Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 10

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 282-289).


X.

VANITÉ ET VANITÉ.


— Qu’avez-vous donc à rire, mademoiselle ?

— Rien, monsieur.

— Cependant vous riez.

Mademoiselle Clémentine Bélin vit que sa réponse était ridicule. Ce qui les faisait rire, elle et sa sœur, c’est qu’elles avaient aperçu par la fenêtre d’un cabaret un paysan qui embrassait une grosse paysanne, et je ne sais comment cela arrive, mais les petites filles voient toujours ces choses-là les premières dans une fête de village. Mademoiselle Clémentine, ne voulant pas dire pourquoi elle riait, chercha un autre prétexte à sa gaieté.

— Eh bien, ce qui nous a fait rire, dit-elle, c’est ce gros cocher rouge avec ses gants verts, qui a une si bonne figure…

— Ah ! je triomphe ! s’écria M. Bonnasseau, c’est elle ! Voilà le bel équipage de madame la marquise de Pontanges !…

Alors Melchior Bonnasseau rejoignit en courant madame d’Auray, et cria du plus loin qu’il l’aperçut : — La voilà ! la voilà !

Madame d’Auray s’avança vers la grande route, suivie de son brillant état-major composé des plus jolies femmes de Paris et des environs, qu’elle réunissait tous les ans chez elle à cette époque ; quelques jeunes élégants s’entremêlaient çà et là parmi les jeunes femmes ; un peloton de maris venait à la suite.

Cette nombreuse compagnie s’échelonna en bon ordre sur le bord de la route, et chacun, prévenu d’avance, se prépara à rire, ou plutôt à ne pas trop rire à l’apparition de la voiture de madame de Pontanges.

Et l’on vit s’avancer une vieille calèche jaune traînée par deux chevaux qu’on aurait pris pour des ours, tant leur poil était long et en désordre, sans les harnais à boucleries d’argent qui couvraient leur garrot. Le cocher, ou plutôt le cornac de ces étranges animaux, avait revêtu un riche habit de livrée rouge fort sale et beaucoup trop étroit pour lui. Il portait avec cela un pantalon de nankin ; il avait en outre d’énormes favoris soutenus par une cravate blanche à bouquets bleus, mise à son goût, c’est-à-dire formant un gros nœud, et, enfin, des gants vers ! qui paraissaient du reste assez chauds et assez commodes.

Le valet de pied, lui, était fort maigre ; son habit de livrée, du même âge que celui du cocher et de même fort sale, était de plus beaucoup trop large, et les manches, beaucoup trop longues aussi, lui cachaient entièrement les mains ; il les relevait par un petit mouvement très-gracieux chaque fois qu’il lui fallait ouvrir la portière de la voiture. Un col empesé lui montait jusqu’aux tempes ; sa cravate était jaune et noire, et ses gants… on ne les voyait point, vu la longueur des manches.

Madame de Pontanges fit arrêter tout cela en apercevant madame d’Auray. Alors on vit descendre de la bizarre calèche une petite fille courte, grosse, commune, ayant de vilains yeux malades, voilés par des paupières rouges et retournées, étalant sur le sable un grand pied plat et sans physionomie, tenant dans ses grands doigts osseux un gros mouchoir de toile à marque rouge, et le tortillant comme une corde par un naïf sentiment d’embarras ; une petite personne hideuse, qui promettait aussi d’être bossue et paraissait trop honnête fille pour ne pas tenir sa promesse.

C’était Clorinde, — orpheline âgée de douze ans dont madame de Pontanges prenait soin, et qui jetait sur elle un grand ridicule, — car c’est une faute immense aux yeux du monde que de protéger ce qui a véritablement besoin de protection, c’est-à-dire l’infirmité et la laideur.

Recueillez une jolie petite fille, bien gracieuse, bien espiègle, bien gentille, — c’est une bonne action qui vous donne une grâce de plus.

Sortez de la misère un enfant infirme, laid, malade, contrefait, — c’est une image dégoûtante que vous offrez au monde, et le dégoût que cette image inspire rejaillit sur vous ; il faut donc, hélas ! de la coquetterie en tout, même dans les bonnes actions.

