Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 37

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 387-391).


V.

ENCORE LE JOURNAL DES DÉBATS.


Ne me parlez pas de la vie de château ! elle est à la fois orageuse et monotone. La correspondance y joue un rôle si important ! Là, c’est tout. Les journées sans lettres sont des jours perdus, et ces méchantes lettres arrivent toujours toutes à la fois. Pendant quinze jours on n’en reçoit aucune ; les journaux sont insignifiants et ennuyeux : pas un fait, pas une nouveauté… et puis un beau jour, chaque ligne est un événement : toutes les nouvelles arrivent à la fois. Les lettres les plus rivales, des pays les plus divers, surviennent en même temps, à la même heure, vous étourdissent de choses intéressantes, et, se nuisant l’une à l’autre, font une sorte de travail fatigant d’une correspondance massive, qui, séparée, aurait fait un plaisir de chaque jour.

Ainsi est faite la vie :
Rien.
Ou tous les plaisirs à la fois.

J’aime mieux rien : rien, au moins, permet d’espérer une unité d’action.

On ne met point cela dans les romans ; les effets de correspondance y sont ménagés : chaque lettre arrive à son heure, chaque événement à son jour ; mais ce n’est pas là la vie, la vie vraie telle qu’il faut la peindre.

Les événements les plus contraires ont une attraction entre eux qui les fait coïncider malgré la vraisemblance commune. Il est des jours heureux et des jours malheureux ; de même qu’il est des courriers heureux et des courriers malheureux. Si un homme aime deux femmes, elles lui écriront le même jour, et pourtant je ne pense pas qu’elles s’entendent pour cela. C’est qu’il ne peut exister de bonheur complet, et qu’à défaut de chagrin, le sort fatal qui nous poursuit sur la terre s’amuse encore à compliquer notre bonheur pour le troubler.

Oh ! comme ces jours de grands courriers sont curieux à observer dans les châteaux !… L’un s’enfuit dans les bois avec une grande lettre qu’il n’ose pas lire devant témoins. Le fils de la maison monte vite dans sa chambre pour se recueillir ; il revient au bout d’une demi-heure, triste, mécontent. La maîtresse de la maison lit tout haut quelques passages de la lettre attendue, d’un ami puissant, d’un ministre. Un fat lit à la dérobée une petite lettre… de son tailleur qu’il n’a point payé !… Les indifférents, les étrangers se jettent sur les journaux pendant qu’un indigène de la vallée, un voisin de campagne, qui ne correspond avec personne, qui n’attend rien des heures ni des journaux, joue paisiblement tout seul au billard, essayant des coups nouveaux, en attendant que les agitations de la correspondance soient apaisées.

Dès que M. de Marny eut laissé tomber le Journal des Débats avec une émotion violente, le bruit se répandit dans le bal que le marié avait appris par les journaux une nouvelle qui le désespérait.

Des paroles vagues parvenues aux oreilles de mademoiselle Bélin, ou plutôt de madame de Marny, l’air singulier et mystérieux des personnes qui l’entouraient, lui inspirèrent de l’inquiétude ; feignant un peu de fatigue, elle prit le bras de sa sœur et se dirigea vers le petit salon où Lionel s’était retiré quelques moments avant elle. La société de ce parloir s’était déjà renouvelée plusieurs fois depuis que Lionel l’avait quitté.

Une jeune femme des amies de la mariée lisait le journal… le même journal… et elle riait…

— Tu ris toujours, lui dit madame de Marny avec un sourire mélancolique.

— Ah ! tu rirais aussi de cela, ma chère Clémentine, si tu n’étais pas si préoccupée.

— De quoi donc riez-vous ?

— D’une mort… Cela est affreux ; cependant rien n’est si plaisant. Tu te rappelles bien ce marquis de Pontanges, cet idiot…

— Eh bien ?

— Eh bien ! il est mort, et l’on fait de lui un héros de science. Ô la bonne plaisanterie !… C’est une mystification. Vois… « La société, la littérature, les sciences et les arts viennent de faire une perte déplorable » Ah ! ah ! ah !

— Il est mort !… reprit madame de Marny… Elle s’efforça de sourire… C’est cela, pensa-t-elle. — Puis, par un mouvement involontaire, elle regarda la pendule, comme pour lire dans les heures s’il serait temps encore de tout rompre.

Il était minuit.

— Madame d’Auray m’a trompée, se disait Clémentine ; elle assurait qu’il ne pensait plus à madame de Pontanges. C’est elle qu’il aimait… je le vois bien… Il ne m’aime pas, moi ; il ne m’a épousée que par dépit…

Par dépit !

