Monsieur de l’Étincelle, tome II/Notes

Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 435-442).


NOTES.


I.


Sur le costume des Arlésiennes.


Dans un article du Publicateur d’Arles, M. Michel de Truchet a donné les détails les plus curieux sur les modes d’Arles. En voici un extrait que je demande pardon à mon érudit compatriote d’abréger un peu.

« Le trousseau d’une mariée s’appelait à Arles le prouvesimen, et l’usage voulait que telle artisane qui avait à peine 1,500 francs de dot, se constituât et eût en effet des nippes, un trousseau ou garde-robe de 8 ou 900 francs, afin de préparer le cas du doublement des coffres, en cas de veuvage, ou encore, comme le disaient anciennement les femmes mariées, pour tirer de là de quoi habiller leurs enfants. Avec quelle vanité elles vous montraient leur armoire : on voyait d’abord le corps, la pièce, la pourtetta en baleine, recouverts de riches étoffes de damas tissues de soie et d’or, à l’instar des plus belles chasubles et chappes. Une ganse en or ou en argent selon la saison, large de trois doigts, servait à l’attacher au droulet. Les fichus, pour les grandes parures, étaient brodés en chenilles ; les autres étaient en indiennes apprêtées dites pise. Plusieurs douzaines de fichus mousseline claire de cambraisine, étaient pour mettre sur la tête quand il fallait se coiffer à la cardeline ; c’était pour tous les jours, per changear de net, se mettre seulement propre. Autrement la coiffe était en dentelle large de trois doigts. Les malines étaient les plus prisées, il en fallait pour une coiffe à la chanoinesse quatre pans, qui coûtaient 30 francs l’aune. La coiffe à bout en nécessitait une aune et quart. La velette, petit voile qui surmontait tout cela, devait être de la plus belle mousseline claire.

» La camisole, pour l’hiver, était invariablement de la plus belle écarlate ou du londrin ; pendant l’été, elle était en piqué blanc. La longueur de la manche ne dépassait guère la moitié du cubitus, y compris le retroussis de la chemise.

« Une partie caractéristique du costume arlésien, autrefois, était le casaquin ou le droulet, qui ne différaient entre eux que par les basques qu’avait le droulet et que ne portait pas le casaquin. Ils étaient en marok, en serge, en serge obscure ou en burate commune. La doublure était en soie couleur de feu.

» Le jupon, en hiver, était de kalmouc, de cadix, de burate ; l’été, il était en indienne. Dans les cas extraordinaires, comme baptêmes, mariages, les pièces de l’habillement étaient en gros de Tours, couleur aurore ou bleu de ciel.

» Le tablier était en indienne ou chaffracany, qui variait de couleur et de nom, selon les modes. Les plus connues ont été : la meke, le caranca, les pises à fond blanc. Pour tous les jours on ne portait qu’un tablier de camarette, et pendant un temps il fut à la mode d’y mettre une pièce de chaffracany rouge, en un coin, comme s’il y eût eu déchirure, quoique le tablier fût tout neuf. Les souliers étaient en damas, en péruvienne, en velours ciselé ou en petit grain : en damas ils coûtaient 56 francs.

« Nos Arlésiennes, pour conserver la blancheur de leur teint, portaient anciennement un chapeau de feutre noir dont les bords avaient jusqu’à vingt pouces de largeur, ce qui était une bonne précaution pour se préserver du soleil.

» Mais une remarque essentielle, c’est que dans ce costume arlésien on distinguait trois hiérarchies d’états ou professions ; car les simples paysannes ne se permettaient pas les mêmes joyaux que les artisanes, et celles-ci, les bijoux que portaient les damiselettes, bourgeoises, filles de marchands, procureurs, notaires, orfèvres, etc. Par exemple, les paysannes portaient autrefois un coulas d’argent au cou, qui avait une médaille suspendue, émaillée, représentant d’un côté un crucifix, et de l’autre l’image de la Sainte-Vierge. Les plus riches d’entre elles portaient encore une croix plate, en or, avec un coulan creux, de la grosseur d’une noix. Elles se paraient d’une grosse ceinture en argent. Les artisanes, les ménagères, au contraire, portaient un clavier en argent, très gros, très large, avec deux longues chaînes. Elles avaient à leur cou une croix d’or à sept diamants ; d’autres fois elles portaient une croix émaillée, blanche d’un côté et noire de l’autre, avec trois diamants, l’un au centre, l’autre au coulan et le troisième à la poire qui appendait, jouant librement. De plus, elles avaient au bras droit un énorme et large coulas en or, avec deux anneaux, larges d’un pouce : nous en avons déjà parlé. Quant aux états plus relevés, ils se distinguaient par la forme de l’habillement qui était un casaquin court, des manches en amadis plus longues, et la nature de l’étoffe moins coûteuse, qui n’était que d’indienne ou chaffracany. Les bijoux étaient une petite maltaise en or, ou un papillon représentant un Saint-Esprit en diamant, appendu à une chaîne de jaseron. La coiffure de ces derniers états étaient la carcasse, la lanterne ou velette à bout.

