Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap VI
Paul ne commença la lettre suivante qu’après en avoir commencé et déchiré deux ou trois qu’il jetait au feu aussitôt qu’une expression trop franche de sa tristesse lui faisait craindre d’inquiéter sa mère :
« Me voici enfin à Paris depuis trois heures, ma bonne et tendre mère. Je te raconterai un autre jour mon voyage ; je ne veux ce soir que l’annoncer mon arrivée, te parler de ta sœur et te dire mes premières impressions, quitte à les rectifier plus tard. On m’avait bien averti que souvent la première vue de la capitale inspirait plutôt un abattement inexplicable que cette exaltation de l’intelligence qu’on devrait ressentir en pénétrant dans ce grand foyer de toutes les lumières. Il faut que cette sensation soit produite par l’air qu’on respire sur les bords de la Seine, car je la subis déjà sans avoir pu encore voir Paris. Nous y sommes entrés deux heures après le coucher du soleil, et par un brouillard épais. Je n’ai distingué ni maisons, ni rues, ni figures d’hommes et d’animaux à la lueur terne des réverbères qui me montraient tout juste les ténèbres visibles de Milton, nuit lugubre où j’étais étonné d’entendre une horrible confusion de bruits, et plus étonné encore de circuler rapidement dans notre lourde maison roulante sans écraser personne, sans accrocher aucune des nombreuses voitures qui nous croisaient continuellement. Je ne sais vraiment ce qui sortira demain matin de ce chaos nocturne et de ce brouillard fétide. Je ne demande pas mieux que ce soit Paris ; mais si je me réveillais au milieu du Pandémonium ou dans un désert, je m’expliquerais pourquoi je vais me coucher si étourdi par le bruit qui, à onze heures du soir, ébranle encore la maison où je suis, et en même temps si péniblement affecté par une singulière sensation de vide et d’isolement.
» Me voici cependant sous un toit ami, dans la maison de ta sœur, et ses bras ont tendrement serré ton fils, ma bonne mère. Eh bien, je te l’avouerai, malgré son accueil tout maternel, je ne sais quel désappointement a ici même refoulé au fond de mon cœur mes sentiments les plus affectueux. On me dit que ma tante est avec quelques amis, et je suis jeté au milieu d’une société brillante qui a dû me prendre pour un neveu malotru, un vrai taon venant se calciner les ailes à la flamme des bougies. Je me suis trouvé moi-même déplacé et ridicule ; tout le monde était là à son aise, j’étais seul comme un étranger, un intrus. Je n’ai pu m’empêcher d’être humilié, puis jaloux de tous ceux qui étaient là comme chez eux.
» Cependant, il faut être juste envers ma tante : elle avait oublié d’abord tout le monde pour moi ; il a fallu qu’on vînt lui faire sentir qu’elle n’était pas une reine de salon pour faire des à parte de tendresse avec le fils de sa sœur. On n’avait pas tort peut-être, mais, dans l’injustice de ma mauvaise honte et de ma susceptibilité, j’en ai voulu au beau monsieur qui venait, comme un souffleur de comédie, rappeler l’actrice à son rôle. Il est vrai que ce beau monsieur s’appelle M. Théodose d’Armentières, ce cousin de mon oncle dont nous avons parlé quelquefois, et dont, malheureusement pour ma tante, le monde ne parle que trop,… jusque dans les voitures publiques. Pauvre tante ! oh non, elle ne peut savoir tout ce que la calomnie et la médisance en racontent. S’il était vrai du moins qu’un mariage secret les unît…puisqu’enfin mon oncle n’est plus ! Mais pourquoi ce mystère, pourquoi ne pas avouer ce mariage, que je voudrais savoir vrai… quoique je sente que je ne pourrais jamais dire à ce M. d’Armentières ces mots : mon oncle, sans que mon âme ne se révolte tant je l’ai haï à la première vue, tant j’ai été blessé de le voir agir et parler chez la sœur de ma mère comme s’il y était le maître ? Tu comprendras maintenant, mère chérie, pourquoi je ne saurais dormir pour la première fois dans la maison de ma tante, avant d’avoir essayé d’épancher dans ton sein maternel le trop-plein de mon cœur.