Et la pauvre enfant resta immobile et abîmée dans cette horrible pensée… et mille souvenirs qu’elle évoqua subitement la confirmèrent dans ses affreux soupçons.

Et alors on vint la chercher. La femme qui lui servait de mère l’emmena dans son appartement : c’était encore sa chambre de jeune fille. Elle y habitait pour la dernière fois. Peu d’instants avant cette heure, avec quels doux rêves elle en était sortie ! quel amer chagrin elle y rapportait !

Le matin encore, elle se croyait aimée… Son avenir était si beau ! Tout à l’heure, elle était heureuse et tremblante ; maintenant, elle est malheureuse et calme…

Une rougeur pudique l’embellissait ; naguère, elle baissait les yeux modestement…

À présent, elle n’est plus timide ; ses yeux sont levés, ils sont hardis, ils regardent, ils interrogent… et sa résolution est prise : ce n’est plus une nouvelle mariée que l’on conduit à son époux, palpitante de crainte et d’amour…

C’est une femme offensée dont la première nuit de noces est un adieu.

On lui met son voile, cependant ;

On lui donne son livre de messe.

Son père l’embrasse tendrement ; il lui prend la main, et l’on marche en silence vers la chapelle du château.

Une galerie élégante, bâtie pour la fête, joint la chapelle au grand salon. Cette galerie est ornée de tapis et de fleurs. Les paysans se pressent pour voir passer la mariée.

— Comme mademoiselle est pâle ! dit la jardinière.

— Elle ne pleure pas, tiens ! Moi je pleurais.

— Elle vient de danser ; attendez donc, elle pleurera à la messe.

— V’là le marié… on le disait si beau !… Il a l’air méchant.

— Pourquoi qu’il mord son mouchoir comme ça ? dit une femme de chambre, ça n’est pas bon genre du tout.

Arrivés dans la chapelle, les mariés s’agenouillent. Clémentine se penche sur son livre de messe et se recueille.

Longtemps absorbé dans ses réflexions et craignant aussi de se trahir, Lionel, se voyant à genoux sur ce coussin de velours, devant tout ce monde, est subitement ramené à sa situation ; et, par une de ces idées folles qui nous traversent l’esprit quelquefois même au fort de nos émotions les plus graves, il se prend tout à coup à sourire et se dit : — Que je dois avoir l’air bête comme cela ! Je parie qu’ils se moquent de moi.

Vous jurez fidélité et protection ?…

Lionel n’avait pas entendu la voix du prêtre : il ne répondit point.

Le prêtre recommença.

Lionel se réveilla comme d’un songe.

Oui, dit-il ; et il prononça ce mot d’une voix ferme, avec un accent si plein de sincérité, que Clémentine, étonnée, tourna la tête vivement pour le regarder, au grand scandale des assistants, qui trouvèrent ce regard bien osé pour une mariée.

Le curé fit un long discours, fort inconvenant, fort ridicule, ce qui malheureusement arrive quelquefois. Les gens indifférents, les curieux, en rirent avec assez peu de ménagement. Mais la pauvre mariée, qui ne l’écoutait pas, pleurait… elle pleurait son beau rêve détruit ! Malgré ses efforts pour se contraindre, on entendait ses sanglots. Lionel en fut effrayé ; il se crut deviné… un sentiment de profonde pitié s’empara de lui : — Qu’elle doit être malheureuse ! pensa-t-il.

Il regarda sa femme. Clémentine était charmante en cet instant. Son voile, d’un travail admirable, gracieusement jeté sur ses épaules ; sa tête baissée, ses mains jointes, sa taille doucement inclinée devant l’autel : toute cette attitude de recueillement qui cachait un si violent désespoir ; tant de modestie apparente et d’agitations dévorées lui donnaient un charme indicible. L’élégance ne nuit pas aux allures du désespoir. Beaucoup de dentelles dans le désordre de la passion, cela fait très-bien. Lionel était plus que personne sensible aux séductions de l’élégance, et ce désespoir si bien paré lui alla droit au cœur. Quoiqu’il la trouvât jolie, il n’aimait point Clémentine ; mais il devint subitement amoureux de la femme qui était là… à genoux, en larmes, avec des diamants, des fleurs, et de l’amour peut-être… Il commença à envisager sa situation sans horreur… Et quand la cérémonie fut achevée, quand il offrit la main à sa femme pour la conduire dans la sacristie, la regardant avec tendresse, il lui dit :

— Clémentine, êtes-vous donc malheureuse ?

— De la pitié ! pensa-t-elle, je n’en veux pas… j’aime mieux sa haine !