Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 39

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 395-400).


VII.

ENCORE UNE LETTRE.


En entrant dans sa chambre, M. de Marny se laissa tomber dans un fauteuil et resta longtemps immobile, accablé par tant d’émotions. Ses yeux erraient autour de lui sans rien voir… Tout à coup ils s’arrêtèrent sur cette lettre timbrée de Pontanges… cette lettre qu’il n’avait pas voulu lire… cette lettre qu’il avait oubliée !

— C’est d’elle ! s’écrie-t-il avec transport.

Lionel brise le cachet… il tremble, sa vue est troublée. Peu à peu il se remet, et lit :

« Je suis libre, Lionel… M’aimez-vous encore ? »

— Oh ! oui… oui… toujours ! s’écrie-t-il encore comme s’il répondait à elle-même ; oh ! oui, je t’aime !…

La lettre ne contenait que ces mots, mais qu’ils avaient de force magique ! Quelle joie ! mais aussi que de bonheur perdu ! quel tardif appel, ô mon Dieu !…

Cependant elle l’aime, elle n’a jamais cessé de penser à lui. Dans le premier moment il ne comprend que cela : son imagination n’accepte que cette idée ; l’obstacle qui les sépare, le malheur qui l’attend, elle, en apprenant qu’ils sont séparés pour jamais ; cette fatalité qui les a désunis si cruellement : tous ces chagrins sont oubliés ; on les repousse, on n’y croit pas ; ils sont impossibles, on saura les vaincre… On recommencera le passé… on lui rendra l’avenir « Elle m’aime… elle m’aime, et je la verrai demain !… » voilà la seule chose qu’il comprenne dans le chaos d’émotions qui l’agitent ; et puis il l’admire, il l’adore…

— Quel ange ! dit-il ; que c’est bien ! comme elle revient à moi, naïve et tendre ! Un serment l’engageait, elle m’a repoussé ; maintenant elle est libre et elle me rappelle… avant même que les convenances le lui permettent ; elle n’a pu braver sa conscience pour m’aimer, mais elle brave le monde ; sa loyauté seule l’enchaînait, et le jour qui la fait libre me la donne ! Ô Laurence, vous aviez raison, c’était de l’amour, un amour pur, sublime, comme je ne le comprenais pas… non cet entraînement facile qui trahit plus de faiblesse que de passion ; non cet amour banal qui ne sait pas choisir : c’était une préférence passionnée, un culte éternel, un vœu sacré de l’âme, qui enchaîne toute la vie !… l’amour enfin d’une femme tendre, mais chaste, qu’un délire qu’elle ignore épouvante et qui ne peut céder qu’aux entraînements de son cœur. — Et je l’accusais de froideur !… et je l’ai quittée… et j’ai blasphémé contre elle ! Malheureux ! j’ai compromis notre avenir qu’elle rêve en ce moment si beau !… Mais quelle démence !… Ne pouvais-je attendre un mois, un seul mois, et nous étions unis… Laurence était ma femme !… Ô fatalité ! malédiction ! qu’ai-je fait ?… cela est horrible ! Un mois !… Oh ! si je pouvais retrancher ce mois de ma vie !… Ce mariage… il doit être possible de le rompre… Clémentine ne m’aime pas… S’il était temps encore… peut-être… J’irai consulter un avocat… Clémentine ne s’y opposera pas… On la mariera avec son cousin… Je sacrifierai toute ma fortune… oui, il doit y avoir un moyen… Laurence m’appartient… je l’aime trop… C’est un destin qu’un tel amour. Elle sera ma femme… ou je mourrai !

Lionel était puissamment agité. Son cœur ne pouvait suffire aux changements subits de ses impressions. L’aveu de Clémentine l’avait révolté, et maintenant cet aveu faisait toute son espérance. Tel était son délire, qu’il voyait dans cet aveu un moyen de rompre le mariage qui les rendait tous les deux misérables. De plus, il servirait d’explication au projet qu’il méditait. Lionel sort à pas lents de sa chambre, il monte légèrement l’escalier qui conduit chez son valet de chambre, il frappe à sa porte en tâchant de faire le moins de bruit possible.

— Germain ! dit-il à voix basse.

— C’est monsieur ?… dit le valet de chambre qui ne dormait pas encore.

— Lève-toi vite, Germain, et cours à Rancy commander deux chevaux pour neuf heures. Si l’on t’interroge, tu diras que je t’ai donné cet ordre hier soir.

— Oui, monsieur, je pars tout de suite… Diable ! pensa-t-il, il y a du micmac.

À neuf heures les chevaux étaient dans la cour. Lionel allait monter en voiture lorsqu’une voix jeune le fit tressaillir : il crut reconnaître celle de Clémentine.

— Quoi ! vous partez ?

Lionel se retourna… — C’est vous, Valérie, dit-il en reconnaissant la sœur de sa femme ; vous avez la voix de Clémentine au point que j’ai cru que c’était elle qui m’appelait.

— Je comprends votre étonnement, reprit Valérie avec malice.

— Je m’étonne, sans doute, de vous voir déjà levée…

— Oh ! je suis toujours matinale. Mais, dites-moi, pourquoi partez-vous ?

— Ne m’en parlez pas ! j’en suis si contrarié…

— Que dira votre femme, monsieur ?

— Rien… elle sait pourquoi.

— Quand reviendrez-vous ?

