Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 151-168).


APPENDICE














I

Variantes


Ce drame n’a jamais été joué. Voici pourquoi : —

En premier lieu, nous n’avons aucune compagnie théâtrale suffisamment organisée, pour jouer une pièce comme Montcalm et Lévis ; et les compagnies françaises qui nous visitent apportent ici leur répertoire, leurs pièces toutes préparées qu’elles ont jouées ailleurs avec succès, leurs décors, leurs mises en scènes, etc. Ce n’est pas dans quelques jours qu’elles pourraient monter un drame de cette dimension, qui réunit des foules de personnages sur la scène, et qui exige des décors assez dispendieux.

J’ai proposé l’entreprise, un jour, au directeur d’une compagnie française de passage à Québec.

Il a lu mon drame, et il a été d’avis qu’il en ferait un succès s’il pouvait vraiment le jouer à Québec ; mais la chose lui a paru impossible pour les raisons que je viens d’indiquer.

Je crois sincèrement que des amateurs pourraient mieux qu’une compagnie organiser et jouer avec succès ce drame national, même avec une mise en scène incomplète et un personnel limité. S’il fallait y mettre du désintéressement, et un peu de zèle patriotique, c’est parmi nos amateurs qu’on le trouverait.

Un essai sérieux a été tenté, il y a deux ans.

M. Gandrille, acteur français et professeur d’élocution, dont tout le monde se souvient, avait alors organisé toute une troupe d’amateurs pour jouer « Montcalm et Lévis ».

Les rôles étaient distribués. Les répétitions étaient commencées ; et tout promettait de réussir, lorsque M. Gandrille, appelé à son service militaire, dut partir pour la France.

Le projet fut en conséquence abandonné.

J’étais d’avis, comme M. Gandrille, que le manuscrit du drame était un peu long pour la scène, et j’en avais alors retranché plusieurs pages.

Le drame que je publie aujourd’hui est tel que je l’avais préparé pour être joué par les amateurs de M. Gandrille. Mais je crois devoir y ajouter en appendice les scènes et parties de scènes que j’avais supprimées, et j’ose espérer qu’on ne les jugera pas sans intérêt.

Les pages suivantes se trouvaient au commencement de la scène vie du premier acte :

DE LANAUDIÈRE

Eh ! bien, Bourlamaque, comment va la nostalgie ?

BOURLAMAQUE

Elle va toujours mal l’hiver. Pendant l’été je traîne mes canons un peu partout, sur les rivières et dans les bois, et la nostalgie ne résiste pas au mouvement, aux voyages, à l’excitation des batailles. Mais durant l’hiver, qui n’en finit plus, on s’absorbe en soi-même, dans ses pensées, et dans le souvenir de la patrie absente ; et naturellement la nostalgie revient.

M. DE LÉRY

Vous devriez faire des expéditions d’hiver, comme nous, Canadiens ; cela vous guérirait.

BOURLAMAQUE

Peut-être. Mais je ne suis pas apte à ce genre d’expéditions. Vous savez que nous ne pratiquons pas la guerre de la même façon.

DE LÉRY

Oui ; et je sais de plus que vous ne tenez pas en très haute estime ceux que vous appelez les coloniaux.

BOURLAMAQUE

Vous vous trompez, j’apprécie beaucoup les qualités militaires des Canadiens ; mais je me permets quelquefois de regretter qu’ils n’aient pas eu l’entraînement de nos troupes régulières.

DE LÉRY

Mais ne croyez-vous pas que la science de la guerre est moins nécessaire ici qu’en Europe ?

BOURLAMAQUE

Écoutez, mon ami, moi, je suis un homme de guerre, et vous ne me ferez pas admettre qu’il y a des pays où l’art militaire est inutile.

DE VILLIERS

Non, mais dans un pays comme le nôtre, il y a des opérations militaires que les Canadiens et les sauvages accomplissent, et que les troupes régulières ne sauraient pas faire.

BOUGAINVILLE

Une chose certaine, mes chers amis, c’est que la vie est bien dure dans votre beau pays, et nulle part nous n’avons tant souffert des rigueurs du climat, des longs et pénibles voyages, des fatigues de toute sorte, et même de la nourriture. Nous commençons à nous lasser de manger du cheval et de la soupe aux pois.

