Michel Lévy frères (p. 352-363).



XXXI


Dutertre, assis sur le rocher de la croix, avait écouté avec stupeur le récit de Thierray. Il se leva et lui dit :

— Adieu, ami ! je vous remercie, vous m’avez sauvé ! J’ai hâte, à présent, d’aller remercier la femme généreuse et sublime qui s’est exposée aux soupçons et qui a subi en silence mon propre blâme pour sauver l’honneur de ma fille.

Et, ne se ressouvenant plus de Flavien, il alla pour chercher son cheval.

— Attendez, lui dit Thierray. Ne nous quittons pas sans nous être concertés sur ce que nous devons dire, Flavien et moi, pour expliquer la visite de madame Dutertre à Mont-Revêche. Commandez, afin que notre système ait de l’unité.

— Vous viendrez demain matin à Puy-Verdon, répondit Dutertre, et nous nous concerterons. Quant à M. de Saulges, nous n’avons pas besoin de son concours… car son intention est certainement de partir demain pour Paris, ajouta-t-il en élevant la voix.

Il avait vu Flavien qui l’attendait, debout et immobile, à l’entrée de la clairière.

— Oui, monsieur, répondit Flavien en se rapprochant aussitôt. Telle est mon intention, si vous n’avez plus rien à me dire.

— J’étais l’offensé, monsieur, répondit Dutertre avec gravité. J’ai le droit de retirer mon initiative. Je suis forcé de la retirer. Un duel entre nous, en ce moment, compromettrait à la fois deux femmes dont la réputation m’est plus sacrée que ma vengeance ne m’est chère. L’avenir me prouvera si je dois poursuivre ou abandonner les projets qui me conduisaient vers vous.

— En tout temps, en tout lieu, vous me trouverez prêt à vous donner satisfaction, dit Flavien.

Ils se saluèrent, et Forget amena leurs chevaux. Au moment où Flavien allait monter sur le sien, il frappa du pied, jura énergiquement et dit à Thierray :

— C’est révoltant d’injustice de me quitter comme cela !

— Pourquoi donc, monsieur ? dit Dutertre, qui était déjà à cheval, et qui, l’ayant entendu, revint auprès de lui.

— Parce que, dit brutalement Flavien, les yeux gros de larmes généreuses, quand un homme qui a des prétentions tout comme un autre, et qui n’est ni meilleur ni pire qu’un autre, apporte à un mari une lettre comme celle que j’ai reçue de votre femme, il mérite bien au moins qu’on ne lui fasse pas l’injure de le soupçonner pour l’avenir.

— Je ne veux pas vous soupçonner, monsieur, dit Dutertre avec dignité ; cette lettre est à vous, je vous la rends.

Et il lui tendit la lettre d’Olympe.

— Je n’en veux pas, dit Flavien avec brusquerie. Je ne me méfie certes pas de moi-même. Mais il y a des méchants et des sots en ce monde ; c’est à Thierray de garder cette preuve entre mille de l’esprit, du bon goût et de la véritable dignité de sa belle-mère.

— Elle n’a pas besoin de cette preuve, dit Dutertre en approchant la lettre de l’allumette enflammée que tenait Thierray, lequel s’était mis en mesure d’allumer son cigare.

Et il brûla la lettre.

— À présent, nous sommes quittes, ajouta-t-il en saluant de nouveau.

Et il disparut sous les chênes de la forêt.

— Si jamais on me prend à faire la cour à une honnête femme !… dit Flavien en reprenant avec Thierray la route de Mont-Revêche.

— N’es-tu donc pas satisfait ? dit Thierray en souriant. Tu es venu ici pour faire mon mariage : il est conclu. Tu voulais donner une réparation loyale et concluante à un homme d’honneur, tu l’as fait sans qu’il en coûtât une goutte de sang, et en recevant de lui-même une marque d’estime…

— Ou de dédain ! dit Flavien. Mais admettons que ce soit de l’estime, de la confiance, je n’en ai pas moins perdu la sympathie et l’amitié d’un des hommes vers qui je me sentais le plus porté. Je ne m’en suis pas moins fermé l’accès d’une famille qui va être la tienne et où j’aurais été heureux de te voir heureux ! tout cela parce qu’on est un homme du monde, rempli des préjugés de l’amour-propre ; parce qu’on se croit forcé de répondre aux avances d’une femme, quand même on se doute qu’elles viennent d’une autre ; parce qu’on se croirait déshonoré à ses yeux et aux siens propres, si on mettait un frein aux passions, à la langue, à l’imagination ! Mon Dieu, que la vanité de plaire est une sotte chose ! et qu’on est bien plus sage en achetant l’amour d’une femme qu’en tâchant de l’inspirer !

