Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 57

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 475-478).


XXV.

UNE SCÈNE DE MÉNAGE.


— Comme vous rentrez tard !…

— Il y a longtemps que je voulais revenir, mais madame de Pontanges me retenait toujours… Elle demeure si loin… et puis j’avais dit à Frédéric de ne pas presser les chevaux… je suis souffrante…

— Quel besoin aviez-vous de sortir aujourd’hui, si vous êtes malade ?

— Je croyais vous faire plaisir en faisant cette visite.

— Vous m’avez fait le plus grand plaisir, sans doute…

Lionel accompagna ces mots d’un abominable sourire ; sa pauvre femme étouffait, elle avait peur de pleurer.

— Je croyais, dit-elle, en allant voir madame de Pontanges, vous prouver que je n’étais plus jalouse ; il me semblait que c’était vous promettre de ne plus vous tourmenter, vous, dire enfin que j’avais confiance en vous.

— Je vous remercie de votre intention ; mais vous ne faites rien à propos, vous manquez de mesure en tout !… Autant il est ridicule de ne pas la saluer quand vous la rencontrez dans le monde, autant il est inconvenant d’aller humblement chez elle sans y être invitée.

— Je lui devais une visite depuis deux mois, et je ne pensais pas faire une chose inconvenante… J’ai du malheur, ajouta-t-elle en s’essuyant les yeux ; tout ce que j’imagine pour vous plaire vous contrarie.

— Toujours des larmes ! dit Lionel ; les femmes ne savent que pleurer. En vérité, madame, vous me faites passer pour un tyran ; on croirait que je vous maltraite, que je vous rends malheureuse…

— J’ai tort, sans doute, reprit Clémentine avec douceur… mais ce n’est pas ma faute, j’ai mal aux nerfs… je pleure sans sujet. Oh ! je voudrais m’en aller ! je vous gêne, je le sens ; mais mon père veut que je reste ici. Ah ! je voudrais partir, l’air de la campagne me ferait du bien…

— Pourquoi donc votre père refuse-t-il de vous emmener ?

— Il veut que je fasse mes couches à Paris ; il n’a pas confiance dans les médecins de campagne… Ma mère est morte en couche, et ce souvenir lui fait craindre pour moi.

Une affreuse pensée, rapide, involontaire, traversa l’esprit de Lionel : — Si elle mourait en couche… je serais libre !… Et il se fit horreur à lui-même !… il repoussa de toute sa puissance ce vœu cruel… mais, malgré lui, l’espérance avait germé dans son cœur.

— Je suis un monstre ! pensa-t-il… Pauvre Clémentine, si jeune !…

Il y croyait déjà !…

— Non, tu ne mourras pas…

Et il la regarda.

— Comme elle est changée ! pensa-t-il.

Il était si honteux de ses pensées, qu’il avait hâte de les cacher, de s’en distraire aussi… Il était réellement malheureux de se découvrir tant de noirceur dans l’âme… Oh ! que l’amour rend méchant !…

— Votre père a raison, dit Lionel ; il faut que vous restiez à Paris… Mais, de grâce, ma chère Clémentine, soyez raisonnable, ne vous tourmentez pas ainsi.

Il s’approcha d’elle et l’embrassa.

Lionel était généreux, il avait pitié de la femme dont il désirait la mort…

Clémentine fut si étonnée de ce retour subit de tendresse, après tant de jours de froideur, qu’elle ne fut plus maîtresse de son émotion… elle se jeta dans les bras de son mari et fondit en larmes.

— Tu vas te rendre malade, cher amour… ne pleure pas… sois confiante, ma bonne Clémentine… peux-tu croire que je ne t’aime plus ?… Allons, sois sage, ne te fais pas malheureuse à plaisir… C’est toi qui me rends méchant, parce que tu me tourmentes… Quand je reviens, tu me fais toujours mauvaise mine… et puis toujours les yeux rouges ; et puis quand je reçois une lettre, tu regardes de travers l’adresse… Tout cela m’impatiente, vois-tu, et je te dis des paroles dures dont je suis bien fâché après… Ne te fais plus de folles idées… Mais c’est donc une grande passion que tu as pour moi ?…

Clémentine sourit à travers ses larmes. — Rassurez-vous, dit-elle gracieusement, quand j’aurai mon enfant, je ne vous aimerai plus… je ne m’occuperai plus de ce que vous ferez. Alors je serai bien forte contre vous.

— Oui ; mais, moi, je t’aimerai davantage… parce que tu seras bonne… et puis tu seras bien jolie, mon ange, avec une belle petite fille dans tes bras.

— C’est donc toujours une fille que vous voulez ?

— Oui. Mais tu es très-fatiguée ce soir, tu devrais te coucher ; il faut avoir bien soin de toi…

Et Lionel, de bonne foi dans sa pitié ; je dis plus, dans sa tendresse, car il était impossible de ne pas aimer Clémentine, Lionel prodiguait les plus doux soins à la jeune femme, pour qui cet amour inaccoutumé, ce bonheur inespéré, étaient encore plus dangereux que les chagrins des jours passés dans les larmes.

Lionel se croyait bon ; mais en se montrant si tendre, si soigneux, un instinct de mari l’inspirait… Un coup de poignard n’eût pas été plus mortel en cet instant. Dans l’état d’agitation et de fièvre où se trouvait Clémentine, un coup de poignard l’aurait moins vite tuée que cet amour…

Après deux mois de tourments amers, de solitude affreuse… après une journée de contrainte et de soupçons, après une visite pénible chez sa rivale, après les paroles cruelles, atroces, qu’il venait de lui dire… tout à coup, sans transition, sans gradation…

De la confiance ! de l’amour !

Une pauvre jeune femme, nerveuse et faible… exaltée par l’état de souffrance où elle se trouve depuis huit mois, par cette passion maternelle si puissante qui s’éveille déjà dans son cœur, imprudente comme une jeune étourdie à son premier enfant… n’ayant point sa mère pour l’arrêter dans le danger… malade et jalouse… jalouse, abandonnée… Et puis tout à coup aimée !…

Lionel fit par pitié, par générosité, le mal qu’un monstre n’aurait peut-être pas fait volontairement.

En vérité, c’était trop fort ; il y avait de quoi mourir.