Mont-Oriol/Première Partie/IV

Victor-Havard (p. 68-89).

Les deux Oriol avaient longtemps causé après que les petites s’étaient couchées. Emus et excités par la proposition d’Andermatt, ils cherchaient les moyens d’allumer davantage son désir, sans compromettre leurs intérêts. En paysans précis, pratiques, ils pesaient avec sagesse toutes les chances, comprenant fort bien que, dans un pays où les sources minérales jaillissent le long de tous les ruisseaux, il ne fallait pas repousser, par une demande exagérée, cet amateur inattendu, impossible à retrouver. Et cependant il ne fallait pas non plus lui laisser entièrement entre les mains cette source qui pouvait donner un jour un flot d’argent liquide, Royat et Châtel-Guyon leur servant d’enseignement.

Ils cherchaient donc par quels procédés ils pourraient enflammer jusqu’à la frénésie l’ardeur du banquier, ils imaginaient des combinaisons de sociétés fictives couvrant ses offres, une suite de ruses maladroites, qu’ils sentaient défectueuses sans parvenir à en inventer de plus habiles. Ils dormirent mal ; puis, au matin, le père, s’étant réveillé le premier, se demanda si la source n’avait pas disparu dans la nuit. C’était admissible, après tout, qu’elle fût partie comme elle était venue, rentrée dans la terre, impossible à reprendre. Il se leva, inquiet, saisi d’une peur d’avare, secoua son fils, lui dit sa crainte ; et le grand Colosse, tirant ses jambes de ses draps gris, s’habilla pour aller voir avec le père.

En tout cas ils feraient la toilette du champ et de la source elle-même, enlèveraient les pierres, la rendraient belle, propre, comme une bête qu’on veut vendre.

Ils prirent donc leurs pioches et leurs pelles et se mirent en route, côte à côte, de leur grand pas balancé.

Ils allaient sans rien regarder, l’esprit préoccupé de leurs affaires, répondant par un seul mot au bonjour des voisins et des amis qu’ils rencontraient. Lorsqu’ils furent sur la route de Riom, ils commencèrent à s’émouvoir, regardant au loin s’ils apercevaient l’eau bouillonnant et luisant sous le soleil du matin. La route était vide, blanche et poudreuse, frôlée par la rivière qu’abritaient des saules. Sous l’un d’eux, tout à coup, Oriol aperçut deux pieds, puis, ayant fait trois pas de plus, il reconnut le père Clovis assis au bord du chemin, ses béquilles posées sur l’herbe, à ses côtés.

C’était un vieux paralytique, célèbre dans tout le pays, où il rôdait depuis dix ans d’une façon pénible et lente, sur ses jambes de chêne, comme il disait, pareil à un pauvre de Callot. Ancien braconnier de bois et de ruisseaux, souvent saisi et condamné, il avait pris des douleurs à ses longs affûts couchés sur l’herbe humide et à ses pêches nocturnes dans les rivières, qu’il parcourait avec de l’eau jusqu’à mi-corps. Maintenant il geignait et déambulait à la manière d’un crabe qui aurait perdu ses pattes. Il allait, traînant par terre la jambe droite comme une loque, et la gauche relevée, pliée en deux. Mais les garçons du pays, qui couraient, à la brune, après les filles ou après les lièvres, affirmaient qu’on rencontrait le père Clovis, rapide comme un cerf et souple comme une couleuvre, sous les buissons et dans les clairières, et que ses rhumatismes n’étaient en somme que de la « farce à gendarmes ». Colosse surtout s’entêtait à soutenir qu’il l’avait vu, non pas une fois, mais cinquante, tendre des collets, ses béquilles sous le bras.

Et le vieil Oriol s’arrêta en face du vieux vagabond, l’esprit frappé par une idée encore confuse, car les conceptions étaient lentes dans sa tête carrée d’Auvergnat.

Il lui dit bonjour ; l’autre répondit bonjour. Puis ils parlèrent du temps, de la vigne fleurie, de deux ou trois choses encore ; mais comme Colosse avait pris de l’avance, son père le rejoignit à grands pas.