— C’est-à-dire qu’une nuée de Léonices va te consoler de ta mésaventure ? Fais mieux, crois-moi, marie-toi, Flavien, Choisis bien, et tu ne seras plus tenté de voler le bonheur dans le nid des autres. C’est une leçon que je prends pour moi-même.

— Tu as peut-être raison, répondit Flavien, mais j’y regarderai à deux fois. Si j’allais tomber sur quelque Nathalie !

Qu’on juge de l’effroi de Dutertre quand il entra dans la chambre de sa femme et qu’il trouva Nathalie et Blondeau, veillant cette espèce de morte qui ne parlait plus et comprenait à peine. Malgré l’humble attitude de la coupable, qui vint à lui en suppliant, et qui s’efforçait de réparer par des soins tardifs le mal qu’elle avait causé, Dutertre ne put s’empêcher de lui dire :

— Ah ! ma fille, vous avez tué la plus noble des femmes ! et, si votre père ne vous maudit pas, c’est qu’il sait trop que le ciel s’en chargera !

Jamais Dutertre n’avait dit de telles paroles ; il n’avait jamais cru avoir à prononcer de tels arrêts dans sa famille. Nathalie en fut terrifiée et alla errer en gémissant dans le jardin. Elle revit la place où elle avait contemplé Flavien endormi. Elle comprenait que son père venait d’avoir une explication décisive qui bannissait pour jamais ce jeune homme de la famille. Elle voyait qu’en se vengeant de son indifférence, elle s’était pour jamais ôté à elle-même toute chance de lui plaire. Elle ignorait s’il ne l’avait pas devinée et s’il ne la maudissait pas. Elle pleura sa faute, forcée enfin d’en boire l’amertume et d’en subir les résultats.

— Oui, oui, se dit-elle, on se tue soi-même à lutter ainsi contre tous ! Blondeau a raison ; si on n’est pas née bonne, c’est-à-dire faible, crédule et tendre, il faut au moins, pour ne pas succomber sous le blâme de ces faibles, agir comme ils font, plier, pardonner ou épargner.

Elle prit donc d’aussi bonnes résolutions qu’elle était susceptible de les concevoir, et elle les tint avec la persistance de volonté qui était en elle. Mais il était trop tard, sinon pour elle, du moins pour les autres.

Olympe ressuscita dans les bras de son mari agenouillé devant elle. Blondeau, jugeant que la joie était le meilleur remède aux maux produits par le chagrin, alla voir Éveline pour leur laisser la liberté de s’expliquer. Olympe recouvra la parole et la mémoire. Elle n’avait pas compris les derniers reproches de son mari. Elle ne savait pas qu’il eût pu être jaloux de Flavien ; son intelligence avait été comme paralysée à partir du moment où il l’avait grondée (c’était son expression) d’avoir gardé le secret d’Éveline. Dutertre remercia Dieu dans son âme de n’avoir pas été compris. Il rougissait d’avoir pu accuser un être si pur et si doux ; il ne s’en consolait que par la pensée qu’elle n’avait pas senti la pire blessure, celle de l’outrage infligé par ses soupçons.

— Oh ! qu’elle ne sache jamais, mon Dieu ! disait-il en priant dans son âme comme un enfant, qu’elle ne sache jamais que j’ai été jaloux ! Ce serait la fin de son amour et la fin de ma vie.

— Pourquoi donc me grondais-tu si fort ? disait Olympe avec la naïveté de l’innocence. Est-ce parce que ma visite à Mont-Revêche pouvait être connue, mal interprétée, et faire mal parler de moi ? Mon Dieu ! il s’agissait d’empêcher que ces malheurs-là n’arrivassent à ta fille. Je t’avoue que je n’ai pas pensé à moi, et, si j’y avais pensé, il me semble que j’aurais encore agi comme je l’ai fait ; car c’eût été mon devoir, à moi qui suis aimée de toi, à moi qui ne peux être soupçonnée par mon mari, et qui, du sein d’un si parfait bonheur, puis braver le monde entier, de me sacrifier à cette enfant qui n’a pas encore trouvé un appui semblable, et dont l’avenir dépendait en ce moment de mon dévouement pour elle.

