Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XV


CHAPITRE XV,


Où il est prouvé qu’un duel ne prouve rien.




There all have kindness, most relief, — for some
Is cure complete, — il is the sufferer’s home :
Fevers and chronic ills, corroding pains,
Each accidental mischiefs man sustains.
Fractures and wounds, and wither’d limbs and lame,
With all that, slow or sudden, vex our frame
Have here attendance — here the sufferers lie,
(Where Love and Science every aid apply)
And heal’d with rapture live, or sooth’d by comfort die[1].

Crabbe.


— Lucile, il est six heures ; avertissez, je vous prie, M. Paul, et faites-nous servir le dîner, dit madame Babandy à sa femme de chambre.

— Mais, répondit Lucile, M. Paul ne rentrera probablement pas plus pour dîner qu’il n’est rentré pour déjeuner, et je crois pouvoir maintenant apprendre à madame qu’en sortant ce matin il m’a confié une lettre pour lui être remise, s’il n’était pas de retour avant la nuit.

— Que signifie ce mystère, Lucile ? donnez cette lettre.

La lettre contenait ces lignes :

« Chère tante, il est possible que je ne vous revoie plus : je vous quitte pour une affaire d’honneur. Je compte sur votre amitié pour préparer ma mère aux adieux que je lui adresse dans la lettre laissée par moi dans ma chambre. Et vous, chère tante, Paul vous remercie de vos bontés pour lui. »

On devine l’angoisse dont fut saisie madame Babandy à la lecture de cette lettre.

— Ô ma malheureuse sœur ! s’écria-t-elle, que lui répondrai-je quand elle me redemandera son fils ?

Elle se traîna jusqu’à la chambre de Paul et chercha parmi ses papiers quelque indication du lieu où il était allé se battre, voulant y courir. Deux billets datés de la veille frappèrent d’abord son attention : le premier était d’une écriture de femme, et contenait ce qui suit :

« Si monsieur Paul désire voir le domino noir de cette nuit, il le trouvera toute la journée chez madame Émilie de Bronzac rue Grange-Batelière, no 17. »

Le second billet était tout aussi laconique :

« M. Bohëmond de Tancarville attendra demain matin mardi M. Paul Ventairon, à la barrière d’Auteuil, avec deux pistolets et un témoin. »

Ô nuits funestes ! tels sont souvent vos fruits pour l’imprudente jeunesse : un rendez-vous d’amour et un rendez-vous de mort.

— Lucile, une voiture, dit Odille ; courons à Auteuil, que j’embrasse une dernière fois le pauvre enfant de ma sœur, s’il vit encore ; ou que ce soit moi du moins qui l’enveloppe de son linceul.

— Où voulez-vous aller sur de pareils indices, madame ? et d’ailleurs pourquoi mettre les choses au pire ? dit Lucile dont l’imagination était plus calme ; les mauvaises nouvelles ne se font pas si longtemps attendre ; si M. Paul était mort, on serait déjà venu vous l’apprendre. Espérons qu’il n’est que blessé, ou peut-être même ce duel n’aura pas eu lieu et se sera converti en un déjeuner, comme la fameuse rencontre de M. Adolphe, le fils de la dame du second.

— Une voiture, vous dis-je, Lucile, je ne saurais résister à mon inquiétude !

À peine madame Babandy prononçait-elle ces derniers mots, que le domestique vint lui annoncer qu’un étranger, un Anglais, désirait lui parler, et disait venir de la part de M. Paul. Madame Babandy se rendit au salon toute tremblante. Cet Anglais était lord Suffolk.

— Rassurez-vous, madame, dit-il ; M. Paul est blessé, mais non mortellement.