» Ce goût du luxe, surtout dans la ménagerie, a ruiné plus d’une famille, qui n’a pas craint de mettre plus de cent louis à une croix à sept diamants. »

M. Michel de Truchet a publié dans le journal d’Arles une foule d’articles remplis d’intérêt, que je louerais davantage si je n’étais moi-même trop loué par l’auteur. M. de Truchet a marché avec son siècle : avant la révolution, lorsque Arles avait une académie de trente gentilshommes, il en aurait été le président ; aujourd’hui il est devenu le collaborateur le plus actif du journal dont les rédacteurs sont les véritables académiciens de notre ville. Ce journal vient de réaliser un difficile problème, celui de coaliser les citoyens lettrés d’une ville de province dans un but commun, sans distinction d’opinion. Avec des hommes tels que MM. Estrangien, Jacquemin, Scipion du Roure, le capitaine Bayol et les anonymes dont je n’ai pu encore deviner les initiales, il n’est pas étonnant que le Publicateur contienne tant d’excellents articles d’archéologie, de statistique et de littérature, avec un feuilleton si varié.


II.


Note historique sur la reine de Serdanha.


Mon ami le généralissime Mazade ne se dissimule pas que la popularité plus récente du général Allard est venue le mettre un peu dans l’ombre. Le roi de Lahore passe aussi pour un plus grand monarque que la reine de Jaghire, et enfin un élégant écrivain du Journal des Débats, M. C. Fleury, a publié en faveur du général Allard et de Runjet-Sing une brochure qui a plus d’autorité qu’une histoire présentée sous forme de roman. Il faut dire encore que Victor Jacquemont, dans sa correspondance, a traité bien cavalièrement la souveraine du généralissime Mazade. Voici en quels termes il fait son portrait : « Sachez donc que le colonel Arnold me mena chez la Begum-Sumro un dimanche matin du mois de décembre dernier, quand j’étais à Meerut avec lui. Je déjeunai et dînai avec cette vieille sorcière, et même lui baisai la main galamment. En véritable John Bull, à dîner, j’eus l’honneur de trinquer avec elle ; de retour à Meerut, le lendemain, je reçus d’elle une invitation à dîner le jour de Noël. C’est une vieille coquine qui a une centaine d’années, cassée en deux, ratatinée comme un raisin sec, une sorte de momie ambulante qui fait encore elle-même toutes ses affaires, écoute deux ou trois secrétaires à la fois, tandis qu’en même temps elle dicte à trois autres[1]. » Après avoir parlé de sa cruauté en disant qu’elle égale son courage, Victor Jacquemont parle de l’église catholique bâtie par elle à Serdanha et prétend que la reine de Jaghire s’est faite dévote de peur du diable. On sait la haine de Victor Jacquemont contre les dévots, et il est facile de s’apercevoir qu’il eût été plus galant envers la reine de Jaghire si elle ne s’était pas convertie au catholicisme. Avant la publication des lettres de Victor Jacquemont, j’avais inséré dans la Revue de Paris, le 24 août 1833, les détails que j’avais trouvés sur la Begum-Somrou en lisant les voyages du major Archer et du capitaine Skinner. Heureusement pour la reine de Jaghire ou de Serdanha, le biographe du général Allard, en vrai chevalier, est venu depuis défendre cette princesse contre Victor Jacquemont. On me saura d’autant plus gré de citer ici cette défense, que mon siége étant fait, comme disait l’abbé Vertot, je n’ai pu en profiter dans le cours de l’ouvrage.

« Cette mission me plaît, j’aime à défendre les absents quand leur cause est bonne, et les gens qui sont loin quand je soupçonne qu’ils ont raison. Je vais donc vous raconter en peu de mots l’histoire authentique de Simrou-Beg-Ghum, princesse de Serdanha.

» Serdanha est un pays situé entre le Gange et la Djamma au N.-N.-E. de Delhi, à quelques lieues de Meerut[2], et forme une enclave sur le territoire britannique. Un Français nommé Sombre, simple soldat de la garnison de Chandernagor, étant venu servir sous les ordres du nabab de Patna, avait réussi auprès de ce prince, et il jouissait d’un certain crédit à sa cour. Lors de la chute du nabab et de la dissolution de l’empire du Grand-Mogol au profit des Anglais, Sombre se mit à la tête d’un corps de partisans, combattit pour son propre compte, et parvint à former une petite principauté sur le territoire de Serdanha. Louis XVI récompensa son courage et sa fortune, en lui envoyant, en 1776, un brevet de colonel.

