Monsieur chasse !
Palais-Royal, le 23 Avril 1892.
DUCHOTEL |
MM. | Saint-Germain |
MORICET |
Raimond | |
CASSAGNE |
Luguet | |
GONTRAN |
M. Simon | |
BRIDOIS, Commissaire de police | Deschamps | |
PREMIER AGENT |
Ferdinand | |
DEUXIÈME AGENT |
Dubois | |
LÉONTINE |
Mmes | B. Cerny |
MADAME LATOUR |
Frank-Mel | |
BABET |
Renaud |
Pour les indications de mise en scène, pour la musique de scène et autre, s’adresser à M. LUGUET, régisseur général du Palais-Royal.
Nota Bene. — Cette pièce me peut être représentée sans l’autorisation de l’auteur ou de son représentant M. Gustave Roger, agent général de la Société des Auteurs Dramatiques, à Paris, 8, rue Hippolyte-Lebas.
ACTE PREMIER
Un fumoir en pans coupés chez Duchotel. Porte d’entrée au fond, donnant sur l’antichambre. — À gauche, premier plan, une cheminée surmontée d’une glace. — Sur la cheminée, outre sa garniture (pendule et candélabres), un bougeoir et des allumettes. — À droite de la cheminée, un cordon de sonnette. À gauche, pan coupé, une porte donnant sur le salon et les appartements de Léontine. — À droite, premier plan, porte donnant dans la chambre de Duchotel. — Entre la porte, premier plan, et le manteau d’arlequin, petit meuble-secrétaire dont un pied manque et a été remplacé par un volume broché servant de cale. — Dans ce meuble, ce qu’il faut pour écrire. — Au milieu de la scène, une table ovale assez grande, un fauteuil de chaque côté. — Sur la table, un bourre-cartouches, une cartouchière, deux sébiles contenant l’une du plomb, l’autre des cartouches et des bourres ; à droite, près du secrétaire, une chaise volante. — À gauche, entre la cheminée et la table, un pouff. — Au fond, de chaque côté de la porte, une console, surmontée d’une corbeille de fleurs ; entre les consoles et les pans coupés, un fauteuil. Sur le fauteuil de droite, un chapeau d’homme ; contre la console gauche, une canne. — Feu dans la cheminée.
Scène première
Léontine ?
Non !… Continuons nos cartouches…
Je vous en prie !
Non, là… (Indiquant la cartouche.) Bourrez donc !
Je bourre !… Enfin, qu’est-ce que ça vous fait, Léontine ?
Oh ! (Bien catégorique.) Non ! non ! non ! là… vous entendez ?
Allons, c’est bien ! c’est très bien ! Pour la première preuve d’amour que je vous demande…
La première ? Merci, vous commencez par la dernière.
Ah ! si vous avez des numéros d’ordre ! (Comme très convaincu de son droit.) Qu’est-ce que je vous demande après tout ? Une chose toute naturelle… entre gens qui sympathisent… Votre mari s’en va à la chasse… Je suis son ami, c’est tout simple que je vous demande de me consacrer votre soirée.
Comment donc !… jusqu’à demain matin.
… demain matin, de bonne heure !… Il faut que je sois à huit heures à mes affaires, ainsi…
Oh ! vous m’en direz tant !
Léontine ! Vous n’avez pas confiance en moi.
Mais, voyons, grand insensé, en admettant même que je veuille… ce que vous demandez, vous ne pensez donc pas que j’ai ma réputation à sauvegarder… mais qu’est-ce qu’on dirait ? les domestiques, le concierge, s’ils apercevaient que je ne rentre pas ce soir… quelles gorges chaudes !…
Vous voyez toujours les choses par leur petit côté. (Il se rassied.) Comme si une femme ne trouvait pas toujours à donner le change pour ces machines-là…
Ah ! c’est facile, oui ! (Passant la cartouche à Moricet.) Vingt-neuf.
Vingt-neuf. Vous n’êtes pas sans avoir une parente à la campagne ?
Oui, ma marraine…
Eh bien ! votre mari s’absente, vous allez chez votre marraine.
Oui-dà ! et en chemin je bifurque, n’est-ce pas ? et je m’arrête, 40, rue d’Athènes, dans le petit pied-à-terre de M. Moricet.
Oh ! oui !
Comment donc ! Vous me voyez allant dans votre appartement de garçon.
Très bien !
Tenez, vous m’amusez…
Ah ! que c’est drôle, mais puisque c’est tout près, voyons, vous le savez bien.
Voilà une raison.
Je me demande alors pourquoi, quand je vous ai confié à vous… à vous seule… car j’ai eu soin de ne pas en ouvrir la bouche à votre mari, que j’avais l’intention de prendre une petite garçonnière et que j’hésitais entre plusieurs appartements, vous m’avez dit : « Louez donc celui-là, nous serons tout près… » (Avec passion.) Ah !… quand vous m’avez dit ça, je n’ai eu de cesse que je n’aie eu mon bail en poche ! J’ai marché sur tout ! L’appartement était occupé par une brave locataire, Mlle Urbaine des Voitures… qui n’avait contre elle que l’irrégularité avec laquelle elle payait son terme ! J’ai obtenu son expulsion du propriétaire. Était-ce d’un chevalier français ? Non ! mais vous m’aviez dit, n’est-ce pas : « Louez donc celui-là, nous serons tout près ! » Alors…
Eh bien ! je ne vois pas le rapport…
Ah ! voilà bien où nous sommes deux natures différentes. Quand vous m’avez dit : « Louez donc celui-là, nous serons tout près… » Eh bien !… j’avais compris ça !