Lord Suffolk avait été le témoin de Paul, et il offrit à madame Babandy de l’accompagner si elle persistait à aller le voir ; — mais, ajouta-t-il, il serait plus sage d’épargner au blessé une émotion qui peut lui être nuisible : on l’a transporté dans la maison de santé du docteur Terence Valésien. Je serais venu plus tôt vous donner des nouvelles de ce combat, comme M. Paul me l’avait bien recommandé, si je n’avais voulu conduire d’abord à son chevet le premier chirurgien de Paris. Vous me pardonnerez, madame, j’espère, d’avoir prolongé votre inquiétude lorsque je puis vous dire que M. Dupuytren répond de la vie de M. votre neveu.

Madame Babandy consentit en conséquence à différer sa visite jusqu’au lendemain et dut se contenter d’interroger lord Suffolk sur les causes et les conséquences de cette funeste rencontre.

Lord Suffolk qui avait ses instructions là-dessus, ou qui croyait dire vrai lui-même, attribua le duel à la rancune que M. de Tancarville gardait à Paul depuis son mariage avec mademoiselle Maria Balai, rancune aigrie par leur dispute au sujet d’une dame masquée qui les avait intrigués au bal de l’Opéra.

Paul avait eu la délicatesse d’écarter jusqu’au nom de sa tante de cette querelle, mais la vérité ne resta pas long-temps ignorée d’Odille. Le lendemain, elle se préparait à se rendre à Auteuil ; Lucile, en l’habillant, lui raconta que le matin de très bonne heure, une dame, qu’elle avait reconnue pour l’avoir servie avant madame Babandy, était venue s’informer des nouvelles de M. Paul, et que, dans le premier mouvement de son trouble en apprenant l’issue du duel, cette dame s’était accusée d’être la cause de ce malheur par son imprudence à redire un propos méchant de M. de Tancarville sur madame Babandy. Ce propos, la charitable femme de chambre avait voulu le savoir, dans l’intérêt de sa maîtresse. Madame de Bronzac, car c’était elle, un peu moins réservée avec Lucile qu’avec ses compagnons de la diligence, l’avait répété mot pour mot, et Lucile le répétait elle-même, sans égard pour sa maîtresse, pour montrer combien cet excellent M. Paul était dévoué à sa tante. Quel bonheur pour une femme de chambre de pouvoir se récrier en pareille circonstance sur la malignité de certains hommes, et sur l’horrible abus qu’ils font de la langue que Dieu leur a donnée, tantôt pour séduire une pauvre femme, tantôt pour la calomnier !

Lucile put se livrer à toute l’énergie de son indignation, devant madame Babandy, sans être interrompue. Accablée de ce qui lui était raconté sur la vraie cause du duel de Paul, s’accusant d’avoir mis en danger la vie du fils de sa sœur, sentant plus amèrement que jamais l’injustice du monde à son égard, mais sans pouvoir se dissimuler qu’elle avait peut-être trop facilement pardonné à ce monde cruel, et accepté un peu légèrement son injurieuse indulgence, à condition qu’il ne la repousserait pas de ses frivoles plaisirs, Odille ne put résister à la lutte de ses émotions. Elle s’évanouit pendant que Lucile déclamait encore. Il fallut la transporter dans son lit ; elle y demeura près de six semaines avec une fièvre nerveuse, dont, plus d’une fois, les crises alarmèrent son médecin.