Lionel hésita… — Mardi… oui, je puis être de retour mardi… Adieu, ma jolie petite sœur… Embrassez-moi… Allons, animal, dépêche-toi donc ! dit M. de Marny en rudoyant son domestique ; — et il s’élança dans la voiture ; puis, modérant sa mauvaise humeur : — Adieu ; à bientôt, dit-il à Valérie avec le plus faux des sourires ; à mardi.

Les chevaux partirent.

— Le lendemain de son mariage ! pensa Valérie ; que s’est-il donc passé ? Je vais chez ma sœur. Elle dort peut-être… Oh ! non… mais je n’ose pas.

Elle se promenait dans la cour en réfléchissant.

— Tiens ! Ririe, te voilà déjà levée, curieuse !… lui cria son père ; viens donc, espiègle… viens m’embrasser, ma fille, car tu es ma seule fille à présent ; ta sœur est une madame qui aimera son mari plus que moi ; viens, en attendant que tu fasses comme elle, que tu m’abandonnes aussi…

— Ah ! papa, je ne suis point pressée ; je ne veux pas vous quitter, moi.

— Qu’est-ce que tu faisais dans la cour ?

— Je disais adieu à mon beau-frère, qui vient de partir pour Paris…

— Il est parti… mon gendre !… le mari de ma fille !… parti, le lendemain de son mariage ! Que me dites-vous là ?… Mais c’est affreux !… Tu lui as parlé ! Quelle raison, quel motif donne-t-il ?… Que vous a-t-il dit, mademoiselle ?

— Il ne s’est point expliqué ; il a dit seulement que ma sœur savait bien pourquoi.

— Qu’est-ce à dire ?… qu’entends-je ? s’écrie M. Bélin transporté d’indignation… Elle sait pourquoi ? Eh bien, qu’elle le dise, mordieu !… qu’elle le dise… Je ne laisserai point soupçonner l’honneur de ma famille… J’ai peine à me contenir… j’étouffe !

— Mais, papa, qui vous met donc si fort en colère ? Mon beau-frère ne sera absent que pendant quelques jours. Il m’a dit, en m’embrassant, qu’il serait ici mardi…

— Ah ! il t’a embrassée ?

— Oui, et il m’a appelée sa jolie petite sœur… Il est si aimable, mon beau-frère, et puis il a une tournure si distinguée…

— Il me tarde de pénétrer cette énigme, reprit M. Bélin… il me tarde de voir ta sœur. Va demander si elle est visible.

Autorisée par l’ordre de son père, Valérie monta dans l’appartement de la mariée.

— Clémentine, es-tu réveillée ?

La jeune femme était levée depuis longtemps. Elle avait peu dormi et d’un sommeil pénible. Elle avait entendu le bruit des chevaux mais sans qu’il lui donnât d’inquiétude. Il y avait tant de monde au château, et d’ailleurs plusieurs personnes, venues pour son mariage, devaient repartir le lendemain.

— Papa, s’écria Valérie du haut de l’escalier, madame est éveillée !

— Tais-toi donc, folle ! dit Clémentine ; tu vas ameuter tout le château.

Clémentine passa dans le salon qui tenait à sa chambre, et là elle attendit son père. Dès qu’elle l’aperçut, elle courut l’embrasser, espérant lui dissimuler ce qu’elle éprouvait.

— Votre mari est parti ? dit le père avec un mélange de tendresse et de sévérité.

— M. de Marny est parti ! répéta Clémentine étonnée.

— Quoi ! tu n’en sais rien ?

M. Bélin jeta sur sa fille un regard terrible ; son accès de colère lui reprit ; mais Clémentine supporta ce coup d’œil accusateur sans se troubler, et M. Bélin se rassura.

— Votre mari est parti ce matin, madame, et il a dit que vous saviez la cause de son départ

— Oui, ma sœur, interrompit Valérie, il m’a dit en parlant de toi : « Elle ne sera pas étonnée… elle sait bien pourquoi. »

M. Bélin eut encore un mouvement de colère ; Clémentine sourit ; la joie brillait sur son visage, et son père ne comprit rien à cette joie : c’était la joie malicieuse d’une femme qui croit s’être vengée.

— Ah ! oui, je sais pourquoi… dit-elle.

— Je n’y comprends rien, reprit M. Bélin. Tu ne savais pas qu’il dût partir, et tu sais pourquoi il est parti… Les femmes sont inexplicables… Ah… ! j’y suis… m’y voilà. Valérie, va voir si l’on sert bientôt le déjeuner… Ah ça ! ma petite Titine, tu as donc fait la minaudière, dit le bon père dès que Valérie fut éloignée.

Madame de Marny sourit avec embarras.

— Tu as eu tort, ma fille, tu as eu tort ; les minauderies… vois-tu, les minauderies… et puis l’amour-propre… Ma fille, nous autres hommes… nous avons de l’amour-propre… et un jeune mari qui est amoureux… Vois-tu… c’est ton mari, au bout du compte… il a raison… et tu as tort… Allons, allons, c’est de l’enfantillage… Il ne faut pas être une petite fille toujours… Que diable ! tu as dix-huit ans, Clémentine ; vous avez dix-huit ans, madame… Allons, embrassez votre père, et dites que vous ne le ferez plus.

Clémentine sauta au cou de son père.

— Ma fille… dit-il, tu es donc encore ma fille !… Et il la serra tendrement sur son cœur.

Et puis M. Bélin se rappela confusément que la veille on lui avait parlé de cinquante mille francs compromis dans une faillite ; il pensa que M. Dulac lui expliquerait le départ subit de son gendre et il cessa de s’en inquiéter.