DE VILLIERS

La vie des Canadiens n’est pas moins dure que la vôtre. S’il y a un poste dangereux à garder, c’est là qu’on nous envoie. Et les expéditions d’hiver, au milieu des bois, sur les rivières glacées, avec des partis de sauvages, c’est nous qui les faisons, pendant que vous vous amusez dans vos quartiers d’hiver.

BOUGAINVILLE

Vos misères ne soulagent pas les nôtres. Et puis, vous êtes chez vous. C’est votre pays que vous défendez.

DE VILLIERS

C’est la France que nous défendons.

BOUGAINVILLE

Alors, ne nous traitez pas comme des étrangers.

DE VILLIERS

Nous vous traitons comme des compatriotes. Mais nous nous plaignons que vous ne rendez pas justice aux milices canadiennes.

LÉVIS s’adressant à Bourlamaque et Bougainville

Vous avez tort, mes amis…


Deuxième variante.


La scène IIe du troisième acte commençait ainsi :


MONTCALM, LÉVIS et BOURLAMAQUE
MONTCALM

Bonjour, Bourlamaque ; as-tu trouvé un remède contre ta nostalgie ?

BOURLAMAQUE

Oui, c’est un remède homéopathique : l’ennui par l’ennui.

MONTCALM

Il n’y en a pas d’autre ici. Et j’en étais à dire à Lévis que nous avons eu bien tort de nous éloigner de la mère-patrie.

BOURLAMAQUE

À qui le dites-vous ?

MONTCALM

Avec nos goûts pour la guerre, notre expérience, nos états de service et nos relations de famille, nous nous serions assurés là-bas une brillante carrière, tandis qu’ici…

BOURLAMAQUE

Évidemment, mon général, vous avez raison. Nous ferions plus brillante figure sur les bords de l’Elbe ou du Weser que sur les rives sauvages du Saint-Laurent et des grands lacs. Les yeux de la France ne se détournent guère de l’Europe pour regarder ce qui se passe ici. Mais que voulez-vous. La faute est commise ; le vin est versé, il faut le boire.

MONTCALM

Hélas ! Ce n’est pas le vin qui nous est versé ici, c’est la lie ; et je la trouve amère de temps à autre.

N’importe, nous ferons notre devoir jusqu’au bout, et si la France nous oublie aujourd’hui, elle sera bien forcée de se souvenir de nous, un jour. Sur ce théâtre obscur et ignoré où nous luttons, nos actions d’éclat auront fait la lumière, et la postérité verra et comprendra ce que nos contemporains n’auront pas même soupçonné.

LÉVIS

Bravo, général, c’est parler noblement.

MONTCALM

Ah ! si j’étais le chef ! Si je pouvais vraiment commander, mais tu sais comme moi à quel régime funeste nous sommes soumis. Le gouverneur prend plaisir à renverser mes plans, et à contremander mes ordres. Nous ne sommes pas seulement les subalternes du gouverneur, nous sommes les humbles suppliants de l’Intendant qui nous entretient, qui nous équipe, qui nous fournit des armes, des munitions, des approvisionnements, et qui nous fait jeûner avec nos troupes pendant qu’il vit lui-même dans l’abondance, le luxe, au milieu des plaisirs et de l’immoralité.

LÉVIS

Cette division de l’autorité entre le gouverneur, l’intendant et vous-même, est vraiment malheureuse ; elle a pour but une certaine pondération des pouvoirs ; mais elle ne produit que des conflits inévitables et désastreux. Que voulez-vous ? Votre poète favori l’a dit :

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes.
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes.

MONTCALM

Je le sais trop, mon cher, ami ; et Corneille ajoute :

Mais on doit ce respect au pouvoir absolu
De n’examiner rien quand un roi l’a voulu.

Le roi veut, soumettons-nous, et allons nous battre puisqu’il n’y a guère pour nous d’autre droit que celui de mourir.
LÉVIS

Calmez-vous, mon général, et regardez les choses avec plus de sang-froid.

