle est donc d’une grande importance, et il faut qu’elle soit le moins équivoque qu’il est possible ; et, comme il n’y a point de signe moins équivoque de la possession que la possession même, il faut qu’elle se prouve par elle-même. C’est ce qui a fait que la Raison a établi chez divers peuples un tems très long pour acquérir la propriété et un tems plus court pour acquérir la possession. Parmi nous, celui qui est en possession pendant trente ans d’une chose en acquiert la propriété ; celui qui est en possession pendant un an et un jour d’une chose en acquiert la possession[105]. Et, comme la possession est un droit dans la chose, qui mène à un droit plus considérable, qui est la propriété, elle est d’une grande importance, et, comme il est utile de ne pas confondre les divers droits des citoyens, il ne faut pas confondre la demande de la possession avec la demande de la propriété, et ces choses doivent recevoir différentes décisions.

V. De l’Obligation par la simple Parole[106].

Il y a deux sortes d’obligations : celle que l’on contracte avec les liens établis par le Droit civil, que l’on appelle contrats ; et celle que l’on contracte par les liens établis par la seule nature, c’est-à-dire par la simple parole.

Quand je m’oblige par un contrat, je me soumets à toute la puissance de la Loi civile. Quand je m’oblige par ma parole, je ne suis soumis qu’à moi-même.

Il est plus dans la nature de la chose que le bas peuple soit lié par des contrats que par sa parole. Les plus légers intérêts doivent faire une grande impression sur lui, et plus forte que celle de quelques paroles que ce fit qu’il eût données. Il faut donc le lier par des contrats. Ce n’est pas à lui à se faire des chaines.

La noblesse est liée par sa parole, parce qu’elle pent la donner. Elle la donne à cause de son indépendance. Elle la reçoit à cause de sa grandeur.

Il y a une raison particulière pour que les Princes gardent leur parole : c’est que leur[s] traité[s] n’étant soumis à la force d’aucune puissance civile, ils ne sont pas plus forts que leur parole. Ainsi un prince qui ne tient point sa parole déclare qu’il renonce au commerce des conventions ; ce qui est pourtant le seul lien par lequel il tient avec les hommes. J’ajoute qu’en ne tenant point sa parole, il montre sa petitesse ; il fait voir qu’il dépend des circonstances, et qu’il ne relève pas uniquement de lui-même[107].


VI. Du Serment[108].

Quelques philosophes[109] ont prétendu décréditer le serment en disant qu’il n’étoit pas un nouveau lien ; et, moi, je dis que, quand il n’y auroit point de Divinité, le serment seroit un nouveau lien[110] : car, s’il est faux que le serment soit un nouveau lien, il est faux aussi que la parole soit un lien : car la parole ne lie que par le degré de confiance et de crédulité qu’elle donne à celui à qui elle est donnée.

Les sermens tiennent lieu du gage que l’on est naturellement porté à donner de sa promesse : car on a toujours eu besoin de se procurer la confiance des autres. Ainsi on a souvent dit : « Si je ne fais pas ce que je vous promets, je veux perdre le gage que j’ai mis entre vos mains. — Si je ne fais pas ce que je promets, je veux que mon ami en soit puni, et qu’il soit contraint de vous réparer le tort que je vous aurai fait. — Si je ne fais pas ce que je vous promets, je me soumets au plus grand des malheurs, c’est-à-dire à la vengeance divine. » Mais peut-être que je ne crois ni ne crains la vengeance divine. Cela se peut. Mais il suffit que je craigne les hommes qui doivent me punir doublement, parce que je vous trompe doublement : car vous n’avez ni la chose que je vous ai promise, ni le gage que vous croyiez avoir.


VII. Du Cautionnement[111].

La loi d’Athènes[112] vouloit qu’on ne put s’obliger en qualité de caution que pour un ans[113]. Elle étoit très sensée. Je ne puis raisonnablement promettre que la solvabilité présente de celui dont je réponds. Je joue mon bien quand je réponds de sa solvabilité future. Je puis déclarer qu’il n’y pas de dérangement actuel dans les affaires d’un débiteur, parce que c’est un fait que je peux savoir. Je ne puis savoir ce qui arrivera dans la suite[114].


VIII. De la Correction des Loix[115].
C’est une grande chose de savoir corriger les abus. La moindre difficulté, c’est de les connoître. On ne les connoît ordinairement que trop, et on les sent si bien que, ce qui est venu avec lenteur, on veut le détruire avec violence. On sent, dans cette entreprise, qu’on a pour soi la Raison ; on n’examine point si l’on a pour sol la Prudence. Le fisc avoit été insensiblement dépouillé ; on voulut tout-à-coup le remplir. Le tems avoit fait le mal ; on ne voulut pas laisser faire le bien au tems.
IX. De la Preuve par Témoin et de la Preuve par Écrit[116].

Lorsque deux hommes font une convention, ils sont censés chercher à la rendre la plus fixe qu’il est possible, et à faire en sorte qu’elle puisse être connue d’une manière certaine. Il n’y a pas, pour cela, de moyen plus sur que l’écriture, qui semble arrêter les paroles et les représente à chaque instant. De ce que l’on a cherché dans les conventions qu’elles fussent connues, on suppose qu’on a employé les moyens les plus propres à les faire connoître : soit, à chaque instant, comme dans l’écriture publique ; soit, dans les occasions, comme dans l’écriture privée.

La plupart des peuples qui, de barbares, chasseurs ou pasteurs, deviennent conquérans ne connoissent pas l’art d’écrire. Pour faire connoître leurs conventions, ils cherchent quelques signes on quelque fait éclatant qui y supplée. On dit que les Tartares faisoient leurs traités en se faisant tirer du sang du bras. Les premiers Turcs faisoient les leurs en se mettant de l’encre dans la main et l’appliquant comme un sceau sur le papier.

Chez les peuples qui savent écrire, la loi qui veut qu’on rédige par écrit les conventions est censée avoir dit : « Si une telle convention avoit été faite, on auroit cherché à la faire connoître de la manière la plus fixe et la plus certaine. »

Il n’en est pas des actions criminelles comme des actions civiles. Autant que les citoyens cherchent à faire connoître les conventions des contrats, autant cachent-ils les délits et les conventions qui naissent des délits. Il seroit difficile de les prou- ver par écrit, et on doit supposer que le coupable a fait tout ce qu’il a pu pour dérober cette sorte de preuve. Il faut donc en revenir à la preuve par témoin.

La loi de Bocchoris est si raisonnable qu’elle est venue jusqu’à nous. Elle obligeoit celui à qui on demandoit de l’argent prêté sans billet de faire serment qu’il ne l’avoit pas reçu. Comment pourroit-on ne point déférer…*
IV. Population et Commerce.

Nous réunissons ici neuf chapitres.

Les minutes des quatre premiers sont enveloppées d’une feuille double, sur laquelle on lit :

« Matériaux de Dissertations (ou pour mes Réflexions) sur les diverses destructions que l’on a vues sur la Terre ; de celles qui subsistent aujourd’hui, et de celles qui sont réparées. »

Les chapitres VI, VII et VIII se trouvent aussi dans une chemise, dont le dessus porte les notes suivantes :

« * N’a pu entrer sur le livre du Commerce *. — Commerce. — Il y a ici de très bonnes choses sur le Commerce, qui pourront peut-être servir à une dissertation. Sinon, remettre dans mes Réflexions. Il y aura peut-être là des choses pour une seconde édition de l’Esprit des Loix. — Commerce. »

Le chapitre V est isolé ; mais il nous est parvenu en deux rédactions, dont l’une est de la main de Montesquieu.

Quant au chapitre IX, nous l’empruntons à ce dossier relatif à l’usure chez les Romains, sur lequel est écrit une note curieuse que nous avons imprimée plus haut.

I. Que les Destructions des Peuples étoient autrefois plus rares[117].

Avant les conquêtes d’Alexandre, celles des Carthaginois et des Romains, les peuples se connoissoient peu. Toutes les nations étoient, pour ainsi dire, séparées. Il y en avoit peu qui sortissent de leurs limites. Chaque nation ou plusieurs petites nations pouvoient s’agrandir sans sortir de leur territoire. Les hommes étoient moins méchans, et un peuple n’étoit pas, la dépouille d’un autre. Mais, dès que les nations ont pu aisément se communiquer, ce n’a été que pour se détruire.

La Terre étoit plus peuplée lorsque les nations ne se connoissoient pas, parce que les grandes destructions étoient plus rares, et il y avoit de moins grands empires[118].


II. Destruction des Peuples pour cause de Religion[119].

La destruction des peuples par la Religion, les guerres civiles et étrangères qui en sont nées, sont une sorte de mal que nous devons à nos tems modernes, et dont les politiques anciens ne nous parlent pas.

"Il n’y a qu’une plume trempée dans le sang qui puisse décrire ces révolutions funestes[120].* En Égypte, quatre-vingt mille Coptes furent tués sous Dioclétien pour le Christianisme. Deux cent mille furent tués sous Justinien, à cause de l’hérésie de Dioscore[121]. Les fugitifs allèrent se faire moines dans les déserts. Les Mahométans vinrent et achevèrent. Ainsi, de religion en religion, toute la nation a été détruite.

La nation des Ibériens[122].

Les Goths détruisirent les anciens habitans de la Lusitanie[123].


III. Combien le Zèle pour le Christianisme et le Mahométisme a été destructeur[124].

Il n’y a qu’une plume trempée dans le sang ou dans les

larmes qui puisse décrire les effets funestes de ce zèle.
IV. Du Transport des Peuples[125].

Le transport des peuples peut être sujet à tant d’inconvéniens[126], il est si difficile de les conserver jusques à leur établissement, et jusques à ce qu’ils puissent se conserver eux-mêmes, qu’il faut avoir de très fortes raisons pour le faire.

Ceux qui font ces sortes de transport veulent ordinairement dépeupler une frontière par où pourroit venir un ennemi, et peupler quelque autre lieu de l’empire qui est inhabité. L’air est ordinairement mauvais dans un pays inhabité, et il faut observer si ce pays est inhabitable par sa nature ou seulement parce qu’il est inhabité.

Chabas, pour arrêter les Turcs, qui ordinairement attaquoient l’Arménie[127], la dépeupla. Il envoya vingt mille familles dans le Guillan, où elles périrent presque toutes à cause du mauvais air. Mais il envoya toute la ville de Julfa former un faubourg d’Ispahan et voulut que cette colonie fit le commerce des soles. Autant que la première colonie prospéra peu, autant vit-on celle-ci fleurir. Leur frugalité, leur bonne foi, leur économie, leur santé dans les voyages, leur religion l’y déterminèrent. Ce prince leur fil des avances.

On a envoyé de tout tems des colonies à Constantinople[128], et cette ville voit toujours périr ses habitans par des maladies, des pestes fréquentes et les abus du gouvernement[129]. Il est d’une grande importance de ne point porter les colonies dans des lieux pareils.


V. Des Greniers publics[130].

Une petite république, qui a beaucoup de peuple et un petit territoire, qui, souvent, est bornée à une ville qui peut être assiégée, doit sans doute avoir des greniers publics, et cette attention est la première attention. Elle est, à cet égard, dans un cas forcé, qui redouble son attention. Mais il n’en faut point dans un grand état. Rien n’est plus dangereux que celle espèce de police lorsqu’elle est faite et conduite avec la négligence naturelle aux hommes. Le blé est une espèce de denrée qui se corrompt si aisément que la vigilance de chaque propriétaire suffit à peine pour le conserver. Or, ceux qui font des greniers publics répondent au peuple de l’événement. Mais que seroit-ce s’il y avoit pis que de la négligence ? Que seroit-ce si le peuple, dans ses malheurs, pouvoit soupçonner ceux qu’il faut qu’il aime.

On a vanté les greniers publics de la Chine, et, quand on a examiné le fond des choses, on n’a trouvé qu’une belle théorie et une pratique abominable : les famines règnent autour des greniers publics[131].

C’est donc une règle qu’il faut laisser, dans les monarchies, la subsistance du peuple entre les mains du peuple, et ne lui donner jamais lieu de penser que sa vie soit précaire. Ce qui n’empêche pas que ceux qui gouvernent n’ayent pour objet principal d’allier la subsistance du laboureur et de l’artisan avec celle du propriétaire des terres.

Je l’ai déjà dit une fois : la prudente administration va rare- ment à son but par les routes que tout le monde peut voir où imaginer. La plupart des bons effets de la nature et de la polilique se produisent sans bruit, et les yeux mêmes de ceux qui les sentent n’en sont pas témoins. Ne découragez point la culture des terres[132]. Ayez connoissance de ce qui vous manque, ou de ce que vous avez de trop. Quand vous aurez une fois ce qui vous suffit, que vous importe là où il peut être. Veillez, les nuits, sur le besoin du peuple, et, le jour, paroissez tranquille. Mettez-le en état de faire des réserves, et vous n’aurez pas besoin d’en faire pour lui. Que tous les greniers soient les greniers publics[133].

Continuation du même sujet.

Si la famine vient[134], c’est un mal terrible si votre peuple est pauvre : car, n’ayant de subsistance que jour par jour, le premier jour de la disette est le premier jour de famine. S’il est à son aise, la disette vient, et la famine n’est pas encore : vous avez des mois pour le secourir.

Si la famine vient, la suprême loi, c’est le salut du Peuple. Tous vos engagemens sont suspendus, parce que le salut du Peuple peut seul vous mettre en état de maintenir vos engagemens. Donnez, répandez, prodiguez. Ne croyez jamais perdre avec lui ; à moins que vous ne pensiez que Jupiter se plaint d’avoir perdu la pluie qu’il a versée sur nous du haut de l’Olympe.


VI. Des Armateurs[135] (Ier Chapitre.

La guerre se fait ou par des forces unies, ou par des forces dispersées[136]. Par la nature de la chose, il est plus aisé de faire la guerre de terre par des forces unies, et la guerre de mer par des forces dispersées ; parce qu’il est plus aisé d’échapper sur mer que sur terre à un ennemi puissant, et d’embarrasser sur mer que sur terre un ennemi puissant. Ainsi les grandes puissances maritimes ont fait imaginer à celles qui sont moindres un genre de guerre d’autant plus embarrassant pour les premières que celles-ci trouvent l’aliment de la guerre dans la guerre même : les grandes puissances maritimes ayant un grand commerce ont de grandes richesses dehors, exposées aux entreprises des ennemis et dispersées.

Quelquefois, de petites puissances, ne pouvant pas tenir sur la terre, se sont refugiées sur la mer. Sextus Pompée allie (?) contre Auguste les gens de mer, contre les Espagnols.

Par notre droit des gens, la marchandise suit la condition du vaisseau. Le vaisseau libre rend la marchandise libre, et il n’y a point de marchandise libre dans un vaisseau ennemi. Cela est fondé sur ce que la guerre des armateurs est toujours une guerre publique, et que c’est toujours la marine d’un état qui attaque la marine de l’autre, ou se défend.

Les Romains ne connoissoient pas les puissances neutres, mais seulement de fait. Hostis, chez eux, signifoit étranger. « Ceux, dit le jurisconsulte Pomponius, qui ne sont liés avec nous par aucun traité ne sont pas nos ennemis : mais, s’ils tombent en nos mains, ils sont nos esclaves ; si quelque chose qui leur appartient tombe dans nos mains, elle nous appartient. »

Il n’en est pas ainsi parmi nous. Ce qui appartient à ceux qui ne nous sont liés par aucun traité ne peut tomber entre nos mains. Leurs vaisseaux sont libres, à moins qu’ils n’apportent des marchandises de contrebande à nos ennemis, c’est-à-dire le moyen de nous faire la guerre.

