Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap II

Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 21-46).


CHAPITRE II.


Retour à Paris par les Messageries Royales.




Veis, como vuelvan las espaldas y salen de la ciudad, y alegres y regocijados toman de Paris la via[1].
Don Quijote.


On était dans les premiers jours d’octobre ; notre jeune avocat avait résolu de passer par Nîmes pour y joindre un camarade d’études, qui devait aller comme lui faire son stage dans la capitale ; mais, justement le matin même, ce second voyageur, en revenant de faire ses adieux à un parent qui habitait la campagne, avait fait une chute de cheval et s’était mis au lit. Paul consentit à attendre quelques jours ; mais, la convalescence paraissant devoir se prolonger au-delà de la semaine, Paul ne crut pas pouvoir différer davantage, et, après avoir écrit à sa mère pour lui faire part de cet incident, il se mit en route pour Lyon, où il se proposait de faire une halle de deux fois vingt-quatre heures avant de prendre la diligence de Paris. En arrivant à l’hôtel de Milan, sur la place des Terreaux, où il était convenu que madame Ventairon lui adresserait sa première lettre, il en trouva deux, dont la moins ancienne en date, qui ne portait pas le timbre de la poste, était accompagnée d’un billet ainsi conçu :

« Le voyageur qui s’est chargé de cette lettre ne doit rentrer à l’hôtel que très tard dans la soirée ; il la laisse donc pour être remise à M. Paul Ventairon, prévoyant qu’il pourrait arriver pendant son absence, et voulant le prévenir que sa place est retenue pour demain matin. Les places du courrier de Paris et des diligences étant toutes prises jusqu’au 20 du mois, M. Paul ne sera pas fâché, peut-être, quand il aura lu la lettre de sa mère, qu’un ancien ami, à la fois pressé de partir pour la capitale et désireux de voyager avec lui, ait ainsi abrégé son séjour à Lyon. »

La lettre de madame Ventairon apprenait à son fils quel était cet ancien ami qui allait remplacer le compagnon de voyage resté à Nîmes malgré lui.

« Mon cher Paul, si j’avais pu deviner que tu fusses si près de moi ces trois jours-ci, je t’aurais envoyé chercher hier par un exprès, afin de changer la direction de ton itinéraire. Ma lettre te sera remise par un ancien ami de ton oncle, dont tu m’as entendu quelquefois mentionner le nom, et qui s’est détourné exprès de la route de Marseille à Paris pour renouveler connaissance avec nous.

» Cet ancien ami est M. Mazade, qui revient des grandes Indes, où, par suite des événements politiques, il était allé se fixer il y a douze ans. Il te racontera lui-même les aventures de sa vie avec sa franchise militaire, et tu verras, par son exemple, qu’il n’est pas de situation si désespérée qu’un homme de courage n’en puisse sortir avec honneur. M. Mazade, simple lieutenant en 1815, est aujourd’hui le généralissime d’un de ces royaumes formés des débris de l’empire du Mogol. Mais c’est surtout l’ami de mon beau-frère, de ton oncle Maurice Babandy, que tu dois aimer en M. Mazade. Je t’engage donc à le voir souvent à Paris, quoique je t’avertisse que ce n’est pas chez ma sœur que tu le rencontreras, attendu qu’il existe entre elle et lui de vieilles préventions, dont tu n’es pas appelé à être juge, mais qui exigent que tu concilies dans tes rapports la prudence à la franchise. Avec le temps, tu en sauras davantage, mon cher Paul. — Adieu… etc. »

D’après cette note et cette lettre, Paul Ventairon ayant répondu à sa mère, se contenta de faire battre ses habits de voyage, et alla employer le reste de la journée à parcourir les rues de Lyon. Il ne rentra que pour dîner. M. Mazade n’ayant pas paru encore, il se laissa séduire par l’affiche du spectacle ; mais il sortit de la salle avant que la petite pièce ne fût commencée. À son retour à l’hôtel de Milan, on lui dit que M. Mazade l’attendait depuis une heure, et il se fit indiquer sa chambre. Il n’eut pas besoin de se nommer.