Ah ! bien, vous avez une jolie opinion de moi, si vous croyez que je fréquente les appartements de garçon !
Moi, croire une chose pareille !… Ah ! Dieu merci !
Trente.
Trente, oui… Mais est-ce que vous croyez que je vous estimerais si je pensais une chose pareille ! Je vous dis : « Venez chez moi », parce que c’est chez moi… Ça ne sort pas d’entre nous ! Mais si je vous croyais capable de… Ah ! bien, Dieu merci, mais qu’est-ce que vous seriez donc ?
Oh ! à peu près la même chose.
Vous trouvez, vous ! Ah ! vous n’avez pas le sentiment des nuances.
Allons, mettons que je n’ai pas le sentiment des nuances… Et, puisque je ne l’ai pas… Eh bien ! ne parlons plus de tout cela… Voulez-vous… n’en parlons plus !
C’est bien, c’est très bien… Ah ! certes non, je ne vous en parlerai plus. Je ne regrette même qu’une chose, c’est de vous en avoir parlé.
Bon. Étouffez vos regrets et continuons nos cartouches.
Et voilà les femmes, tenez, voilà les femmes !
Alors, vous y renoncez ?
Oh ! oui, j’y renonce !… ces êtres pervers…
Je vous parle des cartouches.
Ah ! c’est vrai… les cartouches !… Eh bien ! j’y renonce encore bien plus… aux cartouches… (Avec une colère contenue.) J’en ai assez, madame, de jouer ce rôle ridicule de fabriquer des cartouches pour monsieur votre mari ! Dieu ! quand je pense que je vous mettais si haut !… Ah ! vous m’avez fait tomber, là, d’un sixième étage… (Bien convaincu.) mais c’est égal… je remercie le ciel de vous avoir mise toute nue devant moi.
Hein ?
Je parle au figuré !
C’est heureux !
Scène II
Eh bien ! ça va-t-il comme vous voulez ?
Oh ! pas du tout.
Vraiment ? Qu’est-ce qui cloche ?
Tout.
Mais non, rien.
Oui, parlez pour vous, mais pour une nature bouillante comme la mienne, voir qu’on fait tous ses efforts pour… et qu’on en est toujours au même point…
Voyons… Tu veux peut-être aller trop vite en besogne… Aie donc de la patience, que diable… Tu n’es pas à la course…
Moi, ni à la course, ni à l’heure… je ne suis à rien… je suis au dépôt.
Je t’offrirais bien de m’en mêler.
Non, tu me gênerais plutôt.
Bien, oui, je me le suis dit : « Il a ma femme ! Ils iront bien plus vite sans moi. »
Mais oui.
Allons, voyons…
Ah ! tu es bon, toi ! (À Léontine.) Il est bon, lui !
C’est vrai, c’est stupide de se faire un mauvais sang pareil pour si peu de chose ! Regarde, moi avec mon fusil, est-ce que je m’énerve ? Et pourtant, je n’arrive pas à le nettoyer.
Oh ! ça, si tu n’y arrives pas, c’est probablement parce que tu ne sais pas t’y prendre.
Tu sais donc, toi ?
Tiens !
Et comment fais-tu quand tu veux le nettoyer ?
Je l’envoie chez l’armurier.
Ah ! comme ça…
Là… Voilà trente-deux cartouches…
Peut-on aimer la chasse !
Ça…
Voir souffrir des animaux… non, mais même un homme… moi, je ne peux pas !
… Et c’est un médecin qui parle !
C’est chez ton ami Cassagne que tu vas faire ces hécatombes ?
Oui, oui, toujours !
On ne le voit pas souvent ici, ton ami Cassagne.
N’est-ce pas ?
Tu sais, il ne bouge pas de la campagne, cet homme !
C’est ça. Il y cherche l’oubli de ses malheurs conjugaux.
Oh ! « ses malheurs ». Il est séparé de sa femme, voilà tout.
Oui, enfin, sa femme l’a trompé.
Ah ! ce n’est pas prouvé.
C’est établi, ça revient au même. Oh ! je ne l’en blâme pas, certes ! Ce sont là des écarts trop respectables. (Avec intention, à Léontine.) La digne femme, elle avait un amant, au moins, elle !
Pourquoi dis-tu : « un amant au moins… » Tu as l’air d’insinuer qu’elle en a eu plusieurs.
Mais non ! Je n’ai pas dit : « Elle avait un amant au moins, elle ». J’ai dit : « Elle avait un amant, virgule, au moins, elle. » C’est toi qui comprends mal.
Alors, je ne saisis pas la finesse de ta réflexion.
T’as pas besoin !
Et puis je te trouve bon, toi, tu dis : « Elle avait un amant. » Qu’est-ce que tu en sais ?
Oui ?
