Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap V

Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 81-91).


CHAPITRE V,


Où l’auteur termine l’histoire des aïeux du héros.




Et dulces moriens reminiscitur Argos.


Il n’entre pas dans le plan de cette histoire de raconter en détail les aventures de tous les Babandy. Je ne parlerai donc plus que de Babandy II, et même ce sera d’une manière sommaire. Quelque regret qu’il eût de quitter Arles et ses amours, il trouva bientôt à Paris assez de distractions pour n’avoir pas trop le temps de se plaindre de sa destinée. Mais s’il se jeta d’abord avec toute l’ardeur du sang méridional dans les plaisirs de la capitale, il eut le bonheur de ne pas y épuiser toutes les ressources de son esprit naturel, ni même toutes celles de sa bourse avant de paraître encore un parti très sortable à une riche veuve, madame d’Armilly, chez qui l’avait présenté son compatriote M. de Morand. Son père, consulté pour la forme sur cette alliance, n’eut garde de s’y opposer. Il était lui-même devenu un vieillard très rangé, et il mourut, en 1780, marguillier de Saint-Trophime. Babandy II, à cette époque, vivait dans le grand monde de Paris, élevant dans d’excellents principes un fils unique que madame sa mère destinait à la magistrature, et à qui on acheta en conséquence, lorsqu’il eut l’âge convenable, une charge de conseiller au parlement. C’était la condition de son mariage avec la fille du président d’Armentières, dont il ajouta le nom au sien. Par malheur les années qui semblaient consolider l’agrandissement de la famille Babandy amenaient aussi le bouleversement et la ruine de la vieille monarchie française. Au moment où un héritier venait de naître aux Babandy et aux d’Armentières qui saluaient en lui un futur président à mortier, la révolution éclata, et l’honneur du nouveau nom qu’avait pris à Paris le grave jeune homme, qui, à Arles, eût été Babandy III, se paya cher. M. le conseiller d’Armentières fut une des victimes de l’échafaud de 1793 : sa veuve mourut de frayeur en voyant passer sous ses fenêtres la fatale charrette qui conduisait à la fois son mari et son père le président.

Avant que la faux révolutionnaire eût commencé sa sanglante moisson, M. Babandy s’était peu à peu retiré du monde et ne voyait plus les d’Armentières qu’à de longs intervalles. M. Babandy avait à cette époque soixante-dix ans ; il était devenu veuf, et les orages politiques l’avaient seuls empêché de réaliser un projet conçu par lui à la mort de sa femme. La nouvelle famille de son fils avait graduellement accaparé pour ainsi dire toutes les affections et tous les égards de celui-ci. M. le conseiller d’Armentières n’oubliait pas précisément son père, mais il le négligeait un peu, tantôt pour M. le président son beau-père, tantôt pour M. le grand bailli son oncle, et même pour M. le lieutenant criminel son petit-cousin. On amenait bien au vieux M. Babandy son petit-fils deux ou trois fois l’an, le jour de sa fête et la veille du 1er janvier ; mais il était facile de s’apercevoir que grand-papa Babandy ne passait jamais qu’après grand-papa d’Armentières ; de même, on l’invitait à quelques dîners d’apparat, mais il n’y figurait qu’à un des coins de la table, ou à quelques soirées, mais pour y faire en suppléant la partie de quelque vieille douairière quand un partner plus assidu manquait à l’appel. Enfin son titre de grand-père comptait si peu dans cette famille de fiers rabins qu’un soir madame la baronne de Saint-Juery ayant oublié son nom, en parlant de lui à son propre fils, au lieu de le désigner par M. votre père, ne trouva d’autre périphrase pour réparer son défaut de mémoire que celle-ci : Ce monsieur qui a tant d’accent !