— Ah ! c’est monsieur Paul, dit M. Mazade, en allant à lui pour l’embrasser : madame Vantairon ne se trompe pas, vous êtes tout son portrait. Mon jeune ami, j’espère que vous excusez cette embrassade d’un vieux soldat… Je vous ai vu tout petit enfant, monsieur Paul, il y a de cela plus de dix-sept ans, lorsque j’accompagnai votre oncle à Arles, en revenant de Waterloo. Que d’événements depuis ce temps-là !…

Pendant que M. Mazade parlait ainsi, Paul examinait attentivement sa figure. Quoiqu’il se dît vieux soldat, l’ancien officier de Berchigny avait l’air encore jeune. Malgré ses cheveux grisonnants et son teint cuivré par le soleil de l’Inde, il était impossible de lui donner plus de la quarantaine. Son visage empruntait toutefois une certaine gravité à la barbe épaisse qui lui descendait jusque sur la poitrine.

— Monsieur, lui répondit Paul, je serai bien heureux de mériter une partie de l’amitié que vous aviez vouée à mon oncle, pour qui, depuis l’enfance, ma mère m’avait inspiré une tendre et respectueuse affection. Ses malheurs, qui ont été aussi les vôtres, ont fait de son souvenir un véritable culte pour nous, et en vous voyant aujourd’hui, je ne puis m’empêcher de regretter plus vivement que jamais qu’il ne lui ait pas été donné comme à vous de revoir son pays, grâces à la révolution de juillet. Mais devons-nous perdre toute espérance de son retour ? Vous savez que nous nous plaisons à nous flatter quelquefois que sa mort pourrait encore être démentie.

— Mon jeune ami, répondit Mazade en lui serrant la main avec émotion, ces sentiments-là me vont au cœur. Mais je ne puis qu’échanger mes doutes et mes espérances avec les vôtres… Quand j’ai quitté l’Inde pour revoir la France, je me disais : ah ! qu’il me serait doux d’y retrouver mon ami, ramené comme moi sur le sol natal par cette révolution miraculeuse ! Vous savez que la fortune n’avait pas dirigé notre fuite dans les mêmes climats. La nouvelle de la mort de Maurice, qui me parvint en Angleterre, me décida à aller chercher fortune dans l’Inde puisque je ne pouvais plus me battre avec lui sous le drapeau de l’indépendance américaine J’ai voulu, du moins, retrouver ses traces, si c’était possible, avant de rentrer en France. Je reviens aujourd’hui des colonies espagnoles, où malheureusement son nom même était ignoré, excepté d’un brave hidalgo de Cuba, que voici, et qui a vu les procès-verbaux constatant le décès de cet oncle, que vous regrettez en digne fils de votre excellente mère. Permettez, mon cher Paul, que je vous présente un second compagnon de voyage, le seigneur don Antonio Scintilla… Seigneur don Antonio, voici le fils de madame Ventairon, qui nous a fait un accueil si affectueux à Arles.

Jusqu’à cette présentation à l’anglaise, Paul n’avait pas aperçu dans un coin de la chambre un personnage devant lequel Mazade s’était trouvé naturellement placé en s’avançant vers la porte à la rencontre de notre jeune Arlésien. C’était un homme un peu plus grand de taille que Mazade, paraissant plus âgé de deux ou trois ans, brun ou plutôt bronzé comme lui, d’une physionomie plus sérieuse, quoiqu’il lui manquât le grave appendice de la barbe orientale, et n’ayant que la moustache espagnole à moitié grise, de même que les cheveux. Paul fut frappé de la bienveillance de son sourire, triste mais doux, et il se sentit tout d’abord attiré vers cet inconnu par un sentiment d’affection respectueuse. Il ne se fit entre eux, dans cette première rencontre, qu’un échange des phrases banales de la simple courtoisie. Mais ceux qu’une sympathie secrète met ainsi d’accord à la première vue, savent ajouter aux plus simples paroles un accent particulier. M. Mazade lui-même, plus communicatif de sa nature que l’Espagnol, et qui avait beaucoup à raconter à son jeune ami, fit observer avec raison que, puisqu’ils devaient tous les trois occuper la même banquette de la diligence jusqu’à Paris, il était prudent de ne pas entamer ce soir-là un entretien qui les mènerait loin ; car il avait pour son compte une longue histoire à raconter. Ils se séparèrent donc pour aller dormir, et ne se retrouvèrent que le lendemain matin dans l’intérieur de la plus lourde voiture des Messageries Royales.

