Monsieur des Lourdines/Chapitre III

Bernard Grasset (p. 49-64).
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Il pénétra dans l’avenue et laissa derrière lui les deux vieux pavillons qui marquaient l’entrée de son domaine.

Dans la futaie, gagnée déjà des ténèbres, la lune, pâle, voguait sur des flots d’étoupes frangées de rousseurs. Le ciel se pommelait d’ouates éclatantes, se tendait, comme dans les vieilles soieries, de bleus tendres.

Du brouillard émergea la toiture infléchie du château, avec ses tampons d’ardoises plus neuves, que la lueur lunaire argentait.

Comme d’ordinaire, la chambre de sa femme était éclairée ; la lumière fluait mollement d’entre les petits carreaux.

Il ne rentrait jamais sans éprouver une certaine inquiétude de ce qui s’était passé en son absence, craignant toujours que la vieille Perrine ne vînt à sa rencontre, lui annoncer que madame était retombée dans une de ses crises. Parfois, il s’imposait bien de rester à la maison jusqu’au soir ; mais c’était, en fin de compte, se priver sans profit pour la malade, qui ne s’en montrait ni plus vaillante ni plus gaie.

Le Petit-Fougeray dormait déjà de la léthargie de toutes ses pierres rousses.

Cette demeure, qui, du dehors, n’en imposait pas par ses proportions, se dévoilait, à l’intérieur, immense, et beaucoup trop vaste même pour que M. et Mme des Lourdines, avec leurs quatre domestiques, pussent la remplir. Aussi se tenait-on dans la partie de gauche. Celle de droite, entièrement inhabitée, présentait, desservie par un interminable et étroit corridor, toute une enfilade de pièces, démeublées, spacieuses, et toujours en possession de leurs boiseries anciennes. On n’en faisait point usage. L’une, à l’occasion, servait bien de réserve pour le foin ; Célestin en utilisait une autre pour ranger le grain de ses volailles ; mais dans une troisième, probablement une ancienne salle de billard, traînait, oublié là depuis des années, un tamis sur un tas d’orge.

Et la poussière avait charbonné tout cela ; l’air y était glacial, chargé d’une odeur de paille renfermée et de moisissure ; des cocons tissés par les insectes tremblaient dans les courants d’air, et les araignées y suspendaient de lourdes mousselines, où facilement se fussent fournies de châles toutes les mariées du pays.

Quant à la chapelle, le siècle y mordait chaque année un peu plus avant, dans l’escalier qui perdait par lambeaux ses marches, dans la muraille où s’ouvrait une grande brèche à la hauteur de la tribune, dans la toiture d’où, s’entassant sur le sol, se détachaient des fragments de lattes et d’ardoises pourries. Par une ogive latérale, le figuier entrait un bras vigoureux, avec des feuillages.

Dans un encombrement de madriers, de caisses vermoulues qui avaient contenu des orangers, l’autel, au tabernacle soleillé d’or, obliquait dans sa chute entre deux anges décolorés, dont les doigts roides priaient sous des mentons écailleux.


M. des Lourdines se rendit tout droit à la cuisine, qui retentissait en ce moment sous les coups de hachoir de Perrine…

« Comment va madame ?

– Hé ! bé !… monsieur, le Bon Dieu est avec nous… »

Sous l’abat-jour, Estelle, la petite servante de Mme des Lourdines, piquait son aiguille dans de la lingerie qui débordait de son giron jusque par terre. Entre les deux femmes se tenait assis contre le mur, devant un bol à fleurs, un jeune homme du village voisin, un tourneur de rouets. Tous les soirs, Joseph venait passer la veillée, avant de regagner sa cabane où, très tard dans la nuit, on l’entendait chanter devant son tour, en creusant ses bobines.

« Voilà les champignons ; et qu’est-ce que tu confectionnes là, Perrine ?

– Un pâté de perdrix, notre monsieur. »

Mme des Lourdines était gourmande ; elle exigeait des sauces succulentes, des coulis raffinés.

