Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 12

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 293-297).


XII.

L’AMOUR.


— Il fait trop froid dans le grand salon, dit Laurence : montons plutôt chez moi.

Lionel suivit madame de Pontanges dans les petits appartements.

Celui que Laurence avait fait arranger pour elle ne ressemblait point au reste du château ; et M. de Marny commença à prendre meilleure opinion du goût de madame de Pontanges en voyant le confortable de ce salon.

Les portes en étaient bien closes et d’épais rideaux les recouvraient. Tous les meubles étaient commodes.

Il y avait ces trois choses qui font la vie d’un appartement : un bon feu, des tapis et des fleurs.

— Nous sommes bien ici, parce que j’y suis la maîtresse, dit Laurence ; ailleurs, ma chère tante est mon tyran. Si elle pouvait seulement tomber malade sans danger pendant trois jours, je m’emparerais de toutes les clefs, du gouvernement de ma maison, et l’on ne vous ferait plus faire de si mauvais déjeuners.

— Pourquoi cette faiblesse ? reprit Lionel ; dites-lui une bonne fois qu’elle mène votre maison tout de travers, et soyez la maîtresse chez vous.

— J’ai essayé déjà bien souvent de prendre ce parti, mais ma pauvre tante se désole ; elle veut, dit-elle, en se rendant utile s’acquitter de ce que je fais pour elle, et me rembourser en économie ce qu’elle me coûte. Quelle folie ! comme si je n’avais pas plus de fortune qu’il ne m’en faut ! Eh bien, quand je parle de cela, elle pleure et menace de s’en aller…

À l’époque où l’égalité était une mode, madame Ermangard, ou plutôt Julie de Champville, avait épousé un jeune homme indigne d’elle : on entendait alors, par là, un brave garçon qui n’était ni comte ni marquis. La nature l’avait douée d’une tournure vulgaire ; elle acquit, dans la famille bourgeoise de son mari, des manières communes. Madame Ermangard n’était point de ces esprits impérieux qui imposent leurs couleurs aux autres ; elle était de ces caractères vagues sur qui tout déteint, et il fallait être faible autant que Laurence pour n’avoir pas pu s’établir en souveraine auprès d’une personne si radicalement insignifiante.

— C’est à madame votre tante, cette petite fille que j’ai vue ce matin ? demanda M. de Marny.

— Non, c’est une orpheline, une filleule de ma belle-mère, que j’avais fait mettre en pension il y a quelque temps ; mais elle y était humiliée, malheureuse, et je l’ai reprise chez moi.

— Vous êtes trop bonne, en vérité ! s’écria Lionel avec mépris.

Madame de Pontanges sentit tout ce qu’il y avait de sécheresse dans ce mot.

— Rassurez-vous, reprit-elle avec amertume, ma bonté ne s’adresse pas seulement aux êtres disgraciés de la nature, il me reste encore de la pitié pour ceux qu’elle favorise injustement.

Lionel fut atterré de cette réponse. Il ne concevait pas qu’on eût pénétré avec tant de puissance une pensée qu’il n’avait pas exprimée.

Car, depuis un moment, il se disait en lui-même : « Cette femme est absurde ! elle devrait envoyer son mari à Charenton, sa bossue au couvent, et sa tante à tous les diables ! » — en un mot, vivre en égoïste comme lui. — Il se sentit alors inférieur d’âme et mesquin de sentiments devant cette jeune femme, et il la prit en horreur tout à coup.

Mais ce sentiment fut passager, et ce ne fut qu’un éclair de haine… L’amour revint… Lionel leva les yeux sur Laurence.

Qu’elle lui parut belle en cet instant ! Une profonde tristesse se peignait sur son visage ; il s’approcha d’elle et vint s’asseoir sur un canapé à ses côtés.

— Je vous ai fâchée, dit-il, pardon…

— Mais vous n’avez rien dit qui puisse me fâcher.

— Eh bien, qu’avez-vous ?

— Rien ; je vois que ce qu’il y a de bon en moi vous déplaît. Cette idée m’attriste.

— Oh ! ne croyez pas cela. Je souffre pour vous d’une générosité qui ne vous rend pas heureuse ; je gémis de cette existence si misérable, perdue pour vous, donnée à d’autres ; mais je vous aime de l’avoir choisie.

Lionel prononça ces mots avec tant de grâce ; ce mot, Je vous aime, qui n’était là qu’un mot de passage, il le dit si tendrement ; ses beaux yeux avaient une expression si douce, sa voix était si pénétrante, que Laurence sentit toute sa tristesse dissipée.

— Oui, madame, je le répète, dussé-je vous fâcher, ajouta-t-il avec finesse et coquetterie, vous êtes trop bonne, beaucoup trop bonne pour votre famille, pour messieurs vos cousins surtout.

Les joues de madame de Pontanges se colorèrent légèrement à cet aveu… car se montrer jaloux, c’est avouer qu’on aime.

— N’est-ce pas qu’il est aimable, mon cousin ? Depuis quatre ans je ne l’avais pas revu, et je ne le reconnaissais pas hier, tant il est changé, embelli. Je me rappelle…

— N’allez pas l’aimer au moins, interrompit Lionel, vous feriez mourir de chagrin lady Suzanne.

— Ah ! il y a une lady Suzanne !… Ne craignez rien, ajouta-t-elle tendrement, je ne l’aimerai pas.

Ils causèrent de la sorte pendant longtemps encore ; plus ce qu’ils disaient était indifférent, et plus leurs voix étaient émues. Jamais Lionel n’avait senti près d’une femme une si douce agitation. Toutes ses pensées étaient amour ; dans chacun de ses projets, il lui donnait sa vie. Cette glace d’égoïsme dont le monde avait frappé son cœur était rompue. Laurence l’élevait à elle ; il devenait bon, noble, généreux et candide comme elle. Les grimaces paraissaient si inutiles près de cette nature élevée, de ce caractère si vrai, qu’il oubliait le monde et redevenait simple de cœur comme un enfant ; et il s’abandonnait avec délices à cette foi nouvelle qui se révélait en lui ; et il s’étonnait, lui, blasé par tant d’amours vulgaires, de retrouver dans son âme fanée une si grande fraîcheur d’émotion. Lionel éprouvait une reconnaissance passionnée pour la femme qui le métamorphosait ainsi ; il ne lui parlait pas de sa tendresse, mais il regardait Laurence avec ivresse, et il se disait à part lui :

Que je l’aime !

Elle — de la voix la plus troublée — parlait de sa visite chez madame d’Auray, des livres qu’elle avait fait venir de Paris, du beau temps qu’il faisait ce jour-là, des choses les plus niaises, les plus inutiles ; mais elle disait toutes ces choses avec un accent qui bouleversait le cœur, avec des regards pleins de flamme et d’inspiration. Elle n’avait pour Lionel aucune parole de tendresse ; mais elle aussi se disait à part, tout au fond de sa pensée :

Que je l’aime !

Et tous deux semblaient, d’un commun accord, éviter une explosion de cœur trop violente, retarder de quelques jours encore un aveu trop doux, une émotion trop puissante, se préparer enfin, par l’habitude de s’aimer, à un bonheur que leurs âmes étaient en cet instant hors d’état de supporter.