» Te dirai-je, bonne mère, ce qui me rend si jaloux (c’est le mot) de ma tante ; c’est qu’à ce titre respectable de tante, quoique je n’ignorasse pas que la mienne est ta cadette de quinze années, je m’étais figuré que j’allais embrasser une autre mère qui m’en imposerait au besoin par son autorité douce mais grave. Qu’ai-je vu ? Une dame élégamment parée, avec un sourire ravissant, un son de voix musical, si belle et si fraîche, malgré ses longs chagrins, si jeune, en un mot, malgré ses trente-cinq ans et une fille de dix-sept, que je crois que moi aussi je suis devenu ce soir amoureux de ma tante comme tous ces courtisans de la mode à qui j’entendais répéter autour de moi : Comme elle belle encore ! Quel goût ! quelle grâce !… oh non, elle ne peut savoir ce qu’on ajoute plus bas sans doute à ces exclamations spontanées de l’admiration et de l’amour : oh non, le souffle de la calomnie n’a jamais osé s’élever jusqu’à son oreille. Pourrait-elle sourire encore à ce monde qui l’insulte en l’adorant ? Et sa fille… ? ah ! qu’il me tarde de la voir, et qu’elle doit être belle aussi pour peu qu’elle ressemble à sa mère !… Toutefois, il me semble qu’elle ne me plairait que davantage et que je ne serais que plus fier de lui plaire si, avec les mêmes traits, elle avait un caractère plus sérieux et un peu moins de sourires pour tout le monde… »
Le romanesque Paul s’était arrêté là. Occupé sans doute à composer l’idéal de sa cousine encore inconnue, amoureux d’elle d’avance, après avoir vu son portrait vivant, et revenant peu à peu du dépit de sa fausse honte dans le tête-à-tête que son imagination lui procurait, il avait cessé d’écrire, et insensiblement il s’était endormi. Tout-à-coup il se réveille et voit à côté de lui sa tante elle-même, qui lui touche légèrement l’épaule.
— Mon ami, lui dit-elle, en apercevant de la lumière dans votre chambre, je suis venue voir si rien ne vous manquait.
— Ah ! répondit Paul en se frottant les yeux, j’écrivais avant de m’endormir.
Madame Babandy sourit :
— C’est-à-dire vous dormiez, mon cher Paul, lui dit-elle, en rêvant que vous alliez écrire ; ou plutôt, le sommeil vous a gagné au beau milieu d’une lettre qui, j’en suis bien sûre, n’endormira pas celle à qui elle est destinée.
— Vous l’avez lue ? demanda Paul qui, en tressaillant au souvenir de ce qu’il avait écrit, ne douta pas que sa tante ne l’avait réveillé qu’après avoir satisfait sa curiosité.
— Non, Paul, répondit madame Babandy, souriant de l’embarras de son neveu ; et à votre trouble il semblerait que vous avez mal parlé de moi dans ce papier ; mais j’aime mieux croire que je viens d’interrompre seulement quelque sombre rêve.
Nos mauvaises pensées s’attachent quelquefois à nous avec une fâcheuse obstination. Paul persista dans la sienne et voulut se donner au moins l’avantage de la franchise avec sa tante, si elle était blessée de quelques insinuations de sa lettre.
— Eh bien, jugez-moi, puisque j’ai osé vous juger ! dit-il avec ce mélange de confusion et de hardiesse qui entraîne un écolier pris en faute à l’aggraver par une gaucherie envers le maître, s’il est au collége, ou dans la famille envers un parent qui a sur lui l’autorité de l’âge.
Madame Babandy ne comprit rien à ce mouvement mélodramatique ; et toujours souriant, elle prit la lettre pour savoir ce que son neveu pouvait écrire d’elle lorsqu’il l’avait à peine vue. Bientôt elle rougit, et mit une main à son front quand elle en fut au paragraphe où il faisait allusion à M. d’Armentières… Heureusement elle alla jusqu’au bout, et telle est sur le cœur d’une femme de trente-cinq ans la puissance d’un éloge sincère sur ce qui lui reste de beauté, d’un éloge sans calcul ni flatterie, que si Odille avait pu être offensée du début de cette lettre, elle eût peut-être pardonné la liberté de certaines remarques en faveur de la spontanéité du sentiment qui en avait dicté la fin. Mais la pauvre Odille, dans ces remarques de Paul, vit bien moins la censure irrespectueuse du jeune homme, que l’écho de ce que devait penser et dire la sœur qu’elle vénérait comme une seconde mère. Elle ne pouvait donc éluder d’y répondre, et sans la moindre amertume, elle aborda avec son neveu l’explication qu’elle aurait eue avec cette sœur.