— Ange de candeur et de bonté ! disait Dutertre en couvrant ses bras de baisers, pardonne-moi, je ne comprenais pas ! Je croyais ma fille perdue, j’étais fou ! Oui, oui, j’ai eu un véritable accès de folie, je t’ai effrayée, je n’en avais pas conscience. Mais j’ai vu Thierray : ma fille est pure, il l’aime, il l’épouse, et toi, je viens te remercier à genoux de me l’avoir ramenée au bercail, sur tes épaules, ma pauvre brebis errante ; de me l’avoir sauvée, consolée, bénie dans sa douleur, et relevée de sa confusion. Et que m’importe ce que dira de toi le monde ? Sais-tu ce que je répondrais ? « Ma femme a été là parce qu’elle a cru devoir y aller : je n’ai pas d’autre raison à en donner, et je ne lui en demanderai jamais d’autre. Il est des êtres trois fois saints qui ont le droit d’aller partout, fût-ce dans des repaires de vice, parce qu’ils n’y vont que pour faire le bien, et qu’aucune souillure ne peut les atteindre. » Cela vaut mieux, vois-tu, que de chercher des motifs. Nous n’en trouverions pas un qui fût à la hauteur de ton dévouement, et la meilleure défense d’une femme, c’est le respect de son mari.

En parlant ainsi avec effusion, Dutertre s’accusait lui-même à dessein devant Dieu, et la réparation qu’il ne pouvait offrir à sa femme, il la présentait au ciel comme une expiation de sa faute.

Martel arriva au jour ; il avait, sur un billet très-confidentiel de son confrère Blondeau, erré toute la nuit dans sa carriole pour empêcher un duel, ou tout au moins pour être à portée de soigner et de ramener les blessés. Il était fatigué et contrarié de cette mauvaise nuit, d’autant plus qu’il ne pouvait s’en prendre qu’à Blondeau, qui, voyant tous ses malades tranquilles et tous ses morts bien vivants, avait été prendre quelques heures de repos. Martel fut mandé par Dutertre auprès d’Olympe, qui lui paraissait avoir la fièvre. Martel, bourru et appesanti, lui en trouva fort peu, et alla enfin se livrer aux douceurs du sommeil, en disant :

— Ça ne sera rien. Dormez. Demain, il n’y paraîtra plus.

Il le croyait.

Le lendemain, l’état d’Éveline n’inspirait plus la moindre appréhension. Flavien était reparti pour Paris, Thierray faisait de son mieux des rêves de bonheur. Nathalie, les yeux creusés par l’insomnie, belle comme un ange rebelle foudroyé, demandait pardon dans chaque regard, et s’empressait autour d’Olympe, comme une fille pieuse auprès de sa mère. Olympe s’était levée faible, mais pleine de sérénité et le cœur ouvert à toutes les espérances de bonheur qui se réveillaient autour d’elle. Benjamine, qui voyait, sans chercher à le comprendre, le changement survenu dans les manières de sa sœur aînée, lui en témoignait indirectement sa joie et sa reconnaissance en lui prodiguant les plus ardentes caresses.

Dutertre croyait tout sauvé, tout réparé ; mais Blondeau, en examinant les traits et en prenant le poignet d’Olympe dans ses doigts exercés, fronça légèrement le sourcil et dit :

— Ça va mieux, mais il faudra vous soigner, et ne pas avoir trop de journées comme celle d’hier.

Dutertre, inquiet de l’expression étonnée et rêveuse de Blondeau, l’emmena à part pour l’interroger.

— Je ne sais que vous dire, répondit Blondeau ; je trouve un étrange désordre dans la circulation du sang. C’est peut-être la suite inévitable des émotions d’hier ; mais je vous dis, monsieur Dutertre, qu’il ne faudrait pas risquer souvent des scènes violentes devant votre femme. C’est une organisation très-ébranlée, assez mystérieuse, et qui ne lutterait pas victorieusement contre des chagrins prolongés.

— Mon Dieu ! que craignez-vous donc ? s’écria Dutertre. Quels symptômes vous ont donc effrayé tout à l’heure ?

— Je vous dirai cela dans quelques jours, si, contre mon espérance, ces symptômes ne disparaissent pas.

On remarqua à Puy-Verdon, dès les jours suivants, que la manière d’être de madame Dutertre subissait un changement extraordinaire. Jusque-là, bienveillante avec une sorte de timidité, et habituellement taciturne, elle devint tout d’un coup expansive, sensible à l’excès, presque enthousiaste dans les témoignages de son affection.