Parce que le mari l’affirme ?… Mais qu’est-ce qu’il en sait, le mari ?… D’ailleurs, les maris sont toujours les derniers à voir clair dans ces choses-là !… Des présomptions, oui, mais pas de preuves… Va… c’est même ce qui enrage ce brave Cassagne de ne pas en avoir… parce qu’alors, il pourrait faire convertir sa séparation en divorce, tandis que sans cela, il faut le consentement des deux parties… Et comme madame est opposée au divorce…
Elle a raison ! c’est d’une bonne catholique.
Oui !… Et puis ça lui supprimerait sa pension.
Ça, c’est d’une catholique mitigée.
Ah ! sacré fusil, va ! Ma foi, je vais suivre ton conseil, je vais l’envoyer chez l’armurier. (Il remonte.) Dites donc, Babet…
Scène III
Alors, c’est entendu… une fois, deux fois, trois fois… Vous ne voulez pas ?
Oh ! encore !… Ah ! non, mon ami, vrai, vous savez…
Bien ! bien, mais quand vous viendrez me raconter maintenant que vous m’aimez… (Silence de Léontine. Il remonte au fond, puis redescend derrière la table face au public.) Car vous ne direz pas que vous ne l’avez pas dit… hein ? (Sombre.) Vous souvenez-vous de votre perruche ?… Elle venait de mourir, votre pauvre petite perruche qui disait si gentiment : (Avec des larmes dans la voix.) Donnez-moi du tafia, chameau, chameau, chameau !… Elle venait de succomber, la pauvre bête, et nous étions là, tous les trois… vous, la défunte, et moi… (Profond soupir de Léontine.) Votre mari était sorti. (Avec lyrisme.) Vous souvenez-vous de votre crise de larmes ?… et moi, je vous consolais… vous pleuriez sur ma poitrine… Ah ! ces pleurs !… Et je vous serrais dans mes bras… Ah ! ces serrements… Je ne savais plus ce que je faisais… Mes larmes se mêlaient aux vôtres, (Voix ordinaire.) j’avais posé la perruche sur le pouff… (Lyrique.) C’est à ce moment que vous eûtes un de ces élans du cœur qui ne mentent pas, ceux-là… Et alors vous le laissâtes échapper ce : « Je vous aime », qui est cause de tout ! J’étais fou ! Votre mari entra sur ces entrefaites… Je n’eus que le temps de saisir ma perruche pour me donner une contenance et nous continuâmes à pleurer tous les trois. Ah ! vous ne direz pas que vous ne l’avez pas dit, ce « Je vous aime » qui est cause de tout !
Est-ce que l’on sait ce qu’on dit dans les moments de deuil ?
Oh ! pardon ! Vous étiez sincère à ce moment-là, je vous jure… Il n’y a même que dans ces courts instants où la femme ne pense plus du tout à ce qu’elle dit qu’on peut être sûr qu’elle dit vraiment ce qu’elle pense…
Et après ? Quand je l’aurais dit ce : « Je vous aime ». Est-ce que cela implique tout… tout ce qui s’ensuit… car enfin, je ne sais pas ce que vous y avez vu, ma parole d’honneur !
Mais j’y ai vu ce que tout homme voit au bout d’un « Je vous aime ».
Oh !
C’est-à-dire un pacte tacite qui, entre gens d’honneur, a la valeur d’un billet à ordre… un billet dont l’échéance est indéterminée, mais inévitable… Comme un billet de commerce, oui, madame ! avec cette seule différence, c’est qu’il n’est pas négociable.
C’est heureux !
Ah ! parbleu ! c’est bien facile de dire aux gens qu’on les aime : ce qu’il faut, c’est le prouver… Eh bien, moi, je suis prêt à le prouver, je suis prêt… Dites-en donc autant, vous, hein ? dites-en donc autant.
J’aime mieux me laisser protester.
Qu’est-ce que vous voulez, mon ami, il y a un malentendu entre nous !… Vous affirmez que je vous ai dit : « Je vous aime. » Mon Dieu, je veux bien vous croire et je ne m’en dédis pas.
Allons donc !
Mais oui… Pourquoi mon cœur n’aurait-il pas le droit d’avoir ses préférences ? Après tout, vous n’êtes pas fait pour déplaire… Vous êtes mieux que tous ceux que je vois.
Oh ! vous ne voyez que moi ici.
C’est peut-être pour ça… (Reprenant.) Vous êtes galant, vous tournez bien les vers. — C’est une qualité pour les médecins. — Et les femmes, voyez-vous, ont toutes dans le cœur une corde qui vibre à la poésie…
Vous êtes bien bonne… (D’un air détaché où perce cependant la vanité.) Vous n’avez pas encore parcouru mon dernier volume : « Les larmes du cœur » ?
Non, pas encore, mon mari l’a pris pour le lire… (Reprenant le premier ton.) Alors, ma foi, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que vous ayez pris dans ma pensée, dans mon esprit un ascendant plus grand que le commun des mortels ! Il y a une place pour toutes les affections dans le cœur… Il est assez grand pour que la part que l’on donne à l’un, ne vienne pas rogner sur la part de l’autre… (Se levant et bien carrée.) mais si la femme peut disposer de son cœur, l’épouse ne peut pas disposer de la femme, car l’épouse n’appartient qu’à son mari.
Ah ! son mari !
N’en dites pas de mal, c’est votre ami !
Certes, c’est mon ami… même il vaut mieux que vous, allez ! Il a confiance en moi, lui…
Et c’est comme cela que vous lui rendez son amitié.
