Monsieur de Camors de M. Octave Feuillet

Monsieur de Camors de M. Octave Feuillet
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 497-510).
M. DE CAMORS
DE M. OCTAVE FEUILLET.

Il a été dit depuis longtemps que la véritable énergie aimait à s’envelopper de douceur et de prudence, de même que la force physique, lorsqu’elle est vraiment redoutable, se trouve généralement alliée à une extrême bonté. M. Octave Feuillet est l’exemple le plus récent de cette vieille vérité. Il a débuté par des œuvres charmantes, d’une coquetterie gracieuse et d’une délicatesse toute féminine; il a continué par des œuvres passionnées plus vigoureuses déjà que les premières, mais dont la vigueur était surtout puisée dans cette force nerveuse qui est encore un élément féminin, et le voilà maintenant qui couronne cette lente et successive révélation de lui-même par des œuvres toutes viriles dont l’énergie peut se comparer à cette force qui se puise dans la solidité des muscles et des tissus charnels, et qui prouve aux plus incrédules que l’observation morale est chez lui aussi ferme que la sensibilité est vive et fine. Le tempérament de son talent est maintenant parfait, car il peut plier le fer, et un grain d’ambre suffit pour le plonger dans l’ivresse, ce qui veut dire qu’il est également apte à comprendre et à exprimer les sentimens et les pensées les plus opposés de nature. Quelle distance il y a entre des œuvres comme Montjoie et M. de Camors et les œuvres de son début telles que la Crise, la Partie d’échecs, la Clé d’or! Qu’en pensent aujourd’hui ces railleurs sans talent, dont la malignité n’était égalée que par la myopie, qui avaient cru le classer à jamais dans la phalange des esprits de leur sorte en imaginant un assez pauvre jeu de mots que la vraie critique n’oserait plus reproduire aujourd’hui. Ils étaient loin de prévoir de semblables métamorphoses. Quant à nous, ces œuvres nouvelles, d’un ton si différent des anciennes, ne nous ont causé aucun étonnement, car depuis longtemps, là où la plupart s’obstinaient à ne voir que grâce et délicatesse, nous avions discerné la profondeur, et l’esprit qui passait aux yeux de tous pour un esprit aimable et féminin nous était apparu comme un esprit doué d’une virilité propre et d’une portée morale des plus sérieuses.

Pour la troisième fois M. Feuillet, quittant ses colombes, vient de jouer avec les tigres et les lions de l’âme humaine, et pour la troisième fois il est sorti vainqueur de ce jeu redoutable, vainqueur sans efforts, sans tension de nerfs, sans torsion de muscles, sans hourras barbares, vainqueur avec l’aisance la plus grande du monde, ce qui est la bonne manière de l’être; il a abattu le minotaure à ses pieds sans plus de mouvement que s’il eût caressé les animaux favoris des belles vaporeuses de ses proverbes d’autrefois. Ce qu’il faut louer en effet dans M. de Camors, comme dans les plus vigoureuses de ses œuvres précédentes, dans Montjoie, dans Dalila, c’est une économie dans la dépense de la force qui est aussi prudente qu’elle est de bon goût. L’auteur n’a pas commencé, à l’instar des lutteurs du drame et du roman de nos jours, par se poser dans l’attitude d’un boxeur d’arène publique. Il ne nous a pas donné ce spectacle d’un athlète qui rassemble ses forces avec une brutale énergie et nous invite à contempler la fermeté de son talent par l’âpreté de ses bons mots et l’amertume outrée de ses observations, spectacle peu élégant, mais dont le très sérieux mérite est de faire goûter aux nouvelles générations, qui ne les connaîtraient pas sans cela, les agréables secousses des spectacles des combats d’ours et de taureaux. Ici, toute l’énergie est morale; la voix qui parle est une voix humaine qui sait exprimer avec une tranquille intrépidité les choses les plus difficiles, qui ne dégénère pas en clameurs et qui est habile à éviter les sourdes intonations ou les interjections criardes capables de troubler sa pureté ou d’éteindre sa sonorité. Jamais récit aussi cruellement pathétique n’a moins fourmillé d’apostrophes et de déclamations; cependant on conviendra sans peine que le sujet les appelait naturellement, et que nul lecteur n’aurait songé à s’étonner, si la sobriété de l’écrivain eût été moins grande. Aux passages particulièrement scabreux, l’auteur baisse légèrement le ton de sa voix déjà si modérée, imprime à son récit un peu plus de rapidité, et rentre en deux ou trois phrases sur le terrain franc qu’il aime à fouler. En voyant l’aisance avec laquelle M. Feuillet a soutenu le difficile sujet qu’il avait choisi, l’image même de son héros se présente à la pensée, et l’on se dit que certes M. de Camors, lors de l’accident de l’orage, ne porta pas plus légèrement le beau fardeau de la marquise de Campvallon, qu’il n’a, lui, porté légèrement le fardeau de son terrible récit. Aisance, légèreté, économie de force dans un sujet difficile et qui appelait naturellement l’exagération, voilà le premier point à noter, et on ne saurait le marquer avec trop de netteté.

