Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XXII

Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 283-293).


CHAPITRE XXII.


Inquiétudes domestiques et consolateur maladroit
ou intéressé.




Porcia. — You have ungently, Brutus,
Stole from my bed, and yesternight, at supper,
You suddenly arose, and walk’d about,
Musing and Sighing, with your arms across[1].

Shakspeare.


M. d’Armentières entra par le petit kiosque et suivit l’allée couverte qui conduit au théâtre champêtre. Il y trouva Isabelle faisant la chasse aux papillons, et apprit d’elle que madame Babandy était seule dans la maison. Avant d’aller la saluer, il s’amusa d’abord avec l’enfant, chassa avec elle aux insectes, courut dans toute la circonférence du jardin, et, oubliant par quelle porte il était entré, il oublia aussi de remettre la clef grâces à laquelle il avait pu s’introduire sans sonner, frapper ou se faire annoncer.

Lorsqu’il vit Odille, il fut d’ailleurs distrait de toute autre pensée en remarquant qu’elle essuyait ses yeux remplis de larmes, et, naturellement, sa première parole devait être pour s’enquérir avec intérêt de la cause qui les lui faisait verser. Odille n’en fit pas mystère. Les fréquentes absences de Maurice et ses entretiens à mots couverts avec Mazade depuis une quinzaine de jours excitaient son inquiétude ; elle s’en ouvrit à son cousin, mais repoussa bien loin l’explication de celui-ci qui crut d’abord qu’elle se plaignait de l’abandon où la laissait Maurice, et qui voulut la rassurer sur sa fidélité conjugale, au risque de lui inspirer les soupçons qu’il prétendait réfuter.

— Moi, s’écria Odille, moi douter de l’amour de Maurice ? y pensez-vous, mon cousin ? Maurice me sacrifier à une maîtresse ! c’est impossible.

— Vous êtes peut-être jalouse enfin de l’influence que son inséparable exerce sur son esprit ?

— Je ne suis jalouse de personne, mon cousin ; mais je ne saurais m’empêcher de craindre que cet inséparable n’entraîne mon mari dans quelque fatale entreprise, si j’en juge par quelques mots saisis par moi à la volée.

— Je le crains comme vous, et je regrette que, négligeant mes observations de parent désintéressé, vous n’ayez pas compris depuis long-temps que vous deviez à tout prix rompre une liaison aussi funeste, je puis le dire. Moi-même j’ai peut-être à me reprocher de n’avoir pas parlé avec assez de franchise ; je me défiais de mon antipathie et craignais de paraître vouloir remplacer une autorité par une autre ; car c’est un maître que s’est donné là mon cousin, un maître d’autant plus dangereux qu’il le gouverne au nom d’un prétendu dévouement dont il se fait payer d’avance les douteuses preuves. Mais ce qui choque le plus dans le monde, c’est l’espèce de contrôle que M. Mazade semble exercer sur vous, ma cousine.

— Sur moi ?

— Oui, sur vous… toujours au nom de son dévouement pour Maurice. Vous avez en lui un sévère censeur.

— Il est certain qu’il ne me flatte guère.

— Oh ! n’en soyez pas piquée ! il ne croit pas au bon sens des femmes, et si Maurice prêtait l’oreille à ses charitables insinuations, il serait jaloux de vos amitiés les plus innocentes. Du reste, si Maurice ne l’est pas, cette espèce de vice-mari qu’il vous a donné l’est pour lui.

— C’est un peu fort, dit madame Babandy dont M. d’Armentières parvenait peu à peu à piquer l’amour-propre.

— Très jaloux même, continua M. d’Armentières, et si je vous racontais…

— Prenez garde, mon cousin ; vos réticences ne seraient pas de la charité chrétienne ; je supposerais peut-être pire que vous ne me cacheriez.

— Votre confiance commande la mienne ; j’espère que vous serez plus discrète que moi, lorsque vous comprendrez que mon indiscrétion pourrait renouveler une de ces explications où il y va de la vie entre hommes de cœur. En un mot, c’est moi qui ai eu l’honneur d’exciter la jalousie de M. Mazade ; c’est à moi qu’il a osé déclarer sur un ton aigre-doux que mes visites trop fréquentes pouvaient faire parler la médisance.

— Voilà pourquoi vous avez rendu vos visites plus rares ?

— Je vous avouerai que je n’ai pas cédé si facilement à une pareille observation. J’ai dû demander si elle provenait de mon cousin ; mais non, c’était à l’insu de Maurice, c’était de son autorité privée que M. Mazade prétendait circonscrire mes devoirs de parent et d’ami dans certaines limites. Si du moins il m’avait donné quelques raisons, mentionné quelque imprudence ou révélé à moi-même un sentiment qui menaçât mon repos sinon le vôtre ! s’il m’eût dit comme à un petit cousin sortant du lycée : Monsieur d’Armentières, prenez-y garde, vous croyez n’aimer votre cousine que d’amitié, c’est un sentiment plus doux qui vous rapproche d’elle, et qui peut d’autant plus la compromettre, que, là où vous croyez n’être que respectueux, vous êtes encore plus tendre ! Je vous ai surpris rougissant et pâlissant tour à tour en étudiant son regard. Le contact de sa main suffit pour allumer dans vos yeux une flamme capable de consumer le monde. Retirez-vous, mon jeune ami, sinon vous ne tarderez pas à devenir coupable ou malheureux… Mais non, c’était à un garde du corps de vingt-sept ans, qui songe sérieusement à se marier, que M. Mazade daignait apprendre qu’on ne doit pas compromettre une belle cousine par un amour follement affiché.