Leur source coulait toujours, claire maintenant, et tout le fond du trou était rouge, d’un beau rouge foncé, venu d’un abondant dépôt de fer.

Les deux hommes se regardèrent souriants, puis ils se mirent à nettoyer les alentours, à enlever les pierres, dont ils firent un tas. Et ayant trouvé les derniers débris du chien mort, ils les enterrèrent en plaisantant. Mais soudain le vieil Oriol laissa tomber sa bêche. Un pli malin de joie et de triomphe rida les coins de sa lèvre plate et les bords de son œil sournois ; et il dit au fils : « Viens-t’en, pour voir. » L’autre obéit ; ils regagnèrent la route et revinrent sur leurs pas. Le père Clovis chauffait toujours au soleil ses membres et ses béquilles.

Oriol, s’arrêtant en face de lui, demanda :

— Veux-tu gagner une pièche de chent francs ?

L’autre, prudent, ne répondit rien.

Le paysan reprit :

— Hein ! chent francs ?

Alors le vagabond se décida et murmura :

— Fouchtra, quo sé damando pas !

— Eh bien ! mon païré, vlà ché qui faut faire.

Et il lui expliqua longuement, avec des malices, des sous-entendus et des répétitions sans nombre, que s’il consentait à prendre un bain d’une heure, tous les jours, de dix à onze, dans un trou qu’ils creuseraient, Colosse et lui, à côté de sa source, et à être guéri au bout d’un mois, ils lui donneraient cent francs en écus d’argent.

Le paralytique écoutait d’un air stupide, puis il dit :

— Pichque tous les drougures n’ont pas pu me guori, ch’est pas votre eau qui l’ pourra.

Mais Colosse se fâcha tout à coup.

— Allons, vieux farcheur, tu chais, j’ la connais ta maladie, moi, on ne me la conte pas. Qué que tu faisais, lundi dernier, dans l’ bois de Comberombe, à onze heures de nuit ?

Le vieux répondit vivement :

— Ché pas vrai.

Mais Colosse s’animant :

— Ché pas vrai bougrrre que t’as chauté par-dechus le foché à Jean Mannezat et que t’es parti par le creux Poulin ?

L’autre répéta avec énergie :

— Ché pas vrai !

— Ché pas vrai que je t’ai crié : « Ohé, Cloviche, les gendarmes », et que t’as tourné par la chente du Moulinet ?

— Ché pas vrai.

Le grand Jacques, furieux, presque menaçant, criait :

— Ah ! ché pas vrai ! Eh bien, vieux trois pattes, écoute : quand je t’y verrai, moi, au bois, la nuit, ou bien à l’eau, je te pincherai, t’entends bien, vu qu’ j’ai encore d’ pu longues jambes, et j’ t’attache à quéque arbre jusqu’au matin, où nous allons te r’prendre, tout le village enchemble…

Le père Oriol arrêta son fils, puis très doux :

— Écoute, Cloviche, tu peux bien échayer la chose ! Nous te faijons un bain, Coloche et moi ; t’y viens chaque jour, un mois durant. Pour cha, j’ te donne, non point chent, mais deux chents francs. Et puis, écoute, si t’es guori, l’ mois fini, che ch’ra chinq chents d’ plus. T’entends bien, chinq chents, en écus d’argent, plus deux chents, ça fait chept chents.

Donc, deux chents pour le bain un mois durant, plus chinq chents pour la guérison. Et puis écoute : des douleurs cha r’vient. Si cha t’ reprend à l’automne, nous sommes pour rien, l’eau aura pas moins fait chon effet.

Le vieux répondit avec calme :

— Dans che cas-là j’ veux ben. Chi cha n’ réuchit pas, on l’ verra toujours.

Et les trois hommes se serrèrent la main pour sceller le marché conclu. Puis les deux Oriol retournèrent à leur source afin de creuser le bain du père Clovis.

Ils y travaillaient depuis un quart d’heure, quand ils entendirent des voix sur la route.