Comment ! mais je l’aime, moi… Je vous aime à côté… Mais je l’aime, brave ami !
Oui !… Et vous admettriez que je le trompe ?
Hein ?… Euh !… C’est un autre point de vue.
Écoutez, Moricet, quand on se marie, on se jure fidélité entre époux…
Oh ! c’est parce que le maire vous le demande.
N’importe. Tant que je croirai que mon mari tient son serment, je ne trahirai pas le mien !
Oui, « messieurs les Anglais, tirez les premiers ! »
Voilà ! Ah ! par exemple, que demain seulement, il me soit prouvé que mon mari me trompe, qu’il a une liaison et je vous jure que c’est moi qui irai à vous et vous dirai : « Moricet, vengez-moi ! »
Vrai ? Ah ! Léontine !
Mais !… comme je sais très bien que c’est une hypothèse impossible…
Oh ! ça ! évidemment… (S’adossant à la table, face au public.) Qu’est-ce qu’il aime, lui ? le canotage, la chasse… Ce sont les seuls exercices… hygiéniques qu’il se permette.
Je le sais bien…
Et encore, la chasse pour la chasse, parce qu’il y a des maris qui ont l’air d’aimer la chasse… et pas du tout… Ce sont des moyens pour aller courir la prétentaine… Ils disent : « Je vais à la chasse ! » Et une fois dehors, vas-y voir !
Oh ! oui, mais pas lui !
Oh ! non ! car j’y ai réfléchi ! Quelquefois, je me disais : « Est-ce que par hasard, mon Duchotel… » Eh bien ! non… Vous savez, non !… Il me suffisait de le voir quand il revenait de la chasse pour être parfaitement convaincu de la pureté de sa conscience.
N’est-ce pas ?
Ah ! ma chère amie !… mais il y avait de ces choses tellement énormes, que je me disais : « Si Duchotel avait vraiment quelque chose à se reprocher, eh bien ! non, il y a de ces bourdes qu’il ne ferait pas. »
Comment ? Quoi ? De quelles choses voulez-vous parler ?
Oh ! je ne sais pas ! Mais tenez, l’autre jour, par exemple, il vous a rapporté une bourriche de lièvres et de lapins.
Eh bien ?
Eh bien ! Il y a un fait connu : (Bien scandé.) Où il y a des lapins, il n’y a pas de lièvres, où il y a des lièvres, il n’y a pas de lapins…
Comment savez-vous ça ?
Lisez la Zoologie… (Changeant de ton.) Il n’y a qu’un seul endroit où ces deux rongeurs se trouvent réunis.
C’est peut-être là où il est allé les chercher.
Possible… C’est chez le marchand de comestibles.
Oh ! c’est trop fort ! Et vous ne pouviez pas me dire ça plus tôt, vous qui vous prétendez mon ami, vous me laissez là m’endormir dans ma confiance ridicule… Ah ! mais j’aurai une explication avec Duchotel.
Ah ! mon Dieu ! mais non, ne faites pas ça !… Voyons, Léontine… puisque j’ai commencé par vous dire que j’étais intimement persuadé de l’innocence de mon ami Duchotel… Ah ! bien, mon Dieu !… Vous pensez bien que si je n’avais pas été intimement persuadé… je n’aurais pas été vous raconter…
Laissez-moi donc tranquille. C’est parce que cela vous a échappé.
Oh ! ça m’a échappé, si l’on peut dire… Je vous assure, Léontine…
Eh bien ! c’est bon ! Voilà mon mari, je vais en avoir le cœur net.
Léontine ! Voyons, vous n’allez pas lui dire…
Je vais me gêner !…
Léontine, c’est insensé, je… (Voyant entrer Duchotel de droite.) Je m’en vais.
Scène IV
Tu sors ?
Non… euh ! oui… Tu vas bien ?
Comment, « tu vas bien » ?… Mais il me semble que tu m’as vu…
Oui, certainement, mais enfin, depuis tout à l’heure… Alors, adieu !
C’est ça, adieu ! Tu sais qu’il pleut dehors… Veux-tu un parapluie ?
Je te remercie, j’ai ma canne !
Ah ? bon… (Redescendant.) Qu’est-ce qu’il a ? On dirait qu’il a reçu un coup de marteau… Drôle de garçon !… (Voyant l’air pincé de sa femme.) Ah, çà ! mais toi aussi, qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que vous avez tous les deux ?
J’ai… que je viens de prendre une leçon de zoologie, une leçon qui m’a édifiée.
Vraiment ?
Elle m’a appris une de ces choses capitales qu’une femme mariée ne devrait jamais ignorer.
C’est ?
Qu’où il y a des lapins, il n’y a pas de lièvres, où il y a des lièvres, il n’y a pas de lapins !
Ah ! voilà une chose intéressante à savoir !
Plus que tu ne crois ! Car il est probable que si tu l’avais su toi-même, tu ne m’aurais pas rapporté de ta chasse une bourriche aux lapins et aux lièvres.
Ah ! C’est pour moi que…
Seulement, moi, je ne savais rien, n’est-ce pas ? Je croyais que les lapins et les lièvres, comme ça se ressemble, c’était de la même famille… On ne vous apprend rien au couvent… Heureusement, j’avais avec moi un homme instruit, Moricet, qui m’a détrompée, lui !