— Oh ! quelle horreur ! s’écrièrent mesdemoiselles Bélin en apercevant Clorinde.

Madame Ermangard était très-parée.

Sur une bonne grosse figure toute ronde, elle avait mis un tout petit chapeau tout rond que sa figure remplissait jusqu’au bord… sur ce petit chapeau, elle avait mis deux toutes petites plumes… Tout cela tenait très-peu de place, et je gage que l’on pouvait serrer ce chapeau dans le tiroir d’une commode sans l’endommager.

Madame Ermangard avait sur les épaules une pèlerine de tulle brodée, qui comptait plus d’un printemps et que les années et les blanchissages avaient fort rétrécie. Cette indiscrète pèlerine laissait entrevoir à travers ses réseaux perfides une camisole de coton couleur de chair, qui plissait d’elle-même çà et là autour du cou. Peut-être était-ce pour imiter la nature. L’illusion était complète.

Laurence n’était guère mieux mise que sa tante. Elle portait un énorme chapeau de paille d’Italie, mal taillé, sans grâce, sans élégance, surmonté d’un panache de plumes blanches posées sans goût ; sa robe était de mousseline des Indes fort belle, mais elle manquait d’ampleur ; la taille était trop courte, les manches étaient mesquines, et tout cela sentait la province d’une lieue.

Ah ! j’oubliais encore un détail : elle avait une ceinture de moire bleue attachée par une boucle d’acier !… La boucle d’or qu’elle portait ordinairement s’était cassée la veille, et madame Ermangard avait eu la complaisance de lui prêter cette boucle d’acier qu’elle n’avait pas mise depuis douze ans.

Ces trois personnages formaient un ensemble vraiment risible. Laurence s’avançait gravement, donnant le bras droit à sa tante, si ridiculement affublée, et tenant de la main gauche sa petite protégée, si laide !

Je vous l’assure, en vérité, il n’y avait pas moyen de rester amoureux d’une femme encadrée de la sorte.

Surtout en présence de ces Parisiennes élégantes, femmes à la mode, s’il en fut, reines arbitraires de ce monde mesquin et vaniteux, pour qui la parure est la vie ; femmes sans amour, qui ont mis leur honneur à n’être jamais surprises en négligé, et qui accablent d’un mépris naïf et sincère la femme qui oublie de paraître belle.

Mesdemoiselles Bélin, en pensionnaires mal élevées, éclatèrent de rire et prirent en courant le sentier de l’avenue qui conduisait au château. Lionel les suivit. Il avait tellement peur d’être obligé à une politesse envers madame de Pontanges, qu’il la renia bravement.

Cette occasion d’éviter ses regards lui paraissant la meilleure, il offrit le bras à l’aînée de ces deux jolies personnes ; la plus jeune prit celui de son père, et tous les quatre se dirigèrent vers le château.

Devant la grille on dansait ; il y avait des boutiques illuminées tout autour de la place, qui était fort grande, de ces coquettes boutiques ambulantes qui ont l’air de toilettes à la duchesse, ou bien de petites chapelles, avec leurs cristaux, leurs porcelaines quasi dorées, leurs vases d’albâtre remplis de fleurs si franchement artificielles. C’était partout des loteries, des jeux de bague, des théâtres de marionnettes, des chants, des rires joyeux, des quolibets, des cris, toutes choses enfin très-gaies… ou fort tristes… cela dépend des caractères.

Les deux côtés de l’avenue étaient bordés de ces boutiques animées, et des lampions de toutes couleurs formaient des guirlandes de feu entre les arbres.

Madame d’Auray accabla Laurence de politesses. Elle était trop satisfaite de la trouver ainsi à son désavantage pour ne pas être généreuse envers elle.

— Venez avec nous voir la fête, lui dit-elle ; vous n’avez point de protecteurs, M. d’Auray vous offrira son bras.

Cela voulait dire : « Vous n’êtes point une femme à la mode comme moi, qui suis toujours fort entourée. »

Comme elle disait cela, deux jeunes gens qui achetaient des joujoux pour des petits paysans qui les suivaient attirèrent l’attention de madame d’Auray. L’un d’eux avait une tournure noble et distinguée ; on ne pouvait passer près de lui sans le remarquer.