C’était Andermatt et le docteur Latonne. Les deux paysans clignèrent de l’œil et cessèrent de creuser la terre.

Le banquier vint à eux, leur serra les mains ; puis tous les quatre se mirent à regarder l’eau, sans dire un mot.

Elle remuait comme celle qui s’agite sur un grand feu, jetait ses bouillons et ses gaz, puis s’écoulait vers le ruisseau par une mince rigole qu’elle avait déjà dessinée. Oriol, un sourire d’orgueil sur les lèvres, dit tout à coup :

— Hein ! y en a, du fer ?

Tout le fond était déjà rouge en effet, et même les petits cailloux qu’elle baignait en s’écoulant semblaient couverts d’une sorte de moisissure pourpre.

Le docteur Latonne répondit :

— Oui, mais ça ne dit rien, ce sont ses autres qualités qu’il faut connaître.

Le paysan reprit :

— D’abord, Coloche et moi, nous en avons bu chacun un verre hier au choir, et cha nous a déjà tenu le corps fraîche. Pas vrai, fils ?

Le grand gars répondit avec conviction :

— Pour chûr que cha nous a tenu le corps fraîche.

Andermatt demeurait immobile, les pieds sur le bord du trou. Il se tourna vers le médecin.

— Il nous faudrait à peu près six fois ce volume d’eau pour ce que je voudrais faire, n’est-ce pas ?

— Oui, à peu près.

— Pensez-vous qu’on les trouverait ?

— Oh ! moi, je n’en sais rien.

— Voilà ! L’achat des terrains ne pourrait s’effectuer d’une façon définitive qu’après les sondages. Il faudrait d’abord une promesse de vente notariée, une fois l’analyse connue, mais ne devant avoir son effet que si les sondages consécutifs donnent les résultats espérés.

Le père Oriol devint inquiet. Il ne comprenait pas. Andermatt alors lui expliqua l’insuffisance d’une seule source et lui démontra qu’il ne pourrait acheter réellement que s’il en trouvait d’autres. Mais il ne les pourrait chercher, ces autres sources, qu’après la signature d’une promesse de vente.

Les deux paysans parurent aussitôt convaincus que leurs champs contenaient autant de sources que de pieds de vignes. Il suffisait de creuser, on verrait, on verrait.

Andermatt dit simplement :

— Oui, on verra.

Mais le père Oriol trempa sa main dans l’eau et déclara :

— Fouchtra, elle est chaude à cuire un oeuf, bien plus chaude que chelle à Bonnefille.

Latonne à son tour y mouilla son doigt et reconnut que c’était possible.

Le paysan continua :

— Et puis elle a plus de goût et du meilleur goût ; elle ne chent pas faux, comme l’autre. Oh ! chelle-là, moi, j’en réponds, qu’elle est bonne ! J’ les connais, les eaux du pays, depuis chinquante ans que j’ les r’garde couler. J’en ai jamais vu d’ plus belle, jamais, jamais !

Il se tut quelques secondes et reprit :

— Ché n’est pas pour faire l’article que j’ dis cha ! pour chûr non. J’ voudrais faire l’épreuve d’vant vous, la vraie épreuve, pas votre épreuve de pharmachien, mais l’épreuve sur un malade. Je parie qu’elle guérirait un paralytique, chelle-là, tant qu’elle est chaude et bonne de goût, je l’ parie !

Il parut chercher dans sa tête, puis regarder au sommet des monts voisins s'il ne découvrirait pas le paralytique désiré. Ne l’ayant point découvert, il abaissa ses yeux sur la route.

A deux cents mètres de là, on distinguait, au bord du chemin, les deux jambes inertes du vagabond dont le corps était caché par le tronc du saule.

Oriol mit sa main en abat-jour sur son front et demanda à son fils :

— Ch’est pas l’ païrè Cloviche qu’est encore là ?

Colosse répondit en riant :

— Oui, oui. Ch’est lui, il n’ s’en va pas chi vite qu’un lièvre.