Le second point, c’est que le sujet est aussi moral qu’il était dangereux, et c’est même dans cet intérêt moral que se rencontre la nouveauté du roman. Il est une vieille tragédie, émouvante autant qu’elle est ancienne, que l’histoire nous présente sous mille formes différentes, que les poètes et les romanciers nous ont racontée et nous raconteront éternellement sans lasser notre intérêt. C’est celle d’un homme né pour de grandes choses dans l’ordre intellectuel ou dans l’ordre politique, brisé par un vice de nature imprudemment caressé, par une volonté imparfaite ou par une disproportion excessive entre la conception des pensées et les moyens de réalisation. Là le ressort dramatique, le fait générateur des catastrophes et du drame est inhérent à l’âme même, attaché à sa substance, et par conséquent fatal comme la nature et inéluctable comme la destinée. Devant de tels spectacles, nous éprouvons un saisissement religieux, une sorte d’effroi sacré qui peut bien nous plonger dans des abîmes de rêveries profondes, mais qui est pour nous sans enseignement direct, et qui ne peut nous fournir aucune ressource pour notre perfectionnement moral. Nous sentons qu’à la place du héros dont on nous raconte la belle et terrible histoire nous aurions sombré comme lui, parce que la catastrophe était arrêtée d’avance par la nature et aussi certaine que la mort est certaine pour chacun de nous. Il n’en est pas ainsi de l’histoire de M. de Camors. Le drame de sa vie n’a pas été écrit d’avarice aussi formellement dans le livre de la destinée, la cause génératrice de ses infortunes n’est pas unie d’une manière aussi intime à la substance de sa nature. Un germe moral en quelque sorte parasite, qu’il dépendait du personnage d’expulser de son âme, s’est introduit en lui, et, y grandissant sans être contrarié, a fini par la faire éclater, comme les arbres qui, poussant à l’aventure dans l’intérieur des édifices abandonnés, brisent de leurs rameaux les murailles entre lesquelles ils ont grandi. La catastrophe de M. de Camors a son origine dans un simple vice d’éducation ou, pour parler avec plus d’exactitude encore, dans l’adoption imprudente d’un mauvais principe d’action. Par là il peut produire sur nous non-seulement cette émotion poétique qu’il est du devoir de tout héros de roman d’inspirer au lecteur de ses aventures, mais encore une impression d’un ordre moral qui équivaut à un enseignement. Il nous donne plus qu’un plaisir littéraire, il nous donne une leçon de conduite pratique dont chacun de nous peut utilement profiter. Rien en effet dans son histoire ne peut être mis sur le compte des dieux ; sa volonté est aussi complète que possible, la fortune et la naissance se sont unies pour établir un juste rapport entre ses ambitions et les moyens de les réaliser, on ne découvre en lui aucune faiblesse inéluctable de nature ; il y a mieux, la seule force qu’on voie agir en lui est celle de la liberté ; à chaque fois qu’il commet le mal, il agit froidement, après délibération, en parfait équilibre d’âme et en parfaite froideur de conscience, sans entraînement et sans ivresse ; ce n’est pas un de ces pécheurs sur qui le péché produit une intoxication comparable à celle du vin ; c’est un pécheur maître de lui-même qui peut porter sans chanceler toute passion. Cependant il sombre ; pourquoi cela ? Tout simplement par le vice d’un syllogisme mal fait, pour avoir adopté imprudemment comme legs héréditaire un sophisme dont il avait pu voir cependant les désastreux effets, pour n’avoir pas eu le courage, dans le secret de sa conscience, de n’accepter que sous bénéfice d’inventaire la succession morale de son père. Dans toute cette série d’actions réellement criminelles, il n’y a de coupable qu’une mauvaise philosophie morale trop légèrement acceptée, et il y a là vraiment de quoi donner à réfléchir à ceux qui croient que les doctrines sont choses indifférentes à la santé de l’âme, et qu’on peut être un honnête homme dans toute opinion.