Comment, c’est lui qui…
Oh ! bien involontairement, le malheureux !
En voilà un imbécile !
Oui, imbécile, n’est-ce pas, parce qu’il m’a éclairée sur la conduite de mon mari.
Mais pas du tout… parce qu’avec ses cours zoologiques, il va te mettre martel en tête, quand il n’y a pas de raisons, tu m’entends, pas de raisons.
Ah ! bien, par exemple ! non, mais prouve-le-moi, toi, qu’il n’y a pas de raisons… prouve-le moi, si tu peux.
Ah ! c’est bien malin !
Eh bien ! prouve !
Ton amie, madame Chardet est brouillée, je crois, avec madame de Fontenac ?
Oh ! ne change pas la conversation !
J’y suis en plein !… madame Chardet, ai-je dit, est bien brouillé avec madame de Fontenac ?
Oui.
Par conséquent, elles ne se voient pas ?
Naturellement.
Quand tu veux les voir, comment fais-tu ?
C’est bien malin, je vais chez elles…
Tu vas chez elles ?…
Veux-tu revenir à tes lapins ?
Je ne les ai pas quittés… (calme). Donc, tu en conviens, tu vas trouver madame Chardet, là où tu sais qu’habite madame Chardet et madame de Fontenac, là où tu sais qu’habite madame de Fontenac ?
Eh bien, après ! Après !
Eh bien, après ! le voilà, l’ « après » ! Moi, mes lièvres, c’est madame de Fontenac, et mes lapins c’est madame Chardet.
Quoi ! Qu’est-ce que tu dis ?… Tes lapins, c’est… madame Chardet.
Absolument. Autrement dit : quand je veux chasser du lièvre, je vais où gîte le lièvre, et quand je veux chasser du lapin…
… Tu vas chez madame Chardet.
Mais naturellement.
Ah ! mon chéri, et moi qui te soupçonnais…
Ah ! oui !… Tu es une tête folle… (Il l’embrasse) et tu mériterais bien… Soupçonner ton mari… !
Oh !
Tu ne soupçonnerais pas un étranger et tu soupçonnes ton mari !
Aussi, c’est la faute à Moricet !… c’est lui qui m’a mis martel en tête avec ses rongeurs…
Avais-je tort de l’appeler imbécile ? L’animal ! C’est pour cela qu’il s’en est allé si troublé… Il en a même oublié son chapeau.
Il avait perdu la tête !
C’est juste, il n’avait que faire de son chapeau… Au moins tu me promets que tu n’auras plus de ces idées folles… Allons, embrasse-moi (Il l’embrasse) et maintenant, allume une bougie, nous allons visiter ma garde-robe, pour prendre mon costume de chasse dont j’ai besoin.
On a sonné, c’est Moricet, probablement.
Oui, il aura retrouvé sa tête sans son chapeau.
Scène V
C’est moi ! J’ai oublié mon chapeau !
Là ! Qu’est-ce que je disais !… Ah ! Tu as fini par t’en apercevoir.
Ce n’est pas moi. On me l’a fait remarquer, un jeune homme qui m’a dit en passant : Eh bien ! Tu l’as donc mis au clou, que tu n’as pas ton galurin ?
Très obligeant, ce garçon… mais, dis donc… j’ai un compte à régler avec toi ! Qu’est-ce que tu as été raconter à ma femme ?
Moi ?
Oui, avec tes lièvres et tes lapins ? une façon de lui faire croire que mes chasses, c’était de la balançoire.
Oh ! moi ! Oh ! bien, si on peut dire !… madame… ? Oh ! comment, mais au contraire, c’est moi, n’est-ce pas… je vous disais… parce que si tu avais vu madame… Oh ! mais tu sais… ne va pas croire… Moi, lui faire supposer… moi qui te défendais au contraire…
Tu es bien bon !
Tranquillisez-vous ! mon mari m’a tout expliqué.
Oui… ah ! bien, je suis bien content !… Là, vous voyez… je vous le disais bien… parce que, si tu avais vu madame, elle se figurait déjà parce que les lapins et les lièvres… Mais je lui disais bien… « qu’est-ce que ça prouve les lapins et les lièvres… » Oui, mais tu sais, les femmes… Ah ! bien, vous voyez… là…
Et comme c’était simple ; les lièvres, c’était madame de Fontenac.
Mais oui, c’est évident.
Et les lapins, c’était madame Chardet.
Mais c’est clair ! Les lièvres, c’était madame de…
… Fontenac.
Fontenac… et les lapins, c’était madame…
… Chardet.
Euh !… voilà ! comme c’est clair ! Ah ! bien, heureusement que j’ai été là.
Allons c’est bon, passe-moi la bougie ! (Moricet va à la cheminée prendre la bougie.) Et une autre fois tu éviteras de jeter le trouble dans mon ménage pour faire montre d’érudition.
Ah ! bien, tu sais, si j’avais pu prévoir…
Tu ne m’en veux pas au moins ?
T’en vouloir, ma pauvre enfant ! (Il la serre dans ses bras et l’embrasse.) Tiens ! voilà comme je t’en veux !
J’ai l’air bête, moi.
Alors, quoi, tu ne veux décidément pas me la passer, ta bougie ?
