Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 45

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 419-429).


XIII.

LA VIE ÉLÉGANTE.


Figurez-vous une bonbonnière, une maison toute de mousseline et de soie, brodée, plissée, coquette comme une petite-maîtresse. Tout en elle est soigné… les tentures sont fraîches et parsemées de fleurs ; les tapis sont blancs avec des dessins légers ; les meubles sont frêles et charmants, ils sont ornés de bouffettes de ruban ; les fenêtres ont des stores de soie ; les portes ont des rideaux de soie ; les escaliers ont des tapis ; des étagères de bois de palissandre sont couvertes de porcelaines et de riens délicieux ; il y a des fleurs dans tous les vases, il y a même de jolis meubles faits exprès pour recevoir des fleurs.

Des tableaux, pas un ; mais des chinois, beaucoup ; — des vieilleries en grand nombre ; mais des souvenirs, pas un… Ces gens-là n’ont point voyagé. — N’importe, c’est joli, c’est coquet, c’est élégant. L’étoffe qui recouvre les murs ressemble à une robe de femme : on a peur de les chiffonner en les regardant, tant leurs vêtements ont de fraîcheur ; on a peur de s’asseoir, peur de marcher… On ne cause pas, on regarde ; tout est pour les yeux, et les yeux ne peuvent se détacher de ces merveilles de la mode.

Une jeune femme, comme une fée gracieuse, règne dans ce palais mignon. Sa parure est en harmonie avec ce qui l’entoure ; sa robe est brodée, son fichu est brodé, ses bas sont brodés : elle a des rubans dans les cheveux, des rubans sur les épaules, des nœuds de ruban sur la poitrine, des rubans à ses poignets, à sa ceinture ; elle est pavoisée comme un mât de cocagne ; elle est élégante, ravissante ; tout ce qu’elle porte est de bon goût et elle le porte avec grâce.

Elle est assise sur un canapé à balustrade, un canapé à coquetterie, à poses étudiées, un canapé qui fait valoir le bras et lui permet de s’arrondir avec nonchalance ; un balcon de boudoir, qui donne aux personnes qu’il soutient toute la désinvolture d’une femme assise à sa fenêtre, le coude appuyé sur la balustrade, la tête penchée sur sa main, et regardant au loin la route par où celui qu’elle aime doit venir.

Cette femme était Clémentine : elle était bien jolie ce jour-là ! Belle de la parure qu’elle avait choisie, belle de la langueur qu’une situation romanesque lui donnait, elle était ce que sont presque toutes les Parisiennes : distinguées sans élévation dans les idées ; intelligentes sans imagination dans leurs sentiments ; plus gracieuses que tendres ; enfin éminemment façonnées pour le monde ; grêles et mesquines dans les grandes situations, dans tous les malheurs qui demandent de l’élan et de la passion, mais charmantes dans les émotions contraintes et dans les malheurs à leur taille. Clémentine avait le cœur aimant ; mais elle avait l’âme terre à terre, si l’on ose s’exprimer ainsi : point de rêverie dans la pensée, point de mélancolie, et cependant susceptible d’un profond attachement. Dans une situation vulgaire, ou dans la vie intime, vie toute de confidences, vie toute de sentiments, elle eût été fade et peut-être ennuyeuse ; mais alors elle apparaissait séduisante. Les personnes pleines de goût et de convenance, dans une situation difficile et compliquée, sont placées à leur avantage ; toutes les gaucheries qu’elles ont le tact d’éviter leur comptent comme autant d’actions délicates. Elles empruntent enfin à leur position romanesque une grâce qui leur manque, le prestige de séduction que les femmes plus exaltées et plus poétiques ne tiennent que d’elles-mêmes.

Ainsi, le jour de son mariage, au pied de l’autel, cachant ses larmes avec modestie, Clémentine parut charmante à son mari.

Ainsi, quelques heures plus tard, avec son dépit mesquin, son désespoir ingénieux, sa dignité de pensionnaire, sa jalousie sans passion, Clémentine parut froide, exagérée, et son mari la quitta avec colère, mais sans regret : ce n’était plus la même personne.

Mais ce charme de contrainte, cette tristesse de bon goût, elle les avait retrouvés dès que l’heure des grandes émotions fut passée. Clémentine était en ce moment la femme telle qu’il faut que soit la femme dans la vie réelle, telle que M. de Marny l’aurait désirée s’il n’avait point connu Laurence, qui était une femme d’exception ; et malheur à qui s’arrête aux exceptions ! Clémentine avait ce qu’il faut pour plaire, ce qu’exige le bonheur dans le monde :

De l’imagination, point.
De l’esprit, peu.
De l’instruction, assez.
De l’intelligence, beaucoup.