Notre droit des gens n’a point fixé les choses qui étoient de contrebande de sorte que la liste en augmente ou diminue selon le traité. La raison en est que les diverses manières de faire la guerre varient.

Si c’étoit la marchandise qui eût déterminé la nature du vaisseau, cela auroit produit d’étranges difficultés ; parce que, autant qu’il est difficile de cacher à quelle nation appartient un vaisseau, autant est-il aisé de cacher à qui appartient la marchandise.
VII. Des Armateurs[137] (IId Chapitre).

On a mis, depuis quelque tems, en Europe, in piraterie sous de certaines loix. Je ne discuterai point si ceci est une branche naturelle du Droit de la guerre, et si l’état qui s’arme en corps contre un autre état peut aussi attaquer les fortunes particulières, en armant les citoyens d’un état contre les citoyens d’un autre. Je dirai seulement qu’une nation qui a l’esprit de commerce n’introduira jamais les armateurs, et que l’Europe, qui est à la tête du commerce de l’Univers, devroit établir contre cette pratique une loi du Droit des gens.

Ma raison est que c’est une chose inutilement pernicieuse. Cela détruit le commerce de ceux mêmes qui font les prises. On les mène dans un port où les marchandises ne sont pas demandées. Le prix en tombe à rien ; elles sont à trop bon marché dans un endroit ; dans l’autre, elles sont trop chères, et il ne s’en fait pas de consommation. Cela porte peu d’avantage et fait beau- coup de mal. Tout se gâte, se pille, périt, se vend mal : en un mot, les armemens sont des injustices de dupe.

Il semble que les nations qui ont permis ce qu’on appelle les armateurs ayent été obligées de faire des loix contre elles- mêmes. Il y en a une qui déclare de bonne prise les bâtimens des sujets du Prince repris sur les ennemis après être restés en leurs mains vingt-quatre heures. Quelle loi que celle qui prive les sujets mêmes de la protection de l’Etat contre ses armateurs !

La guerre s’étant allumée, en 1741, entre la Russie et la Suède, le Conseil de Dantzig déclara qu’on ne recevroit dans le port aucune des prises faites sur l’une ou l’autre des parties belligérantes, el qu’il permettroit encore moins qu’on les y vendit. Et cela est très conforme à l’esprit du Droit des gens. Car, comme une puissance neutre ne peut favoriser aucune des parties qui sont en guerre, elle ne peut pas plus favoriser ses armateurs.
VIII. Bonne Loi sur le Commerce[138].

Dans le dernier traité de commerce entre la France et la Hollande[139], il y a des dispositions très sensées. On permet aux commis des fermes de retenir les marchandises qui sont assujetties au payement des droits sur l’estimation de leur valeur, en payant le sixième en sus de la valeur déclarée, s’ils ne veulent se contenter de l’estimation.

Les marchandises des États-Généraux ayant été visitées, plombées et expédiées à leur entrée en France, ne sont plus sujettes à d’autres visites, jusques à ce qu’elles soient arrivées au lieu de leur destination[140].

Enfin, on fixe aux fermiers un certain tems pour expédier les marchandises. Il seroit bien raisonnable que les sujets fussent traités aussi humainement que les étrangers[141].


IX. De l’Usure chez les Romains[142].

Ce pauvre Ariobarzane me fait grand’pitié : c’est un étrange spectacle de voir un roi, subjugué par les usuriers romains, mettre sur son diadème un bonnet vert.

Brutus demande que Cicéron oblige ce roi à le payer. « J’ai fait, dit celui-ci[143], tout ce qui a dépendu de moi, et j’ai obtenu quelque chose. Mais les gens d’affaires de Pompée commencent à le presser, et le bruit s’est répandu que Pompée doit venir dans ce pays pour faire la guerre aux Parthes. Tous les tributs de ce roi ne suffisent pas pour payer chaque mois les usures. qu’il doit à Pompée. Celui-ci souffre cela avec sa clémence ordinaire et ne demande point le capital : il est content de recevoir ses intérêts. Ce roi ne paye ni ne peut payer ses autres créanciers : il n’a ni douane, ni trésor public… Il a deux ou trois amis très riches ; mais ils gardent leur argent avec autant de soin que vous ou moi. Je lui ai écrit de satisfaire Brutus : je l’ai exhorté ; je l’ai accusé. Dejoratus a envoyé devers lui pour le même sujet. Il a répondu qu’il n’avoit rien, et je crois que cela est vrai. Il n’y a rien de si dévasté que le royaume, ni de si indigent que le Roi. Cependant, j’ai donné des préfectures aux agens de Brutus. »



V. Composition des Lois.

Des huit chapitres qui suivent, les sept premiers se trouvent dans une chemise, sur laquelle on lit : « Choses qui n’ont pu entrer dans la Composition des Loix. »

Le huitième a été cousu par erreur dans un cahier de quelques feuilles, dont l’enveloppe porte : « Livre 27. — Théorie de quelques Loix grecques et romaines. »

I. Idée de ce Livre[144].

Le sujet de ce livre est si immense que je me contenterai de rapporter ici quelques exemples *…

On ne doit point regarder ceci comme un traité de jurisprudence ; c’est plutôt une espèce de méthode pour étudier la jurisprudence : ce n’est point le corps des loix que je cherche, mais leur âme.


II. Des Loix civiles qui tiennent à une autre Loi civile[145].

A Athènes, la loi ne laissoit au fils contre son père d’autre action que celle de démence[146]. Ceci étoit une suite de la loi qui donnoit au père le droit de faire mourir ou d’abdiquer ses enfans[147]. C’étoit une loi de la Nature que les enfans, pour leur propre conservation, pussent avoir une action contre le père qui étoit en démence. Mais, parmi nous, où les pères n’ont qu’une autorité de police, les enfans n’ont pas besoin d’une action particulière de démence. Le Magistrat pourvoit à la démence du père, comme il pourvoit à celle des autres citoyens.


III. Des Loix contraires à l’Esprit du Législateur.

On a cru que, pour conserver les forêts du Royaume, il étoit bon qu’il y eût des cours particulières qui eussent la police particulière sur cela. Cette police ne devoit point empêcher la juridiction ordinaire, et, laissant une inspection et une économie générale à ces cours particulières, cela ne devoit point empêcher l’exercice de la juridiction ordinaire dans les cas particuliers qui se présentoient, et qui regardoient plus directement un tort particulier qu’une dégradation générale. Mais des jurisconsultes ignorans et des juges avides ont anéanti là-dessus l’exercice de la juridiction ordinaire ; et, comme leur juridiction est aussi coûteuse que la juridiction ordinaire l’est peu, les particuliers ont mieux aimé souffrir le tort, que d’en poursuivre devant le juge des lieux (sic) le redressement, et ce qui étoit fait pour la conservation des bois du Royaume a été une des principales causes de leur destruction.

Il en a été de même des chemins. Leur bon état est si nécessaire qu’on a cru devoir établir une cour particulière qui eût, entre les mains, à cet égard, la police générale ; et, quoique les ordonnances ne leur eussent donné ni pu donner que la police des chemins principaux, qui étoient tels qu’il étoit impossible que les juges des lieux y pussent pourvoir, des jurisconsultes ignorans et des juges avides ont, par de fausses interprétations, introduit ce mauvais usage qu’il falloit avoir recours à ces juges pour accommoder les chemins qui se trouvent dans l’étendue de chaque juridiction. De là, il est arrivé que tous les chemins du Royaume ont été détruits par deux raisons. La première, que les juges des lieux découragés, qui voyoient le mal sous leurs yeux, ont cru ne pouvoir y remédier. Ils pouvoient le faire sans frais, et l’on sait que le commencement des précipices n’étoit d’abord qu’un objet de néant, que la négligence a rendu considérable. D’ailleurs, ces juges particuliers ne faisant leur descente qu’avec des frais immenses, on n’a pas cru devoir les appeler pour un objet qui devoit coûter en lui-même souvent la millième partie moins que les frais. De plus, le grand mal étoit éloigné, et il n’y avoit qu’un très petit mal qui fut présent. On a donc négligé tous les chemins qui conduisoient aux grandes routes. Bien loin que la police ait été faite, elle a été impossible. Les conséquences en ont été alligeantes. Il y a quelquefois dans une juridiction jusqu’à mille chemins divers qui sont devenus des abimes. Les grandes routes sont devenues inaccessibles aux paroisses les plus voisines. Le Conseil a vu le mal, et, pour y remédier, comme il falloit y remédier partout, on a accablé le peuple de corvées. Ainsi ce que le Législateur avoit fait par un esprit de sagesse et d’ordre est devenu, par l’abus, un effet qui sembleroit provenir de l’anarchie.

Il faut toujours en revenir à la nature des choses. Quand il s’agit des détails d’une police, quand il s’agit d’une chose qui demande une présence et une attention nécessaire, il faut bien se donner de garde de dépouiller ou de décourager les juges des lieux.


IV. Qu’il faut bien connoître la Nature de l’Esprit humain[148].

S’il faut qu’un législateur connoisse bien sa nation, il faudroit encore qu’il connit bien la nature de l’Esprit humain. * Je parlerai toujours par des exemples.

La Loi peut permettre à un citoyen qui a reçn quelque injustice d’un tribunal de recourir à un autre qui a une plus grande puissance. Mais la Raison nous dit que cela ne devroit être permis que dans les premiers momens, ou, du moins, les premiers jours ; parce que l’on n’est jamais plus pénétré de l’injustice de son juge que pour lors.

Quand on a appelé d’un juge à un autre, et que celui-ci a prononcé, c’est un grand abus de permettre de recourir à un troisième ; parce que l’esprit de l’Homme est fait de manière qu’il n’aime pas à suivre les idées des autres ; qu’il se porte naturellement à réformer ce qui a été fait par ceux à qui il croit des lumières inférieures. Multipliez les degrés des tribunaux, vous les verrez moins occupés à rendre la justice aux citoyens, qu’à se corriger les uns les autres[149].


V. De la Candeur des Loix[150].

Il faut dans les loix une certaine candeur. Faites pour punir la méchanceté des hommes, elles doivent, elles-mêmes, avoir la plus grande innocence[151].

Les loix qui ont déclaré dans quelques états que tous les sujets étoient de la religion dominante ont été trop loin. Décider que tous les sujets sont d’une religion, c’est déclarer relaps tous ceux qui ne meurent point dans celle religion. Mais il est clair qu’une déclaration étrangère ne peut point rendre un homme relaps : pour être sorti, il faut être entré *.

Il est inutile de dire que les loix ne doivent pas faire de grandes cruautés sans utilité. Nous trouvons dans un fragment de Miron de Priène[152], qu’entre les indignités que les Lacédémoniens faisoient aux Hélotes, ils condamnoient à l’amende les maîtres qui ne rendoient pas maigres les Hélotes qui étoient gras. Mais un Hélote bien gras n’étoit pas plus redoutable qu’un maigre.

Lorsqu’une loi paroît bizarre, et qu’on ne voit pas que le Légis- lateur ait eu intérêt à la faire telle (ce que l’on présume lorsque celte loi n’est fiscale, ni tyrannique), il est naturel de croire qu’elle est fondée sur quelque raison suffisante. La loi de Diophyte défendoit à un homme venu d’Athènes de coucher au port de (sic) Pirée ; celle de Gengis-Kan défendoit aux Mogols d’approcher des eaux pendant le tonnerre. L’une vouloit empêcher qu’un Athénien ne se rendit tyran d’Athènes[153] ; l’autre, que les Mogols, qui, dans un pays où le tonnerre est très fréquent, se mettoient d’abord dans l’eau, ne se noyassent[154].


VI. Des Loix sacrées[155].

Les loix qui permettent à chacun de tuer le criminel inspirent la terreur ; mais elles sont bien dangereuses. Telles étoient les loix sacrées chez les Romains. Elles dévouoient le criminel à quelque Dieu[156], et chacun pouvoit être l’exécuteur de la justice divine.

Les loix sacrées ne peuvent être tolérables que quand il s’agit du salut de l’Etat, qui est le premier objet de la providence des Dieux. Mais il faut qu’il s’en agisse directement ; non comme quand Sylla, César, Antoine, Auguste et Lépide appeloient le salut de l’Etat l’établissement de leur pouvoir ; mais comme quand Cicéron appeloit ainsi la fuite de Catilina et la punition de ses complices.

Lorsque l’État est gouverné par des loix, que ses loix ont une allure générale, le salut de l’État est de les suivre. Mais, quand il est sur le point de sa dissolution, les loix sacrées peuvent être le salut de l’Etat, parce qu’elles peuvent redonner de la force aux loix mourantes.

La Loi des XII Tables permet de tuer le patron qui fraude son client[157], et il ne faut pas être étonné que les institutions de Rome permissent de tuer un tyran : c’étoit bien un patron qui fraudoit ses clients[158].

Je ne doute pas que ceci ne fût établi chez les Romains dans tous les cas où la Loi permettoit de tuer : quand le mari surprenoit l’adultère de sa femme ; quand le père étonné voyoit le corrupteur de sa fille ; ou quand un citoyen se précipitoit sur un tyran. N’est-ce pas pour cela que Brutus, frappant César, s’écria : « Cicéron[159] » ? Que celui qui voulut tuer Commode dit tout haut : « Voilà ce que le Sénat t’envoie » ?


VII. Du Développement des Loix[160].

On a vu, dans tout cet ouvrage, que les loix ont des rapports sans nombre à des choses sans nombre. Étudier la jurisprudence, c’est chercher ces rapports. Les loix suivent ces rapports, et, comme ils varient sans cesse, elles se modifient continuellement. Je crois ne pouvoir mieux finir cet ouvrage qu’en donnant un exemple.

J’ai choisi les loix romaines, et j’ai cherché celles qu’ils firent sur les successions. On verra par combien de volontés et de hasards elles ont passé. Ce que j’en dirai sera une espèce de méthode pour ceux qui voudront étudier la jurisprudence. *


VIII. Des grands Objets du Législateur[161].
La Loi donne quelquefois une récompense au dénonciateur de celui qui la viole. Cela ne doit être fait que dans les cas importans et dans les cas nécessaires. C’est un grand mal d’encourager les citoyens à des gains honteux. Il faut que la Société qui souffre soit payée par un grand bien. C’est, par exemple, au douanier à veiller sur ses douanes. Faut-il que la Société veille pour lui, et qu’elle se corrompe pour qu’il soit tranquille ? Faut-il que la Loi use ses ressorts pour qu’elle serve à son industrie ? Que fera-t-elle dans les cas…
VI. Histoire du Droit.

Nous rapprochons ici, à raison de leur caractère historique, six chapitres plus ou moins dispersés dans les papiers de La Brède.

Les chapitres III et IV se trouvent dans le cahier auquel nous avons fait déjà un emprunt, et sur lequel on lit : « Livre 28. — Théorie de quelques Loix françaises. »

I. Idée de la Jurisprudence romaine[162].

Les Romains, soumis d’abord à un gouvernement populaire, avoient eu des raisons pour donner à la Loi une telle rigueur littérale que les magistrats ne pussent pas en abuser. Cela fit naître un certain art, non pas pour plier la loi aux affaires, mais pour plier les affaires à la Loi. Quand les Romains changèrent de gouvernement, l’esprit de la jurisprudence changea[163]. Ce que la Loi auroit jugé dans sa rigueur, le préteur le jugea par des raisons d’équité. Là où la Loi refusoit une action directe, le préteur donna une action qu’on appela utile[164].

Souvent la Loi vous refusoit le pouvoir d’appeler en jugement, et le magistrat le permettoit ; ce qui faisoit une confusion d’actions directes et d’actions utiles, d’actions de la loi et d’actions de l’équité. Pendant que la Loi vous lioit les mains, le préteur vous laissoit souvent la liberté d’agir. Cela fit que les jurisconsultes exercèrent encore mieux leur art, mettant cette raison d’équité sans cesse aux prises avec la raison du Droit.

