Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 24

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 334-342).


XXIV.

LE SOIR.


Madame de Pontanges est couchée sur un canapé. Sa blessure n’est pas grave, mais Laurence ne peut marcher.

Madame Ermangard est descendue dans le salon, dont elle fait les honneurs à plusieurs femmes pendant l’absence de sa nièce.

Lionel est resté près de Laurence pour lui tenir compagnie.

Il s’est assis près d’elle sur une petite chaise, il la contemple avec recueillement. — Que vous êtes belle ce soir ! dit-il d’une voix oppressée. Oh ! mon Dieu !…

Laurence souriait tendrement.

— Que c’est joli une femme malade ! disait-il, une douce malade qu’on peut soigner, qui est dans votre dépendance ! car enfin vous dépendez de moi, vous ne pouvez marcher sans que je vous aide ; si vous vouliez… ces fleurs qui sont là-bas, vous seriez obligée de me les demander.

— Eh bien, je les veux ! dit madame de Pontanges, allez me les chercher.

— Vous les voulez ! pourquoi ? elles font un si joli effet d’ici, dans ce beau vase ; quelle idée !…

— Ah ! voilà comme vous êtes, vous me dites de superbes phrases sur le bonheur de me soigner, et vous me refusez la seule chose que je vous demande — Une maladie, c’est le droit aux caprices… pourquoi contrariez-vous les miens ?

— Parce que, madame, vous choisissez très-mal vos caprices.

Lionel dit ces mots avec finesse et tant de coquetterie, que madame de Pontanges, embarrassée, voulut changer de conversation… si toutefois ces niaiseries peuvent s’appeler conversation.

— Donc ! je renonce à ce caprice, puisqu’il vous déplaît, dit-elle. Avez-vous lu le livre que je vous ai prêté ?

Indiana ? oui : c’est admirable ; le caractère du héros pourtant est un peu forcé.

— Tous les hommes disent cela, peut-être parce qu’il est vrai. J’ai peur qu’il ne soit ressemblant, dit Laurence ; mais je connais si peu le monde… Quel style !

— Superbe ! mais je hais la littérature ce soir.

— De quoi donc voulez-vous parler ?

— De vous, Laurence, qui êtes si belle, et de moi, qui vous aime tant…

Alors il se mit à genoux devant le canapé où madame de Pontanges était couchée, et il prit ses deux mains qu’il baisa tendrement.

— On vient ! dit-elle. Lionel se leva.

Un domestique entra au même instant ; il paraissait inquiet. Il s’approcha de madame de Pontanges, et, passant derrière le canapé, il lui dit ces mots à l’oreille : — Il ne veut pas, madame… les prières, les menaces, il n’écoute rien !

— Eh bien, j’y vais, dit-elle en essayant de se lever ; allez chercher Joseph, vous m’aiderez avec lui à descendre.

— Ah ! je porterais bien madame à moi seul, dit le vieux bonhomme.

— Je n’en doute pas, reprit madame de Pontanges en riant ; mais il vaut mieux que Joseph soit avec vous.

— Quelle imprudence ! s’écria M. de Marny, vous voulez descendre ?

— Il le faut… Amaury ne veut rien manger… d’ailleurs, je ne souffre pas beaucoup ce soir… Allez rejoindre ma tante, continua-t-elle ; je ne veux pas que vous assistiez à mon enlèvement, vous vous moqueriez de moi.

— Rire de vous ! s’écria Lionel, quand vous êtes si bonne ; mais vous êtes un ange qu’il faut adorer.

Lionel descendit dans le salon et raconta très-haut, avec beaucoup d’indignation et de pitié, comment madame de Pontanges, qui avait la jambe blessée par un coup de faux que lui avait donné le matin son mari, venait de se faire porter près de lui pour lui servir à dîner.

« Ses amis devraient s’entendre pour lui épargner tant de souffrances, disait-il ; ce fou a manqué de la tuer ce matin ; vraiment c’est de la barbarie, c’est une imprudence impardonnable que de laisser ainsi une jeune femme exposée à de telles fureurs. Le danger pour tout le monde est continuel, reprenait-il ; cet homme mettra le feu à la maison ; il devient tous les jours plus irascible, et vraiment c’est un devoir pour les parents de madame de Pontanges de la contraindre à confier son mari aux soins d’un médecin habile qui veillerait sur lui… »

C’est-à-dire de l’enfermer dans une maison de fous.

Chacun fut de son avis, excepté le curé, qui regardait comme une impiété de ravir à ce pauvre idiot la seule personne qui l’aidât à vivre.