Dame ! J’attendais que tu aies fini…
Ah ? Je croyais que tu posais pour le lampadaire !
Scène VI
On apporte de chez le tailleur des vêtements pour monsieur.
Ah ! oui, je sais ; faites entrer dans ma chambre !
Oui, monsieur.
Ah !… a-t-on rapporté mon fusil ?
Oui, monsieur.
Vous allez voir mes vêtements, mes amis ! C’est un nouveau tailleur… le tailleur des gens chics… C’est celui qui habille mon neveu Gontran, c’est tout dire.
Le fait est que ton neveu Gontran fait plus honneur à son tailleur qu’à l’institution qui le prépare au baccalauréat.
Il a le baccalauréat rétif, ce garçon… mais on peut être un crétin et en même temps un pur…
Comment, mais ça va même très bien ensemble : « un pur… crétin. »
Tu l’as dit.
Eh bien, allons voir ces vêtements.
C’est ça… tu m’attends, toi, si tu t’ennuies, prends un livre.
Bon !
À propos, je te remercie de l’envoi de ton dernier volume… Euh ! « Cœur d’artichaut », comment ?
« Les larmes du cœur. »
C’est ça… je savais qu’il y avait du cœur… tu sais je ne l’ai pas lu, mais je l’ai rangé.
Ah ! bien, c’est déjà ça.
Je l’ai rangé sur la table du salon… Comme ça, les gens le feuillettent, ça fait toujours de la réclame.
Oui ! Oui !
Scène VII
« Cœur d’Artichaut ! » « Cœur d’Artichaut ! » Pourquoi pas « Artichaut à l’huile ? » (Remontant vers le fond droit.) Et voilà par qui on est jugé, tenez ! (Redescendant et après un temps.) Je vous demande un peu, cette Léontine… cette idée d’aller dire à son mari… pour les lièvres et les lapins… on cherche à lui rendre service… et elle vous fourre dans des histoires… (Il s’appuie tout en parlant sur le secrétaire, qui bascule sous son poids.) Oh ! oh ! Il n’est pas solide, ce meuble… (Riant.) Je crois bien, il a un pied en moins, on l’a même calé avec un livre. (Il retire le livre et lit le titre.) « Les larmes du cœur. » (D’un ton vexé.) Charmant ! C’est charmant… C’est ça qu’il appelle le mettre sur la table du salon… Il en cale son bahut… Mon pauvre cher bouquin ! (Lisant la couverture avec complaisance.) « Les larmes du cœur : rondels et sonnets… par Gustave Moricet… ancien interne des hôpitaux… » Je vous demande un peu, une édition de luxe, sur papier de Hollande… sous le bahut… Vandale, va !
Scène VIII
Dis donc ! Hein ? Qu’est-ce que tu penses de ce pantalon ?
Oh ! il est très joli ! très joli !
Mais oui, il est très joli… On vient de faire le pareil à Gontran, ainsi c’est tout dire.
Oh ! alors… À propos, je te remercie de la façon dont tu as rangé mon volume.
Ah ! Tu l’as trouvé ?
Oui ! sous le bahut !
Ah ! oui… oui… en effet, c’est moi qui l’ai mis pour remplacer le pied… Je n’avais rien d’autre sous la main… (Aimablement.) Comme quoi un livre sert quelquefois à quelque chose.
Ce n’est pas pour cela que je l’ai écrit… Et moi qui ai pris la peine de te dédier une de mes meilleures pages…… Vraiment, pour le cas que tu fais de mes œuvres …
Il y a une page qui m’est dédiée ?
Si tu l’avais ouvert, ce livre, tu l’aurais vu… Tiens, page 91… J’ai intitulé ça « Navrance ».
Tu dis ?
« Navrance. » C’est le titre du sonnet. (Lisant.) « À Justinien Duchotel. »
Merci !
Ami, crois-moi, la vie est bien une chimère,
Aussi quand je te vois gai, malgré tout cela,
Je me dis : « Le cher homme est heureux et prospère !
Il ne pense donc pas qu’un jour son tour viendra ! »
Hein ? Eh bien ! dis donc, tu es gai, toi !
Chut !
Et c’est pour moi, dès lors, une tristesse amère
Qui me crispe, à penser que tout être s’en va !
Je ne puis plus te voir sans me dire : misère !
Où serai-je, moi, quand il ne sera plus là !
Ah ! mais, dis donc, tu m’embêtes, tu sais, tu m’embêtes, avec tes navrances.
Non…
Si !
Non…
Je te dis que si !
« Non !… » c’est le commencement du vers.
Non, je ne puis pas croire à la fin éternelle,
Je rêve une autre vie et plus douce et plus belle
Qui nous attend après, dans un monde plus beau.
Dis donc, il y en a long comme ça ?
Mon Dieu, c’est un sonnet.
Oui, ça m’est égal… Je te demande s’il y en a long, parce que je vais te dire, l’essayeur m’attend.
Va donc, je serais désolé de te retenir.
Oui, je n’ai pas de temps à perdre à cause de l’heure, sans ça !… Mais je te remercie, tu sais…
Oui… de rien… de rien.
Alors, tu le trouves bien, mon pantalon ?
Un poème ! (À part.) Bourgeois, va !
Je vous disais donc que l’entournure gauche est beaucoup trop étroite.