En effet, il faut dire que cinquante ans de séjour à Paris n’avaient pu effacer de la prononciation de M. Babandy cette tache originelle de tout Provençal qui n’a quitté le Midi qu’après sa première jeunesse. M. Babandy avait eu beau adopter Paris avec amour, et se faire Parisien de mœurs et de manières, son accent le dénonça toujours pour un indigène des bords du Rhône. Au reste, M. Babandy en avait si bien pris son parti à la longue, qu’il avait fini par outrer plutôt que de dissimuler sa prononciation naturelle en prétendant avec une incroyable assurance que cette prononciation était bien plus euphonique que le son monotone et antimusical du grasseyement parisien. Cette espèce de cachet étranger imposé à M. Babandy dans la société de la capitale devait ressortir surtout chez les d’Armentières où son fils lui-même avait renoncé à son nom pour ne plus porter que celui de sa femme. Le vieil Arlésien put donc se croire menacé d’abandon et de solitude pour ses vieux jours. Il s’en alarma en voyant les infirmités commencer pour lui, et s’imagina qu’un pareil sort ne lui eût pas été réservé dans le cercle plus étroit d’une ville comme Arles, où l’intimité du simple voisinage a quelque chose de plus tendre et de plus sacré que celle de la famille dans le vaste désert d’une capitale. Il se reprocha d’avoir perdu si long-temps de vue les tours de Saint-Trophime et l’Homme de Bronze du Plan de la Cour ; il regretta de ne s’être pas ménagé un lieu d’asile pour sa vieillesse, là où il se souvenait enfin que sa première jeunesse s’était écoulée si libre, si gaie, si heureuse. La perspective reculée d’un demi-siècle embellissait cette époque irrévocable de bien des illusions. Tout-à-coup le mal du pays s’empara de lui. Il lui sembla que le soleil d’Arles aurait la vertu de le rajeunir de dix années et de prolonger sa vie d’autant ; toutes les images du passé se réveillèrent alors dans son esprit plus vives et plus riantes. Il attribuait à l’influence du climat de Paris jusqu’aux torts de l’âge, et enfin, prenant presque en haine tout ce qui l’avait séduit pendant si long-temps, il s’était décidé à aller se retremper dans l’air natal. Qui nous dira combien de désappointements l’auraient désabusé là où il espérait trouver le bain d’Éson pour ses sens blasés et ses sentiments éteints ? Mais au moment où il n’attendait plus que le règlement de quelques affaires particulières pour partir, il ne put se soustraire aux préoccupations politiques qui agitèrent tout-à-coup tous les esprits. Chaque jour il voyait une nouvelle secousse ébranler le trône et la société ; à force de remettre d’un mois à l’autre son retour à Arles, il en vint à ne plus pouvoir quitter Paris sans courir le risque de passer pour un aristocrate fugitif ; il se résigna donc à différer indéfiniment son départ, mais sans renoncer à ses regrets favoris, jusqu’à ce que le malheur qui rendit son petit-fils orphelin en le privant lui-même de son fils, lui imposa le devoir de recommencer les soins de la paternité envers cet enfant dont il devenait à peu près l’unique parent. Dans cette horrible crise de 1793, notre vieil Arlésien eut à protéger de son nom obscur l’héritier des d’Armentières qui, malgré son âge de quatre ou cinq ans, aurait pu être proscrit à cause de l’illustration et de la richesse de ses aïeux maternels, s’il n’était redevenu tout simplement le petit-fils du citoyen Babandy. Celui-ci retrouva alors au fond de son cœur toute cette tendresse paternelle dont il s’était imaginé que la négligence de son fils avait tari la source. Le petit Maurice et ses innocentes caresses firent pour lui ce qu’il attendait naguère du climat méridional : le vieillard recommença une partie de ses premières années, il se refit enfant avec cet enfant, qui eut en lui, non seulement un père tendre, mais encore un camarade de ses jeux. Plus d’une fois on surprit Babandy II, septuagénaire, oubliant avec ce marmot sa dignité d’aïeul, comme Henri IV oubliait sa dignité de père et de roi avec le jeune Louis XIII ; par bonheur ce n’était pas un crime de monarchisme que cette imitation des récréations du chef de la dynastie bourbonnienne. Le petit Charles-Maurice ou Maurice-Charles, car M. Babandy aimait à lui donner ces deux noms et à les transposer à cause de la rime, se vit de bonne heure le confident de tous les souvenirs de son grand-père. C’était à lui que le vieillard disait sa partialité pour Arles et ses griefs contre Paris ; c’était lui qu’il entretenait des magnifiques débris de Rome et des siècles gothiques qui jonchent nos rues, des productions de notre sol fécond, des innombrables cailloux de notre Crau et des joncs de notre Camargue : puis s’identifiant aux espérances d’avenir d’une vie commencée à peine, M. Babandy promettait à son petit-fils de le conduire un jour à Arles, quand la France serait calme, pour lui montrer cet homme de Bronze qui, je l’ai dit ailleurs, égale aux yeux de tout bon Arlésien le colosse de Rhodes, cette septième merveille de l’ancien-monde[1].