De là vient qu’elle était à la fois coquette et bonne ménagère, deux qualités indispensables à la femme.

Plusieurs des personnes qui devaient dîner chez madame de Marny étaient arrivées et s’occupaient à admirer la nouvelle demeure de la jeune mariée, lorsque M. Bélin et Lionel entrèrent dans le salon.

Clémentine alla au-devant d’eux avec empressement, elle embrassa son père et tendit gracieusement à son mari sa main, qu’il baisa.

— Vous êtes bien aimable, dit-elle, d’accepter cette invitation ; je craignais…

— Ah ! voilà comme tu traites ton mari ! s’écria M. Bélin, tu ne l’embrasses pas, tu fais la femme comme il faut… Bon, bon ! comme tu voudras, ma fille ; chacun sa manière. Eh bien, mon gendre, que pensez-vous de votre maisonnette ?

Lionel s’extasia sur le bon goût qui avait présidé à l’arrangement du salon.

— C’est Clémentine qui a choisi tout cela, reprit M. Bélin ; voilà un an que je lui ai donné ce pavillon, dont elle a fait un petit palais ; c’est elle, mon gendre, qui a brodé ce meuble ; quelle patience ! que de points il y a sur tous ces fauteuils ! Ah ! c’est un travail de fée !…

— Vous ne dites pas que j’ai aidé ma sœur, dit Valérie ; c’est moi qui ai fait la chaise sur laquelle vous êtes assis, où il y a un perroquet, papa.

— Ceci est une impertinence, mademoiselle ! venez m’embrasser, petite perruche.

Pendant que Valérie allait cajoler son père, M. de Marny s’approcha de Clémentine.

— Quoi ! c’est vous qui avez brodé tout ce meuble ! dit-il. Je ne vous connaissais pas alors, sans doute c’est à lui que vous pensiez en y travaillant.

Clémentine fut quelque temps avant de comprendre ces paroles, elle avait oublié son mensonge.

— À qui ? dit-elle.

— À celui que vous espériez alors épouser.

— Ah ! fit-elle. Et malgré elle Clémentine sourit.

Lionel la regarda avec étonnement. Leur situation singulière n’était pas sans charme pour lui : ce qui est très-romanesque n’est jamais ennuyeux, et les hommes ne sont très-malheureux que lorsqu’ils s’ennuient.

Un domestique apporta un billet et le remit à M. Bélin.

— Ce n’est pas pour moi, dit le beau-père : « Madame, madame de Marny… » Ma fille, ceci vous regarde.

Clémentine prit le billet.

— C’est la première lettre que je reçois depuis mon mariage, dit-elle.

Elle lut et ajouta.

M. Dulac m’écrit qu’il ne viendra pas… Dites qu’on serve le dîner.

— Ferdinand ! s’écria Lionel ; il est ici ! vous l’attendiez ?

— Il arrive à l’instant de la campagne, il ne peut venir que ce soir.

— Il viendra ce soir ?

Lionel vit que son étonnement paraissait étrange, il ajouta : — Et quelle excuse donne-t-il pour ne pas dîner avec nous ?

M. de Marny, en disant cela, se tourna vers sa femme comme pour la prier de lui laisser lire le billet qu’elle tenait dans sa main.

— J’en suis bien fâchée, dit-elle en souriant, mais il m’est impossible de vous montrer ce billet.

— Des secrets pour moi, déjà ? reprit Lionel avec amertume.

L’air calme et presque heureux de Clémentine le rassura.

— Vous ai-je demandé vos secrets, moi ? dit-elle ; je les respecte… ne le savez-vous pas ?

Sa voix, en disant ces mots, avait un accent de reproche si doux, si résigné, que M. de Marny en fut touché.