C’est là un sujet à peu près nouveau, et nous ne pouvons que féliciter M. Feuillet du bonheur avec lequel il l’a traité et de l’intérêt dramatique qu’il a su en tirer, car, s’il faut lui dire toute notre pensée, le point de vue auquel il s’est placé n’est pas précisément celui que recherchent les poètes et que réclame la poésie. Je crois même que, si le sujet est aussi neuf, ce n’est point parce qu’il aura échappé à l’observation des poètes et des romanciers, c’est à cause du caractère même qu’il présente, et qui le leur aura fait négliger comme incapable de produire les émotions que M. Feuillet a pourtant su en tirer. Ici nous marchons sur un terrain délicat, nous essaierons d’en sortir en quelques mots. Les poètes aiment à nous présenter de préférence les catastrophes amenées par le destin ou les fatalités de la nature : pourquoi ? Est-ce toujours parce qu’ils croient comme les anciens poètes grecs à l’existence d’une divinité implacable contre laquelle l’homme lutterait en vain, ou parce qu’ils nient la liberté humaine ? Eh ! non, c’est tout simplement parce que leur instinct de poètes leur dit que ces catastrophes sont les seules qui puissent produire la terreur et la pitié : la terreur, puisqu’elles font apparaître une force contre laquelle il est vain de lutter, la pitié, puisqu’elles présentent une victime innocente qui ne mérite en rien les malheurs qui l’écrasent. Pour que l’homme soit réellement grand, il faut qu’il soit dans la situation du roseau pensant de Pascal, écrasé par l’univers et sans autre supériorité sur lui que de savoir qu’il est tué par lui; mais si vous supposez qu’il suffirait à un moment donné d’un acte de son libre arbitre pour écarter de votre héros la catastrophe qui le menace, à l’instant même son infortune va perdre toute majesté, et nous n’aurons plus sous les yeux qu’une victime par imprudence ou par négligence, fait qui refroidira singulièrement l’intérêt qu’il nous inspirait. Pour que le héros d’un drame ou d’un roman nous émeuve réellement, il faut qu’il soit mené vers un but inconnu de lui-même par une main invisible, que la destinée le charge comme Œdipe des crimes qu’il lui plaît de commettre, qu’il soit perdu comme Hamlet dans une mer de doutes dont il n’espère pas voir le rivage, ou que comme Othello, plongé dans une nuit profonde, il aille jusqu’au meurtre avec une véhémence effarée. Ou bien, s’il ne succombe pas sous les nuages d’ignorance dont le destin l’enveloppe à son insu, qu’il succombe au moins sous les conséquences d’une nature originellement perverse, ce qui est une autre forme de la fatalité, comme Macbeth, comme Richard III. Au contraire voici un héros qui est né bon, ou qui, pour prendre les choses au pire, n’est pas né radicalement mauvais, que nulle circonstance extraordinaire ne pousse au crime, et qui commet le mal en pleine connaissance de cause, en pleine lumière, tout simplement parce qu’il lui a plu de prendre au sérieux les paradoxes d’un père immoral ou d’un ami léger; ce personnage est sans excuse, et le jugement le plus bienveillant que le lecteur puisse porter sur lui, c’est qu’il est soit un mauvais logicien, soit un fanfaron coupable, soit même un simple étourdi.

Il serait donc très difficile de trouver dans la littérature qui relève directement de l’imagination de nombreux exemples de la tentative qu’a osée M. Feuillet, c’est-à-dire chercher à intéresser à un héros qui pèche simplement par le mauvais choix de son principe de conduite et d’action; je crois vraiment que sous ce rapport M. de Camors est unique dans le roman. Pour ma part, j’ai beau fouiller dans ma mémoire, il me faut remonter jusqu’aux souvenirs des lectures de mon adolescence pour rencontrer une impression qui ait quelque analogie avec celle que m’a laissée M. de Camors, Le seul récit qui, à ma connaissance, soit fondé aussi résolument sur la donnée que M. Feuillet a adoptée pour M. de Camors est un épisode d’un des meilleurs livres de morale qui existent, le Fou de qualité, livre écrit au dernier siècle par un Irlandais, Henri Brooke; l’épisode s’appelle Clément ou l’homme de lettres. Certes il y a bien loin du brillant dandy Camors au pauvre folliculaire Clément; mais ils se ressemblent en ce sens que leurs inénarrables malheurs à l’un et à l’autre proviennent d’un faux point de départ. Que l’on ne s’étonne pas de me voir citer un livre de morale. Si la pensée qui a donné naissance à M. de Camors se rencontre rarement dans les domaines de l’imagination, elle se rencontre habituellement au contraire dans les livres qui, se proposant franchement la morale pour but, abondent en récits anecdotiques dont tout l’intérêt repose sur les dangers que peut faire courir à l’homme l’adoption imprudente de telle ou telle doctrine politique, de telle ou telle philosophie.

Si donc nous partons de ce principe que dans le monde de la poésie tout coupable, pour être sympathique, doit être victime d’une force plus puissante que lui, — instinct, vice originel, disproportion entre les aspirations de l’âme et ses moyens, — nous serons obligés de conclure que M. Feuillet, pour exciter l’intérêt des lecteurs autour d’un héros de roman qui ne peut pas être sympathique, a dû accomplir un véritable tour de force littéraire. Eh bien ! ce tour de force, il l’a accompli; aussi n’a-t-il jamais, à notre avis, donné une preuve plus irrécusable de talent.