Les jurisconsultes se partagèrent en plusieurs écoles ; ce qui produisit une infinité de décisions contraires. Les commentateurs vinrent et concilièrent tout. On ne sait qui valoit mieux d’eux ou des Scolastiques. Ceux-ci, au moins, n’ajustoient ou ne désajustoient que les idées que l’on n’a pas ; ceux-là renversoient les idées qu’on a.

Les imperfections générales des loix peuvent faire tort à la Société, comme les injustices particulières des Juges.*

Les loix civiles dépendent de tant de choses qu’elles peuvent avoir des défauts utiles et des imperfections nécessaires[165].


II. Du Jugement des Crimes à Rome[166].

Les Romains confondirent étrangement les idées des crimes. Cela vint bien en partie de la tyrannie des Empereurs. Mais je crois qu’il faut prendre l’origine de ceci de plus loin. Nous avons dit qu’à Rome[167], lorsqu’un crime étoit commis, le Peuple nommoit, par une commission particulière, un questeur pour en faire la poursuite. L’an de Rome 604, on commença à créer ce qu’on appella des questions perpétuelles ; c’est-à-dire qu’on fit des loix contre de certains crimes, qui fixoient la peine et la forme du jugement, et donnoit au préteur que le Peuple nommoit pour cela, une commission générale pour poursuivre les crimes qui étoient dans le cas de la loi et se commettroient durant l’année de leur administration. La première question fut celle qui fut faite contre les gouverneurs et les magistrats des provinces qui avoient fait quelque concussion[168] ; Sylla fit une question contre les meurtriers ; et, enfin, on établit huit questions par diverses loix, pour la poursuite desquelles on créa huit préteurs.

Or, ceux qui furent les auteurs des loix que le Peuple fit là-dessus, proposant une loi pour la punition d’un certain crime, et un magistrat particulier pour poursuivre, englobèrent dans la même loi tous les crimes qui pouvoient avoir du rapport à celui qui étoit l’objet de la loi. Ainsi Sylla, faisant la Loi de majesté, mit-il au nombre des criminels de lèse-majesté les magistrats qui ne feroient pas l’exercice de leur charge ou n’en défendroient pas les prérogatives. Cela fit une étrange confusion de crimes et de peines et embrouilla extrêmement, à cet égard, la jurisprudence. L’injustice même s’aggrava. Car, quand on augmenta les peines du crime de lèse-majesté, quand on fit, sur ce crime, une instruction plus rigoureuse, cela put tomber sur le crime accessoire comme sur le crime principal : jurisprudence triste, qui, pouvant favoriser sans cesse la tyrannie, mettoit le plus grand obstacle à la liberté[169].

A Rome, l’établissement de la puissance tribunitienne fonda le crime de lèse-majesté, que l’on vit depuis. La Loi vouloit que quiconque offenseroit un tribun par ses actions ou par ses paroles fût puni de mort[170]. On vouloit augmenter le respect à proportion de la foiblesse de cette magistrature, et comme, dans la suite, elle se soutint par ses propres forces, cette loi, à l’égard des paroles, cessa d’être en usage. Auguste la rétablit. « Avant lui, dit Tacite[171], on punissoit les faits, et les paroles étoient impunies. » Tibère, au crime de lèse-majesté, ajouta le crime d’impiété. On avoit accordé à Auguste les honneurs divins ; cela donna l’idée d’un crime contre les Empereurs appelé d’impiété. Tibère commença par faire punir ceux qui parloient mal d’Auguste, et, comine il n’y avoit que ceux qui étoient mécontens du gouvernement présent qui désapprouvoient celui qui avoit précédé, il se défaisoit de ses ennemis. Bientôt, on tira cette conséquence qu’il y avoit aussi de l’impiété dans les paroles dites contre lui, et dans les actions qui, à son égard, pouvoient paroître indécentes. Et, comme ce qui est indécent est toujours très arbitraire, la tyrannie, à son aise, choisit la proie qu’elle voulut.

On vit des sénateurs se cacher sous le toit d’un homme qu’ils vouloient accuser, pour entendre ses discours. On vit Tibère porter au Sénat tout ce que Drusus avoit dit pendant les… années de sa vie[172]. La tristesse, le silence se répandirent dans Rome, Tout fut tendu de noir dans la capitale de l’Univers.


III. Ingénuité des Loix barbares[173].

Les loix des peuples barbares avoient une certaine ingénuité, jointe à une certaine barbarie. La loi des Ripuaires veut que, si une fille épouse un esclave sans le consentement de ses parens[174], le Roi ou le Comte lui présente une quenouille et une épée. Si elle prend l’épée et coupe la tête à l’esclave, elle sera libre. Si elle prend la quenouille, elle restera esclave avec son mari.


IV. Des Formalités légales[175].

Les loix de ces peuples barbares contiennent beaucoup de formalités. Chez un peuple qui ne sait point écrire, les signes extérieurs tiennent lieu de l’écriture[176]. Les meilleurs de ces signes sont ceux qui ont le rapport le plus sensible à la chose représentée, ceux qui frappent le plus les sens, qui ramènent le plus à la connoissance des choses passées. Ainsi la Loi des Ripuaires vouloit que, quand il s’agissoit de tradition de fonds[177], celui qui le recevoit se transportât sur les lieux avec des témoins et plusieurs enfans, à qui on donnoit des soufflets ou on tiroit les oreilles, pour que, dans la suite, ils se souvinssent de ce qui s’étoit passé. On peut voir dans la Loi salique[178] les formalités des cessions de biens[179] et de la renonciation à la parenté ; on y verra avec plaisir l’aimable simplicité de nos pères. Ce fut le même esprit qui introduisit les cérémonies des hommages.

Les loix de la plupart des peuples regardent l’aveu de l’accusé comme une dette envers la Société, et n’accordent rien à la confession, ni au repentir. Mais souvent les loix saliques infligèrent une moindre peine à l’accusé qui confessoit[180], qu’à celui qui nioit. Ces loix considérèrent que, chez un peuple qui n’habitoit point les villes, et qui, ayant des maisons toutes séparées, formoient à peine des villages, la preuve par témoins étoit souvent difficile ; et c’est de là que tirent leur source bien des loix des peuples germains.

Les loix des peuples barbares obligent à une composition beaucoup plus forte celui qui, après avoir tué un homme, aura jeté le cadavre dans un puits ou dans une rivière, ou couvert de branches, ou caché d’une autre manière[181]. La Loi des Bavarois donne la raison de ceci. « C’est, dit-elle, parce qu’on prive un mort des cérémonies de la sépulture[182]. » C’est sur cette idée que Tacite dit que les Germains noyoient les poltrons : ils infligeoient à la poltronnerie la plus grande des peines, parce qu’elle étoit chez eux le plus grand des crimes. Leurs loix sur la sépulture étoient liées à leurs autres loix. Il n’y avoit que le maitre de l’esclave ou les parens de l’homme libre qui eussent le droit d’ensevelir[183] : car c’étoit à eux de venger sa mort. Ils devoient donc en avoir connoissance, et l’étranger qui l’auroit enseveli la leur auroit dérobée et auroit été présumé coupable. Des loix religieuses changèrent ces loix politiques.


De la Noblesse chez les Francs[184].

Qu’est-ce que la noblesse que l’usage continu de la grandeur[185] ? Or, il est bien plus aisé que la noblesse se perpétue dans une nation uniquement guerrière, où la grandeur est toujours jointe à la gloire, que dans les nations où le commerce et la maltôte une fois établis, la grandeur se trouve jointe aux richesses, qui varient perpétuellement. En vain, dans ces nations, attacheriez-vous aux grandes familles des fiefs perpétuels. Ces fiefs passeroient bientôt à d’autres, et elles perdroient leur grandeur.

Si j’avois le tems de suivre M. l’abbé Dubos, je ferois voir que tout ce qu’il dit se réduit à une question de nom et à une explication de ce mot ordre, et que M. l’abbé Dubos prouve seulement qu’il y avoit, chez chaque peuple descendu de Germanie, des distinctions entre les nobles et les hommes simplement libres ; des distinctions qui n’étoient pas précisément les mêmes chez chaque peuple ; et que les distinctions qui étoient entre les nobles et les hommes du peuple chez les Francs et chez les autres nations-[n’étaient pas ce] qu’elles » sont précisément aujourd’hui. Effectivement, il faudrait que les hommes eussent changé do nature, s’il y avoit quelque nation dans l’Univers qui, dans l’espace de neuf.siècles, n’ont mis.quelque changement dans ses loix civiles,

Il est dit dans la Vie de saint Pal racle t que son hère et lui n’étaient pas distingués par leur noblesse, mais qu’ils étaient ingénusa. « Cela n’y fait rien, dit M. l’abbé Dubos ; ce Patroclus était romain, et son nom le prouve3, » Et, supposant toujours ce qui est en question, il en revient à ses trois ordres romains et à son unique, ordre de Francs. Mais c’est une chose bien singulière ! Si Patroclus avoit été franc, les historiens n’auraient pas pu dire de lui qu’il [n’Jétoit [pas’<] sublime par sa noblesse, mais seulement ingénu. Pour qu’ils pussent s’exprimer ainsi, il falloit qu’ils parlassent d’un homme de la nation assujettie. Grégoire de Tours veut donner une idée juste du rang que tenoient les pères de Patroclus. Il n’y aurait pas pensé s’il n’y avoit pas eu de Romains sous la domination des Francs.

M. l’abbé Dubos prouve lui-même qu’il y avoit une distinction de noblesse chez les autres barbares. Mais, si.les Francs salions et les Francs ripuaires n’avoient point de noblesse parmi eux, cela serait fort extraordinaire, cl il faudrait rendre raison de cette ditîérence.

Je n’ai pas le tems de parler des passages accablans qu’on peut alléguer contre M. l’abbé Dubos. Quand on parle, dans les monumens de la première race, de quelque Franc noble, illustre, optimat, cela ne rembarrasse point. 11 ne lui en coûte qu’un titre de conseiller du Roi. « Ces gens-là, dit-il, êtoient de son Conseil. »

i. Nous ajoutons ici quelques mots évidemment omis par le secrétaire, peu lettré, qui a écrit le fragment ci-dessus, où qu’elles est écrit : quels.

2. En marge : « Etant qutdem non nobilitale sublimes ; ingenui tamen. — Grégoire de Tours, De Yitis Palrum, cap" 9*. »

3. En marge : « Etab. de la Monarchie française, tome 3, chap. 4, p. 316. »

4. Nous ajoutons encore ici deux mois qui nous semblent omis.
VI. Cour des Pairs. — Jugemens par Baillis[186].

Voici où en étoient les choses du tems de Beaumanoir[187]. Il y avoit des lieux où l’on jugeoit les affaires par baillis, et d’autres où s’étoient les hommes du fief qui jugeoient. Dans les lieux où le bailli juge, il doit appeler les plus sages du lieu et faire le jugement par leur conseil ; moyennant quoi, en cas d’appel, il est excusé de blâme. Dans les lieux où l’on juge par homme de fief, le bailli n’est pas tenu de juger, à moins qu’il ne soit lui- même homme de fief du Seigneur, moyennant quoi il peut être pair avec les autres.

2° Il paroît que la coutume de juger par bailli étoit nouvelle ; puisque Beaumanoir dit qu’il n’y a pas une seule seigneurie, dans le comté de Clermont, où l’on juge par bailli, et tous les jugemens y devoient être faits par les hommes de fiefs.

3° Il y avoit cette différence que, quand le bailli jugeoit, lorsqu’on appeloit de ce jugement, il ne le soutenoit pas par gages de bataille, mais l’affaire étoit portée au tribunal du Seigneur suzerain ; au lieu que, lorsqu’on jugeoit par hommes de fief, c’est-à-dire par pairs[188]

Il paroit par Beaumanoir, pag. 13 (Extrait, pag. 5), que, même là où on jugeoit par pairs, il y avoit toujours un bailli. Le bailli ne doit point porter devant les pairs toutes les affaires : cela leur seroit trop à charge ; par exemple, celle dont l’usage est connu.

L’usage[189] de juger par bailli put donc aisément s’introduire. Le bailii n’eut qu’à ne plus assembler les pairs, et de (sic) juger les affaires épineuses comme il jugeoit auparavant celles qui ne l’étoient point.

Voyez mon extrait de Beaumanoir (pag. 5 et 6) : que les Seigneurs ne jugeoient pas, excepté le Roi, qui juge soi et autrui. Quand le comte de Clermont forme quelque demande, il n’est juge, mais partie, et, s’il veut fausser jugement, il faut porter les erremens à la Cour du Souverain. (Voyez cela.) Comme fils de Roi, il n’est point obligé de se battre pour cas de meuble, mais seulement pour meurtre et trahison. Le Roi juge soi et autrui.

C’est[190] dans le sens qu’il ne peut être obligé à se battre, et c’est pour cela que le Seigneur ne jugeoit pas.

Ibid., pag. 6 : Direction du bailli dans l’affaire : comment il redresse les hommes.

Ibid. (pag. 6 et 7 de l’extrait) : Voyez le cas où les hommes sont intéressés : on va au Seigneur et son conseil, et, en cas de mauvais jugement, on trait (sic) devant le Supérieur.

S’il y arrivoit des contestations entre le Seigneur et quelqu’un de ses hommes, le bailli ne devoit point la faire juger par les hommes[191] ; parce que leur fonction est de se juger entre eux ou de juger le peuple, et non pas ce qui peut toucher l’honneur ou l’avantage de leur seigneur. Il faut pourtant distinguer. Ou bien l’affaire étoit générale, et, pour lors, le bailli ne faisoit point juger par les hommes (c’est-à-dire pouvoit toucher l’intérêt général des hommes) ; et, pour lors, le bailli faisoit décider l’affaire par le Seigneur et ceux de son conseil, et, si celui qui se plaignoit se trouvoit lésé par la décision rendue, il pouvoit se présenter devant le Comte ceux de son conseil, pour la faire réformer. Mais, si l’affaire regardoit le Seigneur, mais étoit une affaire particulière (comme si le Seigneur vouloit demander la propriété d’un certain héritage ou l’amende pour un certain crime), le bailli pouvoit porter l’affaire devant les hommes ; parce qu’il étoit naturel que le Seigneur fut soumis aux usages.

VII. Réponses et Explications données à la Faculté de Théologie sur 17 Propositions extraites de l’ « Esprit des Loix », qu’elle avoir censurées.

Nous publions les Réponses de Montesquieu à la Sorbonne d’après la copie qui en est conservée à La Brède.

Cette copie a été écrite par un secrétaire de l’auteur, sur un cahier in-folio, composé de neuf feuilles doubles, que réunissent deux rubans bleus.

Les pages pleines ont une trentaine de lignes.

Les ratures et les corrections y sont relativement rares.

Les pages 13 et 14 (touchant le suicide) se trouvent sur une demi-feuille rapportée et retenue par trois cachets.

Explications données à la Faculté de Théologie sur les 17 Propositions qu’elle a extraites du livre intitulé l’ « Esprit des Loix », et qu’elle a censurées.
Proposition première.

« L’empire du climat est le premier de tous les empires[192]… Il y a de tels climats où le physique a une telle force que la morale n’y peut presque rien[193]… Lorsque la religion fondée sur le climat a trop choqué le climat d’un autre pays, elle n’a pu s’y établir, et, quand on l’y a introduite, elle en a été chassée. Il semble, humainement parlant, que ce soit le climat qui ait prescrit des bornes à la Religion chrétienne et à la Religion mahométane[194]. »

Réponse et Explication.

Cette proposition a trois parties, qui regardent toutes les effets que la différence des climats peut produire sur les hommes.