— Je connais M. le marquis depuis son enfance, c’est moi qui l’ai baptisé, disait-il ; je ne l’ai jamais quitté ; il est d’un caractère très-doux ; madame de Pontanges n’a rien à redouter de ses accès de fureur. Laissez, monsieur, cet ange de bonté accomplir la mission que le Ciel lui a confiée ; madame de Pontanges est heureuse de son dévouement, et j’espère qu’elle n’a donné à personne le droit de la plaindre.

— Je le crois comme vous, monsieur le curé, répondit Lionel avec dépit ; et j’espère pour vous aussi que vous ne serez pas dans ce château le jour où M. le marquis de Pontanges y mettra le feu.

Lionel sortit du salon en achevant ces mots.

M. de Marny était de mauvaise humeur.

Il entra dans sa chambre, et, se parlant à lui-même : « Cet homme est mon ennemi Le curé est contre moi… il parlera à la tante et la mettra aussi contre moi. Tous deux ils parleront à Laurence, qui me dira de ne plus la voir. Si je ne l’engage pas à jamais dès aujourd’hui, si je ne la compromets pas vis-à-vis de moi et d’elle-même par l’aveu le plus passionné, si je ne l’enchaîne pas enfin par un amour irrésistible… je suis un homme perdu !… »

Et sa résolution fut prise.

Il y avait en cet instant un peu de rage dans son amour.

Dès qu’il entendit madame de Pontanges remonter dans son appartement, il lui fit demander si elle était visible.

Bientôt il se trouva près d’elle.

Laurence s’était de nouveau couchée sur son canapé ; elle était pâle et paraissait souffrir.

— Pauvre femme ! s’écria Lionel en la regardant, comme vous êtes pâle !… vous ne guérirez jamais, si vous marchez avec votre blessure. Ne pouviez-vous donc vous dispenser de ce soin aujourd’hui ?

— Vous voyez bien que non. Il n’écoute que moi.

— C’est votre faute ; vous l’avez gâté : si vous aviez eu plus de fermeté avec lui, vous l’auriez accoutumé à se passer de vous. Cet esclavage est insupportable ; vous voilà maintenant plus souffrante que ce matin… Mais aussi vous êtes bien belle comme cela !… Que cette langueur vous va bien !… Oh ! ne me regardez pas !…

— Il y a du monde encore dans le salon ? demanda-t-elle.

— Oui, votre sous-préfet qui m’ennuie, votre grave pasteur qui me fait peur, et madame votre tante qui me déteste ; en vérité, tout le monde ici est malveillant pour moi.

— Pourquoi cela ?

— Vous le savez bien.

Elle ne répondit pas.

— Oh ! je suis triste, dit Lionel en soupirant.

Il cacha sa tête entre ses mains.

— J’étouffe, ajouta-t-il à voix basse. Ah ! mon Dieu, je n’ai jamais été si amoureux !

Ces mots, que Lionel semblait dire pour lui seul, furent un coup de foudre pour madame de Pontanges…

Elle n’avait jamais pensé que M. de Marny fût amoureux d’elle.

Leur amour ressemblait si peu à celui qu’elle avait lu dans les livres, les sentiments de Lionel s’exprimaient d’une manière si moderne, il parlait si peu de sa flamme, de rocs escarpés, de faveurs précieuses, de tourments délicieux, de transports jaloux, que Laurence s’était méprise sur la tendresse qu’il lui témoignait ; et dans cette passion si vraie, exprimée avec tant de simplicité, elle n’avait pas reconnu l’amour, — l’amour de roman qu’elle avait rêvé.

Cette découverte l’épouvantait.

Alors elle comprit son danger.

Lui… voyait son trouble et s’en réjouissait.

Elle n’osait lever les yeux ; elle sentait les regards magnétiques de Lionel peser sur elle ; ces regards, comme un aimant irrésistible, attiraient vers eux toute son âme et s’en emparaient.

Oui, son cœur, doucement arraché par une force invincible, semblait la quitter.

Une émotion inconnue l’agitait.

Ce fut d’abord une crainte vague…

Puis une flamme sourde qui courait dans ses veines, qui brûlait son sang ;

Puis une oppression de bonheur enivrante ;

Puis une tristesse voluptueuse et sublime ;

Enfin tous les symptômes, les ébranlements, les vertiges, les délices, les angoisses d’une passion toute-puissante qui s’intronisait dans son cœur.