L’œuvre est remarquable dans son ensemble, cependant les deux parties que nous préférons sont celles qui ont été le plus universellement critiquées, c’est-à-dire le prologue et le dénoûment. Rarement récit romanesque a eu la bonne fortune d’une aussi dramatique ouverture. Le livre débute par une sorte de récitatif d’une beauté sombre et pathétique, le testament de M. de Camors père, récitatif qui nous fait regretter vraiment que son auteur, malgré les détestables doctrines qu’il expose avec une si incontestable éloquence, ne vive pas plus longtemps, car dans la courte apparition qu’il fait devant nous, son athéisme instructif laisse échapper des pensées que tout écrivain de génie pourrait envier, celle-ci par exemple, que Diderot eût signée : « la nature a engendré l’homme sans l’avoir conçu, comme une dinde qui a couvé sans le savoir un œuf d’aigle, » ou cette autre à laquelle Machiavel aurait applaudi, et qui contient une bonne moitié de la science de tout politique véritable : « je ne comprenais pas qu’il y a quelque chose de mieux à faire que de bouder puérilement contre son vainqueur, c’est de reconnaître que ses armes sont bonnes, de les lui prendre et de l’en écraser. » Tout ce guide de conduite pratique écrit par M. de Camors père, parfaitement noble et parfaitement immoral, — deux choses moins inconciliables qu’on ne l’imagine communément, — compose cinq pages d’une rare et originale éloquence qu’il sera difficile à M. Feuillet de dépasser jamais.

Le jour où M. de Camors rendait l’âme, et avant que son testament philosophique fût parvenu à son adresse, ses détestables doctrines recevaient la plus révoltante des applications en même temps que le plus concluant des démentis. A la minute peut-être où ce père coupable portait à sa tempe un pistolet pour se dispenser de l’ennui des jours qui lui restaient, Louis de Camors, pour tromper de son côté l’ennui de sa jeune oisiveté, glissait froidement le déshonneur chez Mme Lescande, la femme de son ami d’enfance. Cette séduction vulgaire qui ne mérite même pas le nom de surprise des sens, le pardieu cruel qui sert de réponse à l’interrogatoire de la jeune femme confuse, l’apostrophe franche, impitoyable, éloquente, qui accompagne cette réponse, ont soulevé bien des critiques, — quelques-unes naïves, d’autres subtiles, toutes fort injustes; ce fameux pardieu est pour nous, dans ses trois syllabes si souvent employées d’une façon banale, la preuve la plus certaine de génie dramatique que M. Feuillet ait donnée. En une interjection plus rapide qu’un éclair, un caractère très difficile à comprendre et à expliquer est posé, vu, pénétré; après ce pardieu si synthétique, qui dit tant de choses, on connaît le personnage sans qu’il ait besoin de s’expliquer davantage, âme, cœur, intelligence, éducation, habitudes; on devine d’où il part, on conjecture où il ira. Je ne sais pas pour ma part de personnage posé d’une manière aussi rapide et par un coup de main plus adroit. Ce pardieu est déjà et mérite de rester célèbre dans la littérature contemporaine.

