Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 55

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 457-462).


XXIII.

UN BAL.


C’est un beau spectacle qu’un grand bal dans de vastes et magnifiques salons, qu’une fête qui ne dérange pas, où l’on ne se sent pas en extraordinaire, où l’on s’amuse sans remords, car le plaisir qu’on va goûter n’a fatigué personne ; mais moi, je préfère les bals ingénieux où chaque chambre est une métamorphose. Il y a quelque chose de plus artiste là dedans, et puis on est certain que les gens chez qui l’on est aiment à recevoir ; sans cela, pourquoi se seraient-ils donné tant de peine ? Je me plais à étudier les mille ruses qu’il a fallu trouver pour amener un appartement confortable à l’état de bal… Je me demande avec une sorte de curiosité : « Où donc est le piano ? qu’a-t-on fait de l’armoire de Boulle qui était là ? » et quand je les retrouve dans une autre chambre, c’est pour moi comme une surprise, un vieil ami que je reconnais ; et je sais encore une chose, c’est que rien ne forçait la maîtresse de la maison à se déranger de la sorte : donc si elle a pris cette peine, c’est qu’elle y trouve du plaisir. Un petit déménagement intérieur est si agréable ! il a de plus cet avantage, qu’il force à la propreté ; c’est une surveillance ingénieuse dont les domestiques se défient. Vivent donc les bals intimes, sans prétention, où tout le monde se connaît, où l’on n’est pas noyé dans un océan d’étrangers ! Oui, j’aime les bals intimes… quand l’orchestre est bon !

La fête dont il est question ne ressemblait pas à une réunion d’amis ou de famille. Il y avait foule ; les salons où l’on dansait étaient assez animés, mais les autres semblaient tristes et froids à force de luxe et de grandeur. Tout le monde avait le nez en l’air pour regarder les lustres et les peintures. On étudiait les étoffes, on supputait la valeur de chaque chose, et tout cela n’était pas fort amusant. On paraissait très-fier de se trouver là, mais on n’y semblait pas encore accoutumé. Il y avait aussi des envieux et des envieuses qui s’attristaient : or rien n’est plus froid dans une fête que les envieux.

M. de Marny et sa femme arrivèrent. Laurence alla au-devant de madame de Marny avec un empressement à la fois digne et gracieux ; mais quand elle vit l’extrême pâleur de Clémentine et l’expression de profond chagrin qui se peignait sur son visage, elle éprouva une si noble pitié, un remords si pur du mal qu’elle causait, qu’elle sentit le besoin de rassurer cette jeune femme par l’accueil le plus affectueux.

— Venez, dit-elle en lui prenant la main, dans ce petit salon, vous pourrez vous asseoir ; il ne faut pas que vous restiez debout. Je vous remercie d’être venue, car vous êtes souffrante et vous aviez un prétexte pour m’affliger si vous l’eussiez voulu. Vous m’auriez fait une peine véritable en me refusant.

La manière dont madame de Pontanges prononça ces mots leur donnait beaucoup de signification, et Clémentine fut, malgré elle, désarmée par tant de noblesse et de loyauté. Mais une autre pensée vint tourmenter son cœur : — Elle ne l’aime plus, se dit-elle, mais lui… il est impossible qu’il n’adore pas cette femme-là.

D’autres femmes étant arrivées, madame de Pontanges quitta madame de Marny, et Clémentine resta seule dans une immense salle que l’on appelait le petit salon, parce qu’il était moins grand que les autres, et où elle ne connaissait personne.

Elle regardait, regardait encore, s’attristait, et s’ennuyait ; les uns arrivaient par une porte, sortaient par une autre, se jetaient à eux-mêmes un coup d’œil dans la glace, et s’en allaient. D’autres venaient à la cheminée se chauffer les pieds un instant, et puis s’en allaient. Pas un ami, pas un importun d’ailleurs qui l’aurait amusée là. Point… ni M. Bonnasseau, ni le général Rapart, ni Paméla, ni personne de sa société. Enfin madame d’Auray apparut, mais ce fut un éclair. Elle vint dire à Clémentine un petit bonsoir bien protecteur, pour lui montrer seulement qu’elle donnait le bras à l’élégant du jour, au héros de cette demeure, au cousin de la maîtresse de la maison, à M. de Loïsberg, conquête d’une heure dont elle était très-fière, sans deviner que le prince n’était si soigneux pour elle que pour apprendre de cette indiscrète voisine tout ce qui s’était passé à Pontanges depuis deux années.

M. de Marny venait de temps en temps dire un mot à sa femme, ce qui attristait encore Clémentine, car son mari la trouvait toujours isolée, abandonnée, et qu’il ne paraissait pas faire grand cas d’elle ce jour-là. Une fois elle prit son bras et se promena avec lui dans la grande galerie ; mais elle vit bien que cette promenade conjugale déplaisait fort à son mari, et elle revint tristement se remettre à sa place. Lionel était de mauvaise humeur, d’abord de voir sa femme chez madame de Pontanges, et de la voir ainsi à son désavantage. Personne ne faisait attention à elle. Clémentine, si entourée dans un autre monde, merveilleuse à la mode parmi les élégantes, là était perdue ; on ne demandait pas même son nom. D’ailleurs elle n’était plus jolie : elle était pâle, elle dont le teint était ordinairement si animé. Sa robe de velours noir la vieillissait dans un bal ; sa grossesse détruisait toute la gentillesse de sa taille. Clémentine était insignifiante pour tout le monde et laide pour son mari.