Mais lorsque le rétablissement de l’ordre public aurait enfin permis au grand-père et au petit-fils la réalisation de ce doux projet, quelques infirmités de plus défendaient au premier de se mettre en voyage. — Hélas ! disait-il quelquefois avec bonhomie et en souriant, quoique d’un sourire un peu triste ; — hélas ! je montre un patriotisme bien désintéressé en me réjouissant des succès du premier consul : toutes ses victoires sont pour ma pauvre constitution des dates de ruine. La semaine de la prise de Mantoue j’eus ma première attaque de sciatique ; je perdis ma dernière dent le jour où Paris apprit la défaite du général Max, et c’est en voulant lire moi-même le récit de la bataille de Marengo dans le Moniteur que j’ai reconnu que mes yeux n’y voyaient plus que trouble, même avec des lunettes.

En janvier 1804, M. Babandy était un respectable vieillard qui allait encore par un beau soleil de midi réchauffer ses quatre-vingts hivers à la Petite Provence des Tuileries, appuyé sur un domestique qui surveillait à la fois les pas de son vieux maître et ceux de son petit-fils. Écolier externe du Lycée Bonaparte, Charles-Maurice avait alors douze à treize ans, et ses jours de congé étaient tous consacrés à tenir compagnie au seul grand parent qu’il eût au monde. Il le perdit enfin au mois de juin de cette même année 1804, et il eut à pleurer à la fois son aïeul et sa liberté d’enfant ; car d’après les instructions de M. Babandy qui redoutait pour l’héritier délicat de son nom les goûts militaires des lycées, M. François Gibert d’Arles (honneur à ce nom d’un bon Arlésien et d’un ami fidèle !) le mit au collège de Juilly, où il termina ses études jusqu’en rhétorique. Mais, vains calculs de la prévoyance paternelle !… de ce pacifique collège où l’on ne montait à cheval que sur l’arundine longâ de la langue classique, Maurice Babandy sortit en 1807 avec ce qu’il crut être une vocation unique et déterminée pour servir dans la cavalerie. Il triompha de toutes les objections de ses tuteurs, entra à l’École-Militaire, et passa de là dans le 3e régiment de chasseurs avec le grade de sous-lieutenant, puis dans le 6e avec le grade de lieutenant, et enfin dans le 1er de hussards avec le grade de capitaine. Il y avait dix-huit mois qu’il faisait partie du vieux Berchigny, lorsque les événements de 1814 le conduisirent à Arles dans la maison de M. Petit, au Plan de la Cour, où nous allons ramener le lecteur s’il a bien voulu nous pardonner ces trois chapitres rétrogrades qui ne seront pas la digression la plus inutile de cette histoire.


  1. Légende du Plan de la Cour, Perroquet de Walter Scott, tome I.