Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap IV


CHAPITRE IV,


Où le généralissime de la princesse Sombre raconte brièvement son histoire.




By the world, I recount no fables ; some certain spécial honours it pleased Her Greatness to impart to Armado, a soldier, a man of travel, that has seen the world[1].
Shakspeare.


Si j’avais votre talent pour conter, monsieur, dit M. Mazade en s’adressant à M. Bohëmond de Tancarville, je pourrais faire sans scrupule une longue histoire de mes aventures, car les événements n’ont pas manqué à ces douze dernières années de ma vie. J’ai visité des contrées bien peu connues ou bien infidèlement décrites. J’ai vécu trois mois avec ces peuples nomades appelés Pindaris, qui sont les cosaques de l’Inde centrale, et dont j’ai pu observer les mœurs bizarres. Je me suis trouvé parmi ces mystérieux sectaires appelés Thugs, qui ont fait du vol et du meurtre un acte de religion ; j’ai failli moi-même sentir le fatal lacet me serrer la gorge….

— Monsieur, dit M. Justin d’Allinall, pardon si je vous interromps, mais si vous avez gardé quelques notes de vos voyages et si vous étiez assez bon pour me les confier, nous autres auteurs nous savons tirer parti des moindres détails.

— Très volontiers, monsieur, et je vous remercie de me faire apercevoir que je commençais mon récit comme le sommaire d’un gros livre, tandis que je ne prétends détacher que quelques feuillets de mon histoire, pour arriver plus tôt aux renseignements que vous me demandez sur la reine de Jaghire.

Je quittai la France il y a douze ans, contumace et proscrit, après avoir failli deux ou trois fois me laisser arrêter en différant ma fuite, parce que je tenais à ne pas partir pour un exil peut-être éternel avant d’avoir réglé une ou deux affaires fort importantes. Je parvins enfin à passer en Angleterre ; de là je me disposais à m’embarquer pour l’Amérique espagnole, lorsque je lus dans un journal la nouvelle de la mort d’un ami que je voulais aller y rejoindre, et je pris une autre direction. Le hasard m’avait fait rencontrer un jeune prêtre du Martigues nommé l’abbé Mathias Jouve[2], amené de l’autre côté de la Manche par la passion des missions étrangères. Il étudiait l’anglais et le sanskrit à Oxford, avec l’intention d’aller convertir les Hindous au catholicisme. C’était un de ces hommes naïfs qui continuent la tradition des premiers apôtres par la simplicité de leur foi, mais qui négligent un peu trop la recommandation évangélique d’unir la prudence du serpent à la douceur de la colombe. Dans sa pieuse ambition, il se croyait déjà un autre François Xavier ; il ne prévoyait aucun obstacle au-dessus de son courage, et hâtait de ses vœux le moment où il pourrait planter sa première croix sur le faîte d’une pagode. La diversité de nos poursuites ne nous empêcha pas de devenir deux amis intimes. Vainement avions-nous de continuelles disputes sur la politique et la religion ; nous nous séparions toujours sans aigreur, et nous nous retrouvions avec le même plaisir, pour continuer à armes émoussées l’interminable duel de nos opinions, dans le jardin de ces colléges qui ressemblent à des palais, ou sous les ormes séculaires qui bordent le cours classique de l’Isis. L’abbé Jouve eut l’art, à la longue, de m’intéresser à ses études, de me les faire partager, et puis de me décider à m’embarquer avec lui à Liverpool pour Calcutta. Nous arrivâmes ensemble dans cette cité opulente où nous devions rester quelques mois pour nous acclimater. Nous nous rendîmes de là dans l’Inde centrale, l’abbé pour commencer sa prédication, moi pour offrir l’épée d’un officier de fortune au premier chef qui lèverait l’étendard de la guerre. Malheureusement j’étais parti d’Europe avec de bien fausses idées sur la puissance anglaise dans l’Inde, comme aussi l’abbé Jouve s’était fait de singulières illusions sur le caractère des Indous. À chaque pas nous commettions, lui et moi, de lourdes bévues qui faillirent parfois nous coûter cher. En Français étourdi, en vrai perroquet libéral, je faisais un emploi fort plaisant des articles du Constitutionnel, traduits en hindoustani. J’avais lu, et c’était vrai, qu’en 1798 le fameux Tipoo-Saëb s’était laissé saluer du titre de citoyen Tipoo, et avait livré ses grandes batailles en déployant un drapeau tricolore. Mais les temps étaient bien changés, et j’arrivais justement le lendemain des derniers combats où venait d’être anéantie la rébellion des Marates. Ces mots de Napoléon et de Liberté, magiques en Europe, faisaient sourire tous les Rajahs. Je poussai la folie jusqu’à me faire présenter au vieux Mogol, qui n’est plus que le très humble pensionnaire du gouvernement britannique, et j’obtins un durbar, c’est-à-dire une audience, où je débitai mon plus bel article sur l’indépendance nationale ; le grand Mogol, pour me prouver sa satisfaction, me décora du titre de flambeau de la sagesse occidentale, et me conféra un khélat ou vêtement d’honneur, ce qui me valut tout juste une réminiscence littéraire de la scène de Molière, dans laquelle M. Jourdain se laisse créer Mamamouchi. Je vis bien que je ne succéderais pas au rôle de M. Perron[3] auprès de ce fantôme de monarque. Quant à son peuple, telle est l’apathie politique des Indous, que vous pouvez les réduire à l’état d’ilotes, leur enlever leur souverain et les accabler d’impôts : ils courberont la tête sous la tyrannie étrangère ; mais si vous attaquez leur culte, c’est différent : le fanatisme seul réveillera leur indolence, et mon premier coup d’épée fut tiré pour disperser une troupe de forcenés qui menaçaient d’égorger mon ami l’abbé Jouve… devinez pourquoi ? le saint homme avait eu la maladresse de citer dans un sermon la parabole de l’enfant prodigue ; quand il en fut à l’endroit où le père de famille, voulant célébrer le retour de son fils, tue le veau gras, il s’éleva autour de lui une horrible tempête d’imprécations. Vous savez que la vache est l’animal sacré des Indous. L’abbé Jouve comprit qu’il n’est pas toujours prudent de traduire littéralement l’évangile, et il me promit que si jamais il introduisait de nouveau la même parabole, il substituerait au veau gras des textes saints, quelque animal moins respecté des adorateurs de Vishnou.