L’expiation originale, mais témoignage d’une âme noble en dépit de son excentricité, qu’invente M. de Camors pour se punir du lâche outrage qu’il a infligé à son ami Lescande a eu l’honneur de soulever l’incrédulité de plusieurs critiques dont le jugement est fait pour être tenu en très sérieuse estime. Ces critiques se sont demandé deux choses : la première, s’il était vrai qu’en l’an 1867 il existât encore des gentilshommes, et dans le cas où il en existerait encore, s’ils avaient le pouvoir que leur attribue M. Feuillet ; la seconde, s’il serait possible de trouver dans le peuple issu de la révolution française un chiffonnier capable de la très innocente, mais très malpropre action commise par le nocturne industriel que M. de Camors charge de venger la morale sur sa propre personne. Je dois avouer, — peut-être, il est vrai, par suite de mon peu d’expérience de la société contemporaine, — que je tiens pour vrai l’un et l’autre fait. Je crois que les gentilshommes existent en l’an 1867 tout aussi certainement qu’en l’an 1767, avec un pouvoir moins extérieur, moins nominal, moins bruyant, mais tout aussi certain. Comment d’ailleurs n’existeraient-ils pas? Est-ce parce que la société est devenue démocratique? mais il est un fait qu’ont pu remarquer dans l’histoire tous ceux qui aiment à y chercher comment les forces sociales se conservent et se détruisent, c’est que lorsque les vieilles sociétés se transforment, que, d’aristocratiques qu’elles étaient, par exemple, elles deviennent démocratiques, elles changent de peau, mais non de chair et de substance, et que la destruction des formes n’entraîne pas la destruction des réalités qu’elles enveloppaient. Quand une société démocratique a son origine autre part que dans la démocratie, ce qui est le cas de la société française, les anciens possesseurs du pouvoir, loin de perdre aux changemens survenus, y gagnent au contraire en influence, ce qui aboutit à ce paradoxe apparent, que la noblesse est d’autant plus forte dans une société renouvelée que les institutions sont plus favorables à l’égalité. Je n’ai pas besoin de rappeler aux critiques érudits auxquels s’adresse cette observation le phénomène instructif que présentèrent les longs siècles de Rome impériale. Plus la société romaine devint démocratique, plus les anciennes familles sénatoriales et consulaires fortifièrent leur influence, et plus aussi elles devinrent exclusives et tranchèrent sur le reste de la nation. La cause de ce phénomène, c’est précisément la différence d’origine entre les aristocraties et les sociétés démocratiques auxquelles elles sont mêlées : dans une telle société, celui qui ne doit pas son origine à l’égalité est le seul dont les titres ne seront pas discutés et débattus, et le pouvoir lui appartiendra par cela même qu’il échappe au milieu commun, car les hommes n’obéissent pas volontiers à leurs égaux, et ils souffriront d’être commandés par celui qu’ils haïssent, pourvu que celui-là n’ait rien à démêler avec eux, plutôt que par celui qu’ils peuvent traiter en frère. Ce phénomène, nous pouvons l’observer chaque jour dans la vie privée ; il est donc d’autant plus explicable dans l’ordre politique. Mille faits divers contribuent à le créer, je me contente d’en nommer deux : le premier, c’est que le pouvoir des égaux sur les égaux est d’ordinaire très dur, tandis qu’une douceur réelle dans le commandement résulte de l’inégalité qui provient de la diversité d’origine. Plus un homme est séparé de nous, plus nous sommes disposés envers lui à la tolérance. Le second fait résulte précisément d’un amour trop jaloux de l’égalité et de la défiance soupçonneuse qui distingue les démocraties. En effet, l’exercice du commandement, ne fût-il que de quelques heures, suspend temporairement l’égalité ; lors donc que nous l’accordons à un égal, il nous semble que nous lui créons sur nous un privilège dont s’irrite la malignité naturelle de notre jalousie, tandis que nous n’éprouvons aucun sentiment de ce genre lorsque le pouvoir est exercé par celui qui se réclame d’un autre droit que nous. Je sais bien qu’on peut me citer l’exemple contraire des États-Unis ; mais les États-Unis sont une société neuve et non renouvelée, dont l’origine est démocratique et où, tous les citoyens étant de même condition, il n’y a de choix qu’entre des égaux véritables. Tel n’est pas le cas de nos vieilles sociétés européennes; aussi peut-on tenir pour assuré que, dans ces sociétés, à mesure que la démocratie s’étendra davantage, l’exercice réel sinon nominal du pouvoir deviendra le privilège de plus en plus exclusif des familles historiques.

Quant à l’action fort malpropre, mais nullement déshonorante du chiffonnier, lorsqu’il ramasse avec les dents le louis que M. de Camors a laissé rouler au. ruisseau, elle s’explique fort naturellement, et je ne vois pas qu’elle calomnie en rien la fierté que les principes de 89 ont pu faire naître chez notre nation. Si la révolution française avait développé les sentimens nobles au degré où le critique auquel nous soumettons ces observations croit qu’elle les a développés, il est une foule d’institutions dont nous pourrions dégrever notre budget. On trouve bien sous l’empire de ces sentimens des gens capables d’actions criminelles, comment donc ne trouverait-on pas des gens capables d’actions basses ou simplement malpropres? D’ailleurs le chiffonnier de M. Feuillet, tout en commettant cette action, ne démérite pas de son titre de fils de la révolution, car il affirme sa qualité d’homme libre par le regard de colère qu’il lance à son singulier bienfaiteur et par la vigueur du soufflet qu’il lui applique sur son invitation.