— Paul, dit-elle, je ne vous en veux pas de ce que vous avez écrit ni de ce que vous n’avez pas osé écrire. Ma situation est équivoque parce qu’elle est tout exceptionnelle, et je suis heureuse de pouvoir sinon me justifier, du moins vous apprendre là où doivent s’arrêter vos soupçons et vos reproches à l’égard de la sœur de votre mère. J’aimais votre oncle, Paul, je l’aimais, je n’ai jamais aimé que lui, je l’aime encore dans sa fille ; une affreuse fatalité a seule pu dans le temps lui faire croire que j’avais oublié le soin de mon honneur et du sien. Il l’a cru, le monde l’a cru comme lui, le monde et lui ont été bien prompts à me condamner, bien injustes et bien cruels pour moi comme pour ce même M. d’Armentières que je ne dois pas laisser accuser non plus sans protester : mais Dieu seul peut proclamer un jour notre innocence, et dans l’autre vie seulement, car dans celle-ci on ne croirait pas à un miracle qui viendrait réfuter une calomnie favorite. Mais n’ai-je eu aucun tort ? mais n’ai-je pas donné à la malice du monde au moins quelques prétextes ? mon ami, pourquoi me ferais-je meilleure que je ne suis ? J’ai bien pleuré, j’ai pensé quelquefois que mes larmes m’étoufferaient, que ma douleur et ma honte me tueraient ; mais je leur ai survécu et le temps a triomphé de mon désespoir. Je suis femme, le malheur n’a pu refondre mon caractère : je me suis laissée aller peu à peu à accepter les distractions de ce monde que je n’estime pas, mais qui m’amuse ; qui me trompe, mais comme on trompe une reine en la flattant. J’ai écarté un à un tous mes vêtements de deuil, il est vrai, et cela vous blesse, mais tenez-moi compte des transitions ; il s’est écoulé douze ans et plus depuis la catastrophe qui semblait me condamner à un deuil éternel. N’oubliez pas cette date. Votre imagination rapprochant les distances me représentait à vous comme une Artémise aux pieds d’un mausolée ; vous me trouvez en robe de fête et vous en concluez qu’un éclair sinistre ne traverse pas quelquefois mon cœur, qu’un souvenir de regret ne vient jamais changer mes sourires en larmes ; mais alors, Paul, en me voyant porter un deuil de douze années, ne vous serait-il pas venu à l’esprit qu’un si long deuil indiquait peut-être un long remords ? Ah ! si j’étais coupable, c’est alors que ces tissus légers, que ces fleurs, me pèseraient plus que la robe de bure et la guimpe d’une religieuse ! Je n’ai pu prolonger au-delà de deux années la solitude où je m’étais retirée ; mais savez-vous pourquoi ? par ses dernières instructions votre oncle confiait l’éducation d’Isabelle à une maîtresse désignée par lui. Je n’examinai pas si ce n’était pas pour moi une injure de m’enlever ma fille à l’âge de huit ans, de préférer une maîtresse de pension à sa mère, avant que son intelligence pût sérieusement s’appliquer à de fortes études ; je ne demandai qu’une grâce à cette maîtresse qui m’était préférée, celle de me recevoir comme pensionnaire dans sa maison. Elle y consentit ; Eh bien ! qu’arriva-t-il ? je ne veux pas croire à de cruelles intentions ; je rends justice aux vertus, à la bonté, à la charité de madame Duravel ; peut-être que je fus trop susceptible, mais il me sembla que je la gênais, que j’étais pour elle une Madeleine pénitente dont la présence provoquait l’éternelle histoire du scandale que j’avais donné, et dangereuse pour de grandes demoiselles, comme le serait la lecture d’un roman malgré la bonne morale de son dénouement. Je n’échappai pas à quelques allusions blessantes, et je ne voulus plus courir le risque d’être humiliée devant ma propre fille ; je rentrai donc dans le monde. Voilà un long discours, mon cher Paul, mais vous l’abrégerez en l’écrivant à ma sœur ; il me reste à vous parler de M. d’Armentières et à vous prier de ne pas être plus injuste envers lui qu’envers moi. On vous a dit que c’était braver le monde que de continuer à le voir et à accepter surtout les services de son amitié. J’aurais dû, selon les uns, le repousser comme un homme à bonnes fortunes, toujours occupé d’une nouvelle séduction, et donnant le mauvais exemple de changer de maîtresses tous les six mois ; comme si j’avais le droit de censure sur les mœurs d’un jeune homme de trente et quelques années ! comme si, pour réfuter à mes yeux le reproche d’inconduite, il n’avait pas à me répondre : On m’a calomnié une première fois, vous ne le savez que trop ! Eh bien, on continue.