Scène IX
C’est ça, va à tes entournures ! C’est ton affaire, marchand de soupe !
Mais nul encore n’a pu pénétrer ce mystère ;
Ceux qui pourraient parler ne peuvent plus le faire
Et c’est là le secret que garde le tombeau.
(Après un temps.) C’est beau !… Il y a quelque chose qui vibre là-dedans… Il y a un souffle… ça ne serait pas de moi que je le dirais aussi bien. (Il a gagné la gauche.) Mon Dieu, il est évident que ce n’est pas à la portée de tout le monde… Il y a des gens… Je ne parle même pas de Duchotel… Mais enfin le docteur Chemineau. Ça n’est pas le premier venu. C’est le plus grand spécialiste pour les maladies des reins… Je lui ai lu ce sonnet… Eh bien non ! Il est resté rêveur un moment et il m’a dit : « Eh bien ! après ? » Voilà tout ce qu’il a trouvé… qu’est-ce que vous voulez ? C’est fini quand un homme vous répond : « Eh bien ! après ? » Il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. (Tournant les pages qui ne sont pas coupées, et avec un rire amer.) Ça n’est même pas coupé. Enfin ! je ne lui demande pas de le lire, mais il aurait pu couper les pages… par politesse…
Tiens ! M. Moricet !
Gontran ! Vous êtes donc en vacances ?
Oui, pour la Toussaint… mon four-à-bac fait relâche.
Quoi ?
Je dis : mon four-à-bac fait relâche ! autrement dit : mon institution est en congé.
Ah ! bon ! c’est qu’aussi vous avez un argot : « Mon four-à-bac fait relâche », qu’est-ce que ça veut dire !… De mon temps, nous, nous disions « la guimbarde déboucle »… tout simplement.
Qu’est-ce que vos voulez ! Ce sont les évolutions de la langue française. (Revenant à Moricet.) Dites-moi, mon oncle n’est pas là ?
Si ? À côté, il essaye votre pantalon.
Comment ? « il essaye mon pantalon. »
Oui, enfin, le pareil à celui-là.
Oh ! c’est ça, il me copie. (Se tapant sur le genou avec un geste de gavroche.) Crevant !
Crevant ! (Changeant de ton.) Voilà… Vous le trouverez avec son tailleur, si vous voulez le voir.
Oh ! vous savez, je veux le voir et à côté de ça, je ne suis pas pressé.
Ah !
Non, je viens pour le taper, ainsi vous comprenez…
Le taper ?… Vous frappez votre famille !
Mais non… Je voudrais qu’il me prête cinq cents francs.
Ah ? bon… Eh bien ?
Ah ! « eh bien »… Je lui en dois déjà six, voilà le chiendent.
Ah ! çà, vous entretenez donc des demoiselles ?
Oui.
Pas possible ?
Oh ! mais une merveille, monsieur Moricet ! un vrai Greuze !… C’est jeune, c’est frais… ça n’a pas encore roulé.
Oui-dà ?
Je ne compte pas son vieux, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que c’est qu’un vieux ? C’est une quantité négligeable.
Oui.
Il est là pour commanditer l’affaire, voilà tout ; c’est même pour ça que ma petite amie m’a bien dit : « Si jamais mon singe survient, fourre-toi dans le placard ! » (Riant.) Oui, il paraît qu’il tient à être le seul, cet homme… est-il drôle ! Moi, est-ce qu’il me gêne ?
Parbleu !… Et… où l’avez-vous rencontrée, cette merveille ?
… Au Mont-de-Piété ! Elle engageait des bijoux de famille… moi, je mettais ma montre au clou. De cette similitude de situation naquit notre rapprochement. Nous nous aimâmes !…
Touchant ! Roméo et Juliette chez ma tante !
Le soir même, elle me remettait la clé de son appartement et de son cœur et, depuis, je vais la voir tous les dimanches… quand je ne suis pas consigné…
Ha ! ha !
…Comme dimanche dernier, par exemple. (Brusquement.) Pristi ! et mon télégramme que j’oubliais pour la prévenir de ma visite ce soir. (Il fouille dans la poche intérieure de son veston.) Va-t-elle être heureuse !… quinze jours d’abstinence… parce que le vieux, n’est-ce pas… (Tirant un papier de son portefeuille.) Non, c’est pas ça… ça, tenez, c’est une garantie que j’apporte à mon oncle s’il veut me prêter mes cinq cent francs !
Ah ! si vous donnez des garanties…
Mais dame ! (Ton naturel.) C’est un effet que j’ai préparé à tout hasard.
« Au jour de ma majorité, je paierai à mon oncle Duchotel, la somme de cinq cents francs, valeur reçue comptant. » (Hochant la tête et après un temps.) C’est ça, la garantie ?
Tiens ! ça vaut de l’argent. (Il remet son portefeuille dans sa poche d’où il tire un autre papier.) Ah ! voilà la dépêche… Je vais l’envoyer porter par la bonne de mon oncle. (Il sonne, puis à Moricet, avec un hochement de tête et après un petit temps.) C’est égal ! taper mon oncle… Si je pouvais m’éviter cette corvée… (Nouveau temps, puis moitié sérieux, moitié riant.) Ça… ne vous dirait rien, à vous, par hasard, de me prêter cinq cents francs ?
