Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XXI


CHAPITRE XXI,


Où le revenant continue son histoire et celle du
Hussard de la mer.




3e outlaw : — By the bared scalp of Robin Hood’s fat friar ! this fellow were a king for our wild faction.
1er outlaw : — We’ll heve him ; sirs, a word.
Speed : — Master, be one of them : it is an honorable kind of thievery[1].
Shakspeare. Two Gentlemen of Verona.


Le Hussard de la mer me prévint que, selon toute apparence, je serais bientôt mandé à bord de l’Hersilie, où il allait me précéder pour faire à Bénavidès le rapport de sa croisière. En effet, le canot revint me chercher au bout de vingt minutes, et je fus présenté au fameux Bénavidès. Le Hussard de la mer n’était redoutable qu’au commerce ; simple flibustier à la tête d’un seul navire, toute son importance s’effaçait devant un chef qui, possédant non pas seulement une flotte, mais encore une armée de terre, prétendait fonder un État indépendant, et aspirait même à la conquête de tout le Chili. L’un et l’autre avaient eu le même point de départ, Bénavidès ayant commencé par être simple soldat comme Lavergue. Celui-ci, après 1815, fanatique de Napoléon, s’était embarqué sur un bâtiment qui, frété pour le tour du monde, devait relâcher à Sainte-Hélène, ou du moins on le lui avait promis. Tombé au pouvoir d’un corsaire, il accepta du service à son bord, et son intrépidité lui mérita bientôt de succéder au capitaine. Promu à ce commandement, il s’était souvenu de son rêve de 1815, et, en se rendant à Bénavidès, il y avait mis pour condition qu’ils iraient un jour ensemble délivrer l’empereur. Bénavidès n’était point avare de promesses envers ceux qui s’associaient à sa fortune, et celle-là ne lui avait pas coûté plus que cent autres. En attendant d’aller briser les fers de l’empereur de la vieille Europe, ce partisan s’occupait de créer à son profit un empire dans le Nouveau Monde, et déjà il parlait de son étoile avec la même confiance que jadis Napoléon de la sienne. Il faut convenir que le Spartacus américain pouvait se vanter d’avoir été protégé par une destinée merveilleuse dans quelques unes des traverses de sa vie. Fait prisonnier à la bataille de Maypo, le 5 avril 1818, par les Chiliens, il fut traduit à un conseil de guerre avec plusieurs déserteurs qui avaient passé à l’ennemi avant la bataille. Deux fois transfuge, Bénavidès n’avait changé une troisième fois de drapeau que pour échapper à un jugement prononcé contre lui comme meurtrier et incendiaire. Il ne pouvait donc éviter d’être condamné à mort ; on le fusilla avec les autres sur la place de Santiago. Après l’exécution, un sergent reçut l’ordre de faire transporter les cadavres hors la ville pour y être dévorés par les vautours. En les entassant dans le tombereau, il crut s’apercevoir que Bénavidès respirait encore, et, n’étant pas de ses amis, il lui donna un grand coup de sabre sur la nuque. Bénavidès en effet n’était pas mort ; même après cette nouvelle blessure il eut la force de se dégager, quand la nuit fut venue, du monceau de cadavres sous lesquels il était enseveli, et de se traîner jusqu’à la cabane d’un paysan, où il fut soigné secrètement jusqu’à guérison complète. Cette espèce de résurrection de Bénavidès fit beaucoup de bruit et donna un nouveau relief à sa réputation d’audace et de férocité. Le général San-Martin, le Libérateur du Pérou, crut qu’il pourrait tirer parti de cet homme extraordinaire dans l’intérêt de la cause patriote. Il lui fit dire qu’il n’était pas éloigné de lui confier un commandement. Bénavidès voulut traiter de puissance à puissance, et demanda une entrevue au Libérateur, qui se prêta à cette vanité d’un chef sans soldats : ils se virent, et Bénavidès, ayant fait ses conditions, alla provisoirement combattre dans les rangs de l’armée chilienne envoyée contre les Indiens de l’Arauco ; mais là il ne tarda pas à désobéir au général patriote. Se déclarant indépendant, à la tête de quelques soldats débandés, il fit alliance avec les tribus araucaniennes, et battit avec elles les troupes chiliennes. Ses succès réunirent plus de treize cents hommes sous son drapeau ; alors son ambition ne connut plus de bornes ; il voulut avoir une flotte comme une armée de terre, et, s’étant emparé par surprise d’un brick anglais, puis d’un brick américain, il parvint à augmenter sa marine en s’associant avec des pirates et en forçant les équipages de ses nouvelles captures à servir sur ses bâtiments. C’est ainsi qu’au moment où je lui fus présenté par le Hussard il avait sous ses ordres un capitaine anglais et un capitaine américain, qui lui servaient à la fois d’otages et d’officiers.

