Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 41

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 410-413).


IX.

CONVERSATION.


— Vous ne vous battrez pas avec M. de Marny, monsieur !

— Rassurez-vous, madame, Lionel sera le premier à renoncer à ce duel…

— Que voulez-vous dire ?

— Oh ! rien qui lui fasse tort dans votre esprit ; son courage n’est pas douteux, il l’a montré dans plus d’une affaire. Mais je sais qu’une fois revenu de sa fureur, il comprendra que j’ai agi avec sagesse, dans ses intérêts, dans les vôtres surtout, madame, et son attachement pour vous est trop véritable pour qu’il ne me sache pas gré un jour de vous avoir… — Il hésita… il allait dire « sauvée » — de vous avoir servie à ses dépens.

— Vous croyez donc qu’il avait quelque attachement pour moi ?

— Oui, madame ; je lui rends justice, il vous aime avec passion ; je dis plus, je ne crois pas qu’on puisse vous aimer davantage ; mais il me semble qu’on pourrait vous plaire plus, vous comprendre mieux…

— Oh ! jamais.

M. Dulac était très-adroit en parlant ainsi ; il se hâtait de justifier Lionel ; l’indignation que madame de Pontanges eût ressentie, si elle avait douté de lui, aurait encore exalté sa passion, en donnant un aliment de plus à sa douleur… Ferdinand voulait sincèrement la consoler ; en homme d’esprit, il satisfaisait son amour-propre en effaçant tout ce qui aurait pu l’irriter ; mais il calmait son imagination en désillusionnant son amour.

Et Laurence se laissait aller à cette confidence pleine de tristesse et de charme ; elle s’abandonnait à cette séduction de l’esprit si puissante, même sur la douleur, sans se douter qu’il l’aidait à supporter sa peine en ayant l’air de la comprendre, sans deviner que c’était déjà une consolation.

— Lionel vous aime, continua Ferdinand, mais il ne vous convient pas. C’est un homme charmant, plein d’esprit, mais pas en harmonie avec vos idées. Il se détournait de sa route pour vous aimer, vous verrez cela plus tard.

— Quelle fatalité ! Si j’avais écrit il y a quinze jours seulement !…

— Ne vous plaignez pas, madame, c’est un bonheur.

— Un bonheur !… mais, monsieur, je sens bien ce que je souffre, je l’aime tant !

— Vous croyez ?

— Oh ! je voudrais ne plus l’aimer… Dites-moi, est-ce vous qui avez fait ce mariage ?

— Moi ! non vraiment ; je l’ai appris par son beau-père, qui allait vantant à tout le monde sa pénétration : « Clémentine était folle de lui, disait-il. Elle le cachait bien, la sournoise ; mais j’ai deviné cela, moi, j’ai vu cela tout de suite, un soir qu’il est venu dans notre loge aux Bouffes ; et le lendemain j’ai été trouver mon homme et je lui ai dit : « Ma fille vous aime, elle a huit cent mille francs de dot et des espérances, cela vous convient-il ? Allons, venez dîner chez nous ce soir, et si vous vous entendez avec elle, vous serez mon gendre. » C’était précisément le jour où Lionel a reçu cette lettre que vous lui avez fait écrire par M. le curé, je crois. Il était furieux, désespéré, le dépit lui a fait perdre la tête, il est allé chez M. Bélin. Un dîner n’engage à rien ; mais la petite a joué la passion, et, une fois accueilli, Lionel s’est trouvé entraîné. Voilà comment cela s’est passé. Je n’en sais pas davantage. Il est venu ici plusieurs fois, m’a-t-il dit, vous avez refusé de le recevoir.

— Hélas ! je le devais alors ! Mais faut-il que je sois punie pour avoir eu le courage d’un si cruel sacrifice ? C’est parce que je suis une honnête femme qu’il m’a quittée ; c’est parce que cette vie de mensonge et de fraude m’était odieuse, c’est parce que l’intrigue m’est impossible qu’il faut que je sois à jamais misérable ! Et si j’avais été sa maîtresse, si j’avais méconnu pour lui tous mes devoirs, je serais maintenant heureuse, il ne m’aurait pas quittée ; il serait là… près de moi… toujours… Ô mon Dieu, c’est une horrible découverte que de se trouver victime de sa loyauté… Qu’il y a d’amertume dans cette pensée ! oh ! que cela est douloureux de se repentir d’avoir bien fait… Il m’a quittée… il m’a quittée !… Et si j’avais été à lui !… maintenant, je pourrais être sa femme… je serais heureuse !…

— Ainsi est fait le monde, dit Ferdinand ; une exquise délicatesse est une mine inépuisable de chagrins… Dans la retraite, les sentiments élevés ont moins d’inconvénients ; là, on peut risquer d’être parfait, la délicatesse des sentiments est le luxe de la vie intime ; mais dans le monde, c’est une duperie continuelle. Pour vivre dans le monde, il faut être, comme lui, égoïste, indifférent, obligeant toutes les fois que l’obligeance ne coûte rien ; l’important est de ne jamais se sacrifier à personne, et d’en avoir bien vite la réputation ; non-seulement il faut être égoïste, mais il faut encore faire parade de son égoïsme. Vous n’êtes pas faite pour le monde, madame ; vous valez trop, il vous haïrait ; toutes vos actions y seraient un reproche. Il faut choisir : changer votre candeur contre une banalité perfide, vos sentiments élevés contre de mesquines spéculations, vos croyances contre des misères, et venir goûter toutes les délices de notre monde… ou bien garder votre âme pure, vivre votre vie de sacrifices, et rester ici toute votre jeunesse, seule avec vos illusions et vos regrets.

— J’aime mieux mourir ici, dit Laurence.

— Soit ; mais vous tenez encore au monde par un souvenir.

— Vos paroles sont envenimées, dit-elle ; vous m’avez glacé le cœur.

— Tant mieux, vous en souffrirez moins ; c’est la médecine moderne : on nous éteint pour nous guérir. Mais je reviendrai savoir de vos nouvelles, madame, si vous le permettez.

Le lendemain Ferdinand, fidèle à sa promesse, vint avec le prince de Loïsberg savoir des nouvelles de madame de Pontanges.

Elle ne voulut pas les recevoir.

— Je m’y attendais, dit Ferdinand ; c’est trop tôt.

— Vous m’avez fait faire une gaucherie, dit le prince.

— Non, votre cousine est en deuil ; vous lui devez une preuve d’intérêt, à cette veuve inconsolable.

M. Dulac et le prince remontèrent à cheval, et ils s’en allèrent en causant de feu M. le marquis de Pontanges et des amours de M. de Marny et de Laurence, amours toujours si singulièrement interrompus ; et ils riaient comme des fous.

Pendant ce temps, madame de Pontanges, abîmée dans sa tristesse, pleurait amèrement. Elle était loin de se douter que ses malheurs fussent si comiques.