Toute la partie intermédiaire du roman, depuis la visite de M. de Camors au château du général de Campvallon jusqu’à la scène de l’orage, présente une suite de tableaux d’un coloris doux et gai, d’esquisses enlevées avec une vivacité spirituelle, et de sentimens d’un caractère moyen qui ne dépassent pas la portée de cet honnête attendrissement dont M. Feuillet nous a si souvent fait comprendre la douceur. Rien dans ces scènes ne fait prévoir le caractère violent et sombre de la dernière partie du roman, qui acquiert ainsi, grâce à l’habileté avec laquelle M. Feuillet a dérouté son lecteur, toute la puissance de l’imprévu. Je ne saurais mieux comparer l’émotion que l’on éprouve en passant de la seconde à la troisième partie du récit qu’à la surprise qui nous saisit lorsque, après nous être promenés dans un parc à travers les allées d’un méandre fleuri que nous supposions devoir nous conduire à un élysée, nous nous sommes brusquement trouvés en face des horreurs d’une Forêt-Noire. Nul ne peut deviner que cette marquise de Campvallon, que nous voyons apparaître avec une franchise si noble, renferme un monstre. Nul ne peut soupçonner que cette charmante Marie de Tècle, que nous voyons rose encore au bouton, est destinée à s’épanouir et à s’effeuiller sous les rafales meurtrières qui l’attendent. Toute l’attention du lecteur se porte sur Mme de Tècle : c’est elle qu’il désigne comme l’héroïne du roman, elle dont il se dispose à contempler les combats et la vertueuse vaillance ; mais subitement un coup de tonnerre retentit, et le roman, — pareil à ces journées d’été dont le milieu suspend les inquiétudes que donnait leur aurore et qui finissent par l’orage redouté, — après nous avoir promenés sournoisement sous une douce lumière, tient brusquement les promesses de son début et se termine sous un astre sanglant.

Un mot sur le caractère de Mme de Tècle. Sa vertu est-elle vraiment d’aussi bon aloi que nous l’affirme M. Feuillet, et le diable perd-il grand’ chose au prétendu sacrifice qu’elle fait de son amour? La compensation qu’elle imagine pour dédommager M. de Camors de n’avoir pu obtenir cet amour n’est-elle pas encore une forme subtile de sa passion, et une veine de secrète corruption ne trouve-t-elle pas moyen de se glisser au sein de cette pureté? Cette mère enfin est-elle bien prudente? Eh quoi! elle résiste à M. de Camors pour son propre compte en avouant son regret de ne pouvoir céder, et le moyen qu’elle trouve pour se débarrasser de sa passion, c’est de destiner sa fille à l’homme qu’elle aurait voulu aimer, de l’élever expressément pour lui pendant de longues années! Quel singulier moyen de délivrer son cœur que d’établir à demeure dans sa vie la pensée d’un être adoré! Ce qu’elle verra à tout instant à travers sa fille, ce sera l’image de l’amant refusé à regret; le moindre de ses conseils sera inspiré par son propre désir de plaire à M. de Camors; ce qu’elle enseignera à sa fille involontairement, ce sont les séductions, les amorces que son propre cœur aurait inventées; ce qu’elle réprimandera chez sa fille, c’est tout ce qu’elle sentira instinctivement devoir déplaire à M. de Camors. Puis, une fois cette éducation parachevée, une fois qu’elle aura fait sa fille à la propre image de son amour à elle, elle habitera auprès de ce gendre aimé avec tant de subtilité et tant de persévérance. Elle partagera son cœur entre sa fille et son gendre, mais est-elle bien sûre de tenir la balance exacte? Chaque jour elle le verra, et, rivale discrète, mais réelle de sa fille, son cœur sera sans cesse ému d’un chatouillement de tendresse qui pourra bien être une sensation des plus fines, mais qui sera à coup sûr une sensation des plus malsaines. Enfin dirai-je que Mme de Tècle me paraîtrait beaucoup plus vertueuse en cédant pour son propre compte qu’en élevant sa fille pour M. de Camors? Elle sait en partie ce qu’il est, et à l’aide de son tact féminin elle peut deviner ce dont il est capable. Or il est des choses que l’on oserait volontiers pour soi-même et qu’on ferait cependant tout au monde pour éviter à ceux qui nous sont chers. La plus vertueuse des femmes pourra s’éprendre pour un homme du caractère de M. de Camors et ne pas même reculer devant l’idée de se perdre; mais il serait douteux qu’elle voulût confier le bonheur de sa fille à l’homme pour lequel elle sacrifierait le sien. Là où la femme oserait, la mère reculerait.