L’auteur des Nouvelles ecclésiastiques m’avoit déjà reproché que j’attribuois tous les effets au climat. Je lui ai répondu, pages 102, 103, 4, 5, 6, 7, de ma Défense, et je lui ai expliqué comment je pensois là-dessus. Je prie aussi le voir les pages 112, 113, 14, 15, de la même Défense, où j’ai expliqué ce que je pensois sur l’établissement de la Religion chrétienne.

Ire Partie de la Proposition. — « L’empire du climat est le premier de tous les empires. »

Dans le chapitre dont cette proposition est extraite (qui est le chapitre xiv du livre XIX), il n’est en aucune sorte question de la Religion. On y examine si le czar Pierre Ier, voulant changer les usages et les coutumes de sa nation, devoit le faire par des loix civiles ou par les mœurs, c’est-à-dire par l’exemple et par l’établissement d’usages contraires ; et je dis qu’il n’étoit pas nécessaire dans ce cas d’y faire des loix, d’autant plus que les usages qu’il établissoit étoient conformes à la nature du climat du pays. A quoi j’ajoute (ceci n’est qu’une expression métaphorique) : « L’empire du climat est le premier de tous les empires. » Par où l’on voit qu’il n’est question ici que des choses humaines, des actions humaines. Quand on dit, dans le langage ordinaire : « Il n’y a rien de plus fort qu’une telle chose », on est toujours supposé faire abstraction de la Religion et ne penser pas même à la Religion.

2de Partie de la Proposition. — « Il y a de tels climats où le physique a une telle force que la morale n’y peut presque rien. »

Il semble que l’auteur de l’Esprit des Loix devroit être le dernier à être accusé d’ignorer la puissance des causes morales, et, par conséquent, de la morale même. Comme il a beaucoup parlé du climat dans quelques livres qui avoient pour sujet le climat, il a beaucoup parlé des causes morales dans presque tout son ouvrage, parce qu’il y étoit question des causes morales, et l’on peut dire que le livre de l’Esprit des Loix forme un triomphe perpétuel de la morale sur le climat, ou plutôt, en général, sur les causes physiques. On n’a qu’à voir ce qu’il a dit de la force de ces causes sur l’esprit des Lacédémoniens, des Grecs et des Romains. C’est pour cela que l’auteur s’est tant récrié contre le Nouvelliste ecclésiastique, qui, prenant deux ou trois livres pour tout l’ouvrage, qui en a trente et un, argumentoit contre lui comme s’il avoit nié l’influence des causes morales, des politiques et des civiles ; quoique tout l’ouvrage n’ait guère pour objet que de les établir. Ceci est dit en général. Venons au second article de la proposition condamnée.

Ceci est fondé sur des faits, et, pour le nier, il faut faire bruler tous les livres qui déposent qu’il y a des pays où l’on est plus porté que dans d’autres au plaisir des femmes, aux excès du vin, etc. ; et, de plus, la proposition est modifiée par ce mot presque. Si la morale n’y peut presque rien, elle y peut donc quelque chose, et l’auteur a fait voir au chapitre x, livre XVI, qu’elle y peut infiniment, lorsqu’elle y est aidée par de certains usages qu’elle-même établit : comme, par exemple, la clôture des femmes. — Voyez le chapitre d’où est tirée la proposition, et le chapitre x du livre XVI (page 79).

3e Partie de la Proposition. — « Lorsque la religion fondée sur le climat a trop choqué le climat d’un autre pays, elle n’a pu s’y établir, et, quand on l’y a introduite, elle en a été chassée. Il semble, humainement parlant, que ce soit le climat qui ait prescrit des bornes à la Religion chrétienne et à la Religion mahométane. »

Pour finir tout, j’ai ôté tout cet article de la nouvelle édition.


IIe Proposition.
« Comme il n’y a guère que les religions intolérantes qui ayent un grand zêle pour s’établir ailleurs,… ce sera une très bonne loi civile, lorsque l’Etat est satisfait de la religion déjà établie, de ne point souffrir l’établissement d’une autre. Voici donc le principe fondamental des loix politiques en fait de Religion. Quand on est maître de recevoir dans un état une nouvelle religion ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l’y établir. Quand elle y est établie, il faut la tolérer[195]. »
Réponse et Explication.

J’ai mis cette note sur le mot établissement : « Je ne parle point ici de la Religion chrétienne, parce que, comme je l’ai dit ailleurs, la Religion chrétienne est le premier bien. — Voyez la fin du chapitre 1er du livre précédent et la Défense de l’ « Esprit des Loix », partie 2de.


IIIe Proposition.

« Il y a beaucoup de loix locales dans les diverses religions, et, quand Montésuma s’obstinoit tant à dire que la religion des Espagnols étoit bonne pour leur pays, et celle du Mexique, pour le sien, il ne disoit pas une absurdité ; parce qu’en effet les législateurs n’ont pu s’empêcher d’avoir égard à ce que la Nature avoit établi avant eux[196]. »

Réponse et Explication.

Je n’ai jamais pensé à dire autre chose, si ce n’est que Monté- suma disoit une fausseté, et non pas une absurdité. On sent aisément la différence. Mais, pour finir tout, j’ai retranché cet article.


IVe Proposition.

« Il faut honorer la Divinité, et ne la venger jamais[197]. »

Réponse et Explication.

J’ai ôté cela.


Ve Proposition.
« Julien même, Julien (un suffrage ainsi arraché ne me rendra point complice de son apostasie), non, il n’y a point eu après lui de prince plus digne de gouverner les hommes[198]. »
Réponse et Explication.

J’ai ôté cela.


VIe Proposition.

« La Loi de la Polygamie est une Affaire de Calcul. — Mais j’ai peine à croire qu’il y ait beaucoup de pays où la disproportion soit assez grande pour qu’on y introduise la loi de plusieurs femmes ou de plusieurs maris. Cela veut dire seulement que la pluralité des femmes ou même la pluralité des hommes est plus conforme à la nature dans certains pays que dans d’autres[199]. »

Réponse et Explication.

J’ai changé le titre et ai ôté ces mots que la polygamie est une affaire de calcul. Comme aussi j’ai mis, au lieu de ces mots : est plus conforme à la nature : « s’éloigne moins de la nature ».

Et, à l’égard de ce qu’on a demandé d’ajouter quelque chose pour marquer que je regarde la polygamie des hommes comme un désordre qui révolte, et qui fait horreur à la Nature, je dis qu’il est inutile de faire cette addition, puisque la chose est déjà faite ; et, le Nouvelliste ecclésiastique m’ayant reproché que je n’avois pas distingué la polygamie des hommes d’avec la polygamie des femmes, je lui ai fait voir dans ma réponse, pages 95, 96, 97, 98, qu’il ne savoit ce qu’il disoit, puisqu’au livre XVI, chapitre vi, De la Polygamie en elle-même, j’avois distingué ces deux polygamies et fait voir que celle des hommes étoit plus mauvaise. L’augmentation que l’on me propose serait donc sans fondement ct ne servirait qu’à faire triompher le Nouvelliste ecclésiastique de ses mauvais raisonnemens. Du reste, j’ai si fort déclamé contre la polygamie dans tout ce chapitre vi, livre XVI, qu’il ne peut rester aucunjdtaule sur ma manière de penser là-dessus. Je prie qu’on dise ce chapitre et, de plus, ma Défense de l’ « Esprit des Loix », article De la Polygamie, depuis la page 85 jusqu’à la page 102.

J’ajouterai cette réflexion. A entendre crier le Nouvelliste ecclésiastique sur la polygamie, il semble qu’Annibal est aux portes, et qu’on est menacé de voir introduire la pluralité des femmes. Il faut bien aimer la dispute et ses agitations, pour se jeter sur cette matière. Si, dans notre siècle et dans nos mœurs, quelqu’un se déclaroit le défenseur de la polygamie, un cri général le mettroit, d’abord, aux Petites-Maisons, ou le feroit passer pour un imbécile.


Proposition VIIe.

« La répudiation, pour raison de la stérilité de la femme, ne sauroit avoir lieu que dans le cas d’une femme unique[200]. »

Réponse et Explication.

J’ai mis cette note sur ces mots : femme unique : « Cela ne prouve point que la répudiation pour raison de la stérilité doive être permise dans le Christianisme. »


VIIIe Proposition.

« Quand elle (la Religion) donne des règles non pas pour le bien, mais pour le meilleur ; non pas pour ce qui est bon, mais pour ce qui est parfait : il est convenable que ce soit des conseils, et non pas des loix… Le célibat fut un conseil de la Religion. Lors- qu’on en fit une loi pour un certain ordre de gens, il en fallut chaque jour des nouvelles pour réduire les hommes à l’exécution de celle-ci. Le Législateur se fatigua, il fatigua la Société, etc.[201]. »

Réponse et Explication.

J’ai ôté la partie de la proposition depuis ces mots : le célibat fut un conseil, jusqu’à la fin. Cet exemple ôté, qui a pu faire de la peine, le reste n’en pourra plus faire. Il n’est fondé que sur ceci : que la perfection, c’est-à-dire le meilleur, ne concerne pas l’universalité des hommes et l’universalité des choses.

On m’avoit proposé d’ajouter, après ces mots : des loix, « pour l’universalité des hommes et l’universalité des choses ». Je n’ai point fait cette augmentation, parce qu’elle est déjà dans le même chapitre.


IXe Proposition.

« Les principes de la Religion ont extrêmement influé sur la propagation de l’Espèce humaine ; tantôt, ils l’ont encouragée, comme chez les Juifs, les Mahométans, les Guèbres, les Chinois ; tantôt, ils l’ont choquée, comme… chez les Romains devenus Chrétiens. — On ne cessa de prêcher partout la continence, c’est-à-dire cette vertu qui est plus parfaite, parce que, par sa nature, elle doit être pratiquée par très peu de gens[202]. »

Réponse et Explication.

On ne peut comprendre ce qui a pu choquer dans cette proposition. Si c’est le fait ? Il est vrai : il n’y a qu’à lire les Pères, qui recommandèrent tant le célibat. Si ce sont ces mots : cette vertu qui est plus parfaite, parce que, par sa nature, elle doit être pratiquée par très peu de gens ? Cela est encore vrai, parce que le célibat ne concerne ni l’universalité, ni la plus grande quantité des hommes. Et la Sorbonne n’a point voulu censurer une autre proposition qui rentroit dans celle-ci, qui étoit la sixième des premières propositions envoyées. J’ai modifié la proposition, en mettant : « parce qu’elle doit être pratiquée par peu de gens », au lieu de très peu de gens, et, pour ôter tout scrupule, au lieu de ces mots : tantôt, ils l’ont choquée, j’ai mis : « tantôt, ils l’ont ralentie ».

Dans un papier qui fut envoyé à l’auteur, il y a deux ans, par M. le Syndic d’alors, on lui objecta qu’il n’est jamais à craindre que le nombre des ministres sacrés, instruits, zélés, vertueux, devienne trop grand » Je dirai là-dessus que c’est sortir de la question. Il n’est pas douteux que le nombre des prêtres instruits et zélés ne saurait être trop grand parmi les prêtres. Mais il est question de savoir s’il n’est pas possible que le nombre des prêtres ne soit trop grand parmi les citoyens. Avec cette manière de raisonner, un prince ne pourrait jamais réformer ses troupes. On lui dirait toujours : « Sire, le nombre des soldats courageux, hardis, obéissans, disciplinés, ne saurait être trop grand. » J’ajouterai que l’Eglise a défendu contre les hérétiques l’état du mariage avec autant de zèle que l’état de la continence.


Xe Proposition.

« Cette action (le suicide) chez les Romains était l’effet de l’éducation ; elle tenoit à leur manière de penser et à leurs coutumes. Chez les Anglois, elle est l’effet d’une maladie : elle tient à l’état physique de la machine ct est indépendante de toute autre cause. — … Il est clair que les loix civiles de quelques pays peuvent avoir eu des raisons pour flétrir l’homicide de soi-même ; mais, en Angleterre, on ne peut pas plus le punir qu’on ne punit les effets de la démence[203]. »

« Du tems des premiers Empereurs, les grandes familles de Rome furent sans cesse exterminées par des jugemens. La coutume s’introduisit de prévenir la condamnation par une mort volontaire. On y trouvoit un grand avantage : on obtenoit l’honneur de la sépulture, et les testamens étaient exécutés. Cela venoit de ce qu’il n’y avoit pas de loi contre ceux qui se tuoient eux-mêmes. Mais, lorsque les Empereurs devinrent aussi avares que cruels, ils ne laissèrent plus à ceux dont ils voûtaient se défaire, le moyen de conserver leurs biens, et ils établirent que ce serait un crime de s’ôter la vie par les remords d’un autre crime[204]. »
Réponse et Explication.

Au livre XIV, chapitre xii (page 23, ligne 7, au titre), sur le mot qui se tuent, j’ai mis cette note : « L’action de ceux qui se tuent eux-mêmes est contraire à la Loi naturelle et à la Religion révélée. »

Au même livre, môme chapitre (page 24, ligne 12), an lieu de ces mots : peuvent avoir eu des raisons, j’ai mis : « ont eu des raisons ».

Quant à la censure de l’article tiré du livre XXIX, chapitre ix, l’auteur de l’Esprit des Loix a beaucoup à se plaindre : car il n’y aurait pu avoir de censure, si ceux qui ont extrait l’article censuré y avoient joint l’article qui le précède. Je vais le prouver. U est traité, dans ces deux articles, du suicide chez les Romains : dans le premier, il est parlé du suicide du tems de la République ; dans le second, du suicide du. tems des premiers Empereurs. J’ai dit que, du tems de la République, il n’y avoit point de loix à Rome contre ceux qui se tuoient eux-mêmes, Or, dire qu’il n’y avoit point de loi à Rome, cela ne peut s’entendre que d’une loi civile, parce que la Loi naturelle ne peut être une loi locale. Ainsi, dans l’article qui précède, cl qu’on lit immédiatement avant l’article censuré, on voit que j’ai dit que, dans le tems de la République, il n’y avoit point de loi civile à Rome contre ceux qui se tuoient eux-mêmes. Dans l’article suivant, je parle du tems des premiers Empereurs, et je dis qu’il n’y avoit point de loi contre ceux qui se tuoient eux-mêmes. Il est vrai que je n’ai point répété le mot de Romerr ; mais, si on n’avoit pas séparé les deux articles, cette répétition eût été inutile. Mais il n’est plus question de tout ceci. J’ai enlevé l’objection en changeant ainsi le texte : « Cela venoit de ce qu’il n’y avoit point de loi civile à Rome. »

Même page, lignes 19 et 20 : devinrent aussi avares que cruels ; j’ai mis : « devinrent aussi avares qu’ils avoient été cruels ».

Môme page, lignes 23 et 24 : ils établirent que ce seroit un crime ; j’ai mis : « ils déclarèrent que [c’était] un crime ».

Même page, ligne 5, sur ces mots : qui punit ; j’ai mis cette note : « Voyez la note du chapitre xii, livre XIV. »

J’avoue que je n’ai jamais compris ce que la Faculté de Théologie a voulu censurer dans ces propositions. Car, d’un côté, la Religion chrétienne n’a jamais été chargée de défendre les mœurs et les manières de penser des Romains idolâtres ; et, d’un autre côté, il ne m’est pas défendu (après le témoignage des médecins anglois : que l’action de ceux qui se tuent eux-mêmes en Angleterre est l’effet d’une maladie physique et d’une démence indépendante du dérèglement des passions) de raisonner sur ceux qui ont cette maladie, comme on raisonne, en France, sur les frénétiques qui se jettent par la fenêtre.

L’auteur des Nouvelles ecclésiastiques m’avoit déjà objecté cela. Je lui ai répondu page 55.