Selon les autres, c’est un homme dont toute la galanterie est un calcul, un joueur malheureux vivant aux dépens des femmes qui le trouvent aimable, et qui me ruine moi-même en me faisant payer ses dettes de jeu et ses fausses spéculations de bourse. Que direz-vous quand vous saurez que M. d’Armentières a si bien dirigé mes affaires depuis dix ans que, grâces à ses démarches et à ses bons conseils, les deux cent mille francs que m’a laissés votre oncle sont presque triplés. La maison où nous sommes m’appartenait ; je n’y ai plus que mon appartement assuré pendant deux ans encore, mais elle a été vendue le double de ce qu’elle avait été payée par votre oncle.
Au reste, mon cher Paul, lorsque je revis M. d’Armentières il y a dix ans, je ne pouvais lui fermer ma porte sans ingratitude ; son dévouement si calomnié avait failli lui coûter la vie dans un duel, et lui avait fait perdre son état. Enfin, j’étais seule, sans amis, j’avais besoin non pas d’un amant, mais d’un appui, d’un guide ; je m’abandonnai à ses conseils. Pour vous faire mieux comprendre la nature de nos rapports, j’ajouterai que, sans m’avoir jamais parlé d’amour, venant avec la générosité la plus tendre au secours de mon isolement, il m’offrit de m’épouser pour mettre un terme à une situation équivoque. Si j’avais accepté, c’eût été un mariage de raison et de convenance bien plus qu’un mariage d’amour ; oh non, je n’éprouverai jamais pour M. d’Armentières cette tendresse que Maurice seul m’aura inspirée ? Je ne le lui ai pas caché à lui-même ; et si jamais cette union, peut-être nécessaire, avait lieu, ce ne serait que lorsque je n’aurais plus de doutes sur la mort de votre oncle.
— Hélas ! dit Paul qui avait écouté jusqu’alors sans interrompre, et qui naturellement ne pouvait répondre qu’à cette dernière phrase : Cette mort dont ma mère a toujours aimé à douter comme vous ne paraît que trop certaine ; l’ami de mon oncle lui-même n’a pu le découvrir dans cette Amérique espagnole où devait le conduire le bâtiment sur lequel il paraît assez certain qu’il a été tué.
— L’ami de votre oncle, monsieur Mazade ? vous le connaissez, vous l’avez vu, Paul ? est-il à Paris ? d’où vient-il ? que vient-il faire ?
Paul ne put laisser ignorer plus longtemps à sa tante qu’il avait voyagé depuis Lyon avec M. Mazade, et lui répéta ce que celui-ci avait dit de ses vaines recherches à la Havane.
Madame Babandy essuya une larme : Hélas ! dit-elle, vous me faites trembler, mon ami : le nom de cet homme a toujours été de mauvais augure pour moi ; il vient me confirmer un malheur passé, et en même temps m’apporter un malheur nouveau, je le crains. Entre lui et M. d’Armentières, c’est une guerre à mort ; déjà deux fois ils ont échangé leurs balles et croisé leurs épées ; recommenceront-ils une lutte qui ne peut plus finir que par la mort de l’un des deux ?… mais je le verrai sans doute, cet homme implacable… il m’entendra… Adieu, mon cher Paul, vous me connaissez maintenant, et vous pouvez continuer votre lettre ou la recommencer ; cependant il serait plus sage de vous coucher, mon ami.
Paul baisa la main de sa tante et suivit son conseil. Mais malgré la fatigue, ce ne fut qu’au bout d’une heure qu’il put s’endormir, tant l’explication provoquée par lui-même l’avait agité.