Des linges blondoyaient devant l’âtre, au fond duquel les flammes semblaient porter elles-mêmes la marmite. M. des Lourdines s’approcha du feu et retira ses bottes, noires de boue. Puis, les pieds chaussés de pantoufles, un doigt posé sur le manteau de la cheminée, il demeura devant le foyer, tandis que Perrine lui préparait son repas, invariablement composé, le soir, d’une copieuse soupe aux choux et de deux œufs frais.

Il aimait beaucoup à s’attarder dans sa cuisine, et chaque fois qu’il rentrait de la campagne, il venait, comme cela, y passer un petit moment. Il aimait l’odeur qui s’en exhalait, une odeur de fumée, de pain, de laiterie. La lueur douce de la lampe éclairait les murs d’ocre, brillait sur les cuivres ; dans le coin, de la cheminée s’entassaient des fagots qui venaient de ses fermes, du Purdeau, de Lorgerie, de Fouchaut… Ce coin de la cheminée, c’était encore la campagne !… La vieille horloge, peinte et fleurie comme une idole hindoue, avec son hublot où repassait l’éclair du balancier, les vieux bougeoirs de cuivre, cabossés et faussés, les trois fusils suspendus au mur, tous ces objets lui retenaient un peu de son affection, exprimaient à son regard la poésie de la chose qui n’est pas bien loin d’avoir une âme, et une âme qui s’use à notre service…

Il y avait aussi, qui l’intéressait, collée au-dessus de l’âtre et noircie de fumée, une image représentant un épisode du passage de la Bérézina, une compagnie de voltigeurs assaillie par des cosaques et commandée par un jeune officier qui avait dans l’expression quelque chose d’Anthime !

Ce soir, il restait plus longtemps que de coutume à regarder les fagots et la vieille pendule, car probablement sa femme allait lui parler de l’ormeau, démontrer combien on avait eu raison de faire disparaître un arbre qui lui enlevait toute la lumière de sa chambre ; et lui ne se souciait point de ressasser ce sujet, qui lui faisait de la peine.

Enfin, son repas fini, il monta doucement, en évitant d’ébranler la rampe.

Dès l’entrée, la chambre de Mme des Lourdines dégageait une atmosphère de benjoin et d’eau de Cologne. Cette chambre, remplie de menus bibelots qui se renvoyaient de glace en glace leurs reflets de métal et de porcelaine, était rouge et or. Mme des Lourdines avait un faible pour le rouge, et spécialement pour le « rouge cerise » ; toutes ses bougies étaient « rouge cerise ».

En ce moment, elle donnait ses instructions à Frédéric au sujet des achats qu’il devait aller faire le lendemain à Poitiers. Ce voyage se faisait tous les quinze jours. Mais comme le cheval n’eût pas pu fournir dans la même journée les trente lieues de l’aller et du retour, le domestique couchait là-bas et ne rentrait que le lendemain.

« Vous me comprenez bien, Frédéric ?

– Oui, madame. »

Un rouleau de pièces d’or étincelait dans ses grasses mains de lait, très soignées, aux ongles polis « en amande ». D’autres rouleaux égaux, minutieusement rangés, s’alignaient devant elle sur une petite table de marqueterie.

Elle se tenait toujours à cette place, dans le fond, près de la fenêtre, à l’ombre pelucheuse d’une tenture.

Préoccupée, elle ne répondit que par un signe au bonjour de son mari, lequel, à pas de velours, alla s’asseoir contre la croisée.

C’était une femme fortement charpentée, qui n’avait jamais été belle. Frisée aux tempes, une dentelle noire sur les cheveux, sa longue figure chevaline, dont les traits pourtant ne manquaient pas de finesse, étoffée de chairs flasques et violacées sous la poudre, reposait dans la graisse trop blanche d’un double menton. Elle parlait par saccades, d’une langue empâtée, en dardant sur le cocher ses petits yeux ronds et brillants qui semblaient vouloir, à propos d’étoffes et de pastilles, le pénétrer jusqu’au cœur.