De même que, selon le dicton populaire, il n’y a qu’un moyen de se dispenser de payer un loyer, c’est d’acheter une maison ; il faut avoir sa voiture et prendre la poste si on ne veut pas rester pendant quatre longs jours et quatre longues nuits emballé vivant dans ces machines locomotives qui eussent paru une sublime invention au tyran Procuste. Paul, encore un peu écolier, dur à lui-même, et qui aurait dormi sur le mât d’un vaisseau comme le mousse dont un des rois de Shakspeare envie si pathétiquement le sommeil, subit très gaiement les cahots, la poussière et les autres inconvénients de sa cage de cuir ; Mazade, moins patient, exprima maintes fois son repentir de n’avoir pas acheté ou loué en débarquant à Marseille une calèche dans laquelle il eût moins regretté ses palanquins portés à bras d’homme ou son houdah fixé sur le dos d’un éléphant richement caparaçonné. — Le seigneur don Antonio Scintilla fit de temps en temps l’éloge des volantes havanaises. — Une jeune dame à qui Paul avait galamment cédé un coin, se contentait de répéter qu’une autre fois elle retiendrait tout le coupé pour elle et sa femme de chambre reléguée dans la rotonde. — Un cinquième voyageur revenait de Suisse, qui n’était pas fâché de se faire connaître pour artiste et littérateur, se plaignait qu’une entorse l’eût privé de faire la route à pied, quoiqu’elle offrît peu de sites pittoresques, disait-il dédaigneusement. — Enfin le sixième martyr, qui revenait d’Italie, oubliait l’impassibilité imperturbable des voiturins pour gémir du peu d’émulation du conducteur lorsque celui-ci se laissait dépasser par la concurrence. Par bonheur nos six voyageurs, après s’être bien mesurés des yeux, frictionnés des coudes, et tâtés des pieds ou des genoux, avaient fini par s’emboîter, y compris le dernier mentionné, malgré une courbure assez prononcée de son épine dorsale. Une fois ces mutuelles concessions faites amiablement à leur conformation physique, aux longues jambes de l’un et aux coudes anguleux de l’autre, les caractères cherchèrent aussi à se mettre en contact, et l’homme est un animal si sociable, quoi qu’en disent certains misanthropes, que la plus parfaite harmonie ne tarda pas à régner entre les six membres de cette république locomotive auxquels chaque secousse offrait un prétexte pour se quereller s’ils en avaient eu la moindre envie. Peu à peu la courtoisie devint même plus communicative et plus familière. Chacun s’abandonna selon son humeur à la spontanéité de sa franchise, et dit une partie de son histoire ou de son roman pour payer son écot à la conversation générale, tour à tour sérieuse et plaisante.

Le plus discret fut don Antonio Scintilla, et cela devait être ; un Espagnol ne saurait être prodigue de ses paroles comme un Français.

M. Mazade parla beaucoup : il est vrai qu’il avait plus de choses neuves et curieuses à raconter que personne ; d’ailleurs on ne lui épargna pas les questions aussitôt qu’il fut connu pour le personnage important de la diligence, le lion, comme on dit en Angleterre, qui allait nécessairement exciter la curiosité de tous les salons de la capitale et obtenir sans le demander une suite de réclames dans les journaux. Il pouvait jouir par anticipation de l’effet qu’il allait produire à Paris, lorsqu’après une ou deux haltes il se vit le point de mire de la rotonde, du coupé et de l’impériale ; peut-être enfin n’était-il pas fâché d’essayer comme tous les voyageurs quelques unes de ses anecdotes.