Quand je le vis bien convaincu de la nécessité de modifier un peu son système de prédication, je le laissai chercher des âmes à Jésus-Christ et me dirigeai vers le pays des Affghans, où je trouvai du moins de quoi exercer mon activité. Après diverses aventures, j’étais revenu momentanément à Delhi, lorsque je rencontrai mon ami l’abbé Jouve. Nous nous embrassâmes comme deux frères ; il y avait deux ans que nous ne nous étions vus.

— Eh bien ! me dit-il avec un sourire dont la douceur démentait son apparente ironie, avez-vous mis la main sur un autre Timour, sur un Washington tartare ou un Napoléon affghan ?

— Pas encore, lui dis-je, mais vous, mon père, êtes-vous le pasteur d’un bercail de fidèles, le curé au moins d’une petite paroisse indou-catholique ?

— Mieux que cela, me répondit-il ; je suis à la tête d’une cathédrale bâtie sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, chapelain d’une reine, et si bien en cour, qu’il dépend de moi de vous faire nommer au commandement de l’armée de nos États. Vous auriez même déjà reçu les insignes de votre grade si j’avais su où vous les faire envoyer, car j’ai parlé de vous, de votre ardeur martiale, de votre noble ambition.

Je crus que mon pauvre ami avait perdu la tête. — Allons, lui dis-je, on n’échappe pas à sa destinée ; il était écrit dans la mienne que je parviendrais par l’église. Je vous ai raconté comment j’avais, une première fois, refusé ses faveurs (je faisais allusion à un épisode de ma vie bien connu de votre frère, M. Bohëmond), mais à la seconde j’accepte.

— À la bonne heure, reprit l’abbé Jouve, nous voilà donc encore réunis ; nous partons demain pour la capitale du royaume de Jaghire, je vous présente à la princesse, et dimanche prochain vous m’entendrez prêcher dans Saint-Pierre-de-Meerut.

— À condition, mon cher abbé, que vous ne ferez pas tuer le veau gras par le père de l’enfant prodigue, répliquai-je, car j’essayai encore de plaisanter tout en ayant cessé de douter en voyant l’air naïvement sérieux de mon protecteur,

— Ah ! me dit-il, la leçon m’a profité. J’ai su capter mes néophytes par d’adroites analogies. J’appelle la messe le pourga (le sacrifice), et l’eau bénite, le tirtan. D’ailleurs, j’exerce maintenant mon sacré ministère sous les auspices de la souveraine elle-même, qui s’est convertie la première à mes sermons.