M. des Lourdines, se taisant, regardait Frédéric du même œil qu’il avait regardé en bas les bougeoirs et les fagots. Frédéric, bien que plus tout jeune, ayant passé la Bérézina comme cuirassier de la garde, montrait encore sur son siège un torse omnipotent et un regard césarien. Bien des filles du pays eussent voulu épouser ce bel homme ; mais lui, craignant, s’il épousait, de devoir quitter ses maîtres et ses chevaux, les avait toutes évincées, aussi indifférent à leurs manigances, aussi impassible que peut l’être un clocher au milieu des hirondelles.


« Et voici votre liste, Frédéric, ne la perdez pas !… puis cent francs pour les commissions. » Elle fit un grand effort du dos pour mettre l’argent dans la main du domestique. « Vous ne manquerez pas non plus d’aller chez le docteur Lancier, vous lui paierez ses honoraires… c’est cinq cents francs… les voici… faites bien attention !… vous le prierez également de venir… attendez ! » Elle réfléchit. « Non ! ne lui dites rien… je lui écrirai. »

Et elle fixait Frédéric pour lire sur sa figure les recommandations qui pouvaient lui échapper ; car elle n’avait pas pour rien, au milieu de ses misères, sauvé sa tête, « toute sa tête », et l’amour-propre lui eût saigné d’être prise en flagrant délit d’une défaillance de mémoire.

« Ah ! » fit-elle soudain.

Et, s’appuyant des deux mains pour se soulever de son fauteuil, d’une puissante poussée de hanche elle fit reculer la table. Elle passa. Le parquet craquait sous la masse tanguante de son corps volumineux et de grande taille. Péniblement, elle s’avançait, avec des crispations dans ses mains satinées dont les doigts ne se fermaient plus.

D’une armoire elle retira un corsage de soie noire.

« Voilà !… vous irez aussi chez Mlle Godeau et vous lui remettrez ce corsage… il ne me va pas du tout !… Qu’elle le reprenne aux emmanchures, ou qu’elle m’en fasse un autre, ça m’est égal !… mais qu’au moins elle m’en livre un qui ne m’empêche pas de lever les bras !… je ne puis même pas faire ça !… »

Frédéric avança la main.

« Attendez… Avez-vous les doigts propres ?… il vaut mieux l’envelopper… Où y a-t-il un journal ici ?… tenez, sur la cheminée… ah ! mais non, c’est votre Constitutionnel, Timothée, qui est arrivé ce soir…

– Mon Dieu !… Émilie… vous pouvez le prendre !…

– Vraiment ?… alors, donnez, Frédéric… À ce propos, continua-t-elle en dépliant le quotidien, il est venu en même temps une lettre pour vous, Timothée ; elle est là, sur la cheminée. »

M. des Lourdines trouva en effet une lettre, adressée à M. le comte des Lourdines. Il fit une moue, n’aimant guère qu’on lui donnât de ce titre qu’il ne possédait pas. Du reste, une lettre quelconque – c’est-à-dire ne venant pas de son fils ou d’un de ses fermiers – lui inspirait toujours plus de défiance que de curiosité. Il n’éprouvait aucune hâte de la lire. Aussi, le plus souvent, sans la décacheter, la glissait-il dans sa poche. D’autres allaient la rejoindre, de sorte que la poche enfin remplie, un beau jour, obsédé de tous ces retards, il prenait son courage et faisait sauter coup sur coup toutes les cires.

La présente fut de cette façon réservée.

« Timothée, demanda Mme des Lourdines, n’avez-vous aucune commission pour Poitiers ?… Vous n’avez besoin de rien ?

– Non !… je vous remercie, Émilie… non !… je ne vois rien ! »

Alors elle congédia Frédéric qui, avant de faire demi-tour, avant de tourner sa nuque sanguine où ses cheveux gris frisottaient très bas, toucha sa tempe avec la main, selon la théorie militaire.