Olympe avait travaillé quatre ans sous le regard haineux de Nathalie, et devant la fréquente méfiance d’Éveline, à renfermer ses émotions, à effacer sa personnalité, à se réduire autant que possible à l’état d’abstraction, pour n’exciter ni raillerie ni jalousie. La vive reconnaissance qu’Éveline lui témoignait, la conversion subite et miraculeuse de Nathalie, avaient si vivement touché Olympe, qu’elle s’abandonnait désormais sans réserve à son naturel. Ce naturel était tout l’opposé de l’attitude forcée qu’elle s’était faite depuis son mariage. Italienne, c’est-à-dire expansive et résolue ; artiste, c’est-à-dire enthousiaste et impressionnable, elle redevenait avec tous ce qu’elle avait été dans le secret de l’intimité avec son mari, avec Caroline et Amédée ; et encore n’avait-elle jamais été brillante avec ces deux derniers qu’en de rares et courts instants de calme et d’oubli. Car cette aversion qu’elle avait sentie s’étendre sur elle, d’autre part, l’avait accablée, à l’habitude, d’une insurmontable mélancolie. Cette femme choyée et adorée dans son enfance, portée en triomphe dans sa première jeunesse, née pour aimer et pour être aimée, n’avait pu supporter, sans un effort immense, sans une résignation surnaturelle, le milieu hostile où elle s’était trouvée transplantée par son mari. Les deux dernières années surtout, où Nathalie s’était transformée en une flèche empoisonnée, frappant sans relâche et pénétrant par tous les pores ; où Éveline s’était émancipée jusqu’à faire craindre des écarts de jeunesse dont Olympe portait devant le monde et devant son mari la responsabilité délicate, sans avoir l’autorité nécessaire pour les réprimer ; où le constant souci de cette femme infortunée avait été de cacher les torts dont elle était la victime, enfin toute cette lutte prolongée contre les élans parfois impétueux de sa fierté souffrante avait détruit en elle, à son insu, le principe de la vie. Le jour où son sort fut marqué fut précisément celui où le violent orage domestique dont nous avons raconté les détails amena trop tard des résultats heureux. Olympe se crut sauvée. Elle sentit le besoin de vivre, de se manifester, de se dilater au soleil du bonheur, comme une plante brisée relève la tête pour regarder le ciel et boire la rosée l’espace d’un dernier matin.

Elle avait caché ses talents supérieurs dès le jour où elle avait senti qu’elle excitait l’envie. À la prière de Nathalie et de son mari, elle les manifesta de nouveau dans toute leur puissance. Un jour, bien qu’elle eût dit depuis longtemps que sa voix s’était perdue dans l’inaction, et qu’elle l’eût cru elle-même, elle chanta. Cette voix puissante et merveilleuse, guidée par une science parfaite, cette inspiration sublime, remplirent l’atmosphère de Puy-Verdon de je ne sais quelle magie délicieuse et terrible dont tous les cœurs furent à la fois ravis et oppressés. Des larmes coulèrent involontairement de tous les yeux, même de ceux de Nathalie, qui crut entendre le chant du cygne égorgé par elle. Éveline, qui était toujours couchée sur un lit de repos, et qu’on transportait au salon avec le plus grand soin, prit involontairement la main de Thierray, qui regardait Olympe avec une étrange anxiété. Thierray se pencha vers sa fiancée et lui dit tout bas :

— Ceci me fait plus de mal que de bien. Je vous dirai pourquoi, et puissé-je me tromper !

Thierray, qui était excessivement nerveux et dont l’organisation exquise et un peu souffrante recevait toutes les impressions plus rapides que chez la plupart des hommes, quitta le salon et alla trouver Blondeau.

— Madame Dutertre est fort malade, lui dit-il, j’en suis sûr : je ne suis pas médecin, je ne sais rien ; mais, quand elle parle, j’ai froid ; quand elle rit, j’ai peur ; quand elle chante, j’étouffe. Sachez si je rêve.

— Madame Dutertre a une mauvaise pierre dans son sac, dit Blondeau avec une brutalité chagrine. Le diable s’en mêle. Elle va de mal en pis, et personne ne s’en doute. Je n’ose pas me prononcer, j’ai peur de tuer tout le monde ; je ne m’endors pas, je fais tout ce que je dois faire, mais je crains bien d’en être pour mes peines.