L’abbé Jouve ne me trompait pas. La bégum Somrou avait embrassé le catholicisme ; il faut même dire qu’avec le zèle des nouveaux convertis, il n’y avait rien qu’elle ne fût disposée à faire pour ce culte récemment adopté par elle, autant par politique que par conviction. La bégum avait proclamé le catholicisme la religion d’État, et avait voulu qu’un architecte d’Europe dirigeât la construction du temple où son chapelain officiait comme simple curé, jusqu’à ce qu’il lui fût expédié de Rome une bulle d’évêque. Pendant la route, l’abbé Jouve me raconta les détails de ce grand événement qu’il comparait à la conversion de Constantin ; naturellement il parlait avec indulgence de son illustre catéchumène, et il rectifia quelques unes de mes préventions contre celle dont j’allais devenir le premier sujet.

Je ne pouvais être arrivé dans l’Indoustan, depuis deux années et plus, sans avoir entendu au moins citer le nom de cette princesse ; mais c’était la dernière des puissances du second ordre élevées sur les débris du grand empire mogol à qui j’aurais voulu offrir mes services, tant je la croyais dévouée aux intérêts britanniques. Je n’ignorais pas d’ailleurs la cruelle mystification qu’elle avait fait essuyer à son second mari le Français Levassu. La bégum avait épousé en premières noces un nommé Sombre (nom prononcé Somron par les Indiens), qui en était devenu amoureux en la voyant danser. Elle n’était alors qu’une bayadère esclave. Sombre, qui avait fait une brillante fortune, vivait en vrai rajah près de Delhi ; il acheta la pauvre bayadère à son maître, la fit danser pour lui seul et finit par l’épouser, captivé par son esprit subtil autant que par son incroyable agilité. Il était vieux, et il ne vécut pas long-temps après ce mariage. En mourant, il légua toutes ses richesses à sa veuve. Celle-ci voulut à son tour prendre un mari à son gré. Elle choisit Levassu, jeune aventurier français, qui en peu de temps s’était élevé à un rang supérieur à celui de Sombre. Avec les richesses que lui apporta la bégum, il augmenta encore son influence et ses possessions jusqu’à pouvoir prendre place parmi les rajahs ou princes du pays ; il réunit sous ses ordres une armée nombreuse et guerroya en conquérant. Sa femme se montra la digne compagne de ce chef belliqueux ; elle voulut l’accompagner dans toutes ses expéditions, prendre part à tous les hasards de sa vie, monter à cheval ou sur un éléphant comme une amazone et combattre même dans l’occasion. Mais l’habitude du commandement lui inspira une ambition qui étouffa en elle tous les sentiments de la femme. Le partage de l’autorité ne suffit bientôt plus à la bégum. Elle conçut le projet de régner seule et de se débarrasser de Levassu. Elle fomenta contre lui de sourds mécontentements, lui fit faire de faux rapports sur les dispositions de ses troupes et chercha par tous les moyens à le dégoûter du pouvoir. Feignant elle-même le découragement pour le mieux tromper, elle était la première à rappeler à son mari les souvenirs de la patrie absente et se disait toute prête à le suivre en France s’il se décidait à s’y retirer. — Avec nos richesses, ajoutait-elle alors, ne serons-nous pas des princes là-bas comme ici ? dans votre pays du moins nous n’aurons pas à nous défier continuellement du lendemain. La sécurité manque à notre pouvoir. Ce n’est pas vivre que d’avoir sans cesse l’épée de la révolte suspendue sur nos têtes. — La bégum répétait ainsi adroitement ce qu’elle avait entendu dire à Levassu lui-même dans ses moments d’inquiétude et d’humeur. Bien sûre d’entrer dans sa pensée par ce langage, elle achevait de l’ébranler en exagérant sa tendresse pour lui au moment même où elle n’en éprouvait plus aucune. Un jour enfin on vient apprendre à Levassu qu’une partie de sa garde a formé un complot pour s’emparer de sa personne. À cette nouvelle, l’artificieuse bégum s’écrie que tout est perdu et elle décide enfin son mari à prendre la fuite sans plus de retard. Escortés de quelques affidés, ils partent à l’entrée de la nuit ; la bégum marche en avant dans son palanquin, se disant trop faible pour monter à cheval. Levassu forme l’arrière-garde de cette retraite avec les éléphants chargés des trésors. Si nous sommes surpris, lui a dit la bégum, je jure de me poignarder. — Je ne vous survivrai pas, lui a juré Levassu. Tout-à-coup il entend au loin sur la route des lamentations ; un messager accourt et lui annonce que les rebelles ont arrêté sa femme qui s’est donné la mort ; un autre vient bientôt après lui apporter son voile teint de sang, dernier gage de tendresse qu’elle lui envoie. Levassu perd la tête, et fidèle à son serment il se fait sauter la cervelle. On va annoncer cette catastrophe à l’avant-garde. Alors le palanquin de la bégum s’ouvre, elle en descend et monte à cheval :