Bénavidès arrivait de l’île de Chiloé, où le gouverneur espagnol, ne se croyant pas obligé d’être plus délicat dans ses alliances que le général patriote San-Martin, lui avait promis un détachement de cent hommes et treize officiers. Bénavidès méditait une grande expédition contre le Chili, et il avait surtout le projet d’organiser un régiment à cheval. La recommandation du Hussard et mon uniforme me valurent d’être accueilli très favorablement. Considérant comme une chose convenue (fable ou vérité… peu lui importait) que j’étais parti exprès de France pour faire la guerre sous son drapeau, il me communiqua une partie de ses plans, pour entrer en en matière. Dans toute autre occasion, j’aurais pu moins facilement me laisser gagner à l’enthousiasme de son audace, bien que ces hommes d’action exercent un singulier ascendant sur les esprits les plus froids ; mais j’acceptai le rôle que m’avait préparé le Hussard, en pensant que je n’avais que ce moyen de procurer à Dolorès la facilité de gagner quelque ville espagnole, d’où elle se rendrait sans moi au sein de sa famille ; car, lorsqu’elle n’était pas devant mes yeux, je croyais encore que j’aurais le courage de lui avouer que je ne pouvais lier mon existence avec la sienne.

J’avais un tel besoin d’écarter les souvenirs du passé, et déjà le présent se remplissait pour mon âme de tant d’amertume, que peu à peu je cherchai à me monter la tête à moi-même pour surmonter toute espèce de répugnance et de prévention contre l’homme qu’au fond du cœur je ne pouvais mettre beaucoup au-dessus de Mandrin et de Cartouche, quoiqu’il prétendît se grandir jusqu’au piédestal de Napoléon. J’évoquais autour de lui tous ces conquérants de l’antiquité ou du moyen âge, tous ces fondateurs d’empires, ou ces champions de la colère de Dieu que l’histoire a revêtus d’une dignité factice, et qui ne furent peut-être, au plus beau jour de leur gloire, que d’heureux chefs de bandits. Sur cette même terre, dont je pouvais saluer du regard les majestueuses montagnes, pendant que Bénavidès m’associait à ses desseins ambitieux, qu’avaient été de plus que lui ces premiers conquistadores qui y plantèrent l’étendard de Charles-Quint, et se parèrent du titre pompeux de vice-rois des Indes ? Qu’avaient été les Pizarre, les Almagro, les Valvidia, sinon des pirates plus barbares que les sauvages qu’ils venaient égorger ou faire esclaves au nom d’une religion de douceur et de liberté ? Enfin, j’essayais de mon mieux par l’imagination de transformer Bénavidès en un farouche réparateur des crimes de la première conquête. La main qu’il me tendait sanglante ne tenait plus l’épée que pour repousser les descendants des anciens oppresseurs du sol américain. Avec lui j’allais combattre du côté de ces fiers Araucans, dont le poëte guerrier, Alonzo d’Ercilla, n’eut qu’à retracer avec fidélité les figures gigantesques pour trouver des rivaux aux héros d’Homère, pour élever une chronique rimée au niveau de l’épopée antique. C’est ainsi que je parvins à me justifier poétiquement du parti que j’allais prendre, indépendamment même de la nécessité qui m’en faisait une loi. Telle est l’illusion des hommes de mon caractère ; nés pour la rêverie et l’étude, si, entraînés tout-à-coup dans les péripéties de la vie active, ils trouvent l’appui d’une fiction pour s’y soutenir, et parviennent à colorer du reflet de leurs lectures la réalité qu’ils subissent malgré eux, ils finissent par se réconcilier avec une situation exceptionnelle, acceptant la tempête au lieu du calme, et les distractions tumultueuses d’une existence agitée au lieu de la quiétude de la retraite où, naguère, ils s’estimaient heureux de pouvoir s’ensevelir tout vivants.