MONTCALM

Du sang-froid ? Tu oublies que je suis du midi, et que mon sang est chaud. Quand je vois dans quelle position humiliante nous sommes ici, j’enrage, c’est plus fort que moi.

As-tu jamais lu les commissions du Gouverneur et de l’Intendant ?

LÉVIS

Non, et j’avoue que j’en ignore absolument les termes.

MONTCALM

Écoute un peu, en voici des extraits :

« Le gouverneur a le pouvoir de commander tant par mer que par terre, de faire les opérations de guerre suivantes : assiéger et prendre les places et les châteaux… (quand il le pourra, naturellement, et s’il n’y a que lui pour prendre les forts l’ennemi y dormira tranquille)… faire conduire et exploiter les pièces d’artillerie ; établir des garnisons, et enfin commander tant au peuple qu’à tous nos autres sujets, ecclésiastiques, nobles et gens de guerre et autres, de quelque qualité et condition qu’ils soient… »

LÉVIS

Ce sont des pouvoirs bien grands. — Et l’Intendant ?

MONTCALM

Écoute bien ; tu en croiras à peine tes oreilles : « L’Intendant est à la tête de la justice et de la police, et tous les citoyens, même les gens de guerre (entends-tu ? les gens de guerre) sont ses justiciables. Il préside le Conseil Supérieur et il fait partie même des conseils de guerre. — Il a droit de juger toutes matières tant civiles que criminelles, de faire des règlements et des ordonnances. Il a juridiction souveraine en tout ce qui concerne la levée et la perception des impôts et autres droits de la Couronne. Et enfin, il est chargé de l’administration des finances et de la marine. Il a la direction du maniement et distribution des argents de la couronne pour l’entretien des gens de guerre, pour les vivres et munitions, fortifications et réparations, etc. etc. »

LÉVIS

C’est énorme.

MONTCALM

Notre position est celle-ci : quand nous jugeons, comme gens de guerre, qu’il faudrait faire telle campagne, s’emparer de tel fort, et le détruire, ou toute autre opération militaire, nous devons en demander humblement la permission au gouverneur, et quand nous l’avons obtenue, supplier Bigot de vouloir bien subvenir aux dépenses nécessaires, sans rien retrancher de son luxe et de ses plaisirs. Si j’avais connu cela avant de quitter la France, jamais je n’aurais accepté un poste comme celui-ci. Et ce qui est terrible, vois-tu, c’est que le seul pouvoir qui pourrait remédier à cet état de choses, est au delà des mers, à douze cents lieues de nous, et que des mois et des années de correspondance ne suffiraient pas à renseigner le roi exactement sur ce qui se passe ici.

C’est un mal sans remède, et il ne nous reste à nous que le devoir de lutter jusqu’à la fin contre les ennemis de la France, et le droit de donner notre vie pour elle.

LÉVIS

C’est plus qu’un droit, c’est un privilège, et tous ne l’ont pas.

MONTCALM

Tu as raison, le gouverneur et l’Intendant n’ont pas cette prérogative suprême, qui nous assure la gloire dans les siècles futurs. Jusqu’à la fin nous nous battrons donc ; et si Dieu le veut nous nous ensevelirons sous les ruines de la colonie. — Ce n’est pas quand la tempête gronde que le capitaine abandonne son navire. Accomplissons nos destinées. — Et du lac Ontario au lac Champlain, et du lac Champlain jusqu’à Québec, que l’herbe ne pousse plus sous les pieds de nos soldats…

C’est à ce moment que Vaudreuil entrait, et s’excusait de s’être fait attendre.

Troisième variante.

Voici comment se terminait le tableau final des « adieux » au cinquième acte.


GISELLE et LÉVIS
GISELLE

Je vous vois encore à votre retour de Carillon, tout triomphant au côté de Montcalm, et je n’ai pas oublié nos doux entretiens mêlés à ces souvenirs de gloire.

Je me souviens qu’un jour vous m’avez dit que j’incarnais pour vous la Nouvelle-France. C’était un doux mensonge, sans doute ; mais, à mes yeux, il était strictement vrai que vous incarniez la Vieille France.