XIe Proposition.

« La Vertu n’est point le Principe du Gouvernement monarchique. — L’État subsiste indépendamment de l’amour, de la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts ct de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les Anciens, et dont nous avons seulement entendu parler. — Les loix y tiennent la place de toutes ces vertus dont on n’a aucun besoin ; l’État vous en dispense…[205] ».

« L’Honneur, c’est-à-dire le préjugé de chaque personne et de chaque condition, prend la place de la Vertu et la représente partout ; … — Ainsi, dans les monarchies bien réglées, tout le monde sera à peu près bon citoyen, et on trouvera rarement quelqu’un qui soit homme de bien : car, pour être homme de bien, il faut avoir intention de l’être[206]. »

Réponse et Explication.

Ce que j’ai appelé la Vertu dans la République est l’amour de la patrie, c’est-à-dire l’amour de l’égalité. Ce n’est point une vertu morale ni une vertu chrétienne ; c’est la Vertu politique » Si je me suis servi du mot de Vertu, je l’ai défini. Ainsi il faut suivre ma définition. J’ai expliqué ceci dans le premier Éclaircissement, qui est à la suite de ma Défense contre le Nouvelliste ecclésiastique (page 199), où cite les endroits de mon livre qui expliquent ceci. Il est essentiel que l’on lise cet Éclaircissement.

Cette vertu politique, qui est l’amour de la patrie ou de l’égalité dans la République, est le ressort qui fait agir le gouvernement républicain, comme l’Honneur est le ressort politique du gouvernement monarchique. Ce qui fait que ces ressorts politiques sont différens, c’est que, dans la République, celui qui fait exécuter les loix sent qu’il y sera soumis lui-même, et qu’il en sentira le poids. Il faut donc qu’il aime sa patrice et l’égalité des citoyens, pour être porté à faire exécuter les loix ; et, sans cela, les loix ne seront pas exécutées. Il n’en est pas de même de la Monarchie. Afin que les loix s’exécutent, il suffit que le Monarque veuille les faire exécuter. Voilà des principes d’une fécondité si grande qu’ils forment presque tout mon livre. Si, dans le commencement, des personnes qui ne les avoient pas encore entendus ont fait quelque objection, elles se sont bientôt rendues, et mes principes sont à présent entendus, connus et reçus partout. Mais, pour achever d’enlever tout scrupule jusqu’aux racines, j’ajouterai cette explication à mon premier Éclaircissement.

2° Pour ôter toute idée que même la vertu politique de la République soit exclue de la Monarchie, j’ai ajouté au chapitre v, dont le titre forme le commencement de la proposition extraite, et qui est ainsi : La Vertu n’est point le Principe du Gouvernement monarchique ; j’ajouterai à la fin du chapitre, après ces mots : tant il est vrai que la Vertu n’est point le principe de ce gouvernement (le monarchique), j’ajouterai, dis-je : « certainement elle n’en est point exclue, mais elle n’en est pas le ressort ».

3° Pour expliquer ces mots : l’Honneur, c’est-à-dire le préjugé de chaque personne et de chaque condition, prend la place de la Vertu et la représente partout, j’ai mis ainsi : « L’Honneur, c’est-à-dire le préjugé de chaque personne et de chaque condition, prend la place de la Vertu politique dont j’ai parlé, et la représente partout. »

4° Pour ôter toute ambiguité, après ces mots : Ainsi, dans les monarchies bien réglées, tout le monde sera à peu près bon citoyen, et l’on trouvera rarement quelqu’un qui soit homme de bien : car, pour être homme de bien, il faut avoir intention de l’être ; j’ai ajouté tout de suite : « et aimer l’État, moins pour soi que pour lui-même ». Cette augmentation enlève toute difficulté, parce qu’elle fait voir que l’homme de bien dont il est ici question n’est pas l’homme de bien chrétien, mais l’homme de bien politique, qui a la Vertu politique dont j’ai parlé.

Il s’en faut bien que l’homme de bien dont il s’agit ici soit l’homme de bien chrétien, comme je viens de le dire c’est l’homme de bien politique, qui aime les loix et sa patrie, et qui agit par l’amour des loix et de sa patrie. Ceci a été discuté et examiné dans tous les pays : car, dans tous les pays, soit catholiques, soit protestans, on veut de la morale. Or, cela ne fait plus la moindre équivoque depuis que je me suis expliqué, et depuis qu’on a examiné mon livre avec attention.

De dire que je n’ai qu’à ôter le mot de vertu (il faudroit le changer dans deux cens endroits du livre), c’est dire que, quand je donne la signification d’un terme, je ne la donne pas. J’ai eu des idées nouvelles, il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens des nouvelles acceptions ; mais j’ai défini mes mots.

Mais je ne puis m’empêcher de jeter un grand cri. La Faculté a fait à l’auteur une cruelle injure. Ce sont ces paroles terribles : in odium Monarchiæ, etc. Elle auroit dû être portée à croire que mon esprit s’étoit trompé, et non pas à lire dans mon cœur que j’avois de la haine. Il faut me supposer autant de christianisme pour pardonner ce procédé, qu’elle me suppose de méchanceté pour y avoir donné lieu. L’Inquisition même ne feroit pas de suppositions pareilles. Jamais citoyen n’a reçu dans sa patrie une si cruelle injure, et, ce qui me console, jamais citoyen ne l’a si peu méritée. Je le répéterai ici : « Platon remercioit le Ciel de ce qu’il étoit né du tems de Socrate, et, moi, je lui rends grâce de ce qu’il m’a fait naître dans le gouvernement où je vis, et de ce qu’il a voulu que j’obéisse à ceux qu’il m’a fait aimer. » Toute l’Europe a lu mon livre, et tout le monde est convenu qu’on ne pouvoit découvrir si j’étois plus porté pour le gouvernement républicain ou pour le gouvernement monarchique. Et, effectivement, il y auroit eu de la petitesse d’esprit à choisir, parce qu’en effet ces deux gouvernemens sont très bons, et que le meilleur des deux est celui dont on jouit. Mais, que la Faculté me suppose gratuitement de la haine pour le gouvernement monarchique, elle agréera que, dans ce cas-ci, je ne la prenne point pour mon juge ; elle agréera que je regarde sa décision comme très abusive, que j’en appelle au public, et (ce qui n’est pas moins fort) pour moi à moi-même.


XIIe Proposition.

« L’Honneur a ses règles suprêmes, et l’éducation (dans les monarchies) est obligée de s’y conformer. Les principales sont qu’il nous est bien permis de faire cas de notre fortune ; mais qu’il nous est souverainement défendu d’en faire aucun de notre vie[207]. »

Réponse et Explication.

Il n’est point question ici du droit : c’est un fait ; c’est ce qui est, et non pas ce qui doit être. Mais pour prévenir toute objection, j’ai mis cette note sur le mot Honneur : « On dit ici ce qui est, et non pas ce qui doit être. L’Honneur est un préjugé que la Religion travaille tantôt à détruire, tantôt à régler. »


XIIIe Proposition.

« Les Scolastiques s’en infatuèrent (de la philosophie d’Aristote) et prirent de ce philosophe leur doctrine sur le prêt à intérêt ; ils le confondirent avec l’usure et le condamnèrent[208]. »

« Nous devons aux spéculations des Scolastiques tous les malheurs qui ont accompagné la destruction du commerce[209]. »

Réponse et Explication.

Je déclare que ce que je vais dire n’est que la défense d’un jurisconsulte qui connoît les livres de droit et n’a jamais lu que huit jours les livres de théologie. Ainsi, si je manque de cette exactitude qui est requise pour l’exposition des vérités révélées, on ne doit l’attribuer qu’à mon entière insuffisance sur ces matières.

La Faculté condamne ici un fait et un fait qui est sous les yeux de tout le monde. Il faut qu’elle ait entendu la proposition comme si j’avois dit que l’usure n’étoit pas condamnée par l’Évangile et l’Écriture ; ce que je n’ai certainement pas dit : d’autant plus que je n’avois point à traiter de cela. Je n’ai point dit non plus que les Scolastiques n’eussent point pris leur sentiment dans l’Écriture. Mais je dis qu’ils ont tiré leurs explications d’Aristote, qu’ils se sont servis des raisons d’Aristote, que leurs idées et leurs paroles sont celles d’Aristote. Je sais bien qu’ils n’en avoient pas besoin, puisqu’ils avoient pour eux l’Évangile, et que des explications tirées de la charité chrétienne sont autrement fortes que celles qu’on peut puiser dans Aristote, et qu’enfin, dans cette matière, il vaut mieux marcher avec le flambeau de la théologie qu’avec celui de la philosophie.

Or, que les Scolastiques ayent tiré d’Aristote leurs explications sur l’usure, il n’y a qu’à lire le Ier livre de la Politique d’Aristote, chapitres v, viii, ix et x, et le Xe des Éthiques ; d’un autre côté, l’Opuscule LXXIII de saint Thomas, Sur les Usures (XVIIe vol. in-fol., page 139, verso ; édition d’Anvers, 1612). Dans le chapitre iv de cet opuscule, saint Thomas cite continuellement Aristote et raisonne sur ses principes. Il dit que l’usure est un mal ex natura rei et materiæ, parce que l’argent ne produit point l’argent par sa nature, comme les fruits produisent les fruits, et parce que l’usage de l’argent est la translation de l’argent, et non pas la nourriture de l’homme, comme les fruits, ce qui fait que le prêt à intérêt est contraire à la nature et à l’usage naturel de l’argent. Toutes ces idées sont purement philosophiques, et tout ce chapitre roule sur ces sortes d’idées[210]. Ce n’est qu’à la fin du chapitre que saint Thomas prouve par Ézéchiel et par saint Ambroise, que le prêt à intérêt est contraire à la Loi divine.

Quand on a choisi un scolastique aussi respectable que saint Thomas, il n’est plus nécessaire de parler des autres. Or, on trouvera une telle conformité dans les raisonnemens d’Aristote et ceux de saint Thomas, que, quand on aura lu les deux ouvrages, on ne pourra plus m’objecter que j’aye dit que les Scolastiques avoient pris d’Aristote leur doctrine sur l’usure ; ce qui ne peut signifier ici que leurs explications.

Le même saint Thomas me servira de preuve que les Scolastiques auroient peut-être mieux fait de ne s’attacher qu’aux principes de l’Evangile, et de négliger ceux d’Aristote. Il examine, au chapitre vi de l’opuscule dont j’ai parlé, quels sont les cas qui sont usuraires, et ceux qui ne le sont pas. En voici deux. Selon lui, un prêteur qui consent de courir les risques de la mer et assume sur lui les périls du capital ne peut pas prendre d’intérêts, et cela est conforme, dit-il, à la décrétale Naviganti. Mais la décrétale Naviganti n’est plus en usage, et tous les théologiens conviennent aujourd’hui qu’on en peut prendre dans ce cas, pourvu que l’intérêt soit modéré, c’est-à-dire qu’il soit à raison du danger. Saint Thomas soutenoit son opinion par une raison philosophique. « C’est, dit-il, que, le tems ne pouvant être une raison pour établir l’usure, le péril de la mer ne pouvoit pas corriger ce qui étoit un vice. » Nous disons aujourd’hui qu’on peut faire cette sorte de contrats à cause du péril de la mer, qui fait qu’ils ne sont pas contraires à la charité chrétienne.

Saint Thomas, dans le même endroit, pose un cas où un homme peut vendre du blé plus cher qu’il ne vaut du tems de la vente, s’il a une espérance que le blé sera aussi cher au tems du payement. « Parce que, dit-il, il n’est point question ici du tems, qui, par sa nature, ne peut point produire d’usure ; mais de l’espérance du prêteur, laquelle en peut produire. » Nous disons aujourd’hui qu’un tel contrat est très usuraire, et la raison en est bien naturelle : celui qui vend son blé plus cher qu’il ne vaut (et c’est ordinairement à des misérables qu’on le vend) est bien sûr, par l’hypothèse, que son blé ne vaut pas ce qu’il le vend ; mais il n’est pas sûr qu’il vaudra, lors du payement, ce qu’il le vend. Et pourquoi nos loix déclarent-elles ce contrat usuraire ? C’est parce qu’il est contraire à la charité chrétienne.

On voit encore, dans saint Thomas, dans le chapitre x de l’opuscule dont j’ai parlé, que (par les principes philosophiques) c’est une usure à un marchand de vendre sa marchandise plus cher qu’elle ne vaut, parce qu’il la vend à crédit : par la raison que l’usure est fondée sur le tems, et il cite le Droit canon Extra eodem ; mais, dit-il, « est contra hoc consuctudo generalis, quæ videtur et toleratur ab Ecclesia ». Je n’ai rien avancé de plus fort. que cela lorsque j’ai dit que les Scolastiques furent obligés de modérer leurs principes (philosophiques) à cause des conséquences qu’ils auroient eues dans l’ordre politique et civil.

Voici bien des explications. Elles vont devenir inutiles, parce que, pour ôter toute ombre de difficulté, j’ai changé ainsi le texte : « Les Scolastiques s’en infatuèrent et prirent de ce philosophe bien des explications sur le prêt à intérêt, au lieu que la source en est si naturelle dans l’Evangile. Ils le condamnèrent indistinctement dans tous les cas. »

Seconde Partie de la Proposition condamnée. — « Nous devons aux spéculations des Scolastiques tous les malheurs qui ont accompagné la destruction du commerce. »

Réponse. — La Faculté de Théologie condamne encore un fait. Ce fait est vrai ; il faut le prouver. L’empereur Basile avoit fait une loi qui défendoit de prendre d’intérêts dans quelque cas que ce fut : nequaquam omnino in ullo negotio liceat usuras accipere. Cette loi est dans Herménopule, liv. III, tit. vii, § 27, Cette loi, mise dans Herménopule sous le nom de Léon, qui régna avec Basile, son père, n’est pas de Léon, mais de Basile, comme tout le monde sait, et comme on le va voir.

La loi de Basile défendoit donc de recevoir d’intérêts indéfiniment et dans quelque cas que ce fût. L’empereur Léon fit une autre loi[211], dans laquelle il exalte la beauté et la sublimité de celle de son père ; mais il dit qu’elle a causé les plus grands maux ; que les prêts ont cessé partout, et que l’Empire en a tellement souffert qu’il est obligé de révoquer cette loi sublime, et de se contenter de réduire l’usure de 12 à 4 p. 0/0 par an. Il ajoute qu’il seroit bien à souhaiter que les choses humaines se gouvernassent par l’Esprit ; mais que, vu la perversité des hommes, cela est impossible, etc. C’est un législateur qui a pesé et examiné les choses, qui voudroit suivre et maintenir la loi de Basile, son père, et qui ne le peut pas à cause des maux qu’elle a faits, et qui la révoque à cause de ces maux. Cette loi est la LXXXIIIe Novelle de Léon, que l’on trouve dans le Cours du Droit romain, et qu’on a joint ici. Il n’est point question de savoir si Léon fit bien de permettre l’intérêt à 4 p. 0/0 par an, dans tous les cas, et s’il n’eût pas mieux fait de distinguer ceux où l’on pouvoit en recevoir, et ceux où l’on n’en pouvoit pas recevoir selon la loi de l’Évangile. Mais il est certain qu’il révoqua la loi de son père, à cause des maux qu’elle avoit faits. Ce que Léon dit ici, je n’en ai pas dit davantage. Il rapporte un fait historique, tout comme moi ; fait historique si constant qu’il en résulta un règlement général pour tout l’Empire d’Orient.