— Que vend-elle donc de si beau, cette marchande ? dit madame d’Auray ; et elle s’avança vers la boutique.

Voyant arriver madame d’Auray, les deux jeunes gens se dérangèrent poliment pour lui faire place.

Tandis qu’elle choisissait différents objets dans l’étalage : — C’est vous, ma chère cousine ! s’écria le plus beau des deux jeunes gens en reconnaissant Laurence ; par quel hasard avez-vous quitté votre donjon ?

— Pour venir à cette fête, répondit madame de Pontanges. Mais vous-même, comment êtes-vous ici ? Je vous croyais en Italie.

— J’en arrive ; je ne suis de retour que depuis hier ; sans cela, vous m’auriez déjà vu, madame.

En cet instant, la petite bossue tira Laurence par le bras : — Je voudrais manger du pain d’épice, dit-elle.

— Viens, mon enfant, dit madame Ermangard, là-bas, nous allons en trouver.

Elle quitta sa nièce, et emmena Clorinde avec elle. Alors madame de Pontanges restant seule, son cousin lui offrit le bras, et ils reprirent ensemble le chemin de la grande avenue.

— Permettez-moi de vous présenter un de mes amis, dit-il, dont vous avez bien souvent entendu parler, l’auteur de la Physiologie des Égoïstes.

— Comment ! c’est vous, monsieur, qui êtes l’auteur de ce livre si spirituel ? Je l’ai déjà lu deux fois. Si vous saviez comme on est heureux, quand on vit dans la retraite, d’avoir à lire un de vos ouvrages ! À Paris, c’est de l’admiration qu’on a pour vous ; mais en province c’est de la reconnaissance, car nous vous devons nos seuls plaisirs.

Ferdinand Dulac répondit une phrase modeste, et la conversation s’engagea sur les auteurs à la mode.

Madame d’Auray était restée devant la boutique avec ses amies ; ces dames attendaient le groupe des maris, pour payer les diverses niaiseries dont elles avaient fait emplette.

Dès que M. d’Auray parut, sa femme alla vers lui.

— Quel est ce jeune homme, dit-elle, qui donne le bras à madame de Pontanges et qu’elle appelle son cousin ?

— C’est le prince de Loïsberg.

— Ah ! s’écria madame d’Auray, le prince de Loïsberg !

C’était nommer la fleur des élégants.

Madame d’Auray avait souvent entendu citer le bon goût et l’esprit de ce jeune fashionable, qu’elle désirait connaître depuis longtemps.

Le prince venait de passer deux ans en Italie. Cela explique comment madame d’Auray, si répandue dans le monde, ne l’avait pas encore rencontré.

— Et l’autre jeune homme qui est avec lui, qui est-ce ?

— Quoi ! vous ne le connaissez pas ? l’auteur en vogue, une de nos plus grandes célébrités, M. Dulac ?…

— Ferdinand Dulac, s’écria-t-elle encore, l’auteur de la Physiologie des Égoïstes ! où est-il, que je le voie ?

Et chacun se hâta de rejoindre madame de Pontanges pour contempler l’élégant écrivain dont les ouvrages obtenaient tant de succès et causaient aux femmes tant d’émotions.

En effet, c’était une espèce de curiosité qu’un homme d’esprit dans une fête de village.

Madame de Pontanges, parvenue en face de la grille du château, aperçut Lionel qui la regardait ; il avait fui loin d’elle tout à l’heure, et maintenant il mettait tous ses efforts à attirer son attention.

Laurence n’était plus pour lui la même femme ; le cœur de Lionel venait de se retourner.

Laurence — entre sa vieille tante et cette petite fille hideuse — lui avait paru ridicule.

Madame de Pontanges — entre le prince de Loïsberg et le spirituel Ferdinand Dulac — lui paraissait ravissante.

Je vous l’assure, en vérité, il était impossible de n’être pas amoureux d’une femme encadrée de la sorte.

Lionel quitta le bras de mademoiselle Bélin. Il vint saluer madame de Pontanges et Ferdinand Dulac, qu’il connaissait.