Heureusement pour Laurence, il éprouva, lui, le contre-coup de cette émotion violente ; il fut si heureux, si étourdi de son empire, qu’il oublia d’en profiter. S’il eût été près d’elle en ce moment, elle ne l’aurait pas repoussé… elle était si troublée…

Il lui laissa le temps de se remettre, — et quand il revint près d’elle, quand il tomba à ses genoux, elle avait recouvré la pensée ; elle eut le courage de l’éloigner ; et réunissant toutes ses forces pour retrouver la voix, elle dit :

— Vous vous trompez, Lionel, je n’ai jamais eu d’amour pour vous…

Lionel sourit… ce sourire exprimait une incrédulité si tendre !

— Je connais mon cœur, reprit Laurence froidement ; il ne peut éprouver un sentiment coupable ! Oh ! ne cherchez pas à me l’inspirer… je vous haïrais. Il me serait impossible de vivre avec un remords. Le sentiment que j’ai pour vous est si pur, que jusqu’à présent il ne m’avait pas effrayée ; il était si doux !… N’en faites pas un supplice.

Et tombant dans les vulgarités d’usage :

— Ne voyez en moi qu’une sœur, ajouta-t-elle, une amie dévouée à qui vous direz tous vos chagrins, qui vous donnera toute sa confiance, qui vous chérira sans rougir. Vous ne savez pas comme je serais malheureuse si j’avais un crime à me reprocher ! Ma vie est triste, sans doute ; mais elle est calme ; elle me deviendrait alors odieuse ! Je puis tout supporter, excepté un remords.

Elle débita, comme si elle l’avait apprise par cœur, cette longue tirade de phrases vertueuses, cette formule insignifiante qui sert également à toutes les femmes, dans les préliminaires d’un amour : — à la femme galante qui examine ; — à la prude qui cache une autre intrigue ; — à la coquette qui joue un rôle ; — et à la femme honnête aussi, à qui toutes les autres l’ont empruntée.

Laurence récita ces phrases sans hésiter, parce qu’elle avait lu dans les livres qu’on répondait ainsi à une déclaration d’amour, et elle appuya sur le mot une sœur, — mot toujours si mal reçu en pareil cas, — en véritable femme de province.

Une seule chose manquait à ce beau discours :

l’accent.

Le ton, comme on dit encore en province.

Or c’est l’accent seul qui persuade, et M. de Marny ne fut nullement persuadé. Il contemplait Laurence avec extase. Il n’écoutait point ce qu’elle disait ; sa voix seule résonnait vaguement à son cœur, mais cette voix était si tendre, si troublée, qu’il ne pouvait soupçonner qu’elle parlât raison.

Et Laurence était si belle en ce moment ! le bonheur et l’effroi d’être aimée la faisaient rougir et pâlir tour à tour. — Il y avait de la grâce jusque dans sa niaiserie. Comme Lionel adorait cette dupe ravissante, si lente à comprendre ce qu’elle éprouvait ! Tout en elle était amour : il y avait de l’amour dans sa tristesse, dans son sourire, dans ses regards, dans ses cheveux ; et elle disait : « L’amour ne troublera jamais ma vie ! » et elle reniait son propre cœur. Oh ! que de gens voudraient avoir, pour dire : « Je vous aime ! » l’accent qu’elle trouva pour dire : « Je ne vous aime pas ! »

Et ce fut à son accent que Lionel répondit ; il perdit la tête :

— Ô Laurence, s’écria-t-il avec passion, que je vous aime, moi !

Et il la pressait sur son cœur, il couvrait de baisers ses cheveux, son front, ses yeux, ce visage si beau qu’il adorait… sans qu’elle pensât à se défendre, tant elle était stupéfaite de le voir ainsi répondre par des caresses à ses raisonnements si froids.

D’abord, elle fut saisie d’une émotion si vive à ces caresses inconnues pour elle, — elle, pauvre femme qu’un baiser fraternel même n’avait jamais émue, qu’un baiser d’amour n’avait jamais brûlée ; elle fut si ravie, qu’elle ne songea pas tout de suite à se défendre…

Bientôt cependant elle se révolta.

— Mais c’est affreux ! s’écria-t-elle ; Lionel, vous ne m’avez donc pas entendue ? mais vous ne me comprenez donc pas ?

— Je ne comprends que vos regards qui m’appellent, et je leur réponds. Vous m’aimez, Laurence !… Laurence, pourquoi combattre ? je lis mieux que vous dans votre âme. Oh ! ne me repoussez pas… vous en seriez si malheureuse !… Vous m’aimerez tant…

— Eh bien, oui, je vous aime ! reprit-elle avec douceur, mais pas comme vous croyez. Écoutez-moi, ne me regardez pas ainsi, mettez-vous là, et causons de bonne amitié ; je vous aimerai si vous êtes docile…

— Oui, me voilà… je me soumets, Laurence ; j’écoute… vos beaux raisonnements, mais donnez-moi votre main.

