Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 2
II.
UN DÎNER DE CHASSEURS.
— Oh ! c’est une longue histoire, répondit madame d’Auray aux chasseurs qui l’interrogeaient. C’est tout un roman… — Monsieur de Méricourt, vous ne mangez pas de potage ?
— Non, merci, madame, répondit le prudent voisin de campagne, je n’ai pas envie de m’étouffer sans me nourrir : la soupe est l’aliment des estomacs paresseux.
Après cette explication, madame d’Auray continua :
— Mademoiselle de Champville avait douze ans lorsque sa mère mourut ; elle était sans fortune. Madame de Pontanges, sa marraine et intime amie de sa mère, la recueillit chez elle et la fit élever… — Monsieur Rapart, encore un petit pâté ? vous les aimez…
— Volontiers, madame ; voici un brochet qui vaut tous les gibiers du monde, messieurs les chasseurs.
— Heureusement, dit M. d’Auray ; car je ne sais ce qui serait arrivé si nous eussions eu foi dans l’adresse de ces messieurs ; ils n’ont tué que deux alouettes, et vous risquiez fort de mourir de faim.
— Jamais je ne me consolerai, dit Lionel, d’avoir manqué un faisan admirable. Je n’en ai jamais tué un plus gros.
— Ni un plus petit, ajouta M. d’Auray en riant. Avouez franchement, mon cher Lionel, que vous n’êtes pas un habile chasseur.
— Oh ! je n’y prétends pas, reprit Lionel ; je ne chasse que pour tuer le temps.
— Et vous restez fidèle à votre plan, dit l’ancien héros de l’Empire qui excellait dans l’art d’élargir une plaisanterie. Moi, j’ai manqué un chevreuil comme j’entrais dans la forêt ; mais je dois dire à ma justification qu’au moment de tirer… j’ai éternué… et qu’alors le coup est parti trop tard.
— Moi, j’ai tué une perdrix qui est allée tomber par-dessus le grand mur de M. Chenneville. Elle est partie, flon, flon ; — j’ai tiré, pan ! pan ! — Mais, paf !… elle est retombée de l’autre côté, et le voisin la dévore sans doute à son dîner.
— En vérité, messieurs, vous n’avez pas le droit de parler chasse aujourd’hui. Devant une table couverte de gibier, on peut à la rigueur subir ce genre de conversation et entendre le récit piquant de la mort des succulentes victimes que l’on va manger ; mais lorsqu’il n’y a sur la table que du filet de bœuf et du poisson, la manie des chasseurs devient insupportable !
Madame d’Auray prononça ces derniers mots d’un petit ton sec qui voulait dire : « Lorsqu’on me force de raconter une histoire, on devrait au moins l’écouter. »
Lionel devina la pensée de la maîtresse de la maison.
— C’est votre faute aussi, madame, reprit-il avec adresse, vous ne voulez pas nous finir l’histoire de la femme au fou.
— Ah ! c’est vrai, la chasse nous faisait oublier la femme au fou !
— Eh bien, je vous disais que madame de Pontanges avait élevé Laurence comme sa fille, qu’elle l’avait comblée de tendresse, et que par reconnaissance Laurence avait consenti à épouser son fils.
— Eh bien, qu’est-ce qu’il y a de romanesque là-dedans ?
— Ma femme a oublié de vous dire, reprit M. d’Auray, que le fils de madame de Pontanges est fou.
— Vous le flattez… il est imbécile ! s’écria madame d’Auray impatientée d’avoir manqué son histoire. C’est un véritable crétin ; il a vingt-cinq ans passés et il ne dit encore que maman.
Tout le monde se mit à rire à ces mots. Lionel seul s’écria :
— Pauvre jeune femme, si belle !