La dernière partie du roman s’ouvre de la manière la plus dramatique par la scène de l’orage, exacte représentation de la tempête qui va se lever et foudroyer tant d’âmes. La marquise de Campvallon s’y révèle pour la première fois dans toute sa nature démoniaque; c’est bien ainsi, à la lueur des éclairs et au grondement du tonnerre, que la magicienne devait faire sa véritable entrée. A partir de cette scène, Louis de Camors est sous le coup de sortilèges bien puissans, et cependant il dépend de lui de succomber ou de triompher. Une âme plus faible, plus naïve, plus ignorante du monde, serait inévitablement perdue; mais l’âme que nous lui connaissons est de trempe à résister à de tels assauts. Il a calculé toute la série probable des actions criminelles auxquelles il sera entraîné, et il s’y engage résolument; aussi, au lieu de nous attendrir comme une victime, nous épouvante-t-il comme un coupable. Aucune sympathie ne s’attache à lui, cependant nous le suivons jusqu’au bout dans sa carrière criminelle avec une curiosité ardente que j’oserai qualifier de philosophique. C’est comme un cours de logique qui aurait pris tout à coup la forme du drame; nous regardons se dérouler les inévitables conséquences d’un faux point de départ, d’un acte commis par la seule volonté et auquel la conscience n’a pas concouru. La progression de perversité des deux coupables nous est déroulée anneau par anneau, dans toute l’étendue de la chaîne. M. Feuillet nous a fait toucher du doigt combien est mince la cloison qui sépare le crime du simple péché. Quelques lecteurs se sont récriés devant ce mot dit tout bas à l’oreille de M. de Camors, chuchotement où l’on surprend trop bien les deux syllabes qui forment le mot poison ; c’est que ces lecteurs ignorent peut-être à quel point l’âme humaine se met rapidement au niveau de toutes les situations, aussi terribles qu’elles soient, s’habitue rapidement à respirer à l’aise dans toute atmosphère. Pour devenir volontairement criminel, il peut suffire de l’avoir été involontairement. Certes Mme de Campvallon et M. de Camors n’avaient aucune intention d’assassiner le vieux général; cependant ils ont été véritablement ses assassins, et à partir de ce moment ils sont obligés de respirer dans l’atmosphère de meurtre qu’ils ont créée. Leurs âmes se familiarisent ainsi avec la pensée du crime, et celle qui se trouve le plus rapidement au niveau de cette affreuse situation, c’est la plus sensible, la plus fébrile, la plus pénétrable, celle qui appartient au sexe auquel la littérature doit Médée, lady Macbeth et Mme de Merteuil.

Quel nom je viens d’écrire là! et cependant je ne l’effacerai pas. Mme de Campvallon est en effet le portrait de scélérate le plus ferme qu’on ait tracé dans la littérature depuis le sinistre chef-d’œuvre de Laclos. Mme de Merteuil n’a pas une présence d’esprit plus redoutable que Mme de Campvallon, sa main n’a pas rivé Valmont à sa chaîne avec plus d’adresse et de vigueur que Mme de Campvallon n’a rivé Camors à la sienne, et la petite Cécile Volange est une victime moins touchante que Marie de Tècle. Mais Mme de Campvallon possède un mérite que ne possède pas Mme de Merteuil, c’est que, malgré ses crimes, elle retient une partie de la sympathie du lecteur. Moins profonde que Mme de Merteuil, elle met dans le mal plus d’entraînement; elle n’est pas scélérate par machiavélisme politique, mais elle porte dans le crime les instincts et les facultés qui font les artistes. Mme de Campvallon est une personne d’une âme rare autant que dangereuse, dont la nature est tout entière dans l’imagination, et qui mesure ce qu’elle est en droit d’exiger de son amant d’après le type de passion qu’elle s’est formé en pensée, et auquel elle est pour sa part destinée à rester fidèle, coûte que coûte. Lorsqu’on la voit apparaître pour la première fois au château de Campvallon si fière et si noble, qui oserait soupçonner qu’elle peut contenir un monstre? Mais, pour qui sait bien comprendre, il n’y a pas contradiction entre ce personnage du début et le personnage de la dernière partie. Tout ce caractère est contenu dans un seul fait, la décision hardie et franche avec laquelle elle vient offrir sa main à son cousin; cette même franchise qu’elle avait en pleine innocence, elle la conserve au milieu du crime, et quand elle chuchote le terrible mot à l’oreille de Camors, c’est avec autant de loyauté, s’il nous est permis d’employer cette expression, qu’elle lui avait fait autrefois l’offre de sa main.

Maintenant oserai-je dire à l’auteur que cette dernière partie, si dramatique, me semble un peu concise? Les scènes qui la composent sont une série de dessins plutôt qu’une succession de tableaux. L’auteur s’est contenté d’esquisser les situations, en marquant d’un coup de crayon vigoureux les traits de caractère qu’il voulait faire saillir ou les points sur lesquels il voulait faire porter l’attention du lecteur. Rien n’est imparfait sans doute; mais tout est rapide, et l’on dirait qu’arrivé à une certaine partie de son récit, M. Feuillet a éprouvé comme une sorte de hâte à quitter un sujet qui peut-être pesait à son cœur. Cette rapidité frappe d’autant plus qu’elle fait contraste avec le développement que l’auteur a donné aux deux parties précédentes, notamment à la partie intermédiaire.