Dans ses douleurs les plus vives, madame Babandy s’inquiétait bien plus de son neveu que d’elle-même. Chaque jour elle envoyait demander un bulletin de son état. Heureusement Paul, à moins d’être chez elle, n’aurait pu recevoir des soins plus assidus que dans la maison de santé où le hasard l’avait conduit. En sortant le matin pour se rendre sur le pré, plein de confiance dans la justice de sa cause, comme les paladins des temps héroïques, vengeurs officiels de l’honneur des dames, il était allé réveiller lord Suffolk pour le prier de lui servir de second. Ce jeune lord, avec toute son originalité, était, au gré de Paul, le plus chevaleresque de ses nouveaux amis, de ceux de son âge du moins ; car il ne pouvait aller proposer une partie semblable ni au grave don Antonio de Scintilla, qui lui eût fait probablement un sermon sur le duel, comme sur l’amitié des danseuses ; ni au général Mazade, à cause de ses préventions connues contre sa tante ; ni à son camarade Farine de Joyeuse-Garde, qui aurait fait un article sur l’événement dans quelque petit journal. Lord Suffolk avait été enchanté de la préférence, d’autant plus qu’il n’était pas fâché d’observer sur le terrain le vaillant Bohëmond de Tancarville, naguère son rival, et avec lequel, par conséquent, il avait quelquefois rêvé qu’il échangerait personnellement une balle ou un coup d’épée. Le descendant des anciens preux de la Normandie attendait son adversaire de pied ferme ; trois mois d’exercice au tir de Lepage le rassuraient complètement sur les suites du combat occasionné par sa médisance perfide et sa bourgeoise jalousie. Un ex-garde du corps était avec lui. Les témoins ayant réglé les distances, Paul tira le premier, mais sans atteindre Bohëmond, qui, plus adroit et plus rapproché de six pas, lui logea sa balle dans le bas-ventre. Il faut rendre cette justice au vainqueur de cette triste rencontre ; quand Paul tomba, il courut à lui ainsi que son témoin, et ils aidèrent lord Suffolk à transporter le blessé chez le docteur Térence Valésien, M. Bohëmond déclarant, à plusieurs reprises, qu’il était désolé d’avoir si bien visé.

Le docteur Térence Valésien, déjà mentionné épisodiquement dans la première partie de cette histoire, s’était dit, quelques années auparavant, que les infirmités de la vieillesse n’épargnent pas toujours les médecins et les chirurgiens. En homme amoureux de son art, et voulant le pratiquer jusqu’à son dernier jour, il avait augmenté peu à peu les bâtiments de sa résidence d’Auteuil, jusqu’à ce qu’elle pût être convertie en une maison de santé. Lorsque le docteur y fit placer son enseigne, il déclara à madame Héloïse Valésien, sa femme, que désormais il n’irait plus en ville visiter ses clients, et que ceux qui voudraient être guéris ou opérés par lui, seraient prévenus qu’il logeait et nourrissait tous ses malades. — Ma chère amie, ajouta-t-il avec un ton de galanterie conjugale un peu sardonique, vous ne vous plaindrez plus que je vous laisse seule des journées entières, et en même temps je ne vous imposerai pas l’éternel tête-à-tête d’un vieux mari, car vous présiderez à la table de nos convalescents, et je suis bien persuadé, en termes d’hôpital, que ceux-ci ne seront pas pressés de demander leur exeat. Madame Héloïse Valésien fit, en effet, les honneurs de la maison de santé avec une grâce qui ajouta quelque chose peut-être à la réputation de son mari ; on trouvait, d’ailleurs, chez le docteur Valésien, une cuisine fort bien dirigée ; le vin surtout était excellent. Le docteur exerçait sa profession en conscience, n’ordonnant la diète et les tisanes qu’en citant ses auteurs, sans aucun calcul de lésinerie. Il n’avait point de répugnance à admettre ses confrères auprès de ses pensionnaires, et les invitait même volontiers à diner ; bref, c’était un septuagénaire fort aimable, qui riait volontiers, quoique quelques personnes l’accusassent, s’il faut tout dire, d’être ce qu’on appelle un faux bonhomme, dont la gaieté goguenarde plaisait surtout aux vieux garçons et aux vieilles filles. Il avait conservé le goût des expériences chimiques et de l’anatomie comparée, disséquant plus que jamais les animaux, depuis que l’âge ayant privé ses mains de leur souplesse et de leur dextérité, il s’abstenait consciencieusement de toute opération sur l’homme.