— Saurait-elle d’où je viens ? pensa-t-il. Ferdinand m’aurait-il doublement trahi ? — Et dès lors Lionel fut tourmenté d’une inquiétude nouvelle… L’idée de revoir Ferdinand l’agitait, et il s’étonnait cependant de n’éprouver plus contre lui autant de haine. Il se demandait ce qui l’avait changé… Mille sentiments confus se combattaient dans son âme. Son imagination était déconcertée par des événements qui arrivaient tout différents de ce qu’il les avait rêvés : il était pris au dépourvu. Le retour inattendu de son beau-père, de sa femme que le matin même il croyait ne plus revoir, cette continuation d’un lien auquel, dans sa pensée, il cherchait toujours un moyen de se soustraire ; ce mariage célébré, mais non consommé ; cet homme qu’il voulait tuer comme un ennemi et qui devait ce jour-là dîner avec lui ; cette femme qu’il aimait, cette Laurence pour qui il avait tout quitté et qui l’avait chassé : ce conflit d’événements avait troublé sa tête. Il sentait qu’une puissance plus forte que sa volonté présidait à sa destinée. Tout ce qu’il méditait se trouvait si naturellement dérangé, il voyait ses projets rejetés si loin, ses plans tellement impossibles à réaliser, qu’il s’abandonnait au courant qui l’entraînait avec l’indifférence d’un homme qui n’a plus foi dans le bonheur et qui n’est plus responsable de sa vie.

Il s’était dit : — Je trouverai Clémentine froide, craintive, triste, embarrassée, et nous aurons ensemble une explication franche, qui, de manière ou d’autre, nous rendra libres tous deux…

Et point du tout, il retrouvait une femme pleine de grâce et d’assurance, l’accueillant avec coquetterie, résistant à ses caprices avec douceur et fermeté, lui parlant presque de ses sentiments pour une autre, qu’il croyait si bien cachés ; l’intriguant comme s’il était au bal de l’Opéra, lui cachant un billet qu’il veut lire, pour mieux piquer sa curiosité ; enfin, à son aise auprès de lui et montrant dans les moindres actions, dans les paroles les plus insignifiantes, un tact, une finesse qu’il n’avait pas encore remarqués en elle : enfin une femme jolie, élégante, coquette, à laquelle il était impossible de parler de séparation.

Placé en face d’elle, à dîner, il rencontra plus d’une fois ses regards, et la joie mêlée de tristesse qu’ils exprimaient l’étonna plus d’une fois.

Il y avait aussi dans les objets qui l’entouraient quelque chose qui agissait sur lui en dépit de lui-même, c’est le bien-être d’une bonne, d’une agréable maison. Clémentine, aux yeux de son mari, s’embellissait des avantages qu’elle apportait dans la communauté, et que personne ne pouvait faire valoir mieux qu’elle. Cela est affreux à dire, mais l’homme le plus romanesque n’est pas insensible aux douces réalités de la vie ; cette jolie maison si fraîche, si élégante, si confortable, n’avait pas fait une légère impression sur les pensées de M. de Marny. On sait à quel point toutes les douceurs d’une existence élégante lui étaient devenues nécessaires par suite de son éducation. Les jeunes gens d’aujourd’hui ne savent pas vivre sans leurs aises ; ils ne sont pas endurcis aux fatigues, aux privations, par les longs voyages ou les chances de la guerre ; ils n’ont point dormi à la belle étoile, mangé du cheval ou de vieux coqs ; ils n’ont pas couru deux jours et deux nuits pour apporter une nouvelle ; ils n’ont point navigué par un temps d’orage ; ils n’ont point franchi d’éternels déserts ; ils n’ont souffert ni le chaud, ni le froid, ni la faim, ni la privation de sommeil ! On les a élevés dans du coton, ils n’ont dormi que sur la plume, ils ne se sont assis que sur la soie. On les a nourris de crème et de gâteaux quand ils étaient petits, et maintenant ils vivent de truffes et de rumpsteaks. Ils se font conduire dans de bonnes voitures par de bons cochers, dans une bonne loge au spectacle. Ils sont à merveille chez eux. On ne saurait inventer un soin pour eux qu’ils n’aient eu déjà eux-mêmes… Je vous défie de trouver quelque chose à leur donner… Ils ont acheté tout ce qui peut plaire ; ils ne laissent rien à faire à ceux qui les aiment ; ils ont prévenu d’avance tous leurs propres désirs. Aussi quand ils sortent de l’atmosphère qu’ils ont chauffée et parfumée pour eux-mêmes, ils sont mal, très-mal. Tout leur est supplice et privation… Ce n’est pas leur faute vraiment ; on les a élevés à cela, et ils ne peuvent plus se passer du bien-être de leur vie ; et ils se sentent malheureux près de la personne la plus aimable, s’ils ne trouvent pas chez elle le confortable qu’ils ont chez eux ; ils préfèrent au bout d’un certain temps la femme insignifiante où l’on dîne bien, à la femme la plus séduisante dont le cuisinier est douteux, dont le dîner est mal servi. Cela est triste, mais c’est vrai. Autrefois, on ne disait pas ces misères-là dans les romans, les héros étaient censés ne vivre que d’amour ; mais nous peignons le monde tel que nous le voyons, tant pis pour la vérité si elle n’est pas belle.