Puisque la mention de cette partie intermédiaire nous permet de revenir sur nos pas, n’oublions pas de payer le tribut de justes éloges qu’ils réclament à l’excellent portrait de M. Des Rameures, le citateur de Virgile, et aux conversations politiques du cénacle de provinciaux dont il est le président. Certes l’éloge sera aussi complet que possible, si je dis que ce provincial légitimiste peut soutenir la comparaison avec les magistrats de comté jacobites de Walter Scott, et que ces conversations sur Paris et la province m’ont rappelé sans désavantage aucun les nombreuses et si amusantes conversations où les squires du vieux parti tory se lamentent sur le désordre qui règne à bord du vaisseau de la vieille Angleterre depuis que les rats du Hanovre s’y sont introduits. Je veux signaler encore dans cette partie intermédiaire un passage charmant, la déclaration de M. de Camors à Mme de Tècle, où l’auteur s’est évidemment inspiré de Shakspeare. Dans ce passage, il a repris le thème musical que dans le Conte d’hiver le prince Florizel développe devant Perdita. Lorsque M. de Camors dit à Mme de Tècle : « Quand vous marchez, quand vous souriez, quand vous parlez, vous êtes charmante ;… dans les devoirs les plus vulgaires de chaque jour, vous affectez une grâce sacrée,.. » il ne fait que traduire librement les pensées de Florizel dans le ravissant passage qui commence par ces paroles :

…………. What you do
Still betters what is donc ; when you speak, sweet,
I’d hâve you do it ever……


La rencontre est-elle fortuite ? Eh bien ! elle n’en fait vraiment que plus d’honneur à M. Feuillet, puisqu’il a pu sans y prendre garde se trouver sur le terrain de Shakspeare.

M. de Camors restera la peinture la plus forte et la plus vraie qu’on ait tracée de ces existences toutes dévouées au démon du monde, si brillantes en apparence et dont les triomphes coupables se paient par de si cruelles expiations. Et maintenant M. Feuillet me permettra-t-il de lui faire entendre l’expression d’un désir qui prend sa source dans la sympathie que m’inspire son talent ? Il a montré depuis longtemps qu’il était maître souverain dans le domaine de la grâce, de la délicatesse, des sentimens aimables et subtils. La première expression de son talent a été la peinture de ce que j’appellerai l’âme humaine bien apprise ; puis, abordant résolument les sophismes du cœur et les vices de l’imagination, il nous a donné des peintures énergiques de la nature humaine mondaine. Eh bien ! qu’il monte encore un degré plus haut, et qu’il donne accès en lui à l’ambition de comprendre et d’exprimer la très grande nature humaine, celle où l’estampille divine est visible, dont les vertus et les vices portent également le-sceau de la puissance et de la fécondité. Une pareille tentative serait vraiment originale, car ce qui manque dans notre littérature d’imagination, c’est précisément l’expression de cette grande nature humaine qui est aujourd’hui mise en oubli aussi complètement que si elle n’avait jamais eu ses peintres, et que si elle n’avait pas fourni à elle seule la presque totalité des élémens de la littérature d’imagination jusqu’à notre époque. Je sais bien que le genre aujourd’hui en faveur, celui-là même que M. Feuillet cultive avec tant de succès, c’est-à-dire le roman, n’est pas celui auquel on reconnaît le droit d’exprimer cette très grande nature humaine; mais je crois que cette opinion n’est, comme tant d’autres, qu’un déni de justice, et que cette forme du roman est capable de contenir plus encore que l’observation minutieuse des sentimens moyens de l’humanité ou la description éloquente des passions mondaines. L’expérience n’en a-t-elle pas été faite d’ailleurs? Lorsque accidentellement un homme de génie a voulu se servir de ce genre pour exprimer, non plus ce qu’il avait vu et observé, mais ce qu’il avait rêvé ou deviné de la nature humaine, il l’a trouvé aussi complaisant à ses pensées que le genre réputé le plus noble. Je n’ai pas besoin de citer des noms et des titres qui sont dans toutes les mémoires, un Goethe, un Chateaubriand; mais pour prendre un exemple récent, lorsqu’il y a quelque vingt ans une jeune Anglaise pauvre et sauvage, perdue dans un coin du Yorkshire, voulut exprimer tout ce qu’elle avait rêvé de cette nature humaine dont elle ne connaissait pas les raffinemens civilisés et les passions mondaines, est-ce que cette forme du roman ne lui fut pas suffisante pour créer d’emblée un personnage de la race de Mirabeau et un personnage de la race de Calvin, c’est-à-dire pour exprimer tout ce que l’instinct a de plus pathétique et la volonté de plus redoutable? Que M. Feuillet, élargissant encore le cadre de ce genre où il est passé maître, nous présente donc une troisième forme de son talent, qu’il ait l’ambition d’exprimer cette nature humaine que l’observation quotidienne ne nous montre jamais, et dont la vie mondaine nous présente tout au plus des ombres, celle que nous n’atteignons que par le rêve et la méditation, mais qui est aussi certaine qu’elle est cachée, car son existence nous est attestée à la fois par les impérieuses affirmations de la raison et par le témoignage de l’histoire, cette austère consolatrice en qui les âmes viriles trouvent la certitude de leurs songes et puisent la fermeté de leur foi à l’humanité.


EMILE MONTEGUT.