— Venez-vous voir danser, madame ? lui demanda-t-il.

— J’attends que ma tante nous ait rejoints.

— La voici, dit Lionel en allant au-devant de madame Ermangard de l’air le plus gracieux du monde.

— Qu’avez-vous fait de Clorinde ? demanda Laurence.

— Je l’ai confiée, reprit madame Ermangard, à quelqu’un qui se charge de la ramener chez vous.

— Eh bien, dit madame de Pontanges, allons voir le bal.

Je vous donne en cent à deviner ce que fit alors Lionel pour avoir le droit de suivre madame de Pontanges. — Il offrit son bras — à la tante !!!

Ce qui fit rire aux éclats mesdemoiselles Bélin. — Mais qu’importe ; riez, petites folles, il n’est plus question de vous ; vous n’êtes que des élégantes ! il lui faut des grandes dames maintenant.

Comme madame de Pontanges allait entrer dans la salle de bal, elle rencontra la dame de ces lieux, la duchesse de Champigny.

— Bonjour, chère belle, s’écria celle-ci ; qu’il y a longtemps qu’on ne vous a vue ! Est-ce que vous voulez entrer là dedans ? c’est un gouffre, n’y allez pas. Venez plutôt avec nous prendre des glaces dans le salon. Vous retournerez à Pontanges quand la lune sera levée. Il y a des siècles que vous n’êtes venue chez moi !

Voyant que Laurence hésitait :

— Madame Ermangard et monsieur voudront bien vous accompagner, je l’espère, ajouta la duchesse en regardant Lionel ; — que je ne sépare personne ! dit-elle en souriant.

Lionel obéit à cette invitation ; il suivit la duchesse et madame de Pontanges, et entra avec elles dans la cour du château.

Madame d’Auray, le voyant disparaître avec la duchesse de Champigny, qu’il ne connaissait pas, ne put cacher son étonnement, et l’on remarqua sa mauvaise humeur tout le reste de la soirée.

Pendant ce temps, Lionel faisait très-bien ses affaires au château. Il avait prié M. Dulac de le présenter à madame de Champigny en entrant dans le salon ; il resta plus d’une heure près d’elle, cherchant à lui plaire et à prouver qu’il avait de l’esprit.

La duchesse le trouva fort aimable ; et, le croyant des amis de madame de Pontanges, elle l’engagea à venir dîner chez elle le jeudi suivant.

— Nous aurons un grand génie, dit-elle, que vous serez charmée de connaître, Laurence.

— Qui donc ?

— Je ne veux pas vous le nommer ; il est si capricieux qu’on ne peut jamais compter sur ses promesses ; mais n’importe, venez toujours, ne fût-ce que pour moi.

On fit beaucoup de conjectures sur l’homme illustre que l’on annonçait avec tant de pompe et de mystère. La conversation se prolongea fort tard ; il était près d’une heure du matin lorsque madame de Pontanges se disposa à partir.

Alors M. de Marny se rappela qu’il avait perdu sa société. Madame d’Auray devait avoir quitté la fête depuis longtemps. Il était venu à Champigny dans sa voiture, et il n’avait nulle envie de retourner chez elle à pied. On sait que cette façon de voyager ne lui plaisait guère.

— Si vous n’avez pitié de moi, dit-il à madame Ermangard, je ne sais ce que je vais devenir ; madame d’Auray m’a abandonné, et si vous ne me donnez l’hospitalité, je serai forcé de coucher dans les champs.

— Nous ne souffrirons pas cela, s’écria madame Ermangard ; ma nièce et moi vous offrons une chambre à Pontanges et une place dans notre voiture. Aussi bien nous sommes seules et il nous faut un défenseur.

Laurence, qui n’avait pas entendu ce colloque, fut très étonnée de voir M. de Marny monter familièrement dans sa voiture et se placer en face d’elle.

Et Lionel, à son tour, fut très-étonné de se sentir si joyeux en s’asseyant dans ce singulier équipage dont il s’était tant moqué quelques heures auparavant. Certes, il ne croyait pas alors qu’il serait sitôt fier d’y monter.