La tristesse de Blondeau en disait encore plus que ses paroles. Thierray, oppressé sous ce fatal secret, lui demandait chaque jour s’il était temps d’éclairer Dutertre.

— Pas encore ! disait Blondeau. On ne porte ces coups-là que quand on n’a plus du tout d’espérance.

Qui eût pu deviner, à moins d’une sorte de divination réelle, les progrès de la maladie d’Olympe ? Sa beauté avait pris un caractère de santé trompeuse. Un peu de bouffissure simulait l’embonpoint sur ses joues ; parfois une légère coloration lui donnait un éclat qu’elle n’avait jamais eu. Elle ne se plaignait jamais, elle cachait avec un soin extrême l’étouffement subit et les palpitations violentes qu’elle éprouvait, attribuant ces malaises terribles à des ressentiments passagers de la maladie nerveuse dont elle se croyait guérie. Elle avait horreur de se rappeler le souvenir de ce mal qui était lié à celui de ses chagrins. Vis-à-vis de sa propre conscience, se les retracer, c’eût été en révoquer le pardon.

Elle était bien guérie, en effet, du mal présent ; mais elle était la proie d’un autre mal plus grave, auquel le premier l’avait prédisposée. Quand le déchirement s’opère dans les liens qui nous retiennent à la vie, il y a longtemps qu’ils sont usés en nous par une force insensible et lente, mais acharnée et impitoyable.

Un matin. Olympe ayant monté un escalier un peu plus vite que de coutume, tomba suffoquée sur la dernière marche ; un soir qu’elle chantait, elle s’interrompit en s’écriant, hors d’elle-même :

— De l’air ! de l’air ! mes amis, j’étouffe ! je meurs !

Les accidents devinrent peu à peu plus fréquents, plus prolongés. La fièvre lente s’établit, les forces déclinèrent rapidement ; un matin, Olympe ne put se lever et pleura de dépit contre elle-même, qui avait réussi à se vaincre jusqu’à ce moment. Ce jour-là, Éveline, debout et guérie, Thierray, épris et rassuré, recevaient la bénédiction nuptiale dans la chapelle du château de Puy-Verdon. Olympe ne put y assister et pria pour eux avec ferveur.

Le lendemain, Dutertre, que l’inquiétude commençait à dévorer, arracha de la bouche de Blondeau et de Martel, réunis en consultation à deux autres médecins, ces paroles qui ménageaient la portée du coup fatal :

— Cela pourrait devenir assez grave. Tout fait craindre un commencement d’anévrisme au cœur.

Les médecins s’étaient dit entre eux :

— C’est une femme morte. Tout ce qui était indiqué par la science a été observé avec discernement par notre confrère Blondeau. Qu’il continue à adoucir les dernières luttes de la vie ; qu’il avertisse la famille avec ménagement. Il n’y a plus rien à tenter.

Dutertre, qui ne s’était jamais endormi sur le danger, lut son arrêt dans les yeux humides de larmes du vieux Martel, qui, encore plus, s’il est possible, que Blondeau, vénérait madame Dutertre et chérissait la famille. Dutertre fit des efforts sublimes pour ne pas troubler les joies d’un premier jour d’hyménée par le spectacle de son désespoir.

Éveline, facile à tromper, était toute à la joie enfantine de marcher, comme elle disait, sur la terre du bon Dieu, appuyée sur le bras de son mari. Elle était heureuse de ses toilettes splendides, de l’affection qui l’entourait, de la beauté nouvelle qu’elle avait acquise durant les semaines de son inaction. Sa première fraîcheur, longtemps dévorée par le hâle, avait refleuri. Ses nerfs, longtemps excités par des fatigues désordonnées, s’étaient détendus dans le repos. Le caractère s’en ressentait ; il s’était détendu aussi dans les douces assiduités, dans les soins tendres dont elle avait été l’objet. Rendue aux bons mouvements de sa nature, elle aimait tout le monde, elle adorait son mari, et se sentait même subjuguée par lui avec une sorte de plaisir tout nouveau pour elle.

Mais le soir, Dutertre écrivait à son neveu :

« Reviens, mon fils. J’ai besoin de toi pour ne pas mourir avant elle. La maladie est incurable, je ne le vois que trop. Ce matin, elle a demandé pourquoi tu n’étais pas là pour le mariage de ta sœur Éveline. Je lui ai promis qu’elle te verrait dans trois jours ; elle s’en réjouit. Viens donc, je n’ai pas le droit de te priver de la dernière bénédiction d’une sainte. »