Paul Ventairon était avocat, il ne pouvait être muet ; cependant il n’était pas bavard. Élève d’un maître modeste, il avait pas le mauvais goût de vouloir s’imposer à des auditeurs bénévoles comme leur orateur exclusif ; jeune, il sentait fort bien qu’il avait plus à apprendre qu’à enseigner, et dans les discussions, il n’était pas homme à crier sans cesse : Je demande la parole. L’Espagnol et lui s’entendirent à merveille, et firent ensemble plus d’un à parte où Paul continua à s’attirer l’intérêt de don Antonio.

La dame avait d’abord fait la réservée, se voyant seule contre cinq, et en femme comme il faut, qui veut connaître ses interlocuteurs, avant de se faire connaître, puis comme rassurée par la bonne compagnie, elle s’était empressée de montrer qu’elle appartenait aussi au grand monde en introduisant dans sa conversation les noms de quelques amies titrées ou distinguées par leur fortune dans le faubourg Saint-Germain et la Chaussée-d’Antin. Elle revenait des eaux d’Aix-en-Savoie, et sa femme de chambre l’appelait madame la baronne de Bronzac. Avec ce nom gascon elle avait un accent allemand et faisait même quelques germanismes qui annonçaient qu’elle était née sur nos frontières du Rhin, ce qui lui donnait le privilége de ne pas parler le parisien le plus pur sans qu’on pût en rien inférer contre ses prétentions aristocratiques.

Le cinquième voyageur avait très longtemps éludé de se nommer, tout en laissant soupçonner que son nom méritait d’être inscrit sur les tablettes de ses compagnons de voyage, comme celui d’un artiste qui avait couvert les murs du salon de ses toiles, ou d’un auteur qui était à la tête d’une collection d’œuvres complètes et peut-être même à ces deux titres à la fois. Il se trouva à la fin du voyage que ce cumulard du génie, qui disait souvent : nous autres artistes et nous autres auteurs, n’avait jamais exposé un tableau ni publié un livre, mais que, peintre sans atelier, poëte et romancier toujours sous presse, il jouissait sans critiques de sa gloire future et critiquait impunément tous ses rivaux ; fort aimable d’ailleurs, sachant par cœur la vie privée de toutes nos illustrations, et les critiquant plutôt pour prouver qu’il était du métier que pour satisfaire une secrète envie. S’il se décide jamais à mettre au jour ses chefs-d’œuvre inédits, il ira à la postérité sous les noms de Justin d’Allinall.

Le nom du sixième voyageur était ce qu’il y avait de plus distingué en lui, car il appartenait à une de ces vieilles familles normandes qui datent au moins du règne de Charles-le-Chauve. Ce nom frappa vivement l’oreille de Mazade, mais il avait ses raisons pour ne s’en souvenir que lorsque le voyageur bossu, trop jeune pour le connaître, eut dit plusieurs fois qui il était, ce qu’il était, d’où il venait, où il allait. Le voyageur bossu ne se fit pas prier pour cela. Il s’appelait Bohëmond de Tancarville.

Quoique nous venions de décrire le personnel de l’intérieur de la diligence, nous n’avons pas l’intention de recueillir, comme Henri Monnier, sous forme de proverbe, tous les dialogues de nos acteurs. Nous n’en citerons que ce qui peut servir à l’histoire de ceux qui nous intéressent plus particulièrement.

Nous demandons pardon au lecteur de commencer par un lieu commun de notre cinquième voyageur qui, après avoir lorgné beaucoup madame de Bronzac, voulant à tout prix savoir si elle était veuve ou en puissance de mari, afin de se régler là-dessus, ne trouva rien de mieux pour la faire parler que de tirer de sa poche un numéro du journal de Lyon, acheté par lui avant de partir devant le bureau de la diligence. Après l’avoir parcouru il fit tout haut cette remarque : Voilà donc la loi du divorce portée à la Chambre ! la discussion intéressera quelques maris de ma connaissance…

— Qui ont de méchantes femmes nécessairement, dit madame de Bronzac à qui les yeux de M. Justin d’Allinall adressaient surtout sa réflexion.