De son pas pesant, elle revint s’asseoir et, un peu oppressée, ferma les yeux. Elle soupirait, elle soufflait : ce n’est point un mince mérite pour une valétudinaire que de pourvoir de son fauteuil à la direction d’un intérieur !

« Vous vous fatiguez, ma pauvre amie !…

– Ne vous inquiétez pas, Timothée… Dieu merci ! j’ai une bonne tête… ça, la tête !… mais avez-vous bien fait vos recommandations à Célestin au sujet de la vache qu’il doit acheter ?

– Je lui ai dit. Je lui ai dit : “Tu achèteras une vache rouge, madame y tient.”

– C’est parfait… » Puis, regardant du côté de la fenêtre : « Les charpentiers, dit-elle, ont travaillé à l’arbre jusqu’à la nuit tombante. Ils l’ont entièrement ébranché. Enfin !… maintenant… dès trois heures de l’après-midi, je ne me fatiguerai plus les yeux… »

Mais M. des Lourdines l’interrompit :

« Allons ! Émilie, je suis bien content !… je suis bien content !… »

Et, nerveusement, il se grattait le dessus de la main. Elle se tut et eut de coin un imperceptible sourire ; puis plus grave :

« J’ai reçu aujourd’hui une lettre, Timothée… une lettre… de Mme d’Espic.

– De Mme d’Espic…, répéta-t-il en écho.

– Oui… et elle me parle beaucoup de sa fille…

– De sa fille…

– Oui… et plus j’y réfléchis, Timothée – la jeune fille sera riche –, plus j’y réfléchis, et plus je suis d’avis qu’il y a certainement là quelque chose à faire !… »

Antérieurement déjà, M. des Lourdines avait éventé les projets matrimoniaux que sa femme caressait dans cette voie pour leur fils. Mais bien qu’il ne connût point Paris, il en savait assez pour que son imagination, confusément, y créât un empire de séductions, dont il pensait qu’un jeune homme ne se déglue pas. Il restait donc sceptique.

« Et que voulez-vous tenter, Émilie ? » demanda-t-il, en soupirant.

Elle répondit :

« Laissez-moi faire… vous n’êtes pas adroit, vous… ah ! non… tant s’en faut !… D’abord votre fils, vous ne le comprenez pas, vous ne l’avez jamais compris, Timothée. Il faut être avisé, voyez-vous… savoir tourner les gens !… c’est une science, cela… et vous n’avez jamais su tourner les gens !…

– Je ne dis pas non… Mais… comment vous y prendrez-vous, ma pauvre amie ?

– C’est bien simple : en louvoyant… Dans la vie, il faut louvoyer !… louvoyer !…

– Hum ! louvoyer !… je crois que mieux vaut s’en aller son petit bonhomme de chemin !…

– Hé ! hé ! Timothée… oui et non !… oui et non ! »

M. des Lourdines n’ajouta rien ; il baissa la tête et regarda le parquet, obstinément, comme dans une eau profonde.


Quelques instants après, il était dans sa chambre, une petite pièce aux murs nus, qui contenait un lit de fer, une chaise, une table et une armoire.

Ayant quitté sa lévite, il endossa une robe de chambre, couleur de bure, passablement élimée. Un instant, il rebroussa du plat de la main, rêveur, la houppe grise qui couronnait son front hâlé ; puis il ouvrit son armoire, grimpa sur une chaise et descendit de la plus haute étagère, où elle reposait sur des piles de vieux livres, une boîte à violon.

Avec douceur il l’ouvrit ; avec précaution il en retira l’instrument ; c’était un beau violon rouge. D’un grattement du pouce il en fit vibrer toutes les cordes, qu’ensuite, l’oreille tendue, il mit au diapason. Avec une flanelle, il l’essuya ; le beau bois poli miroitait. Puis ce fut le tour de l’archet dont il frotta les soies de colophane ; et il faisait tout cela avec minutie, en souriant un peu.