Alors Oriol fit un pas vers Andermatt, et avec une conviction grave et profonde :

— T’nez, Monchieu, écoutez-moi. En v’là un là-bas, de paralytique, que monchieu le Docteur connaît bien, mais un vrai, qu’on n’a pas vu faire un pas d’puis diche ans. Dites-le, monchieu l’ Docteur ?

Latonne affirma :

— Oh ! celui-là, si vous le guérissez, je paie votre eau un franc le verre.

Puis, se tournant vers Andermatt :

— C’est un vieux goutteux rhumatisant atteint d’une sorte de contracture spasmodique de la jambe gauche et d’une paralysie complète de la droite ; enfin, je crois, un incurable.

Oriol l’avait laissé dire ; il reprit lentement :

— Eh bien, monchieu l’ Docteur, voulez-vous faire l’épreuve chur lui, un mois durant ? Je ne dis pas que cha réuchira, je n’ dis rien, je demande cheulement à faire l’épreuve. Tenez, Coloche et moi, nous allions creuser un trou pour les pierres, eh bien, nous ferons un trou pour Cloviche ; il y pachera une heure chaque matin ; et puis nous verrons, là, nous verrons !…

Le médecin murmura :

— Vous pouvez essayer. Je réponds bien que vous ne réussirez pas.

Mais Andermatt, séduit par l’espérance d’une guérison presque miraculeuse, accueillit avec joie l’idée du paysan ; et ils retournèrent tous les quatre auprès du vagabond toujours immobile au soleil.

Le vieux braconnier, comprenant la ruse, feignit de refuser, résista longtemps, puis se laissa convaincre, à la condition qu’Andermatt lui donnerait deux francs par jour pour l’heure qu’il passerait dans l’eau.

Et l’affaire fut conclue ainsi. Il fut même décidé qu’aussitôt le trou creusé, le père Clovis prendrait son bain ce jour-là même. Andermatt lui fournirait des vêtements pour s’habiller ensuite, et les deux Oriol lui apporteraient une ancienne hutte de berger remisée dans leur cour, où l’infirme s’enfermerait afin de changer de hardes.

Puis le banquier et le médecin retournèrent au village. Ils se séparèrent à l’entrée, celui-ci rentrant chez lui pour ses consultations, et celui-là allant attendre sa femme qui devait venir à l’établissement vers neuf heures et demie.

Elle apparut presque aussitôt. En toilette rose, des pieds à la tête, chapeau rose, ombrelle rose et visage rose, elle avait l’air d’une aurore, et elle descendait le roidillon de l’hôtel, pour éviter le détour du chemin, avec un sautillement d’oiseau qui va de pierre en pierre, sans ouvrir les ailes. Elle cria, dès qu’elle aperçut son mari :

— Oh ! le joli pays, je suis tout à fait contente !

Les quelques baigneurs errant tristement dans le petit parc silencieux se retournèrent à son passage, et Petrus Martel qui fumait sa pipe, en manches de chemise à la fenêtre du billard, appela son compère Lapalme, assis dans un coin devant un verre de vin blanc, en disant avec un claquement de langue :

— Bigre, voilà du nanan.

Christiane pénétra dans l’établissement, salua d’un sourire le caissier assis à gauche de l’entrée, et d’un bonjour l’ancien geôlier assis à droite ; puis, tendant un billet à une baigneuse vêtue comme celle de la buvette, elle la suivit dans un corridor où donnaient les portes des salles de bains.

On la fit entrer dans l’une d’elles, assez vaste, aux murs nus, meublée d’une chaise, d’une glace et d’un chausse-pied, tandis qu’un grand trou ovale, enduit de ciment jaune comme le sol, servait de baignoire.

La femme tourna une clef pareille à celles qui font couler les ruisseaux des rues, et l’eau jaillit par une petite ouverture ronde et grillée au fond de cette cuve, qui fut bientôt remplie jusqu’aux bords, et qui déversait son trop-plein par une rigole s’enfonçant dans le mur.

Christiane, qui avait laissé sa femme de chambre à l’hôtel, refusa, pour se dévêtir, les soins de l’Auvergnate et resta seule, disant qu’elle sonnerait, si elle avait besoin de quelque chose, et pour son linge.