— Les méchantes femmes sont rares sans doute, reprit M. d’Allinall, cependant il y en a,…. comme il y a de méchants maris, j’en conviens, madame.

— Eh bien ! monsieur, je vous assure, quant à moi, que si un de ces maris-là m’était échu en partage, je lui en passerais beaucoup avant d’avoir recours à une loi qui me paraît devoir être un encouragement au scandale et à l’immoralité.

— Vous êtes heureuse en ménage, madame, on le voit bien……

— Si je ne l’étais pas, croyez, monsieur, que j’aurais assez de philosophie pour ne pas me plaindre d’un mal sans remède.

— Diable, pensa M. Justin, elle est sur ses gardes, je suis repoussé avec perte et je ferai mieux de m’en tenir aux généralités de la question. — Décidément, madame, la loi aurait tort avec une majorité de dames, poursuivit-il tout haut, quoique nos législateurs aient reçu quelques pétitions signées de noms féminins ; mais c’est par des maris qu’elle sera discutée.

— Vous croyez qu’elle passera ?

— Il y a toute apparence.

— J’en félicite les amis dont vous parliez. Nous verrons de beaux scandales.

— Eh ! mon Dieu, madame, qui sait ? d’ici là ils auront peut-être changé d’avis.

— Allons, je vois que vos amis ne sont pas si malheureux qu’ils le disent, et que pour eux la loi du divorce ne sera qu’une menace dont ils essaieront de faire peur à leurs pauvres femmes, quand elles se permettront d’avoir de l’humeur ou de désirer quelque innocente distraction antipathique au seigneur et maître.

— Je le répète, madame, on voit que toutes vos querelles de ménage, si encore vous en avez, se réduisent à des bouderies d’amants ; mais vous m’accorderez qu’il y a quelquefois des circonstances graves qui peuvent justifier le divorce, et je parle ici dans l’intérêt des dames comme dans celui des hommes. La Gazette des Tribunaux nous fournit tous les jours des exemples de ce que je veux dire. J’ai traité, du reste, cette question sous une forme dramatique, dans un ouvrage qui, lorsqu’il sera terminé…

— C’est cela ! monsieur a besoin du divorce pour le dénouement d’un roman ou d’une comédie, où il y a une femme coupable et un mari embarrassé. J’ai déjà lu un roman du bibliophile Jacob sur ce sujet. Seriez-vous par hasard ?… mais non, vous êtes trop jeune et votre livre est à faire.

— Malgré ses prétentions aux cheveux blancs, le bibliophile est plus jeune encore que moi, madame…

— Vraiment ! je me figurais le bibliophile un vieillard quinteux, ayant pour muse une femme laide et grondeuse…

— Ah ! madame, êtes-vous donc dupe à ce point de nos pseudonymes ? C’est un doux et candide jeune homme, et sa muse est une des plus aimables et gracieuses femmes que je connaisse.

— Et il fait des romans en faveur du divorce ?

— Certainement, pour qu’un auteur traite impartialement une question pareille, il faut qu’il soit désintéressé pour son compte.

— Eh bien ! monsieur, le roman m’a fort amusée, mais il ne m’a pas convertie.

— Vous avez eu peur de tirer une conclusion sérieuse d’un ouvrage frivole. Pour moi, je ne serai romanesque que par la forme ; tous mes exemples seront empruntés à des situations réelles. Je ne vous en citerai qu’un. Peut-être connaissez-vous l’histoire du colonel Beralier ?

— Non, monsieur.