— Le rajah n’est plus, s’écrie-t-elle aux troupes qu’elle avait elle-même apostées là pour se faire arrêter ; mais je vis encore. Il voulait vous abandonner, mais je vous reste. Femme, je devais lui obéir ; reine, je vous commanderai seule, et malheur à qui me désobéira ! Soldats, vous savez que je connais les chemins des dangers et de la victoire ; vous m’y verrez à votre tête.

Cette harangue électrisa les troupes, et la bégum les fît rentrer à Sirdanha, où elle continua de régner seule avec un mélange d’audace et de prudence qu’on n’attendait pas d’une femme.

Mon ami l’abbé Jouve me confirma tous ces détails, et me cita encore plusieurs traits propres à m’éclairer sur le caractère extraordinaire de sa souveraine, qui allait devenir aussi la mienne. Il ne put lui prêter beaucoup de vertus ; mais en qualité de confesseur, il ne pouvait non plus trop appuyer sur des fautes qu’il avait lui-même lavées dans l’eau du baptême, et en somme il me réconcilia peu à peu à l’idée de servir de mon épée cette Sémiramis de l’Inde.

L’abbé me présenta le lendemain de mon arrivée. À la porte du palais, je fus déjà reçu comme un grand personnage : les gardes me présentèrent les armes ; la reine m’attendait dans la salle du trône, où elle vint à moi avec une affabilité toute royale. L’abbé Jouve m’avait prévenu qu’elle était très bien conservée malgré son âge de soixante et dix ans ; mais je fus étonné de la trouver presque belle. Son embonpoint ne souffrait aucune ride sur son visage ; son teint, d’une rare blancheur, attestait son origine géorgienne. Napoléon, qui était si fier de ses mains, aurait admiré les siennes, et elle laissait voir avec une évidente coquetterie ses bras nus jusqu’au-dessus des coudes. Sous son jupon très court elle portait un pantalon en mousseline brodée, noué au-dessus de la cheville, de manière à faire paraître avec avantage les plus jolis pieds du monde chaussés de pantoufles brodées. Un magnifique châle enveloppait sa tête et venait se croiser sur son sein, encadrant sa figure aux traits prononcés, remarquable surtout par deux yeux vifs qui avaient quelque chose de la fascination magique du serpent.

Elle fut contente de ma conversation, et ne me cacha pas qu’elle mettait du prix aux services d’un officier français, désirant discipliner son armée à l’européenne, et jalouse de l’opposer avec avantage aux Sykes de Runjet-Sing dressés par le général Allard, s’il tentait jamais, à l’instigation des Perses ou des Russes, de franchir la frontière du Punjab. J’osai lui demander jusqu’à quel point elle se croyait forcée de suivre l’alliance anglaise en cas d’une pareille invasion, et elle ne me cacha pas qu’elle consulterait avant tout l’intérêt du moment. Ma conscience ainsi satisfaite, j’acceptai tous les honneurs qu’elle voulut bien me conférer. Deux jours après, je fus installé son ministre de la guerre et reconnu par ses troupes comme généralissime. C’était le dimanche, et, après la parade, j’accompagnai Sa Majesté à l’église où je pris place sous le dais royal. Mon ami le chapelain me fit l’honneur de choisir pour texte de son sermon ce verset de la Bible :

Et ils dirent à Jephté : Venez et soyez notre général, et combattez contre les fils d’Ammon[4].

Après le sermon, je fus invité à dîner par Sa Majesté ainsi que le prédicateur, et nous fumâmes avec la reine, qui me fit présent de son plus beau hooka ; car Sa Majesté fume elle-même avec beaucoup de dignité. Cela vous étonne peut-être, madame ? ajouta le général Mazade en voyant sourire madame de Bronzac.

— Cela m’eût étonnée naguère, répondit madame de Bronzac ; mais nous avons à Paris des dames qui en font autant depuis la révolution de juillet, entre autres une de nos illustrations littéraires qui écrit les plus beaux romans de l’époque un cigare à la bouche.

— Madame a raison, dit M. Justin d’Allinall.

— Et vous vous êtes décidé à quitter toutes vos grandeurs pour revenir en France ? demanda M. Bohëmond de Tancarville à M. Mazade.