Et elle se déshabilla lentement, en regardant le presque invisible mouvement de cette onde remuée dans ce bassin clair. Lorsqu’elle fut nue, elle trempa son pied dedans et une bonne sensation chaude monta jusqu’à sa gorge : puis elle enfonça dans l’eau tiède une jambe d’abord, l’autre ensuite, et s’assit dans cette chaleur, dans cette douceur, dans ce bain transparent, dans cette source qui coulait sur elle, autour d’elle, couvrant son corps de petites bulles de gaz, tout le long des jambes, tout le long des bras, et sur les seins aussi. Elle regardait avec surprise ces innombrables et si fines gouttes d’air qui l’habillaient des pieds à la tête d’une cuirasse entière de perles menues. Et ces perles, si petites, s’envolaient sans cesse de sa chair blanche, et venaient s’évaporer à la surface du bain, chassées par d’autres qui naissaient sur elle. Elles naissaient sur sa peau comme des fruits légers, insaisissables et charmants, les fruits de ce corps mignon, rose et frais, qui faisait pousser dans l’eau des perles.

Et Christiane se sentait si bien là-dedans, si doucement, si mollement, si délicieusement caressée, étreinte par l’onde agitée, l’onde vivante, l’onde animée de la source qui jaillissait au fond du bassin, sous ses jambes, et s’enfuyait par le petit trou dans le rebord de sa baignoire, qu’elle aurait voulu rester là toujours, sans remuer, presque sans songer. La sensation d’un bonheur calme, fait de repos et de bien-être, de tranquille pensée, de santé, de joie discrète et de gaîté silencieuse, entrait en elle avec la chaleur exquise de ce bain. Et son esprit rêvait, vaguement bercé par le glouglou du trop-plein qui s’écoulait, il rêvait à ce qu’elle ferait tantôt, à ce qu’elle ferait demain, à des promenades, à son père, à son mari, à son frère et à ce grand garçon qui la gênait un peu depuis l’aventure du chien. Elle n’aimait pas les gens violents.

Aucun désir n’agitait son âme, calme comme son cœur dans cette eau tiède, aucun désir, sauf cette confuse espérance d’un enfant, aucun désir d’une vie autre, d’émotion ou de passion. Elle se sentait bien, heureuse et contente.

Elle eut peur ; on ouvrait sa porte : c’était l’Auvergnate apportant le linge. Les vingt minutes étaient passées ; il fallait déjà s’habiller. Ce fut presque un chagrin, presque un malheur que ce réveil ; elle avait envie de prier la femme de la laisser encore quelques minutes, puis elle réfléchit que tous les jours elle retrouverait cette joie, et elle sortit de l’eau avec regret pour se rouler dans un peignoir chaud, qui la brûlait un peu.

Comme elle s’en allait, le docteur Bonnefille ouvrit la porte de son cabinet de consultation et la pria d’entrer, en la saluant avec cérémonie. Il s’informa de sa santé, lui tâta le pouls, regarda sa langue, prit des nouvelles de son appétit et de sa digestion, l’interrogea sur son sommeil, puis la reconduisit jusqu’à l’entrée de l’appartement en répétant :

— Allons, allons, ça va bien, ça va bien. Mes respects, s’il vous plaît, à monsieur votre père, un des hommes les plus distingués que j’aie rencontrés dans ma carrière.

Elle sortit enfin, ennuyée déjà de cette obsession, et devant la porte elle aperçut le marquis qui causait avec Andermatt, Gontran et Paul Brétigny.

Son mari, dans la tête de qui toute idée nouvelle bourdonnait sans repos, comme une mouche dans une bouteille, racontait l’histoire du paralytique, et voulait retourner voir si le vagabond prenait son bain.

On y alla, pour lui plaire.

Mais Christiane, tout doucement, retint son frère en arrière, et, lorsqu’ils furent un peu loin des autres :

— Dis donc, je voulais te parler de ton ami ; il ne me plaît pas beaucoup, à moi. Explique-moi au juste ce qu’il est.