— Eh bien, le colonel Beralier avait été marié par Napoléon lui-même à une riche héritière, mais l’empereur avait exigé du colonel sa parole d’honneur qu’il ne quitterait son régiment que le temps rigoureusement nécessaire pour la cérémonie, lui promettant, après la campagne, un congé qui lui permettrait de faire plus ample connaissance avec sa moitié. Mais une campagne succédant à une autre, et l’empereur remettant toujours le congé promis d’année en année, le colonel se trouva avoir fait toutes les guerres de l’empire, depuis 1810 jusqu’en 1812, sans avoir pu revenir à Paris, où madame Beralier vivait dans une chaste retraite, lorsqu’un bulletin vint lui apprendre que son mari était mort glorieusement sur les bords glacés de la Bérésina. Le colonel fut pleuré par sa veuve pendant l’année d’étiquette ; mais au moment où elle s’y attendait le moins, la restauration ressuscita le défunt, qui n’était que prisonnier des Russes, et qui arrivant tout-à-coup à Paris trouva sa femme……

— Remariée ?

— Non, madame ; le mariage allait se conclure. Madame Beralier, après avoir porté le deuil, avait choisi pour successeur à son mari un garde du corps, qui s’empressa de céder la place au colonel. Mais celui-ci, sachant ce qui s’était passé, voulut invoquer la loi du divorce. Elle venait d’être abolie, grâces à M. de Bonald. Le colonel retourna chez les Russes, se contentant de dire qu’il préférait être prisonnier volontaire plutôt que mari malgré lui. Eh bien ! madame, voilà deux époux condamnés l’un à une prolongation d’exil, l’autre à une prolongation de veuvage : qu’est-ce que le divorce produirait de plus immoral ? Certes, M. et madame Beralier peuvent en tout honneur souhaiter le rétablissement du divorce, l’un pour revoir son pays, l’autre pour légaliser les consolations qu’elle avait cru pouvoir accepter d’un homme qui devait être son mari au bout de quelques jours.

L’histoire de M. Justin d’Allinall avait été écoutée avec attention par tous les voyageurs ; cette attention redoubla lorsqu’ici M. Bohëmond de Tancarville prenant la parole dit à son tour :

— Cette anecdote est si connue qu’il n’est pas étonnant que chacun y ajoute sa variante ; la vôtre consiste à faire croire que, malgré sa sagesse, madame Beralier avait brusqué quelques unes des cérémonies de son second mariage. Je suis fondé à croire, moi, au contraire, que le mort-vivant pouvait fort bien recevoir sa veuve, avec sa robe blanche et sa couronne de fleurs d’oranger, des mains de M. Théodose d’Armentières.

— M. Théodose d’Armentières est-il donc le héros de cette histoire ? demanda M. Mazade.

— Oui, monsieur, dit. M. Bohëmond ; l’avez-vous connu ? Vous devez savoir alors que c’est l’homme des mariages impossibles et que toutes les fois qu’il est sur le point d’en conclure un, tout-à-coup un incident inattendu vient le rompre. C’est tantôt par sa faute, tantôt par celle de sa partie adverse…. Je demande pardon de cette expression à M. l’avocat, et surtout à vous, madame…. ; mais toujours est-il que le mariage n’a pas lieu ; le hasard est pour beaucoup dans ces ruptures sans doute ; cependant le fait subsiste. L’on a fini par répandre le bruit qu’il était lié par un nœud secret, je veux dire par un mariage clandestin dont il se souvient et qu’on découvre tout-à-coup au moment où il va en contracter un autre. Il en est de même pour ses maîtresses, car personne n’en a eu plus que lui, depuis une aventure qui, ayant fait bien plus de bruit que celle de madame Beralier, le mit à la mode dans les salons et derrière les coulisses. Eh bien ! à peine est-il l’amant affiché de quelque illustration galante, qu’une explication survient et sa conquête assurée est abandonnée pour la poursuite d’une conquête incertaine. Malheureusement, quand les choses ont été si loin, les pauvres femmes se trouvent compromises pendant que le beau vainqueur triomphe de ses victoires stériles.

— Le mot de l’énigme n’est pas si difficile à deviner, dit madame de Bronzac ; j’ai rencontré quelquefois dans le monde M. d’Armentières et sa cousine madame Patandi ; il n’est personne qui ne dise qu’ils sont secrètement mariés.

