Montcalm et Lévis/00
Le marquis de Vaudreuil, gouverneur.
Le marquis de Montcalm, lieutenant-général
Louis de Montcalm, son fils
Le chevalier de Lévis
M. de Bougainville
Bourlamaque
Fontbonne
De Senezergues
Larochebeaucourt
Poulharies
Montbeillard
De Lapauze
Malartic — Desandrouins
Marcel, secrétaire de Montcalm
Le cure Rècher
Le docteur Arnoux
Bernetz — Dumas
Fiedmont
Bigot
Cadet — Varin
De Viluers — De Lanaudière — De Lorimier
De Lery — De Saint-Ours — De Lanoy
De Ligneris — De Hertel
Sabrevois — De Longueil — De Gaspé
Soldats et hommes du peuple
La marquise de Vaudreuil
La marquise de Saint-Véran
La marquise de Montcalm
Blanche de Montcalm, sa fille
Giselle de Lanaudière
Madame de Beaubassin
Madame de Lery
MONTCALM ET LÉVIS
PROLOGUE
La scène se passe à Candiac, château des Montcalm, où le marquis va dire adieu à sa famille avant de partir pour le Canada.
Scène I
Allons, résignons-nous. C’est à moi de donner du courage aux autres. Mais qu’elle est triste la séparation qui peut être éternelle !
LE MARQUIS DE MONTCALM (44 ans) et son fils LOUIS (17 ans) entrent et vont embrasser la MARQUISE.
Scène II
Ainsi donc, mon fils, c’est l’heure du grand départ ?
Oui, ma mère.
Et tu es content ?
Ô ma mère, vous sentez bien que je ne suis pas joyeux. Mais je suis militaire, et je dois obéir à l’appel de mon Roi, qui est peut-être aussi l’appel de Dieu.
C’est bien, mon fils, et ce n’est pas moi qui te blâmerai.
J’espère au moins que le roi vous a fait bon accueil à Versailles ?
Oui, mère, et votre petit-fils surtout a été enchanté. N’est-ce pas, Louis ?
Oh ! oui, grand’maman, le roi s’est montré si aimable et si bon pour moi.
Voyons, raconte-moi cela.
Voici : Sa Majesté était assise dans un haut fauteuil tout doré, et la belle madame de Pompadour était sur un siège plus bas à sa gauche. Quelques princes étaient debout de chaque côté. Le roi dit d’abord à mon père qu’il le nommait maréchal de camp, et qu’il lui confiait le commandement de son armée au Canada. Mon père a répondu… mais dites plutôt vous-même, mon père.
Eh ! bien, je remerciai chaleureusement Sa Majesté de la confiance qu’elle me témoignait, et je lui déclarai que je ferais tout pour m’en rendre digne. « Vous me confiez, Sire, une mission périlleuse et difficile, ai-je dit, mais c’est pour cela qu’elle me plaît et que je l’accepte avec enthousiasme. »
« Quitter la France me sera bien pénible ; mais c’est elle qui par votre bouche me demande ce sacrifice ; je le ferai généreusement. Ma vie lui appartient, et je la voue à sa gloire et au service de Votre Majesté. »
Très bien, mon fils. Le roi a-t-il répondu quelque chose ?
Oui, il m’a dit : Je sais, marquis, que nous vous condamnons à un exil lointain ; et que nous imposons à la patrie un grand sacrifice en hommes et en argent, pour garder une colonie qui n’a peut-être pas une grande valeur ; mais l’honneur de la France est engagé, et il exige que nous combattions jusqu’au bout pour le sauver.
Sa Majesté ne parle pas toujours aussi bien. Et toi, mon cher petit, que faisais-tu pendant ce temps-là ?
Je me tenais debout près de mon père. Alors le roi m’a fait signe d’approcher, et il m’a dit : Toi, mon colonel, tu resteras au pays natal pour défendre la vieille France, pendant que ton père ira sauver la nouvelle.
C’est mon rêve, Sire, répondis-je ; mais Votre Majesté me donne un titre qui ne m’appartient pas.
« Il t’appartient, reprit Sa Majesté, je te nomme colonel de mon troisième régiment de cavalerie. »
Ah ! je comprends ta joie, cher enfant. Tu as été l’objet d’une faveur insigne, et je suis vraiment fière de vous deux.
Scène III
LA MARQUISE DE MONTCALM entre, l’air triste et abattu, avec BLANCHE sa fille.
Viens, ma chère fille, viens embrasser ton général et ton colonel.
Hélas ! On me donne un colonel, mais on m’enlève mon général.
On vous le rendra.
Peut-être. La guerre ne rend pas tout ce qu’elle prend.
Mais souviens-toi, donc, ma chère amie. J’ai 44 ans, et j’en avais 14 quand je suis entré dans la carrière militaire. J’ai reçu le baptême du feu il y a 25 ans, et j’ai fait bien des campagnes depuis lors, en Allemagne, en Bohême, en Italie. Il est vrai que j’ai bien failli laisser mes os au champ de bataille de Plaisance, et quand on me ramassa au milieu des généraux et des colonels tués ou blessés, je n’espérais plus guère te revoir, ma chère Louise. Mais j’en suis revenu tout de même.
Oui, il n’en est pas moins vrai cependant que la guerre fait bien des veuves et des orphelins.
La paix aussi a ses deuils. La mort peut nous atteindre partout, et en tout temps. Turenne fut tué par un boulet ; mais Condé qui avait livré tant de batailles, mourut je ne sais plus de quelle maladie vulgaire, dans sa paisible retraite de Chantilly.