Lionel était heureux de se sentir si bien, mais il était honteux et embarrassé de ce bonheur. Il se trouvait misérable d’attacher tant d’importance à ces sortes de choses grossières, lui qui avait essayé de vivre d’amour et de chimères. Il se méprisait, mais il se raccoutumait à ces petites délices, et ce n’était pas sans un souvenir moqueur qu’il se retraçait les fantastiques repas de Pontanges, si froids, si mal servis, si mauvais, dans de l’argenterie terne, vieillie, dans une salle à manger froide, moisie et émaillée de convives si lourds et si ennuyeux ! Car, il faut en convenir, la bonne tante, le bon curé, la hideuse Clorinde, l’aimable sous-préfète, étaient des gens insupportables ; il fallait une bien violente passion pour subir leur présence tous les jours sans murmurer.

Lionel jouait machinalement avec sa fourchette pour cacher son embarras, et cette fourchette était si belle, le dessin gothique des ornements était de si bon goût, et puis son chiffre, son chiffre qu’il voyait là… C’eût été dommage de faire fondre cette belle argenterie.

— Ces réchauds sont admirables, fit observer quelqu’un ; le beau service !

— C’est un présent de mon père, dit madame de Marny.

— Comment trouvez-vous ça, mon gendre ? demanda M. Bélin ; cette argenterie anglaise dans le dernier genre ?…

— C’est ravissant, répondit Lionel.

— Ce qu’il y a de plus beau, c’est la soupière, mais elle n’est pas encore prête. Ce maudit graveur n’en finit pas !… Il te manque encore, ma fille, d’autres petites choses ; tu auras le tout la semaine prochaine… Sans le chiffre qu’il a fallu mettre, cela serait prêt aujourd’hui… Regardez-moi ce couteau, comme c’est fait !

— Cette salle à manger est bien jolie, dit M. de Marny, que l’argenterie commençait à ennuyer.

Elle est toute pareille à celle de madame ***, ajouta Clémentine… Mais vous verrez ma chambre ; elle est de mon invention ; je crois que ce sera la plus belle de toute la maison.

— Nous allons la voir tout à l’heure.

— Non, non ; elle n’est pas encore achevée, vous ne la verrez que demain.

— On y travaille encore ?

— Oui, mon père.

— Eh bien, où donc vas-tu demeurer ?

— Chez vous, mon père, dit Clémentine en rougissant.

Puis, se hâtant de changer la conversation :

— Il n’y a d’habitable ici que l’écurie. Vous pouvez envoyer vos chevaux dès demain, dit-elle en s’adressant à son mari ; vous voyez, ajouta-t-elle avec coquetterie, que je sais flatter vos manies… Votre appartement est à peine commencé, et vos chevaux sont déjà logés !

M. de Marny sourit galamment et jeta sur Clémentine un regard plein d’une certaine émotion, car il était sensible à cette délicate attention.

Pouvait-il sans ingratitude quitter une maison si gracieusement préparée pour lui, et abandonner une femme qui avait songé à ses chevaux ?…

Lionel se dit qu’il fallait au moins paraître heureux, pour reconnaître tant de soins ; et il fit un effort ou plutôt il crut faire un effort sur lui-même. Il causa, il taquina sa belle-sœur, il flatta son beau-père, il se montra fort empressé pour les deux femmes placées à côté de lui ; il conta des folies, et fut enfin très-gai, très-spirituel et très-aimable.

Après le dîner, on servit le café. Clémentine en offrit une tasse à son mari. Lionel examina la tasse : — Porcelaine du Japon ! pensa-t-il. Il regarda Clémentine.

— Quelle jolie ceinture ! lui dit-il ; le bleu vous sied à merveille.

— Il en est amoureux fou ! s’écria M. Bélin, qui les regardait. Le fait est qu’elle est bien gentille ce soir… Allons, ma fille, fais-nous donc les honneurs de ta maison… Montre-nous ta chambre ; il ne pleut pas, allons voir les écuries : c’est un troisième salon.

— Oui, dit Lionel, voyons les écuries…

Et l’on descendit dans la cour, admirant l’un après l’autre l’escalier, le vestibule, l’antichambre.