— Secrètement mariés ! dit Mazade à qui don Antonio Scintilla toucha le coude, comme pour l’empêcher d’interrompre par ses exclamations, lequel geste fut remarqué par notre jeune avocat, assis sur le devant, vis à vis don Antonio, et qui écoutait comme lui avec un intérêt tout particulier.

— Je vous ferai observer, dit M. Bohëmond de Tancarville, s’adressant à madame de Bronzac, que, selon le rapport le plus général, on en avait dit autant de cette pauvre madame Beralier avant le retour du colonel son mari, et que si la cousine dont vous parlez fut surprise en conversation criminelle avec M.  d’Armentières, comme disent les Anglais, on prétendit que son cousin avait lui-même dénoncé son rendez-vous à la police pour être arrêté à temps dans l’intérêt des mœurs et de la morale. En un mot, il y a là un mystère incompréhensible comme dans toutes les bonnes fortunes qui ont fait à M. d’Armentières l’espèce de réputation grâces à laquelle il a le plaisir de se voir remarquer lorsqu’il entre dans un salon et d’entendre chuchoter son nom autour de lui.

— Mais, monsieur, dit madame de Bronzac, ce M. d’Armentières a eu au moins un duel par suite de ses aventures amoureuses ; il ne se battrait pas pour rien.

— Madame, Dieu me préserve de mal parler de son courage ! Son épée de garde du corps est en effet au service des dames. Il a cela de commun avec les anciens chevaliers, ou du moins avec don Quichotte, qui se fût fait tuer pour le seul honneur d’avoir baisé la main de la princesse de Trébisonde, mais que la princesse eût bien embarrassé en lui offrant de l’épouser. Ce n’est pas qu’il soit fou ni même romanesque ; au contraire, personne ne donne un meilleur conseil, surtout aux dames ; personne ne calcule mieux que lui le positif de la vie, toutes les chances d’une affaire, et je pourrais citer une célèbre danseuse avec qui il eut la générosité de passer une heure en tête à tête pour rédiger une consultation contre un engagement perfide que voulait lui faire signer le directeur de l’Opéra. Elle dut à M. d’Armentières une différence de vingt mille francs en sa faveur sur son traitement d’une année.

— Vingt mille francs ! s’écria M. Justin d’Allinall. Et quelle récompense exigea-t-il ?

— Aucune, excepté la faveur de monter dans sa voiture à la promenade de Longchamps. En un mot, c’est à mes yeux le plus chaste des séducteurs, et je vous prie de croire, monsieur, si jamais la Gazette des Tribunaux vous annonce mon divorce, que ce n’est pas son ancienne assiduité auprès de ma femme qui en sera la cause. Je suis sûr de lui comme d’elle.

— Monsieur est marié ? demanda madame de Bronzac, curieuse à son tour de savoir si le voyageur au dos voûté parlait sérieusement dans cette dernière allusion à lui-même.

— J’aurais dû me mordre la langue avant de tant parler, répondit M. Bohëmond de Tancarville ; mais je ne m’en dédis pas. Je le suis à moitié, madame….

— À moitié marié ! et vous pensez déjà au divorce. Je ne comprends guères…

— Ah ! madame, ce n’est que trop vrai, et je n’ai quitté l’Italie que pour aller à Paris achever mon mariage ou le faire anéantir.

— C’est une énigme dont le mot m’échappe de plus en plus.

— Eh bien ! madame, dit M. Bohëmond enchanté de voir qu’il avait piqué la curiosité de la belle voyageuse et des autres personnes de la diligence, puisque vous le voulez, je vous dirai ce mot qui vous paraît si difficile, mais je crois qu’il faut remettre mon récit à cet après-midi, attendu qu’avant cinq minutes nous arriverons au relai où notre sévère conducteur promet de nous laisser prendre une tasse de café au lait.




  1. Vous voyez comme ils tournent le dos et sortent de la ville pour prendre, contents et joyeux, la route de Paris.