Et Gontran, qui connaissait Paul depuis plusieurs années, raconta cette nature passionnée, brutale, sincère et bonne, par élans.

C’était, disait-il, un garçon intelligent, dont l’âme brusque se jetait dans les idées avec impétuosité. Cédant à toutes ses impulsions, ne sachant ni se maîtriser, ni se diriger, ni combattre une sensation par un raisonnement, ni gouverner sa vie avec une méthode faite de convictions méditées, il obéissait à ses entraînements, excellents ou détestables, dès qu’un désir, dès qu’une pensée, dès qu’une émotion quelconque troublait sa nature exaltée.

Il s’était battu déjà sept fois en duel, aussi prompt à insulter les gens qu’à devenir ensuite leur ami ; il avait eu des furies d’amour pour des femmes de toutes classes, adorées avec un égal emportement, depuis l’ouvrière cueillie au seuil de son magasin, jusqu’à l’actrice enlevée, oui enlevée, le soir d’une première représentation, comme elle posait le pied dans son coupé pour rentrer chez elle, et emportée par lui, dans ses bras, au milieu des passants stupéfaits, et jetée dans une voiture qui disparaissait au galop sans qu’on pût la suivre ou la rattraper.

Et Gontran conclut : « Voilà. C’est un bon garçon, mais un fou ; très riche d’ailleurs, et capable de tout, de tout, de tout quand il perd la tête. »

Christiane reprit :

— Quel singulier parfum il a, ça sent très bon. Qu’est-ce que c’est ?

Gontran répondit :

— Je n’en sais rien, il ne veut pas le dire ; je crois que ça vient de Russie. C’est l’actrice, son actrice, celle dont je le guéris en ce moment, qui lui a donné cela. Oui, ça sent très bon en effet.

On apercevait sur la route un attroupement de baigneurs et de paysans, car on avait coutume, chaque matin avant le déjeuner, de faire un tour sur ce chemin.

Christiane et Gontran rejoignirent le marquis, Andermatt et Paul, et ils virent bientôt, à la place où la veille encore s’élevait le morne, une tête humaine, bizarre, coiffée d’une loque de feutre gris, couverte d’une grande barbe blanche, et qui sortait de terre, une sorte de tête de décapité qu’on aurait cru poussée là, comme une plante. Autour d’elle, des vignerons stupéfaits regardaient, impassibles, les Auvergnats n’étant point moqueurs, tandis que trois gros messieurs, clients des hôtels de second ordre, riaient et plaisantaient.

Oriol et son fils, debout, contemplaient le vagabond qui trempait dans son trou, assis sur une pierre, avec de l’eau jusqu’au menton. On eût dit un supplicié d’autrefois, condamné pour quelque crime étrange de sorcellerie ; et il n’avait point lâché ses béquilles baignées à côté de lui.

Andermatt, ravi, répétait :

— Bravo, bravo ! voilà un exemple que devraient suivre tous les gens du pays qui souffrent de douleurs.

Et, se penchant sur le bonhomme, il lui cria comme s’il eût été sourd :

— Êtes-vous bien ?

L’autre, qui semblait abruti complètement par cette eau brûlante, répondit :

— Il me chemble que je fonds. Bougrre, qu’elle est chaude !

Mais le père Oriol déclara :

— Plus qu’elle est chaude, plus que t’iras bien.

Une voix dit, derrière le marquis :

— Qu’est-ce que c’est que cela ?

Et M. Aubry-Pasteur, soufflant toujours, s’arrêta, au retour de sa promenade quotidienne.

Alors Andermatt expliqua son projet de guérison.

Mais le vieux répétait :

— Bougrre, qu’elle est chaude !

Et il voulait sortir, demandant de l’aide pour le tirer de là.

Le banquier finit par le calmer en lui promettant vingt sous de plus par bain.

On faisait cercle autour du trou où flottaient les haillons grisâtres dont était couvert ce vieux corps.