» Sombre avait épousé une chrétienne ; mais l’usage des colonies lui permettait d’avoir une seconde femme, et il vivait maritalement avec une Persane que sa beauté avait rendue célèbre, et qui devait à la blancheur de son teint, avantage assez rare dans l’Indoustan, le surnom de Simron, « visage d’argent, blanc comme l’argent. » Nous dirions ici blanc comme neige. Le surnom de Simrou se trouvait en même temps, avec une altération légère, l’équivalent du mot sombre dans une bouche indienne.

» Sombre mourut, laissant sa veuve légitime dans un grand embarras, car il n’avait confié ni à sa femme ni à son fils le secret du lieu où il avait caché ses trésors, et le gouvernement de Serdanha allait faire banqueroute quand la belle Persane vint à son aide. Elle vendit tout ce qu’elle possédait, et ayant pris le commandement des troupes, elle fit respecter la veuve du nabab, sauva son enfant et protégea le territoire contre les ennemis du dehors ; enfin, après avoir pris soin de toutes choses, ne pouvant mieux faire, elle prit aussi la souveraineté de Serdanha.

» Un Français de Lorient, homme de cœur et de mérite, M. Levasseaux, commandait l’armée de la Begghum (Begghum signifie princesse). Il obtint toute sa confiance et la décida à embrasser le christianisme. La princesse offrit sa main à l’homme qui lui avait enseigné l’évangile. Quelques années s’écoulèrent ; M. Levasseaux, heureux de cette union, regrettait pourtant la France. Il persuada à la Begghum de renoncer aux honneurs de Serdanha et de se retirer en Europe avec lui. Les préparatifs achevés, les deux époux prirent clandestinement la fuite. Mais à quelques lieues des frontières britanniques, on les prévint que les troupes soulevées les poursuivaient ; bientôt ils furent arrêtés et reconduits séparément à Serdanha sous bonne escorte. Alors Simrou-Begghum fit dire à M. Levasseaux qu’elle avait avalé un diamant ; celui-ci s’imagina que la princesse voulait échapper par suicide aux outrages des vainqueurs et au supplice qu’elle redoutait, et, pour ne pas lui survivre, il se brûla la cervelle.

» La princesse ne mourut pas ; mais, profitant de la faute qu’elle avait commise, un fils du nabab français, le jeune Sombre, avait ressaisi le pouvoir fondé par son père, et il retenait Simrou-Begghum en prison. Par bonheur celle-ci parvient à s’échapper, réunit ses nombreux partisans, s’empare de la personne de Sombre (Louis-Renard), qui va la remplacer dans sa prison ; et pour s’assurer la paisible jouissance d’un pouvoir deux fois conquis par elle, Simiou-Begghum fait une donation en règle de son petit empire à la Compagnie anglaise qui doit en hériter à sa mort.

« Telle est l’histoire de Simrou-Begghum, reine de Serdanha ; cette princesse a aujourd’hui un peu plus de quatre-vingt-quinze ans ; mais l’âge n’a pas altéré la vivacité de son esprit. Elle a toujours dirigé elle-même et elle dirige encore les affaires de sa principauté ; finances, justice, guerre, elle veille à tout, et ses détracteurs eux-mêmes sont obligés de louer sa rare intelligence, sa fermeté et son courage. Sa générosité est célèbre dans l’Inde anglaise, et ses bienfaits s’étendent bien au-delà de son royaume ; ils vont chercher les malheureux à Calcutta, à Chandernagor, à Rome même, et c’est principalement à des Français qu’ils s’adressent. Simrou-Begghum, par sa double alliance, par sa conversation, par son goût décidé pour la France, est presque française ; aussi quand le général Allard rendit visite à la Begghum, avant de retourner en Europe, la princesse lui parla de la France avec enthousiasme, elle le traita en compatriote, et le chargea de porter au roi des Français une lettre de parchemin magnifique, renfermant dans le plus merveilleux amphigouri, les plus solennelles assurances de dévouement à sa royale personne ; elle avait joint à ce message son portrait peint à l’huile. J’ai vu ce portrait, il a été exposé quelque temps dans la salle des audiences de Sa Majesté. La princesse est coiffée d’un cachemire jaune qui retombe de chaque côté le long du visage sur ses épaules ; sa physionomie est fort douce, et si son teint n’est pas blanc comme neige, il est également impossible de retrouver dans ce portrait « cette sorcière cassée en deux, ratatinée comme un raisin sec, espèce de momie ambulante, » dont Jacquemont fait une si effrayante peinture……… »

À ces curieux documents nous pouvons seulement que la reine de Jaghire est décédée enfin en avril 1836. Il est bien fâcheux qu’avec tout son dévouement pour la France, elle se soit contentée d’envoyer son portrait au roi des Français ; elle aurait dû au moins partager également son héritage entre la France et l’Angleterre. Ce n’est pas la faute de M. le général Mazade ni du père Mathias Jouve si elle ne l’a pas fait.


Fin des notes.


  1. Correspondance de Victor Jacquemont, t. II, pag. 235.
  2. Serdanah est la capitale, mais la princesse résidait plus volontiers à Meerut.