Enfin, on ouvrit la porte de l’écurie… C’était, en vérité, quelque chose de merveilleux… Des stalles de bois sculpté, des mangeoires de marbre blanc, de jolies lampes de bronze, et puis le nom des chevaux écrit en lettres d’or :

John Bull. — Chatam. — York. — Tristan.

— Quoi ! vous savez le nom de mes chevaux, dit Lionel, et vous avez déjà eu le temps de le faire écrire !…

— Oui, répondit Clémentine, heureuse du plaisir que cette attention causait à son mari… Il m’a fallu beaucoup d’intrigue pour cela… mais votre cocher n’est pas discret !

— Quel est ce quatrième cheval ; Tristan ? je ne le connais pas.

— C’est le mien, dit Clémentine ; l’admettrez-vous en si bonne compagnie ?

— Vous montez à cheval ? Ah ! c’est charmant !… Quelles belles promenades nous ferons ensemble !…

— Ma fille est superbe à cheval, dit M. Bélin ; c’est une amazone !

On retourna dans le salon. Lionel était séduit. Une pensée l’inquiétait : il y avait un an que Clémentine faisait arranger cette maison. Peut-être le cousin aimait-il les chevaux ? Il lui vint à l’idée de faire babiller Valérie sur sa famille.

— Votre cousine est très-spirituelle, dit-il en désignant une des femmes qui avaient été placées à table près de lui.

— Oh ! vous ne connaissez pas encore toute notre tribu, répondit Valérie ; nous sommes très-nombreux. J’ai des parents partout, en Normandie, en Picardie ; j’ai un oncle qui est préfet à ***.

— Vous avez aussi, dit Lionel, saisissant cette occasion d’avoir des renseignements sur son rival, vous avez aussi un cousin en Espagne.

— Ah ! vous le connaissez ?

— Non… On le dit charmant.

— Charmant ! s’écria Valérie en partant d’un éclat de rire ; charmant ! un gros joufflu qui ne dit que des bêtises. Ah ! si Clémentine vous entendait, elle rirait bien !

Lionel ne revenait pas de sa surprise.

— Clémentine m’a donc trompé ?… Quelle ruse !… serait-il possible ?… Je vous dis, moi, que votre sœur le trouve charmant.

Valérie se mit de nouveau à rire.

— Si ma sœur vous a dit cela, elle s’est moquée de vous, mon cher beau-frère.

— Mais elle a pourtant dû l’épouser ?…

— Elle, épouser Amédée ! elle serait plutôt morte, vraiment. Mais qui donc vous a fait tous ces contes ?… Nous n’avons jamais pu prendre mon cousin au sérieux. Quand j’étais petite, c’était Croquemitaine pour moi ; on me disait, pour me faire peur : « Si vous n’êtes pas sage, mademoiselle, on vous forcera d’épouser votre cousin ! » On faisait aussi cette menace à ma sœur. — Clémentine… Clémentine… viens donc ! Ton mari prétend, que tu trouves Amédée charmant et que tu as dû l’épouser…

Lionel voulait empêcher Valérie d’attirer sa sœur ; mais elle était déjà venue.

— Amédée ?… répéta Clémentine avec embarras.

— Oui ; ne m’avez-vous pas longuement parlé de lui… avec éloge ?…

— Sans doute…..

— Moqueuse ! dit Valérie. Oh ! mais si vous le voyiez !…

— Vous m’avez trompé, Clémentine, dit tout bas M. de Marny.

— Hélas ! reprit-elle en baissant les yeux, il le fallait bien !

— Pourquoi ?

— Pourquoi ?… vous auriez dû le deviner !

— Ce n’est donc pas lui que vous aimez ?…

— Non…

Elle accompagna ce mot d’un regard qui disait si bien : « C’est vous », que Lionel se sentit ému.

— Qu’elle est ravissante ! pensa-t-il ; que de finesse !… Elle connaissait madame de Pontanges… elle savait que je l’aimais… elle est dans le secret de tous mes chagrins… Clémentine a compris que je l’ai épousée par dépit… Pauvre jeune fille ! comme elle a dû souffrir !… Elle m’a trompé pour me laisser libre !… Ah ! cette ruse est noble et pleine de délicatesse… je l’aimerai toute ma vie pour cela !… Chère Clémentine… se voir si jolie et se croire dédaignée… cela est affreux !

Que vous dirai-je ? il était devenu tout à coup amoureux de sa femme…

C’était un monstre que cet homme-là !