Une voix dit :

— Quel pot-au-feu ! Je n’y tremperais pas une soupe.

Un autre reprit :

— La viande non plus ne m’irait guère.

Mais le marquis remarqua que les bulles d’acide carbonique semblaient plus nombreuses, plus grosses et plus vives, dans cette nouvelle source que dans celle des bains.

Les loques du vagabond en étaient couvertes, et ces bulles montaient à la surface en telle abondance que l’eau paraissait traversée par des chaînettes innombrables, par des chapelets infinis de tout petits diamants ronds, le grand soleil du plein ciel les rendant claires comme des brillants.

Alors, Aubry-Pasteur se mit à rire :

— Parbleu, dit-il, écoutez ce qu’on fait à l’établissement. Vous savez qu’on prend une source comme un oiseau, dans une sorte de piège, ou plutôt dans une cloche. C’est ce qu’on appelle la capter. Or, l’an dernier, voici ce qui arriva à la source alimentant les bains. L’acide carbonique, plus léger que l’eau, s’emmagasinait au sommet de la cloche, puis, lorsqu’il s’y amassait en trop grande quantité, il se trouvait refoulé dans les conduits, remontait en abondance dans les baignoires, emplissait les cabines et asphyxiait les malades. On a eu trois accidents en deux mois. Alors on me consulta de nouveau, et j’inventai un appareil très simple, formé de deux tuyaux, qui amenaient séparément le liquide et le gaz de la cloche, pour les mélanger à nouveau immédiatement sous le bain, et reconstituer ainsi l’eau à son état normal en évitant l’excès dangereux d’acide carbonique. Mais mon appareil aurait coûté un millier de francs ! Alors savez-vous ce qu’a fait le geôlier ? Je vous le donne en mille. Un trou dans la cloche pour se débarrasser du gaz, qui s’envola, bien entendu. De sorte qu’on vous vend des bains acidulés sans acide, ou du moins avec si peu d’acide que ça ne vaut plus grand’chose. Tandis qu’ici, regardez.

Tout le monde était indigné ! On ne riait plus, et on contemplait avec envie le paralytique. Chaque baigneur aurait volontiers saisi une pioche pour se creuser un trou à côté de celui du vagabond.

Mais Andermatt prit par le bras l’ingénieur et ils s’éloignèrent en causant. De temps en temps Aubry-Pasteur s’arrêtait, semblait tracer une ligne avec sa canne, indiquait des points ; et le banquier écrivait des notes sur un calepin.

Christiane et Paul Brétigny s’étaient mis à parler. Il lui racontait son voyage en Auvergne, ce qu’il avait vu, et senti. Il aimait la campagne avec ses instincts ardents où transperçait toujours de l’animalité. Il l’aimait en sensuel qu’elle émeut, dont elle fait vibrer les nerfs et les organes.

Il disait :

— Moi, Madame, il me semble que je suis ouvert ; et tout entre en moi, tout me traverse, me fait pleurer ou grincer des dents. Tenez, quand je regarde cette côte-là en face, ce grand pli vert, ce peuple d’arbres qui grimpe la montagne, j’ai tout le bois dans les yeux ; il me pénètre, m’envahit, coule dans mon sang ; et il me semble aussi que je le mange, qu’il m’emplit le ventre ; je deviens un bois moi-même !

Il riait, en racontant cela, ouvrait ses grands yeux ronds, tantôt sur le bois et tantôt sur Christiane ; et elle, surprise, étonnée, mais facile à impressionner, se sentait aussi dévorée, comme le bois, par ce regard avide et large.