— Mais enfin, qu’avez-vous fait ? demanda madame Babandy qui trouvait que son sage cousin prenait un singulier plaisir à irriter son impatience par ses amplifications.

— Ce que j’ai fait, ma cousine ? j’ai représenté à M. Mazade que ses soupçons étaient aussi injurieux pour vous que pour moi, et que, si je ne craignais de faire du bruit, je lui en demanderais satisfaction. À ce mot, il s’est permis une parole qui équivalait à un cartel…

— Et vous vous êtes battus ?

— Oui, ma cousine, après nous être juré que nos témoins ne seraient pas instruits de la vraie cause du combat.

— Ah ! mon Dieu ! vous pouviez être tué…

— C’eût été pour vous, ma cousine, et vous l’auriez ignoré. Heureusement, comme le motif supposé de notre querelle n’avait pas paru très grave à nos témoins, nous fûmes séparés après avoir échangé deux balles sans nous blesser ; mais M. Mazade ne voulut se retirer du champ clos qu’après m’avoir pris à part et fait jurer que je réduirais mon assiduité auprès de vous à un nombre de visites sur lequel il réglerait lui-même le nombre des siennes, pendant les deux mois qui suivraient notre rencontre. J’ai cru devoir souscrire à cette dernière condition, établissant par là l’égalité de nos droits, et évitant surtout le bruit d’une querelle qui n’aurait pu se prolonger sans parvenir aux oreilles de Maurice.

— Je trouve M. Mazade passablement impertinent, dit Odille, et je regrette de ne pouvoir me servir d’une pareille aventure pour ouvrir les yeux à Maurice sur ses ridicules prétentions. Mais, hélas ! qui sait où ils sont tous les deux en ce moment ? Ah ! mon cousin, je ne saurais vous dire quel pressentiment sombre m’agite… N’avez-vous rien appris ? que se passe-t-il donc dans Paris ?… j’ai cru entendre M. Mazade assurer que le gouvernement serait changé sous peu de jours ?

— Rassurez-vous, ma chère cousine, répondit M. d’Armentières évidemment contrarié de voir Odille beaucoup plus préoccupée de la politique que de ses confidences relatives à Mazade ; rassurez-vous : on crie beaucoup, on fait de sinistres prédictions dans les journaux ; mais qui oserait les réaliser ? Jamais le trône des Bourbons ne fut plus solide.

— Les libéraux n’en sont pas moins convaincus de la facilité de renverser ce trône.

— Ce sont les fous du parti : mon cousin n’est pas de ceux-là.

— Non, mais par sa faiblesse pour des amis moins raisonnables que lui, il peut se croire obligé de donner des gages de fidélité à leur cause ; il peut se trouver dans une émeute ou un guet-apens de police. En un mot, il y a quelque chose d’extraordinaire, mon cousin, et je vous demande en grâce de passer ce soir à notre appartement de Paris pour dire à Maurice ce que je n’ai pas osé lui dire moi-même, que s’il ne doit pas revenir demain soir, je ne pourrai résister à mon inquiétude, et j’irai le rejoindre après le dîner.

— Je promets de vous le ramener ou de venir vous apporter sa réponse.

— Je vous remercie, mon cher cousin, et je vous promets que, sans vous trahir, je saurai faire comprendre à Maurice que je connais mieux que lui quels sont ses vrais amis. Mais en ce moment, telle est, j’en conviens, l’anxiété où m’ont jetée les paroles menaçantes que j’ai surprises et un insurmontable pressentiment… que je presserais avec reconnaissance la main de M. Mazade lui-même s’il revenait avec Maurice.

Une dame du voisinage, qui venait passer la journée avec madame Babandy, entra en ce moment, et cette conversation en resta là. Mais M. d’Armentières, arrivé à Paris, n’oublia pas la commission de sa cousine, qui reçut le lendemain, par un exprès, le billet suivant :


« Ma chère cousine,

» Je n’ai pu joindre Maurice hier soir, et ce matin j’arrive trop tard chez lui ; il était sorti avant sept heures, mais en disant au portier qu’il ne rentrerait pas, se proposant de retourner ce soir à Bellevue. Je ne vous écris donc que pour l’acquit de ma conscience, chère cousine, et pour vous renouveler l’assurance de mon respectueux dévouement.

» Théodose d’Armentières.

» P. S. Ce que vous m’avez dit m’ayant rendu questionneur, je ne vous cacherai pas qu’on m’a appris que la police était sur la trace d’un complot ; mais que cette nuit même tous les conspirateurs avaient été arrêtés. Le journal n’en dit rien encore ce matin ; mais tous les postes ont été doublés hier soir au Château. »


Cette lettre ne rassura qu’à demi Odille, et elle eût été bien malheureuse de ne pas voir revenir ce soir-là son mari, si elle n’avait reçu dans la soirée ce second billet par un second exprès :


« Ma chère Odille,

» Un événement imprévu m’empêche d’aller ce soir te rejoindre ; ne m’attends même demain que fort tard. Je ne puis te dire le reste que de vive voix.

» Ton mari,          M. B. »




  1. Vous vous êtes dérobé de mon lit, Brutus, sans tendresse pour moi ; et hier soir à souper tous vous levâtes soudainement de table, et vous vous promenâtes les bras croisés, rêveur et soupirant.