L’empereur Léon régnoit vers le tems de Louis-le-Débonnaire, et il ne paroit pas que la loi de Léon eût passé les bornes de l’Empire d’Orient. Mais il est certain que la rigidité des Scolastiques fut très grande ; il est certain que le commerce fut perdu presque partout ; que les peuples furent désolés par des usures affreuses, par les raisons que j’ai dites au livre XXI, chapitre xvi, et au livre XXII, chapitre xix : car, n’y ayant pour les Chrétiens aucun moyen ouvert pour prêter de l’argent, et les cas où l’intérêt est permis aujourd’hui (comme les rentes constituées, ceux du lucrum cessans et damnum emergens) n’étant pas fixés pour lors, la décrétale Naviganti et autres dispositions étant pour lors en usage, tout tomba entre les mains des Juifs, qui firent les maux que tout le monde sait.

Il est donc vrai que je n’ai rapporté ici qu’un fait historique, et ce fait n’est pas calomnieux, puisqu’il est vrai.

Je ne puis m’empêcher de faire cette réflexion. Tout le monde est d’accord en France sur la doctrine de l’usure. Personne n’y nie qu’elle ne soit contraire aux loix de l’Évangile. Il y a, à cet égard, un concert admirable entre les théologiens et les tribunaux. Si tout le monde est en paix, pourquoi en sortir ?


XIVe Proposition.

« L’argent est le signe des valeurs. Celui qui a besoin de ce signe le loue, comme il fait toutes les choses dont il peut avoir besoin… — C’est bien une action très bonne de prêter à un autre son argent sans intérêt ; mais on sent que ce ne peut être qu’un conseil de religion, et non une loi civile[212]. »

Réponse et Explication.

J’ai fait retrancher toute cette proposition, qui forme les deux premiers articles du chapitre xix.


XVe Proposition.

« Les loix des Indes qui donnent les terres aux princes et ôtent aux particuliers l’esprit de propriété augmentent les mauvais effets du climat, c’est-à-dire la paresse naturelle. » — « Le monachisme y fait les mêmes maux… En Asie, le nombre des derviches ou moines semble augmenter avec la chaleur du climat ; les Indes, où elle est excessive, en sont remplies ; on trouve en Europe cette même différence. Pour vaincre la paresse du climat, il faudroit que les loix cherchas- sent à ôter tous les moyens de vivre sans travail ; mais, dans le midi de l’Europe, elles font tout le contraire[213]. »

Henry VIII, voulant réformer l’Église en Angleterre, détruisit les moines, nation paresseuse[214]. »

Réponse et Explication.

Je ne puis penser que de dire que les moines devroient être soumis au travail des mains soit une chose qui intéresse la Religion, comme on le voit dans la censure. M. l’abbé de La Trappe et le père Mabillon ont eu des disputes fort vives là-dessus. Je ne sache pas que l’Eglise ait pris aucune part dans leurs disputes. M. l’abbé de La Trappe attribuoit le désordre des moines et le relâchement de la discipline parmi eux à la cessation du travail des mains. Dans une vie de saint Pacôme, écrite (je crois) par saint Jérome, on trouve que saint Pacôme eut une vision d’un Ange, qui lui apparut priant Dieu alternativement et faisant un travail des mains. « Par où, dit l’auteur, le saint ermite comprit que Dieu lui indiquoit la vie que devoient mener les moines. » )

A l’égard de la VIIIe session du concile de Constance, citée dans la censure, si la Faculté examine la chose plus mûrement, elle verra qu’elle n’est point du tout applicable ici ; elle verra l’injure qu’elle m’a faite.

Cette session VIIIe condamne 45 propositions de Wiclef, lesquelles renversoient toute la hiérarchie de l’Eglise et l’Eglise même. Il prétendoit que tout l’établissement présent, le Pape, l’Eglise romaine et tous les clercs venoient du Démon (voyez les propositions 36, 37, 38, 39, 40) ; et, comme les moines se trou- voient dans cet établissement, il soutenoit que tous les moines étoient en état de damnation ; et, comme il regardoit l’état de la mendicité chez les moines comme une chose diabolique, il exhortoit au travail des mains :

« 22. Sancti, instituentes religiones privatas, sic instituendo peccaverunt. »

« 23. Religiosi viventes in religiones privatus non sunt de Religione christiana. »

« 24. Fratres tenentur per labores manuum victum acquirere, et non per mendicitatem. »

On voit que les deux membres de cette dernière proposition se rapportent l’un à l’autre ; que ces mots : fratres tenentur per labores manuum victum acquirere, se rapportent à ceux-ci : et non per mendicitatem. Or, dans ma proposition, il n’y a pas un seul mot de mendicité. 2° On voit que cette proposition se rapporte à toutes les autres, surtout à la 45e : que les ordres monastiques avoient tous été introduits par le Démon ; et à la 34e : « Omnes de ordine mendicantium sunt hæretici. »

Le Concile ne condamne donc pas le travail des mains, mais seulement les hérésies de Wiclef, dans lesquelles il avoit fait entrer le travail des mains. En effet, comment le Concile auroit-il condamné une pratique qu’il savoit être celle de tous les premiers moines chrétiens ?

Quand les plus habiles écrivains de ce dernier siècle ont dit qu’il y avoit des fausses décrétales, et lorsque ces fausses décrétales ont été reconnues telles par le consentement universel des savans, leur a-t-on objecté la 38e proposition condamnée dans Wiclef : « Decretales epistolae sunt apocryphae » ? Non, sans doute ; parce qu’on a vu que le Concile n’avoit pas discuté si toutes les décrétales qui étoient dans le recueil qu’on en a étoient vraies, mais seulement condamné une proposition qui tenoit aux 44 autres de Wiclef.

Allons au fait, et distinguons les choses ! Que l’on dise que l’Église n’ait pas été en droit d’instituer des ordres monastiques ; qu’elle n’ait pas pu établir les vœux des moines ; que leur établissement soit contraire à la religion de Jésus-Christ : ce sont des propositions qui ont été condamnées, et la Faculté de Théologie fera bien de les condamner. Mais qu’elle sorte de là, pour entrer dans des matières qui ne tiennent qu’à la police de l’Etat, et qui ne sont que purement politiques, certainement elle ne peut pas le faire. Qui peut douter, quoique les ordres monastiques soient établis par l’Église, que le Prince ne puisse statuer à leur égard tout ce qui tient au bien de l’État et de la police extérieure : borner leur nombre, leur faculté d’acquérir ; et, si le Prince peut le faire, les écrivains politiques ne méritent pas d’être censurés pour avoir raisonné sur ces choses. Tout ce qu’on doit exiger d’eux, c’est d’en parler avec sagesse et de respecter toujours des institutions que l’Eglise a cru être utiles au salut des âmes, et de leur accorder la faveur que méritent leurs prières, la régularité de leur vie et les intentions louables dans lesquelles ils ont été établis.

On peut dire que l’auteur de l’Esprit des Loix a parlé là-dessus avec modération. Au reste, comme il croit que, dans le tems présent, il seroit bon de ne pas traiter ces matières, il n’en parle que dans le cas où il est, d’une légitime défense ; et il n’en auroit rien dit si elles n’étoient pas entrées dans son plan général.

Enfin, pour ôter ce qui peut déplaire, on a changé ainsi : « Henry VIII détruisit les moines, qu’il regardoit comme une nation paresseuse. »


XVIe Proposition.

« La loi de Henry II qui condamne à mort une fille dont l’enfant a péri, en cas qu’elle n’ait point déclaré au magistrat sa grossesse, n’est pas moins contraire à la défense naturelle[215]. »

Réponse et Explication.

Il y a des tems où de certains crimes deviennent plus communs que dans d’autres tels furent les avortemens du tems de Henry II. Le mal s’étendit tellement que l’on jugea à propos de l’arrêter par une loi qui fit la plus forte impression sur les esprits. Henry II ordonna que toute fille qui n’auroit pas révélé au Magistrat sa grossesse seroit condamnée à mort, en cas que l’enfant vint à périr. Ainsi cette loi ne condamnoit pas seulement toute fille qui se faisoit avorter, mais toute fille qui n’avoit pas déclaré au Magistrat sa grossesse, en cas que l’enfant vint à périr. On a appelé depuis cette loi une loi de fureur, et, les raisons qui avoient déterminé à la rendre si sévère n’étant plus les mêmes, l’usage en a, en quelque façon, adouci la rigueur. De sorte que, comme il est enjoint au curé de chaque paroisse de publier cette loi au prône, s’il a négligé de le faire, les Parlemens prononcent rarement la peine de mort, parce qu’on juge qu’il ne peut pas venir dans l’esprit d’une fille d’aller déclarer elle-même sa honte, et que cela résiste à la pudeur naturelle ; et, s’il ne paroit pas, par les procès-verbaux des chirurgiens ou la déposition des témoins, qu’il y ait cu quelque impression faite sur le corps de l’enfant, je ne sache pas avoir vu condamner à mort la fille, quoiqu’elle n’eût point déclaré au Magistrat sa grossesse.

De quoi est-il question ? Apparemment la Faculté n’a voulu censurer la proposition que dans le cas où elle contiendroit une approbation de l’avortement ou une désapprobation de ce qu’on puniroit l’avortement : ce qui n’est pas ; ou plutôt de ce que, de la proposition, on pourroit induire qu’il est permis aux filles de se faire avorter : ce qui n’est pas encore ; et il n’est pas même question de cela. On ne présume pas que la Faculté de Théologie ait prétendu que la disposition de la loi de Henry II, telle qu’elle est connue, et sans qu’on puisse la modifier, soit tellement nécessaire que le Prince ne puisse la changer, et que la Faculté ait voulu ou pu décider cela, par les raisons que l’on sait. D’ailleurs, n’y a-t-il pas bien de la différence entre approuver un crime, et dire que la peine est trop grande, ou que le crime ne doit pas être puni de cette manière ; qu’il y faut un tel genre de punition, et non pas un autre. Si je disois que le vol ne doit pas être puni de mort, mais du double ou du quadruple, comme chez les Romains, serois-je pour cela censé vouloir approuver le vol ? Ces choses ne sont-elles pas du nombre de celles qui sont laissées à la discussion ordinaire des hommes ! Mais la qualification de la Faculté semble vouloir jeter quelque chose d’odieux sur l’auteur, quand elle dit que la proposition en question est injurieuse au Prince. Les Princes non seulement font les loix, mais encore ils les changent ; et jamais prince n’a désapprouvé qu’on discutât si une loi, bonne dans un tems, pouvoit être changée d’une manière plus avantageuse pour lui. Ce sont des examens qui peuvent être utiles aux hommes. Si les raisonnemens qu’on fait là-dessus ne sont pas fondés, on les laisse. S’ils sont bons, on peut en faire usage. On ne fait aucune injure au Prince de dire qu’il seroit à propos de changer une loi : puisque, si on la change, c’est lui qui la change. Mais, si, au contraire, la proposition condamnée a toutes les qualifications données dans la censure, il suit que le Prince ne peut plus faire une loi pour ôter la peine de mort et la commuer en une autre, sans tomber dans toutes les imputations de ces qualifications. De sorte qu’il aura les mains liées dans le premier attribut de sa souveraineté, qui est sa puissance législative. Je passe vite sur ces choses.


XVIIe Proposition.

« Les Cananéens furent détruits, parce que c’étoit des petites monarchies, qui ne s’étoient point confédérées, et qui ne se défendirent pas en commun[216]. »

Réponse et Explication.

Dieu n’opère pas toujours ses merveilles de la même manière. Tantôt il agit directement : « Que la lumière se fasse ! et la lumière fut faite. » Tantôt il emploie les causes secondes : « Je l’ai suscité pour montrer en toi ma puissance, afin que mon nom soit manifesté par toute la Terre. » Quelquefois même, Dieu veut bien se soumettre aux causes secondes : « Si vous aviez frappé cinq fois, etc. »

Toute l’Écriture est pleine des diverses voyes de Dieu, et comment savons-nous que Dieu a employé une voye particulière pour donner aux Israélites la Terre promise ? Nous le savons de deux manières : et parce qu’il l’a dit ; et parce qu’il l’a fait. Mais, en exécutant son dessein, ce n’est pas moins parce que Moïse tient ses bras levés vers le ciel que les Israélites sont vainqueurs.

J’ai dit que les peuples de Canaan n’étoient pas confédérés. Eh bien ! Dieu a voulu qu’ils ne fussent pas confédérés.

Pour interpréter la proposition comme on fait, c’est-à-dire pour lui donner un sens selon lequel l’auteur de l’Esprit des Loix ne croiroit ni l’Ancien, ni le Nouveau Testament, il faudroit que son livre contint des choses qui prouvassent bien clairement qu’il ne croit point la Providence ; mais on trouve formellement le contraire, ne fut-ce qu’au livre Ier, chapitre ier : « Dieu agit et comme créateur et comme conservateur. » Il faudroit qu’il parût qu’il ne croit pas les voyes particulières de Dieu ; mais on y trouve formellement le contraire, comme au tome III (livre XXX, chapitre xi), page 331, où, après un grand nombre de citations des Vies des Saints, il dit : « Quoiqu’on puisse reprocher aux auteurs de ces Vies d’avoir été quelquefois un peu trop crédules sur des choses que Dieu a certainement faites si elles ont été dans l’ordre de ses desseins, on ne laisse pas d’en tirer de grandes lumières, etc. »

Or, si l’auteur de l’Esprit des Loix n’a point rejeté des prodiges qui ne sont qu’accessoires à la Religion, qui pourroient n’avoir pas été faits, sans que cela touchát le corps de la Religion ; à plus forte raison est-il censé avoir admis ceux qui sont fondamentaux : telle qu’est la vocation du Peuple juif, l’exécution des promesses à lui faites, etc.

Quoique le nom de Dieu fut admirable par toute la Terre, il voulut qu’il le parût encore plus dans cette partie qu’il avoit choisie pour son peuple, et la manière dont il l’y établit fait voir la protection la plus éclatante. Mais, quelque nombre de prodiges qu’il fit, tout n’étoit pas prodige. Dans la voye extraordinaire que Dieu prit, tout ne fut point extraordinaire. Dien ne changea le cours de la nature que lorsque le cours de la nature n’entra pas dans ses desseins. Il fit des miracles ; mais il ne les fit que lorsque sa sagesse les demanda.

Si l’on me faisoit la question : « Pourquoi les Israélites entrèrent dans Jéricho ? » je dirois que ce fut parce que Dieu en fit tomber les murailles. Mais, si Jéricho avoit été tout ouvert, je répondrois à la question en disant que la ville étoit sans défense. Je ne répondrois pas que ce fut par une voye particulière de Dieu ; parce que, dans ce fait, il n’y auroit point eu de volonté particulière. Je ne répondrois point en disant que Dieu fait tout ; parce qu’on ne m’interrogeroit pas sur une cause générale, mais qu’on me demanderoit une cause seconde.

J’ai dit que Josué trouva moins de résistance, parce que les petits peuples de Canaan n’étoient point confédérés. Eh bien ! l’état politique des petits peuples de Canaan entra dans le plan de Dieu, comme le Jourdain, les montagnes, les vallées, l’assiette du pays entrèrent dans le plan de Dieu.

Il faudroit donc condamner l’Ecriture elle-même. « Après la mort de Josué, est-il dit au chapitre Ier du Livre des Juges (vers. 1, 2, 18 et 19), les enfans d’Israël consultèrent le Seigneur et lui dirent : « Qui marchera à notre tête pour combattre les Cananéens ? » Le Seigneur répondit : « Juda marchera devant vous. « Je lui ai livré le pays ennemi. » — « Juda prit aussi Gaza, Ascalon et Accaron : car le Seigneur fut avec Juda, et il se rendit maître des montagnes. Mais il ne put détruire les habitans des vallées, parce qu’ils avoient beaucoup de chariots à faulx, etc. »

On pourra donc dire : « Dieu vouloit détruire les Cananéens ; mais les chariots à faulx l’en empêchèrent » ? Non ! Mais les chariots à faulx, comme la dissociation des Cananéens, étoient entrés dans le dessein de Dien. Dieu employoit une armée ; elle agissoit comme une armée.