Oui, mais vous, vous enviéz le sort de Turenne ?
Autrefois, oui, mais en ce jour triste des adieux je me sens faiblir, et je préférerais finir mes jours à tes côtés sous le beau ciel de notre Provence, cultivant mes fleurs et mes vignes, relisant Plutarque, Corneille et mes vieux classiques grecs et latins, instruisant mes enfants et mes futurs petits enfants. Aie confiance, ma chère, cela viendra.
Peut-être ! Mais il n’est pas rose, l’avenir qui repose sur un « peut-être ». Et puis vous êtes brave jusqu’à la témérité, mon cher ami ; et si votre vaillance à toute épreuve fait mon admiration, je voudrais bien vous voir acquérir aussi cette vertu qu’on appelle « la prudence ».
J’essaierai, pour vous plaire.
Et quels officiers aurez-vous sous vos ordres ? Vous a-t-on composé un état-major digne de vous ?
Oui, j’emmène avec moi des compagnons d’armes valeureux, distingués, qui pourront seconder mes efforts. Et d’abord, le chevalier de Lévis, qui est plus jeune que moi, mais qui a de très brillants états de service. Il a fait avec moi la campagne d’Italie, et dans la malheureuse bataille de Plaisance il a été blessé comme moi.
C’est encore un méridional, au sang chaud, et ce sera peut-être pour vous un danger de plus.
Scène IV
Mon cher lieutenant, ma mère et ma femme sont alarmées des dangers qui nous attendent là-bas, et elles s’imaginent que vous êtes comme moi, impétueux et téméraire dans la bataille, et que nous allons nous pousser l’un et l’autre vers la mort.
Mesdames, vous me jugez mal. Le marquis est la bravoure même, mais je suis la prudence. C’est moi qui veillerai sur lui.
Vous êtes bien jeune pour jouer en Amérique auprès de mon mari le rôle que M. de Cambray attribue à Mentor dans son Télémaque.
C’est vrai, mais si je ne suis pas Mentor, il n’est pas Télémaque.
Moi, si mon père, voulait m’emmener, je partirais bien pour le Canada.
Bravo, ma fille ! Voici Bourlamaque ; je vais lui demander si vous ne pourriez pas entrer dans l’artillerie.
Scène V
Bonjour, Bourlamaque, voici une recrue qui vous offre ses services. C’est ma fille Blanche.
Très bien, au Canada, tout le monde porte les armes. Connaissez-vous l’histoire de Mademoiselle de Verchères ?
Non, racontez-la moi.
Elle m’a été contée par un Jésuite missionnaire, revenu du Canada. Je vais l’abréger. Madeleine de Verchères (c’est le nom de l’héroïne canadienne) avait 14 ans lorsqu’elle accomplit ce beau fait d’armes. Elle habitait avec sa famille un fort, au bord du fleuve Saint-Laurent, dans une partie du pays où les Iroquois faisaient de fréquentes incursions. Un jour que son père était absent, un parti d’Iroquois survint, et, après avoir fait prisonniers plusieurs habitants du voisinage, ils aperçurent la jeune fille en dehors du fort, et s’élancèrent à sa poursuite. Un sauvage la suivait de si près qu’il put saisir le fichu qu’elle avait au cou ; elle le lui abandonna et courut si vite qu’elle put rentrer dans le fort.
Sans perdre un instant, elle prit un accoutrement militaire, appela aux armes comme si elle avait eu toute une garnison sous ses ordres, s’élança sur le bastion où il n’y avait qu’un seul soldat, chargea elle-même le canon de cinq livres de balles et fit feu sur les Iroquois. En même temps le soldat leur tirait des coups de fusil, et tous deux se montrant dans les meurtrières tantôt ici, tantôt là, firent croire aux ennemis que les défenseurs du fort étaient nombreux. Si bien que les Iroquois déguerpirent.
Cette demoiselle de Verchères était une Jeanne d’Arc ; j’espère que les Anglais ne l’ont pas brûlée comme la Vierge de Domrémy.
Oh non. Elle s’est mariée, et elle a eu beaucoup d’enfants. Nous ferons certainement connaissance avec plusieurs de ses descendants.
C’est une histoire admirable. Et vous, M. de Lévis, cela vous plaît d’aller au Canada ?
Beaucoup. Traverser les mers, parcourir les forêts vierges, sillonner les grands lacs et les fleuves, guerroyer l’été, s’amuser l’hiver ; c’est une vie que j’aimerai.
Je comprends cela pour un célibataire, mais s’en aller guerroyer si loin quand on est père de famille !
Ah ! ma chère amie, c’est la patrie qui demande ce sacrifice. Le Canada est au bout du monde, c’est vrai, mais c’est encore la France, et c’est elle qu’il faut servir pour la rendre toujours plus grande et plus glorieuse.
Général, les chevaux sont sellés.
C’est l’heure, il faut partir. Allons mère, allons Louise, il faut nous dire adieu, ou plutôt au revoir.
Montcalm embrasse sa mère, son épouse, ses enfants et sort suivi de Bourlamaque et de Lévis. Madame de Saint-Véran s’est levée, et accompagne son fils jusqu’à la porte avec les enfants. La Marquise de Montcalm s’est laissée tomber dans un fauteuil et sanglote.
Soyons fortes, ma fille, et souvenons-nous du Dieu du Calvaire. Des femmes chrétiennes ne doivent pas être moins courageuses que ne le furent tant de matrones romaines qui croyaient en Jupiter. Courage ma fille.
Ô ma mère, votre fille est veuve !…