Paul reprit :

— Et si vous saviez quelles jouissances je dois à mon nez. Je bois cet air-là, je m’en grise, j’en vis, et je sens tout ce qu’il y a dedans, tout, absolument tout. Tenez, je vais vous le dire. D’abord avez-vous remarqué, depuis que vous êtes ici, une odeur délicieuse, à laquelle aucune autre odeur n’est comparable, si fine, si légère, qu’elle semble presque… comment dirais-je… une odeur immatérielle ? On la retrouve partout, on ne la saisit nulle part, on ne découvre pas d’où elle sort ! Jamais, jamais rien de plus… de plus divin ne m’avait troublé le coeur… Eh bien, c’est l’odeur de la vigne en fleurs ! Oh ! j’ai été quatre jours à le découvrir. Et n’est-ce pas charmant à penser, Madame, que la vigne, qui nous donne le vin, le vin que peuvent seuls comprendre et savourer les esprits supérieurs, nous donne aussi le plus délicat et le plus troublant des parfums, que peuvent seuls découvrir les plus raffinés des sensuels ? Et puis, reconnaissez-vous aussi la senteur puissante des châtaigniers, la saveur sucrée des acacias, les aromates de la montagne, et l’herbe, l’herbe qui sent si bon, si bon, si bon, ce dont personne ne se doute ?

Elle était stupéfaite d’écouter ces choses, non pas qu’elles fussent surprenantes, mais elles lui paraissaient d’une nature si différente de celles entendues autour d’elle, chaque jour, que sa pensée en demeurait saisie, émue, troublée.

Il parlait toujours, de sa voix un peu sourde, mais chaude.

— Et puis, tenez, reconnaissez-vous aussi, dans l’air, sur les routes, quand il fait chaud, un petit goût de vanille ? — Oui, n’est-ce pas ? — Eh bien, c’est… c’est… mais je n’ose pas vous le dire.

Il riait tout à fait maintenant ; et soudain, étendant la main devant lui : « Regardez ! »

Une file de voitures chargées de foin s’en venaient traînées par des vaches accouplées deux par deux. Les bêtes lentes, le front bas, la tête inclinée par le joug, les cornes liées à la barre de bois, marchaient péniblement ; et on voyait sous leur peau soulevée remuer les os de leurs jambes. Devant chaque attelage, un homme en manches de chemise, en gilet et en chapeau noir, allait, une baguette à la main, réglant l’allure des animaux. De temps en temps il se tournait, et, sans jamais frapper, touchait l’épaule ou le front d’une vache qui clignait ses gros yeux vagues et obéissait à son geste.

Christiane et Paul se rangèrent pour les laisser passer.

Il lui dit :

— Sentez-vous ?

Elle s’étonna :

— Quoi donc ? ça sent l’étable.

— Oui, ça sent l’étable ; et toutes ces vaches qui vont par les chemins, car il n’y a point de chevaux dans ce pays, sèment sur les routes cette odeur d’étable qui, mêlée à la poussière fine, donne au vent une saveur de vanille.

Christiane, un peu dégoûtée, murmura :

— Oh !

Il reprit :

— Permettez, en ce moment j’analyse comme un pharmacien. En tout cas, nous sommes, Madame, dans le pays le plus séduisant, le plus doux, le plus reposant que j’aie jamais vu. Un pays de l’âge d’or. Et la Limagne, oh ! la Limagne ! Mais je ne vous en parle pas, je veux vous la montrer. Vous verrez !

Le marquis et Gontran les rejoignirent. Le marquis passa son bras sous celui de sa fille, et la faisant tourner et revenir sur ses pas pour rentrer déjeuner, il dit :

— Écoutez, les enfants, cela vous regarde tous les trois. William, qui devient fou quand il a une idée en tête, ne rêve plus que de sa ville à bâtir et il veut séduire la famille Oriol. Il désire donc que Christiane fasse la connaissance des petites, pour voir si elles sont possibles. Mais il ne faut pas que le père se doute de notre ruse. Alors j’ai eu une idée, c’est d’organiser une fête de charité. Toi, ma fille, tu vas aller voir le curé ; vous chercherez ensemble deux de ses paroissiennes pour quêter avec toi. Tu comprends lesquelles tu lui feras désigner ; et il les invitera sous sa responsabilité. Quant à vous, les hommes, vous allez préparer une tombola au Casino, avec le secours de Petrus Martel, de sa troupe et de son orchestre. Et si les petites Oriol sont gentilles, comme on les dit fort bien élevées dans leur couvent, Christiane fera leur conquête.