Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 21

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 324-327).
◄  Diplomatie
Agitation  ►


XXI.

UNE SOIRÉE ENNUYEUSE.


Madame Ermangard, M. le curé, M. le sous-préfet, — c’est-à-dire l’ancien sous-préfet, que les événements de Juillet avaient détrôné et qu’on s’obstinait encore à nommer M. le sous-préfet, manière ingénieuse et pacifique de protester contre la révolution de 1830, — madame la sous-préfète, étaient dans le salon. — M. le sous-préfet jouait au piquet ; il faisait la chouette à madame Ermangard et à M. le curé, étonnés tous deux de n’être pas ennemis ce soir-là. — C’était une grande maladresse pour des gens qui devaient jouer l’un contre l’autre le lendemain et les autres jours de leur vie, que de se dévoiler ainsi leur manière de procéder, leurs tours, leurs secrets. — Cela était bien imprudent.

Madame la sous-préfète regardait des gravures anglaises dans un keepsake. — Lionel lisait les journaux, et Clorinde brodait des pantoufles à côté de lui.

Madame de Pontanges s’absenta une heure, comme tous les soirs, pour aller surveiller le dîner de son mari. Rien ne pouvait la dispenser de ce devoir. Pendant ce temps on se répandit en élégies sur son destin, et l’on reprenait la phrase habituelle : — Pauvre jeune femme ! quelle existence !

L’ex-sous-préfet seul jeta les yeux sur M. de Marny, et se permit un très-malin sourire.

Madame de Pontanges revint ; elle s’assit sur un canapé auprès de la femme du sous-préfet.

Lionel, ne disait rien. Il souffrait réellement, il était sincèrement malheureux ; il ne pouvait parler, sa douleur l’étouffait. Madame de Pontanges remarqua cette préoccupation, et, persistant à l’attribuer à l’affaire importante qui avait retenu M. de Marny à Paris, elle cherchait par des prévenances pleines de grâce à le dédommager de ce qu’elle appelait un sacrifice. Or rien n’est plus offensant pour un homme très-amoureux que ces attentions, ces soins visibles ; rien n’atteste plus l’indifférence. Une femme qui répond à votre amour n’ose pas les avoir pour vous : ces soins lui sembleraient sans pudeur ; à peine s’occupe-t-elle de vous dans le salon ; vous risquez fort de ne pas avoir une tasse de thé chez elle. Ce n’est pas par prudence qu’elle vous évite, c’est par un sentiment de bon goût naturel. Ah ! mon Dieu, les femmes du monde se trahissent bien plus par leur réserve que par leurs coups de tête. J’ai observé cela.

— Monsieur de Marny, qu’avez-vous ? demanda madame Ermangard ; vous paraissez soucieux, vous n’avez rien mangé à dîner.

— Madame, répondit Lionel avec embarras, c’est que j’avais déjeuné fort tard.

Le fait est qu’il n’avait pas dîné, le chagrin lui avait ôté l’appétit. Ah ! cette fois ce n’était pas une diète affectée, un mensonge d’estomac pour séduire ; c’était un véritable désespoir, un pur chagrin.

La tristesse de M. de Marny se reflétait sur tout le monde.

La conversation était languissante ; dans l’intervalle des coups de piquet, et pendant qu’on donnait les cartes, le curé parlait de l’enterrement du matin. On causa longtemps de la défunte, et comme madame de Pontanges l’avait connue, cette circonstance servit de prétexte à la mélancolie de chacun.

Madame de Pontanges parlait tout bas toilette et tapisserie avec la femme du sous-préfet ; de temps en temps elle adressait à M. de Marny une question oiseuse, à laquelle il répondait brièvement, puis il continuait sa lecture.

— Madame d’Auray est venue hier me faire ses adieux, disait Laurence.

— Ah ! elle part… où va-t-elle ? demanda Lionel.

— Elle va passer quelques jours en Touraine, chez une parente de son mari.

— C’est une élégante, madame d’Auray, reprenait la sous-préfète. Elle a tous les jours une robe neuve ; on dit qu’elle donne à sa femme de chambre un chapeau qu’elle a mis deux fois ; elle est donc riche à millions ? C’est comme l’impératrice Joséphine, qui ne portait jamais des souliers qu’une fois.

Et la conversation retombait naturellement sur la toilette et autres futilités ; ce fut ainsi toute la soirée.

Lionel était si amoureux, qu’il ne s’apercevait pas qu’il s’ennuyait. Qu’auraient pensé de lui ses camarades de salon, en le voyant résigné à passer sa vie entre ces insignifiants personnages, lui, accoutumé à toutes les délices de la bonne et de la mauvaise compagnie de Paris, lui qui n’admettait au nombre de ses alliés de plaisir que les fashionables les plus spirituels, lui que les gens communs révoltaient ! Comme ils auraient soupçonné la candeur de son amour ! Madame de Pontanges eût été plus que compromise, car rien ne compromet plus une femme que les sacrifices d’un élégant, que la patience, la résignation d’un homme à la mode à supporter ses ennuyeux. Une femme d’esprit disait : « On a ses ennuyeux comme on a ses pauvres… » Madame de Pontanges était bien charitable en cela.

La résignation de M. de Marny était exemplaire. Encore si on lui avait envoyé un regard d’amour, il aurait eu le courage d’être aimable, même pour la sous-préfète ; mais, hélas ! Laurence ne le comprenait pas ; il n’y avait plus d’amour entre eux.

Enfin chacun se retira.

Madame de Pontanges, épuisée par deux jours de souffrance, deux nuits d’inquiétude, avait besoin de repos.

L’amour s’était engourdi dans son cœur, il n’agissait plus sur sa pensée ; elle ne distinguait qu’une chose, entre toutes ses idées confuses, c’est que ce qui l’avait tant inquiétée la veille n’était rien, et qu’elle pouvait dormir tranquille aujourd’hui…

Et elle dormit.

Mais Lionel… lui !…