Hélas ! ces beaux jours sont passés et ne reviendront plus.

LÉVIS

Il dépend de vous de les faire revenir.

GISELLE

Non, Gaston, c’est Dieu qui a conduit les événements, et nous devons nous soumettre.

Pourquoi la Providence des nations a-t-elle voulu séparer la mère de la fille ? L’avenir le dira. Peut-être ce malheur, irréparable pour la Vieille France, sera-t-il pour le plus grand bien de la Nouvelle.

Elle est jeune. Un sang généreux coule dans ses veines, et lui assure des siècles de vie.

LÉVIS

Ces rêves sont nobles et beaux : mais ce sont des rêves.

GISELLE

Il y a des rêves qui se réalisent.

L’Angleterre nous a vaincus, mais non exterminés. L’avenir sera sombre sans doute ; mais nous vivrons de la foi et de la gloire du passé. Songez aux rayons de bonheur qui traverseront encore ma vie, quand j’entendrai mes compatriotes chanter les gloires de Lévis et de Montcalm, et surtout votre dernière victoire.

Nous resterons attachés au sol natal, et à l’amour de la France, comme le lierre aux grands chênes, et l’on sera bien étonné, un jour, de retrouver en Amérique une Nouvelle-France vivante et florissante en plein territoire britannique.

LÉVIS

Mais sur qui pouvez-vous compter pour réaliser de si belles espérances ?

GISELLE

Sur les quelques milliers de colons qui se sont montrés des héros, qui ont cultivé le sol de la patrie, qui l’ont arrosé de leurs sueurs pendant la paix et de leur sang pendant la guerre, et qui pour cela même ne veulent pas l’abandonner. Ceux-là ne sont pas des jouisseurs ; ils sont des souffrants, et ce sont les souffrants qui rachètent les peuples.

Montcalm et vous, général, avez écrit à la pointe de l’épée la plus glorieuse page de notre histoire ; mais cette histoire n’est pas finie, et c’est à nous, Canadiens et Canadiennes, de la continuer.

Nous compléterons l’œuvre de la France, celle qu’elle voulait faire à l’origine, et que Dieu ne lui a pas permis d’achever.

Comme elle, nous incarnerons l’héroïsme militaire ; et nous resterons fidèles à Dieu, de qui seul dépend l’avenir des nations.

LÉVIS

Quelle âme patriotique vous avez, Giselle !

GISELLE

C’est l’âme de ma grand’mère, Madeleine de Verchères. Il y a deux mois, je suis allée prier sur son tombeau, et c’est elle qui m’a dicté mon devoir, et qui m’a inspiré de vous dicter le vôtre. Au nom de notre amour, Gaston, partez — la France vous réclame.

Lévis se tourne vers le portrait de Montcalm :

« Ô mon général, inspirez-moi ! »

On entend le pas cadencé des soldats qui passent et qui vont s’embarquer à bord des navires. Ils sont suivis par une foule immense d’hommes, de femmes et d’enfants. Tout à coup un grand cri retentit dans la rue : Vive la France !

Giselle court à la fenêtre et dit :

C’est la France qui part.

« Ô France adorée, adieu !… »

D’autres cris retentissent sur la place du Château.

LÉVIS

C’est la France qui reste.

GISELLE

C’est la mienne, et sa devise sera : « je me souviens. »

Souvenez-vous aussi, Gaston ; dans la vie nouvelle qui va s’ouvrir pour vous, au milieu du hasard des batailles, n’oubliez pas votre petite France d’Amérique pour laquelle vous avez si glorieusement combattu ; et dites-vous bien alors qu’ici, sur les bords du grand fleuve, il y aura une amie qui priera pour vous, et qui restera fidèle au souvenir, et à l’amour sacrifié…

Séparons-nous, Gaston ; suivez la France qui s’en va.

LÉVIS tombe à genoux.

Je vous en prie, Giselle, suivez-la avec moi.

GISELLE

Impossible ! c’est l’heure des adieux.

Lévis saisit les deux mains de Giselle et les baise avec effusion.

(Le rideau tombe)