En vérité, on ne fait point de bien à la Religion par des cen- sures pareilles. C’est trop mettre la main à l’Arche. Elle ne tombera point.


  1. Histoire de la Science politique, par Paul Janet, t. II, p. 322.
  2. Mélanges…, p. 201.
  3. Pensées…, t. Ier, p. 98 à p. 218.
  4. Voici quelques exemples de ces annotations marginales : « Voir cela. — Corriger la diction. — Peut-être passer cet alinéa. — Cet article est bon ; il a été mal effacé. — Chercher où le P. Labat a pris cela. — Il faut voir entièrement la Grande-Charte, etc., etc., etc. »
  5. Voyez L’Homme moral opposé à l’Homme physique de Monsieur R…, [par le P.Caste], Toulouse. 1756, p. 125.
  6. De l’Esprit des Lois, Préface.
  7. Ibid., liv. XXVIII. chap. xviii : « Les hommes, dans le fond raisonnables, mettent sous des règles leurs préjugés mêmes. »
  8. Ibid, liv. XXVIII, chap. xxxviii.
  9. C’est d’une lettre au président Barbot que nous extrayons ces lignes dont nous devons la connaissance à M. Raymond Céleste, bibliothécaire de la Ville de Bordeaux, qui prépare la publication de la Correspondance inédite de Montesquieu.
  10. Mémoires de Philippe de Commynes, liv. VI, chap. 1er.
  11. De l’Esprit des Lois, Préface.
  12. Nous avons exposé plus longuement, et sous une forme différente, les idées qui précèdent, dans un article de la Revue du Droit public (1898), intitulé : Le Désordre de l’ « Esprit des lois ».
  13. Le titre de l’édition princeps porte : « De l’Esprit des Loix…, à quoi l’Auteur a ajouté des Recherches nouvelles sur les Loix romaines touchant les Successions, sur les Loix françoises et sur les Loix féodales. ».
  14. Sur la chemise du livre III, on lit, à la page 3 : « Livre [premier, second] troisième. — Des Principes [des Gouvernemens dicers, ]… » = Nous imprimons, ici et plus loin, entre crochets les mots et les chiffres qui sont biffés dans le manuscrit.
  15. Sur la chemise du livre XXIV, on lit, à la page 3 : « Livre (sic) XXII… et XXIII. — Du Rapport des Loix et de la Religion. »
  16. Sur la chemise du livre XIV, on lit : « Livre [onzième, 15, 14, 15] 14. — Des Loix dans le Rapport qu’elles ont avec la Nature du [Climat, Terrain et celle du Climat] Climat. »
  17. Voyez les Pensées et Fragments inédits de Montesquieu, t. Ier, p. 48.
  18. Lettre (déjà citée) au président Barbot, du 2 février 1742.
  19. Lettre à l’abbé de Guasco, du 10 février 1745.
  20. Lettre à l’abbé de Guasco, de 1746.
  21. Lettre à Mr Cerali, du 28 mars 1748.
  22. Appendice, Ve section, n° vii.
  23. Voyez les Pensées et Fragments inédits…, t. Ier, p. 193 et 194.
  24. Ce sont les chapitres xiv du livre XIV, xiii et xiv du livre XV, xxii à xxx du livre XVIII, xxv du livre XIX et xiv du livre XXI de l’édition princeps.
  25. Préface : « On ne trouvera point ici ces traits saillants qui semblent caractériser les ouvrages d’aujourd’hui. »
  26. Nous imprimerons entre deux astérisques les passages biffés dans le manuscrit de La Brède.
  27. Livre II, chap. v.
  28. Livre X, chap. viii.
  29. Livre X, chap. iii.
  30. Livre V, chap. xviii.
  31. Livre Ier, chap. iii.
  32. La Légende des Siècles, t. Ier, Le Temple.
  33. Livre XIII, chap. vii.
  34. Livre VI, chap. xv.
  35. Livre XXI, chap. xiv.
  36. Livre XXI, chap. vi.
  37. Livre III, chap. iv.
  38. En marge : « En 1741 et 1742. Guerre de Silésie. » — Livre VIII, chap. viii.
  39. Livre VI, chap. ix.
  40. Livre VIII, chap. vi. — Dans le texte imprimé, ce passage est très réduit.
  41. Livre III, chap. x. — Dans le texte imprimé, ce passage est anodin.
  42. Livre VII, chap. xvii.
  43. En marge : « Dans un frag, de son Hist. depuis Adam, tiré de Const. Porph, Des Vertus et des Vices. »
  44. En marge : « Voy, ce que j’ai dit au liv. VI, chap. v. »
  45. En marge : « Cum mutire quidem contra Imperatoris reseriptum auderent. »
  46. Livre XII, chap. v.
  47. Livre XXV, chap. xi.
  48. Livre XXIV, chap. ix.
  49. Voici la fin du chapitre : « Dans ces choses voulez-vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes ? Examinez les désirs de tous. »
  50. Pensées et Fragments inédits de Montesquieu, t. Ier, p. 215.
  51. Pensées et Fragments inédits de Montesquieu, t. Ier. p. 417 à p. 441.
  52. Ce chapitre se trouve dans le livre VI et y est précédé de l’indication : « Chapitre [18, 19, 20, 12] 14. »… Cf. Esprit des Lois, liv. XXVI, chap. xii, al. 1.
  53. Ce chapitre se trouve dans le livre VI et y est précédé de l’indication : « Chapitre [9, 13, 19] 21, 15. »
  54. En marge : « Celui de M. Law. »
  55. Ce chapitre se trouve dans le livre VI et y est précédé de l’indication : « Chapitre [20, 22, 14] 16. »
  56. En marge : « Rec. des Voyag. qui ont servi à l’Établissement de la Compagn. des Indes, tom. 2, p. 1re, p. 88. »
  57. En marge : « Il n’y en eut qu’en l’an….. ».
  58. Ce chapitre se trouve dans le livre X et y est précédé de l’indication : « Chapitre 9. » — Cf. Esprit des Lois, liv. XIX, chap. xxvii, al. 36 et 37.
  59. Ce chapitre se trouve dans le livre XIV et y est précédé de l’indication : « Chapitre 8. » — Cf. Esprit des Lois, liv. XXIII, chap. xxviii, al. 3.
  60. Ce chapitre se trouve dans le livre XV et y est précédé d’indications dont la première est biffée : « [Chapitre, 18, 16, 14.] — Chapitre 15. » A la suite, on lit quelques lignes, biffées également : « [Chapitre 17. — Des Carthaginois. — Danger où tombèrent les Carthaginois. Second Danger.] » — Cf. Esprit des Lois, liv. XV, chap. i, al. 3.
  61. Ce chapitre se trouve dans le livre XXIV et y est précédé de l’indication : « Chapitre [18, 19, 24, 26, 23] 25. » — Cf. Esprit…, liv. XXIV, chap. xxvi, al, 2.
  62. En marge : « Voir Bernier, tom. 2, p. 213. »
  63. En marge : « Chardin, tome 5e. »
  64. En marge, mais biffé : « Voir vol. Géog. ou autre. »
  65. Ce chapitre se trouve dans le livre XXV et y est précédé de l’indication : « Chapitre [16, 13, 23, 10, 9] 12. »
  66. En marge : « Bibli, universelle, nov. 1688. »
  67. En marge : « Procope, Hist. secrète. »
  68. Au haut de la page, on lit cette note biffée : « Peut-être mettre après le ch. 3 ou 4 de ce livre. » Le titre est précédé de l’indication : Chapitre [2] 3. » Enfin, une note épinglée à la même page est ainsi conçue : « Ceci ne sauroit être bon pour le livre De la Force défensive, où j’ai dit que les républiques ne se maintiennent que par leur confédération. Or, je parle ici de la manière dont les républiques fédératives se maintiennent : ce qui est une autre chose et ne peut être bon que dans un livre où je parlerois des loix de ces républiques fédératives, ou pour mes Réflexions. »
  69. En marge : « Mettre peut-être ce que j’ai dit sur l’Irlande. ».
  70. En marge : « Examiner ce qu’emportoit dans les cités grecques la promesse de colere majestatem Demetrii… »
  71. En marge : « Mis au l. 10, ch. 4 : Que la Constitution fédérative… » — Ce chapitre est devenu le chapitre ii du livre IX.
  72. En marge : « Car il y a là l’esprit monarchique et l’esprit républicain. »
  73. Ce titre est précédé de l’indication : « Chapitre [3] 4. »
  74. En marge, on lit ici ces mots biffés : « Peut-être mettre au ch. De la Conquête » ; et au-dessous : « Mis dans le ch. ii du l. 10. Voir où il sera mieux. » Le chapitre {{xi est devenu le chapitre vi du même livre.
  75. En marge : « * Pour le Tockembourg. * »
  76. En marge : « Cet exemple est mis dans la Grandeur des Romains. » — Montesquieu vise ici le 7e alinéa du chapitre ix des Considérations. — Après les mots alliés des Romains, il y avait d’abord : « Nous achèverons ce sujet quand nous parlerons des colonies. »
  77. Au haut de la page, on lit cette note : « Je crois bon pour le liv. onze. » — Le titre est précédé de l’indication : Chapitre [4] 1. » — En marge du titre, on lit l’énumération suivante : « Colonie de conquête ; colonie de multitude ou population ; colonie de dépopulation ; colonie de commerce. » — Une note épinglée au-dessous est ainsi conçue : « Voici un morceau des colonies, lequel entrera : partie, dans mon second livre sur le Commerce ; partie, à la fin du livre sur le Nombre des Habitans ; partie, dans le livre onze, sur les Conquêtes. Voir où cela ira mieux. » — Enfin, derrière cette note, se trouve une bandelette de papier, sur laquelle Montesquieu lui-même a écrit : « S’il est avantageux d’avoir en France des colonies » ; question qui se rapporte plutôt au chapitre suivant.
  78. Au haut de la page, on lit celle note biffée : « Je crois bon pour le liv. Nombre des Habitans » ; puis, au-dessous : « Peut-être bon pour la Nature des Choses. » — Le titre est précédé de l’indication : « Chapitre [6, 6, 7, 8] 2, 9. »
  79. Sur une note épinglée en marge, on lit : « Pourquoi cela n’est-il pas toujours arrivé ? »
  80. Ce titre n’est pas dans le manuscrit, où se trouve, au haut de la page, une note biffée : « Tiré du liv. Des Colonies ; renvoyé au livre onze » ; et cette indication : « Chapitre [6, 7, 6 3. »
  81. Ce dernier alinéa est d’une écriture différente de celle des précédents et n’a été ajouté qu’après coup.
  82. Montesquieu vise ici, le 19e alinéa du chapitre iv des Considérations sur la Grandeur des Romains.
  83. Ce titre est précédé de l’indication : « Chapitre [5, 8] 3, » — Une note épinglée en marge est ainsi conçue : « Conduite de la France à l’égard de Genève et de Corse. »
  84. En marge : « Cette loi est le Platon. »
  85. En marge : « Comme firent les Romains à l’égard des parties du royaume de la Macédoine, qu’ils avoient divisées, — Tite-Live, I…… C’étoit (me semble) les anciennes alliances. — (Voir cela et les Marbres d’Arundel). »
  86. Au dos de ce chapitre est écrite une note qui le vise, lui et les trois chapitres précédents : « Ces quatre chapitres n’ont pu entrer dans le livre sur le Nombre des Habitans. On pourra les relire, quand on lira le second livre du Commerce. »
  87. Ce titre et l’alinéa suivant sont biffés dans le manuscrit. Nous les reproduisons pour que le reste soit intelligible. Ils sont précédés de l’indication, également biffée : « Chapitre 23 ». Montesquieu a substitué un titre nouveau au titre primitif. Sur la couverture qui enveloppe le chapitre, on lit : « Chapitre 9. — Comment les mauvaises Loix en demandent encore d’autres plus mauvaises pour arrêter leur Effet. » En outre, on lit dans la marge : « Comparaison des Mogols et des Japonois. »
  88. En marge : « Oter tout le reste, qui est mis à la fin du livre sixième. » — Cf. Esprit des Lois, liv. VIII, chap. x.
  89. En marge : « Rec. des Voyag. qui ont servi à l’Établ. de la Comp. des Indes, tom. 5, p. 2, p. 428. »
  90. En marge, on lit : « Pour des Dissertations. » — Le titre est précédé des indications : « Chapitre [4, 5, 9, 7, 5, 6, 25] 24. — [Des Loix sur la Fixation de la Puberté et de la Majorité.]
  91. En marge : « Dans la suite, le préteur abolit les peines de cette loi et se contenta de condamner au quadruple le voleur manifeste, Favorinus, dans Aulu-Gelle, loue beaucoup la douceur du Peuple romain à cet égard. — Aulu-Gelle, l. 20, ch. i. »
  92. En marge : « Il faut que les affaires ayent une fin. »
  93. Au bas de la page, se trouve une note biffée et ainsi conçue : « Je crois qu’il faut abréger la fin de ce chapitre. »
  94. Cet alinéa, qui est biffé, suit les précédents dans le manuscrit, où il en précède un autre, également biffé, qui est devenu, plus ou moins retouché, le 17e alinéa du chapitre xvi du livre XXIX de l’Esprit des Lois.
  95. Ce titre est précédé de l’indication : « Chapitre [12, 10, 28] 27. »
  96. Un renvoi à un alinéa suivant semble indiquer que Montesquieu songeait à supprimer cet alinéa-ci, qui est bordé dans le manuscrit d’un trait à l’encre, et en marge duquel est épinglée une note ainsi conçue : « Oter (je crois) tout ce qui est barré. »
  97. Il y a tel un alinéa bité sur la distinction établie à Rome entre l’adoption et l’adrogation, celle-ci supposant l’intervention du Souverain : « D’où nous est venu l’usage de prendre des lettres du Prince pour prendre le nom et armes, espèce d’adoption parmi nous. »
  98. En marge : « De Domo sita. »
  99. En marge : « Il fut fait là-dessus un sénatus-consulte, dont parte Tacite, Annales, I. 15. »
  100. En marge : « Voy. Gravina, art. 85, 1. 2. »
  101. En marge : « Comitiis euriatis. Voy. Cicéron, De Domo sua. ».
  102. Au dos de ce chapitre est écrit : « Oté du liv. 17 et renvoyé dans les quatre livres. »
  103. Ce titre est précédé d’indications dont la première seule n’est pas biffée : « Chapitre 26. [Chapitre premier, 6, 8, 7, 21, 11, 10, 27.] » — A la suite, on lit deux autres titres biffés, dont le premier est écrit de la main de Montesquieu : « Comment la plupart des Loix civiles générales sont tirées d’une Raison nécessaire. — Du Rapport que les Loix qui concernent la Propriété des Choses ont avec les Loix qui concernent leur Possession, et de leur Difference. »
  104. En marge : « Chez les Romains, il falloit plus de tems pour prescrire dans les provinces qu’en Italie. — (Voir cela.) »
  105. En marge : « Je croirois que notre prescription d’an et jour pourroit bien venir de l’ancien interdit utrubi, qui se donnoit sur les meubles, et dont la formule étoit : Utrubi ea res fuerit majori parte anni, quominus sibi vim fieri velo. — Voir cela aux Instituts, liv. 4. — On changea la formule, et on mit : « Utrubi ea res est. »
  106. En marge, on lit : « Ce chapitre est très bon et pourra faire une très bonne dissertation. » — Le titre est précédé des indications : « [Chapitre 12, 10, 8, 10, 11, 11.] — Chapitre 21. »
  107. Des bulletins annexés à ce chapitre, il ressort qu’il était destiné au livre XXIX : car on lit sur l’un d’eux, relatif aux Hottentots : « Pour la Composition des Loix, au titre Des Obligations sur la simple Parole. » — Sur la même fiche se trouve l’observation suivante : « Je crois que moins les peuples peuvent être les par des signes extérieurs (comme ceux qui ne savent point écrire), plus ils sont fidèles. Un plus grand besoin d’une scrupuleuse fidélité l’établit. Remarquez encore que le voisinage d’une compagnie commerçante doit être très utile aux Hottentots. »
  108. Ce titre, qui est écrit en marge, est précédé de l’indication : « Chapitre 22. »
  109. Sur une note épinglée en marge, on lit : « Hobbes ou Locke ? — Voir lequel. »
  110. En image : Très bon encore pour une dissertation. »
  111. Ce titre est précédé de l’indication : « Chapitre [9, 14, 11, 9, 24] 23. »
  112. En marge : « Bon encore. »
  113. En marge : « Sponsiones annuus esse. Demosth., In Apotur. — Geel he regarde les hypothèques. » — Au-dessous : « Voir la citation que j’ai tirée de Meursins, liv. 2, chap. 32. ».
  114. Au bas de la page et à l’envers est écrit le titre suivant : « Chapitre |18 17, 8] 10. — De l’Appel en Jugement » ; avec cette note marginale : « Meilleur (je crois) pour le livre des Loix dans le Rapport avec les Circonstances. » Titre et notes sont biffés.
  115. Ce titre n’est pas dans le manuscrit.
  116. Ce titre est bille dans le manuscrit, où le chapitre qui suit a été rattaché à un autre, sur les Enquêtes, qui, remanié, est devenu le chapitre xliv du livre XXVIII de l’Esprit des Lois. — Au-dessus du titre, on lit l’indication également biffée : « Chapitre [8, 12, 9, 10] 11. »
  117. Ce titre est biffé dans le manuscrit, où il est précédé de l’indication, également biffée : « Chapitre [19, 22] 19. »
  118. Le premier alinéa de ce chapitre est de la main de Montesquieu, ainsi que la dernière ligne du second.
  119. Ce titre n’est pas dans le manuscrit, où se trouve seulement, au haut de la page, l’indication biffée : « Chapitre 6e. »
  120. Cette phrase, qui est biffée dans le manuscrit, est devenue le chapitre suivant.
  121. En marge : « Macride, Hist. des Patriarches. — Voir la citation. »
  122. En marge : « Voy. Amelot de La Houssaye. — Mon extrait. »
  123. En marge : « M. de La Clède, Hist. du Portugal. »
  124. Ce titre est précédé de l’indication : « Chapitre [19. 18] 16. »
  125. Ce titre est précédé de l’indication : « Chapitre [9, 6] 28. »
  126. En marge : « Le grand obstacle est qu’un pays est souvent inhabitable par la seule raison qu’il est inhabité. »
  127. En marge : « Tournefort, p. 278. »
  128. En marge : « Tournefort, p. 252. »
  129. Une note épinglée en marge est ainsi conçue : « J’en ai parlé dans le ch. De la Capitale, au l. 7e. »
  130. Il y a deux rédactions de ce chapitre dans les papiers de La Brède. Celle que nous publions est certainement la seconde. La première, qui est de la main de Montesquieu, n’est pas coupée en deux parties, mais présente des. variantes curieuses.