Dans cette retraite qu’il s’était ainsi ménagée au déclin de sa vie, le docteur Valésien quittait aussi quelquefois les armes de l’arsenal chirurgical, pour prendre la plume et rédiger des mémoires anecdotiques dont quelques lectures confidentielles préparaient le succès. Chaque nouvel hôte de sa maison était interrogé par lui avec une curiosité qui eût paru bien minutieuse, si les médecins n’avaient l’art de persuader à leurs malades qu’ils ne doivent rien ignorer de leur histoire pour connaître leur tempérament. Les duels n’étant pas la partie la moins dramatique des mémoires d’un médecin, le docteur Valésien ne négligea pas de confesser Paul sur tous les incidents qui avaient précédé sa rencontre avec M. de Tancarville ; il écouta avec un intérêt marqué toutes les confidences du blessé, et, sans s’expliquer autrement, hocha plus d’une fois la tête avec son air d’ironie accoutumé, comme s’il eût trouvé la cause du combat bien légère ; mais Paul ne vit dans ce hochement de tête expressif que la désapprobation habituelle de tous les vieillards, dont la sagesse ne comprend pas qu’une balle soit un argument. Du reste le docteur Valésien prouva que son nouveau pensionnaire l’intéressait réellement ; il mit à son service la garde la plus intelligente, assista à tous les pansements de sa blessure, et exigea qu’on lui rendît compte des moindres symptômes à toute heure du jour et de la nuit. Les amis de Paul, témoins de toutes ces attentions, le félicitaient d’avoir été providentiellement conduit chez un docteur à la fois si habile et si complaisant. Tous ceux dont il avait donné les noms avaient été religieusement avertis de l’événement par une note écrite de la main de M. Valésien. Don Antonio de Scintilla et le général Mazade étaient accourus des premiers, et ils se montrèrent aussi les plus assidus. Don Antonio moins froid qu’il le paraissait, passa plusieurs nuits au chevet de Paul et oublia complétement son habitude paternelle de lui faire des remontrances amicales. Il venait assez souvent le visiter le soir, parce que, disait-il, une partie de sa journée était prise par les leçons qu’il s’était insensiblement laissé aller à donner dans le pensionnat pour faire plaisir à madame Duravel. Le docteur Valésien eut bientôt distingué cet ami de Paul entre tous les autres. Ils avaient ensemble des conversations fort animées sur la médecine des colonies, et Paul découvrit que sans avoir étudié dans une école ni en Espagne, ni en France, le colon philosophe ayant été propriétaire d’une ou de plusieurs habitations cultivées par des noirs, avait cru de son devoir d’étudier leurs maladies, afin de leur porter au besoin les premiers secours de l’art. Selon le docteur Valésien, don Antonio de Scintilla était dans son genre un empirique de quelque mérite, et un observateur plein de sagacité. Sa confiance en lui alla jusqu’à lui lire un chapitre particulier de ses mémoires, qu’il passait toujours en les lisant à ses plus intimes amis.

Parmi ceux qui visitèrent Paul dans la maison du docteur Valésien, ce fut M. d’Armentières qu’il vit le moins souvent. Ce n’était pas chose surprenante ; M. d’Armentières était obligé de partager son intérêt entre le neveu blessé et la tante malade. Peut-être aussi, s’étant presque coudoyé le premier jour avec le général Mazade, la crainte de rencontrer celui-ci pouvait bien expliquer la rareté de ses visites.




  1. Là tous sont traités avec bienveillance, la plupart soulagés, — quelques uns complètement guéris. C’est la maison de tout homme souffrant. Fièvres, maladies chroniques, maux accidentels, fractures, blessures, membres paralysés ou estropiés, ce qui mine notre santé ou l’attaque soudainement, on soigne tout ici ; — ici les
    malades trouvent un lit : l’amitié et la science viennent à leur secours ; ceux qu’on peut guérir vivent avec bonheur, les autres meurent consolés par les soins qu’on leur prodigue.