Quand le soir nous débarquâmes à Arauco, j’étais revêtu du grade de colonel d’un régiment de lanciers, ou plutôt du cadre que j’en avais tracé sur le papier. Il est vrai que Lavergue avait cédé à la tentation de remonter à cheval, et pour commencer, j’avais en lui mon premier officier en attendant mon premier soldat. À cette époque, Bénavidès, ayant surtout besoin de grossir son armée de terre, imitait Napoléon convertissant les régiments de marine en régiments de sa garde, et il ne laissa sur ses navires que le nombre de matelots nécessaires pour les tenir mouillés dans la baie. Un vieux marin ayant refusé de quitter l’Hersilie, et de subir ce qui lui paraissait une métamorphose intolérable :

— Tu ne veux pas marcher sur la terre ferme ! lui avait dit Bénavidès ; apprends que tu serais un poisson que je te forcerais de voler. Il fut haché en pièces, et l’on attacha un lambeau de ses membres à un gibet pour servir d’exemple. Par suite de ce système qui sacrifiait tout à la nécessité présente, on enleva les voiles des bâtiments, et l’on en fit de larges pantalons pour les soldats ; les charpentiers montèrent les canons sur des affûts et construisirent des chariots et des caissons ; tous les mousquets de marine passèrent aux mains des fantassins. Lorsque, pour ma part, j’eus sous mes ordres une centaine d’hommes à cheval, et que nous demandâmes, Lavergue et moi, des lances pour en faire des lanciers, Bénavidès nous fit livrer tous les harpons et toutes les piques d’abordage.

— Il manque encore une chose importante à notre cavalerie, dit alors le Hussard de la mer, tout-à-fait réconcilié à son premier état… ce sont des trompettes ; et si le général voulait le permettre, nous pourrions en faire confectionner avec le cuivre dont est doublée la cale de l’Hersilie.

— Tu as raison ! s’écria Bénavidès. Et le cuivre, arraché aux flancs du vaisseau amiral, nous fournit douze trompettes avec lesquelles nous aurions pu défier peut-être les classiques trompes marines des Tritons, mais dont les fanfares paraissaient quelquefois un peu rauques à d’anciens hussards français.

Un mois après notre débarquement, nous nous mîmes en campagne. Je ne vous raconterai pas ici nos succès divers jusqu’à la défaite complète de Bénavidès à Chillan, vers la fin de décembre 1822 ; mais la guerre ne se termina réellement que lorsqu’il fut bien avéré que ce redoutable chef, arrêté dans sa fuite, avait subi la peine capitale.

Pendant ces dix-huit mois de batailles, j’avais combattu, il est vrai, sous les drapeaux d’un forban ; mais je pus du moins, pour prix de mes services, prévenir quelques uns de ces actes de férocité qui ont rendu le nom de Bénavidès si redoutable dans ces parages où son ambition sacrifiait amis et ennemis… D’ailleurs j’avais sauvé Dolorès, et j’avoue que cela suffisait à ma conscience, car j’avais contracté envers Dolorès une dette que je mettais au-dessus de toutes mes obligations en cette vie. Avec Dolorès affligée, avec Dolorès dans le deuil et les larmes, je ne m’étais plus souvenu que je n’aurais dû être qu’un frère pour elle ; lorsque je l’entendis m’avouer que sans son amour pour moi elle n’eût pas survécu à la mort de son père, pouvais-je lui percer le cœur en changeant cet amour en remords ? Dolorès s’était refusée à notre séparation, me déclarant que tant que je me croirais engagé à servir sous le drapeau de Bénavidès, elle demeurerait dans la ville d’Arauco, où j’accourais en toute hâte auprès d’elle dès que je pouvais quitter l’armée… Enfin elle eût voulu partir qu’elle ne l’aurait pu sans péril : Bénavidès la considérait comme ma caution. Ce chef soupçonneux en exigeait une de tous ses officiers étrangers ; il avait voulu que Dolorès habitât sa maison avec sa propre famille, sous prétexte d’honorer la femme du colonel de sa cavalerie, mais réellement pour la retenir captive. Il eût fini par me déclarer franchement, comme au capitaine du brick l’Océan, que je lui devais un otage, si je ne m’étais pas rendu à ses objections en apparence tout-à-fait amicales, lorsque j’avais réclamé le droit de faire conduire Dolorès à Valparaiso.




  1. 3e brigand : — Par l’occiput tonsuré du gras chapelain de Robin-Hood ! ce camarade sérait un roi pour notre bande.
    1er brigand : — Nous l’aurons. Messieurs, un mot.
    Speed : — Maître, soyez des leurs : c’est un brigandage d’un genre honorable.