    Elle commence ainsi : Il ne faut point de greniers publics dans les monarchies ; on n’y aime pas assez le peuple. Rien au monde n’est plus dangereux que cette espèce de police, lorsqu’elle est faite et conduite avec la négligence naturelle au gouvernement dont nous parlons. Que seroit-ce s’il y avoit pis que de la négligence ? »

    En marge de ce passage, on lit : « Nouvelle Edition » ; et au-dessous une note biffée : « Pour mes Réflexions ou Le Prince. »

  131. Cet alinéa n’est pas dans la première rédaction.
  132. La première rédaction ajoute ici : « Favorisez l’importation. »
  133. Dans la première rédaction, à la suite de cette phrase, on lit : « Si vos traitans doivent faire des magasins pour vos troupes, ils vous trompent s’ils vous persuadent que vous devez faire des règlemens pour qu’ils ayent les denrées à meilleur marché. Pour un petit profil que vous ferez, on vous vole les richesses et les espérances de votre peuple. Ne croyez jamais de perdre avec lui… »
  134. Les développements sur la famine manquent dans la première rédaction.
  135. Ce chapitre semble avoir été écrit par un secrétaire très ignorant, sous la dictée de Montesquieu.
  136. En marge : « Voyez le traité de commerce à Utrecht, 1713, dans le British Merchant. »
  137. Ce titre est précédé de l’indication : « Chapitre [21, 19, 20] 21. »
  138. Ce titre est précédé de l’indication : « Chapitre [10, 9, 10] 12. »
  139. En marge : « Du 21 décembre 1739, à l’art. 7, qui y est joint. »
  140. Une note épinglée en marge est ainst conçue : « Je crois qu’il faut ôter. cet article ; d’autant mieux (je crois) qu’il n’y a point de distinction entre les sujets et les étrangers. Je ne le sais pourtant. »
  141. En marge : « Voir cela. — Je crois (?) que c’est aussi pour les sujets. Il me semble qu’il ne faut raisonner que sur le premier article. »
  142. Dans le manuscrit, au lien de ce titre, on lit : « Pour le liv. 22, autre nouveau chapitre, qui sera le… — Chapitre 24. — Continuation du même Sujet. »
  143. En marge : « Lettre Ier à Atticus, lv. 6. »
  144. Ce titre est précédé de l’indication : Chapitre Ier. » — Nous jugeons inutile de publier deux autres rédactions du même chapitre : elles sont biffées et semblables quant au fond.
  145. Ce titre est biffé dans le manuscrit, où il est précédé de cinq lignes également biffés : « Chapitre [8, 13] 5.— Des Loix forcées par d’autres. — Que des Loix qui ne paroissent pas avoir de Rapport entr’elles en ont pourtant. »
  146. En marge : Gurius, Fort, Rhet., l. I.
  147. En marge : « C’étoit une loi de Solon. — Voy. Sext. Empir, Hypotyp.. liv. 3, chap. 25, et Hermog, 'De Invent., liv. 1, chap. 1. » — Sur une note épinglée au-dessous, on lit : « Voir l’auteur : car j’at tiré la citation de Meursius. Themis Allica, à la p. 82 de l’extrait. »
  148. Ce titre est précédé de l’indication : « Chapitre [7] 12. »
  149. Ce chapitre est une refonte d’un chapitre Intitulé : De la Faculté d’appeler ; en marge duquel est écrite une note ainsi conçue : « Mis au chap. 14 de la Composition des Loix. — Oté. » Dans cette première rédaction, on trouve deux alinéas qui n’ont pas été utilisés dans la refonte, mais qui n’en présentent pas moins quelque intérêt :

    « Il faudroit, de plus, qu’il y eut des peines considérables contre ceux qui ont appelé sans raison, c’est-à-dire qui se sont plaints d’une injustice qu’ils n’ont pas reçue. »

    « Que si la constitution de l’Etat a établi trois degrés de juridiction, comme on ne peut se passer des Juges des lieux, il seroit bon de faire, de trois choses, l’une : ou laisser aux parties la liberté d’omettre le juge intermédiaire ; ou établir que les affaires de petite conséquence seront portées par appel au second tribunal, pour y finir ; ou enfin, de permettre aux seigneurs, dans les états où ils ont le droit du glaive, de racheter le degré intermédiaire : comme font, en France, les Pairs. »

  150. Ce titre n’est pas dans le manuscrit.
  151. Ces deux phrases se trouvent dans l’Esprit des Lois, livre XXIX, chapitre xvi.
  152. En marge : « Cité par Athénée, liv. 14. » — Sur une note épinglée par dessus, on lit : « Voir la citation. »
  153. En marge : « Voyez Suidas, In Diophyto. »
  154. En marge : « Voyez Petit de La Croix, Vie de Gengiskan. »
  155. Ce titre est précédé de l’indication : Chapitre [12, 11e] 12. »
  156. En marge : « Voy. les Loix des XII Tab. et, dans Denys d’italie., la loi de Numa. »
  157. En marge : « Eum infero Jovi maclare. »
  158. Le chapitre sur les Loix sacrées s’arrête ici. L’alinéa suivant se trouve sur une feuille de papier indépendante. Mais au chapitre même est épinglée une note ainsi conçue : « Si les loix sacrées de Numa n’avoient été anéanties, avec toutes les autres qui demandoient le sang d’un citoyen, par la Loi Porcle, elles auroient eu des dangereuses conséquences dans l’état civil ; mais elles furent toutes abrogées dans le gouvernement civil, etc. — Je crois qu’il faudra ôter ces Loix sacrées. »
  159. En note : « Seconde Philippique. »
  160. Ce chapitre, qui est entièrement biffé dans le manuscrit, indique que Montesquieu avait songé quelque temps à finir l’Esprit des Lois par la dissertation sur les successions en Droit romain qui est devenue le livre XXVII de l’ouvrage. — Le titre de ce chapitre est précédé de deux lignes ainsi conçues : Chapitre 17. — De la Formation des loix. ».
  161. Le titre de ce fragment est précédé du mot Chapitre
  162. En marge : « Ne point mettre ce chapitre, comme trop conforme à ce que l’on a dit, je crois. » — Au-dessus du titre, on trouve l’indication : « Chapitre [9, 3, 18, 27] 23. »
  163. Une note épinglée en marge est ainsi conçue : « Est-il bien vrai que le changement du gouvernement ait produit le droit du préteur ? — Conférer tout ceci avec ce que j’ai mis au livre Conséquences des mêmes Principes. »
  164. En marge : « Quand le Droit civil ne vous donnoit point d’action, et qu’il étoit de l’équité que vous en eussiez, le préteur vous donnoit une action utile. »
  165. Cet alinéa est biffé dans le manuscrit ; mais, en marge, on lit : « Mal effacé. »
  166. Ce titre n’est pas dans le manuscrit ; mais le chapitre est dans une chemise, sur laquelle on lit : « Pour le livre des Jugemens et Crimes, et surtout celui de Lèse-majesté, et se rapporte au livre 12e. »
  167. En marge : « Liv. 11, chap. 12. »
  168. En marge : « On l’appela de Repetundis. »
  169. La première partie du chapitre est de la main de Montesquieu ; la seconde, de la main d’un secrétaire.
  170. Une note épinglée en marge porte : « Examiner si les paroles étoient comprises. »
  171. En marge : « Annal., liv. 1 ; Facta arguebantur, dicta impune erant. »
  172. Une note épinglée en marge porte : « Voir dans Tacite le nombre des années. »
  173. Ce titre n’est pas dans le manuscrit, où le fragment n’est précédé que de la syllabe Chap.
  174. En marge : « Loi des Ripuaires, tit. 58, art. 18. »
  175. Ce titre n’est pas dans le manuscrit, où le chapitre est précédé de trois lignes ainsi conçues : « Composition des Loix. — Chapitre [3]. — Continuation du même Sujet. » — En outre, au haut de la page, on lit la double note que voici : « Peut-être bon pour la Composition des Loix. — Je n’ai pu le mettre dans le chapitre 2 du liv. 29, parce qu’il contient des objets particuliers, et que dans le du liv. 29, il n’est question que des idées générales. ».
  176. En marge : « *Peut-être Composition des Loix.* »
  177. En marge : « Tit. 60. »
  178. En marge : « Tit. 61. »
  179. En marge : « Il donnoit des personnes qui juroient que sous le ciel, dessous la terre, il n’avoit autre chose que ce qu’il avoit cédé. Ensuite, il entroit dans sa maison, et il alloit dans les quatre angles ramasser la poussière avec sa main. Ensuite, se tenoit sur le seuil, et il regardoit dans la maison et jetoit avec la main gauche derrière son épaule la poussière sur son plus proche parent. Ensuite, il sautoit avec un pieu par-dessus la haie. »
  180. En marge : « Tit. 10, §§ 1-4 ; tit. 43, § 1 ; tit. 68 ; et Loi des Ripuaires, tit. 51, § 1. »
  181. En marge : « Loi salique, tit. 44, §§ 2 et 5, et Loi des Ripuaires, tit. 15. — La Loi des Bavarois, tit. 18, chap. 2, § 1. »
  182. En marge : « Tit. 18, chap. 2, § 1er. »
  183. En marge : « Loi des Bavarois, tit. 18, chap. 6, § 2. »
  184. Ce titre se trouve dans le manuscrit en tête d’un chapitre intitulé : « De la Noblesse chez les Francs. — Idée de M. l’abbé Dubos là-dessus » ; chapitre qui, remanié, est devenu le chapitre xxv du livre XXX de l’Esprit des Lois, et dont les fragments qu’on va lire sont une suite.
  185. En marge : « C’étoit sur ce que dit M. l’abbé Dubos, qu’il n’y avoit point divers ordres de noblesse chez les Francs. »
  186. Ce titre est précédé dans le manuscrit de quelques lignes, plus ou moins biffées et ainsi conçues : « Chapitre [24, 28, 29, 30] 29. — [Continuation du même Sujet. — De deux Manières de juger depuis les Etablissemens.] »
  187. En marge : Beaumanoir, Coutumes de Beauvoisis, chapitre 1er, édition de 1690, f°, p. 11. »
  188. En marge : « Vous voyez que le jugement par hommes étoit lié avec le combat judiciaire, et que le jugement par bailli ne l’étoit guère ou point du tout ; à moins, peut-être, qu’on ne reprochât des témoins. »
  189. Cet alinéa est précédé de l’astérisque que Montesquieu mettait en tête des réflexions qu’il écrivait à la suite de quelque extrait d’auteur.
  190. Cet alinéa est aussi précédé d’un astérisque.
  191. En marge : « Beaumanoir, chap. 1er, pag. 12, P. 1690. »
  192. Tome II, page 170 liv. XIX, chap. xiv.
  193. Tome II, page 76 : liv. XVI, chap. viii.
  194. Tome III, page 40 : liv. XXIV, chap. xxvi.
  195. Tome III, page 58 : liv. XXV, chap. x.
  196. Tome III, page 36 : liv. XXIV, chap. xxiv.
  197. Tome Ier, page 374 : liv. XII, chap. iv.
  198. Tome III, page 16 : liv. XXIV, chap. x.
  199. Tome II. pages 71 et 72 : liv. XVI, chap. iv.
  200. Tome II, page 87 : liv. XVI, chap. xv.
  201. Tome III, page 13 : liv. XXIV, chap. vii.
  202. Tome II, page 412 : liv. XXIII, chap. xxi.
  203. Tome II, pages 23 et 24 : liv. XIV, chap. xii.
  204. Tome III, page 286 : liv. XXIX, chap. ix.
  205. Tome Ier, page 44 ; chap, v, liv, III.
  206. Liv. III, chap. vi. Page 47.
  207. Tome Ier, page 62 : liv. IV, chap. ii.
  208. Tome II, page 290 : liv. XXI, chap. xvi.
  209. Page 249 : liv. XXI chap. xvi.
  210. Voyez aussi le chap. ix.
  211. La voici tout au long. [Suit le texte.]
  212. Tome II, page 360 : liv. XXII, chap. xix.
  213. Tome II, pages 13 et 14 : [liv. XIV, ] chap. vi et vii.
  214. Tome II, page 426 : liv. XXIII, chap. xxix.
  215. Tome III, page 74 : liv. XXVI, chap. iii.
  216. Tome Ier, page 258 : liv. IX, chap. ii.