— Je ne suis qu’en congé, répondit le généralissime de la princesse Sombre, et je n’ai pas obtenu sans peine de faire le voyage d’Europe. En gage de mon retour, je me suis gardé de revenir avec les dons que je tiens de sa munificence, et j’ai fait valoir à la reine l’intérêt qu’elle avait à une double mission dont je me suis chargé ; l’une regarde la cour des Tuileries, l’autre la cour de Rome. Je viens faire aussi un achat d’armes. Enfin mon ami l’abbé Jouve a répondu de moi.

— Comme Damon de Pythias… dit M. Justin d’Allinall.

— La comparaison est juste, sans doute, dit le général Mazade ; cependant j’espère que mon ami n’aura pas à mourir pour moi, malgré tout ce qu’on a pu raconter des cruautés de notre reine.

— Est-il bien vrai, demanda M. Justin, qu’elle a renouvelé le supplice des vestales pour une de ses femmes qui avait manqué à la chasteté ?…

— Il y a bien long-temps de cela, si cela est vrai, dit le général Mazade ; on prétend en effet qu’une de ses femmes fut condamnée par elle à être enterrée vivante, et que, pour être sûre que personne ne viendrait la délivrer, la reine étendit sa natte royale sur la dalle du caveau, où elle resta assise trois jours, y prenant tous ses repas, y fumant toutes ses pipes, et y dormant les nuits.

— Quelle horreur ! dit madame de Bronzac.

— Je dois ajouter, continua Mazade, que mon ami le curé de Saint-Pierre de Meerut, à qui je parlai de cet acte de cruauté épouvantable, hocha la tête, et m’assura que la reine s’était fait passer en cette occasion pour plus méchante qu’elle n’était, ayant au contraire secrètement favorisé elle-même l’évasion de la victime. Pour me le prouver, il s’arrêta un jour avec moi sur la grande place de Meerut où un jongleur venait d’amasser la foule. Après plusieurs tours plaisants, cet homme, sous un léger prétexte, entra tout-à-coup en fureur contre une petite fille de six à huit ans qui l’aidait à amuser le public. Malheureuse ! s’écria-t-il, à genoux, tu vas périr. — Grâce ! grâce ! disait la pauvre petite. Mais le jongleur, sans pitié, la saisit, et, de peur qu’elle ne s’échappe, la couvre d’un panier d’osier. Pendant que l’enfant continue à pousser des cris étouffés, l’homme, toujours plus irrité, cherche sa longue épée. — Grâce ! grâce ! crie encore la voix sous le panier. Mais lui, sans miséricorde, plonge le fer à travers l’osier, à plusieurs reprises, et le retire sanglant. Les cris d’agonie font frémir les spectateurs ; quelques uns même s’élancent sur le panier et désarment le furieux ; mais le panier soulevé reste vide, et les rires succèdent à l’émotion tandis que la petite fille, qui avait disparu comme une muscade sous un gobelet, fait le tour du cercle une escarcelle à la main. Les offrandes de la foule lui prouvèrent que cette scène d’escamotage tragique avait été bien jouée.

— Eh bien ! me dit l’abbé Jouve, croyez-moi, mon ami, notre princesse eût été une plus habile comédienne encore que ce jongleur ; elle n’eût pas permis qu’on regardât sous le panier.

— Je ne prétends pas, quant à moi, me faire garant de l’explication ; mais voilà comment mon pieux ami entend la charité chrétienne.

À cet endroit du récit du généralissime Mazade, la diligence s’arrêta devant une auberge où les voyageurs obtinrent la permission de dîner.




  1. Par le monde ! ce ne sont pas des fables que je raconte ; il a plu à Son Altesse de conférer des honneurs particuliers à Armado, un soldat, un voyageur, qui a vu le monde.
  2. Malgré la conformité des noms, personne, à Arles, ne confondra l’abbé Mathias Jouve avec un vénérable officier de l’Université, directeur du collége de Grasse.
  3. Le colonel Perron tint long-temps en échec la puissance anglaise dans l’Inde. Il avait succédé à M. de Boigne dans le commandement des troupes européennes au service de Scindiah, et il eut soin d’exclure les Anglais de tous les grades d’officier. Sans les imprudences de Scindiah, M. Perron pouvait arrêter dans son premier essor le vainqueur de Waterloo, qui n’était alors que sir Arthur Wellesley.
  4. Dixeruntque ad eum (Jephté) : venis et esto princeps noster, et pugna contra filios Ammon.
    Liber Judicum, Cap. ix, v. 6.