Enfin, M. Dulac, après avoir promené plusieurs duchesses, vint s’asseoir auprès d’elle, et comme il s’aperçut que M. de Marny était inquiet de ce qu’il pourrait dire à sa femme au sujet de Laurence, il affecta de ne la pas quitter ; il lui parlait tout bas, il prenait de grands airs d’étonnement, il levait les yeux au ciel, il faisait toutes sortes de grimaces, et s’amusait ainsi à mettre Lionel au supplice. Je ne sais pourquoi Ferdinand avait pris ainsi en grippe M. de Marny ; mais, bien que lié d’amitié avec lui, il le poursuivait sans cesse comme un rival acharné. Les gens d’esprit ont quelquefois de ces travers, de ces antipathies non motivées qui s’expriment par ces mots : C’est ma bête noire ! Que répondre à cela ?

Cette comédie que jouait M. Dulac réussit à merveille ; Lionel ne pouvait plus cacher son impatience.

— Qu’avez-vous donc ? lui dit madame de Pontanges en passant près de lui, vous avez l’air furieux ! Venez me confier vos ennuis, venez causer un peu avec moi ; à force de discrétion on me laisse toute seule…

Ils allèrent s’asseoir dans un coin du salon.

— Qu’avez-vous ? dit Laurence.

— Je n’ai plus rien, dit-il en la regardant doucement.

— Pas de fadeurs ! vous êtes contrarié… Qui vous donne de l’humeur ?

— Des inconvenances qui me choquent.

— Mais encore, quoi ?

— Votre M. Dulac qui fait cent contes absurdes à ma femme, et s’amuse à la rendre jalouse.

M. Dulac ! mais au contraire, c’est lui qui m’a conseillé de l’engager à venir chez moi pour la rassurer.

— Ah ! c’est lui qui vous a donné ce conseil, et vous l’aidez dans ses projets ? C’est une vengeance indigne de vous…

— Je ne vous comprends pas.

— Quoi ! vous n’avez pas deviné qu’il s’amuse à rendre ma femme jalouse à son profit ?

— Non, je n’ai pas deviné cela ; mais quand cela serait, que vous importe ?

— Comment ! mais il m’importe beaucoup… J’empêcherai bien Ferdinand de me jouer un mauvais tour.

— Vrai ! je vous croyais très-philosophe.

— Non pas ; sur ce sujet, je ne plaisante pas.

— Avez-vous donc le préjugé du mariage ? dit Laurence avec la plus joyeuse malice et rappelant les discours que Lionel avait tenus sur le mariage à Pontanges.

— Préjugé ! s’écria-t-il ; je n’appelle pas cela préjugé.

— Vous avez bien changé d’idée, reprit-elle en essayant de ne pas rire. Vous disiez autrefois : Le mariage est une association d’intérêts et non de sentiments ; c’est une imposture spirituelle pour donner des garanties à la société, une fiction ingénieuse. Les maris eux-mêmes n’y croient pas. Ils savent bien que la fidélité est impossible, et, il faut leur rendre justice, ils n’y prétendent plus. — Vous y prétendez cependant, vous !

Lionel était piqué, il se trouvait désarmé ; il s’en tira par la fatuité.

— Vous avez bonne mémoire, madame ; mais n’avez-vous retenu que cela ?

Laurence rougit.

— J’ai choisi dans mes souvenirs le moins dangereux.

— Je vous cherche partout, madame ! dit un grand jeune homme aux cheveux blonds. Vous m’avez promis cette valse.

Madame de Pontanges prit le bras de l’élégant Alfred de J…, et M. de Marny la suivit dans la salle de bal pour la voir valser.

C’est alors qu’il en devint éperdument amoureux. C’était un autre aspect ; qu’elle lui parut belle ! que de légèreté, que de grâce ! que de noblesse ! Laurence avait alors dans les manières une distinction particulière. Elle n’avait pas éprouvé ce passage subit de la province à Paris qui gâte les femmes en les étourdissant trop vite par un changement trop brusque. Laurence avait habité l’Angleterre avant d’habiter Paris, et ses manières se ressentaient de ce séjour dans le pays du luxe et de la fashion. Elle avait ce mélange de coquetterie froide et de gaieté fine qui a tant de grâce ; ses manières tenaient à la fois de la grande dame anglaise et de l’élégante Parisienne… On pouvait la prendre pour une étrangère, mais pour une femme de province, jamais !

Combien Lionel la trouvait séduisante ! Oh ! c’est maintenant qu’elle a tout ce qu’il faut pour être aimée ! beaucoup de coquetterie, l’air dédaigneux, une grande incrédulité, une franche indépendance, un cœur flétri, une imagination désenchantée, un peu de perfidie dans un caractère très-noble, une belle nature déchue… la voilà parée pour le monde ! — Elle est maigrie, elle est moins fraîche… c’est ce qu’il faut ; elle est élégante et svelte. — Elle n’aime rien ; pas un être ne l’intéresse… c’est ce qu’il faut ; elle est gracieuse pour tout le monde !… Aimez-la vite, messieurs, car elle ne vous le rendra pas ; aimez-la, elle est dangereuse pour tous !… mais bien plus dangereuse encore pour celui qui a flétri son âme, pour celui qui lit dans sa pensée, et qui se rappelle que cette enveloppe légère cache un cœur noble et pur qui fut à lui !