— Si vous me faites peur, Lionel, je n’oserai plus vous voir, je vous dirai de ne plus venir…

— Qu’est-ce que cette bague… que vous avez là ?

— Elle me vient de ma belle-mère ; elle me l’a donnée en mourant, hélas ! le jour que je lui ai promis d’épouser son fils…

— Vous lui étiez donc bien dévouée à cette femme ?

— Je lui aurais donné ma vie… et j’ai fait pour elle un sacrifice quelquefois au-dessus de mon courage ; cependant je l’accomplirai jusqu’au bout ; je lui ai juré de ne jamais quitter son fils, j’ai juré devant Dieu de rester fidèle à mon mari, et, malgré vous, Lionel, je tiendrai mon serment.

— Cet héroïsme est absurde, reprit froidement M. de Marny ; qu’importe à votre mari votre fidélité ? il n’y comprend rien, il ne vous en saura aucun gré… Vous refusez le bonheur… et vous ne pouvez offrir à personne ce sacrifice.

— Dieu m’en récompensera, dit-elle en levant les yeux au ciel.

— Dieu ?… répéta Lionel d’un air d’incrédulité.

— Vous vous moquez de mes scrupules, reprit Laurence, à qui l’étonnement de Lionel n’avait pas échappé ; on ne croit donc plus à la religion à Paris ?

— Si, au contraire ; toutes les femmes sont dévotes, les églises sont pleines ; on s’y bat, il s’y passe des choses inouïes… — Rassurez-vous, on va beaucoup à la messe cette année.

Laurence ne comprenait rien à ce langage. Cette façon légère de parler d’une chose sainte la révoltait : une franche impiété l’eût moins blessée.

— J’aime beaucoup les dévotes, ajouta Lionel ; c’est si joli une femme à genoux ! Mais n’allez pas dire à M. le curé que je vous aime, il n’est pas déjà très-bienveillant pour moi ; s’il apprenait…

— Je ne sais pas mentir, répondit-elle avec dignité.

— Il faut apprendre, dit Lionel en appuyant son front sur le bras de madame de Pontanges, que cette familiarité câline offensa. Vous êtes dévote, madame ; mais vous êtes prude aussi, et cela n’est pas bien !

— Je ne suis pas prude, Lionel, je vous le dis sincèrement, tout ce qui est mal me déplaît.

— Mal !… mais ce n’est pas mal, d’aimer !

— C’est mal lorsqu’on n’est pas libre.

— Vous êtes libre, puisque vous n’aimez pas votre mari…

— Qu’importe ?… je suis mariée !

— Mariée ! répéta Lionel avec le plus singulier sourire. Puis il ajouta : — Vous avez donc le préjugé du mariage ?

— Préjugé ! répéta madame de Pontanges… je n’appelle pas préjugé un engagement sacré…

— Il n’est d’engagements sacrés que ceux du cœur ; l’amour, Laurence, c’est la seule loi qu’il faille suivre ; le bonheur de celui qu’on aime, c’est le seul devoir de la vie. — Le mariage n’est qu’une association de convenances ; c’est une fraternité d’intérêts et non de sentiments ; c’est une imposture spirituelle pour donner des garanties à la société. Le mariage est une fiction ingénieuse ; les maris eux-mêmes, qui l’entretiennent encore, n’y croient pas ; ils savent bien que la fidélité est impossible, et, il faut leur rendre justice, ils n’y prétendent pas…

Laurence était atterrée ; tant de corruption la désenchantait.

— J’y crois encore, moi, dit-elle sèchement ; J’en suis fâchée pour vous, monsieur.

Comme elle achevait ces mots, madame Ermangard revint.

— Il est tard, ma nièce, dit-elle, vous êtes souffrante ?

— J’attendais votre arrivée, madame, ajouta M. de Marny, pour me retirer ; je pense, comme vous, que madame votre nièce a besoin de repos.

Lionel sortit sans regarder Laurence.

« Voilà une soirée d’amour qui finit d’une manière bien agréable ! pensa-t-il. J’ai eu tort… je l’ai effarouchée trop vite ; il fallait dire comme elle, partager toutes ses idées folles, tous ses préjugés ; il fallait admettre tous ses principes en général, mais la placer, elle, dans l’exception ; il fallait dire : Toutes les femmes doivent aimer leurs maris, excepté vous le vôtre, qui est une fiction légale, mais non une réalité sacrée. Allons, j’ai manqué d’adresse : c’est que je l’aime, et puis elle est si belle !… Mais n’importe… elle m’aime aussi, je réparerai cela demain. »