Moi ?… Non… Ça ne me dirait rien du tout.
… Je vous aurais donné mon billet.
Oui, je sais bien, mais non.
Oui. Oh ! je pensais bien ; je vous disais ça, par acquit de conscience.
Monsieur a sonné ?
Non, c’est monsieur, là-bas.
C’est moi. Pouvez-vous faire porter cette dépêche au télégraphe ?
Cette dépêche ?… (Lisant.) « Madame Urbaine des Voitures, 40, rue d’Athènes. »
Je ne vous demande pas de la lire, je vous demande de la porter.
Bien, monsieur.
Il y a dix-neuf mots !… Voilà vingt sous. (Très grand seigneur.) Vous garderez le reste.
Eh bien, ça ne me fera pas de mal si ça me tombe sur le pied !
Tenez, voilà Duchotel, vous allez pouvoir présenter votre requête.
Déjà ! Oh ! ça m’embête !
Scène X
Là ! Je suis prêt !
Gontran !
Bonjour, ma tante !… mon oncle ! Tiens, mais c’est que c’est vrai, vous avez mon pantalon.
Il paraît, il paraît, mon ami ! Nous nous copions.
Il pourrait parler au singulier.
C’est pas gentil, vous savez, ce que vous avez fait, d’aller raconter à votre mari.
Ah ! vous trouvez…
Je ne vous dirai plus jamais rien, moi.
Sapristi ! Il faut que j’envoie une dépêche ! (Il fait mine de se diriger vers le secrétaire, mais à ce moment, Gontran, qui a continué son manège, est en train de lui tirer son pantalon sur le cou-de-pied, de telle sorte que Duchotel, retenu par la jambe, manque de tomber.) Mais laisse-moi tranquille, toi ! (Il va au meuble de droite et, s’apercevant que le meuble est boiteux.) Ah çà ! qui est-ce qui a retiré… Ah ! le voilà !…
Ah ! non, mon vieux ! Non, pas ça !… prends Victor Hugo !
Oui ! oui ! c’est bon… (Changeant de ton.) Dites donc, mes enfants, quelle heure est-il ?
Cinq heures cinq.
Déjà ?
Moi, j’ai cinq heures dix.
Et toi ?
Moi ? j’ai neuf heures et demie.
Tu ne vas pas…
Je ne crois pas…
Sapristi, je n’ai que le temps, si je veux prendre le train de six heures moins le quart.
C’est à Cassagne que tu télégraphies ?
Oui, oui, précisément !… pour lui dire à quelle heure il doit m’attendre à la gare. (Changeant de ton.) Veux-tu dire qu’on descende mon sac ?
J’y vais.
Madame Cassagne, 40, rue d’Athènes.
Eh bien, vous n’abordez pas la question ?
Quand il aura fini d’écrire.
« À six heures, à la Maison d’or. Sois exacte !… Zizi. » (Se levant.) Je signe Zizi, parce qu’elle m’appelle toujours Zizi ! Dans la maison, on ne me connaît que sous ce nom-là.
Mon oncle !
Quoi ? (À lui-même.) Voyons, j’ai de l’argent… ?
Courage ! Tenez ! il amorce !
Mon oncle !… Je vous vois justement compter des billets de banque… je vous serais bien obligé si vous pouviez me donner cinq cents francs.
Moi ?
Eh bien ! il y va carrément.
Moi ? Eh bien, non, mon ami, non ! Inutile de me parler d’emprunt, je ne te prêterai plus un sou ! Tu me dois six cents francs, eh bien ! ça suffit !
Est-il ladre ! Attends un peu ! (Haut.) Mais mon oncle, je ne comprends pas pourquoi vous me faites tous ces discours ! Je ne vous demande pas un cadeau ! Je vous vois des billets de cent francs dans la main, et je vous demande simplement de m’en donner cinq contre un billet… un excellent billet de cinq cent francs.
Ah ! C’est de te changer que tu me demandes… ? Oh ! ça, avec plaisir… attends. (Comptant ses billets. — Pendant ce jeu de scène, un billet lui échappe sans qu’il s’en aperçoive. Gontran qui est tout près de son oncle, et le chapeau à la main, reçoit le billet dans son chapeau et s’en couvre de l’air le plus innocent du monde.) Un, deux, trois, quatre, cinq !… Voilà cinq cents francs !
Merci mon oncle !… Et voilà votre billet…
Qu’est-ce que c’est que ça ? (Lisant.) « Au jour de ma majorité… »
Donnant, donnant.
Ah ! non, là, eh ! pas de ça ! rends-moi mes billets.
Vous avez accepté, mon oncle ! ça ne me regarde pas ! le billet est en circulation.
Mais pas du tout ! Eh ! là, pas du tout !
Au revoir, mon oncle ! et merci !
Gontran !… Oh ! mais c’est trop fort ! En voilà un filou !
Ah ! mon vieux, je crois qu’il te l’a fait endosser.
Scène XI
Qu’est-ce qu’il a donc Gontran, il se sauve comme un perdu ?
Ce qu’il a ? Il vient de me subtiliser cinq cents francs, voilà ce qu’il a.
Non ?
Pardon ! il t’a laissé une valeur.
Mais elle ne vaut rien, sa valeur. Tiens ! Je te la vends quarante sous… et je te vole ! Oh ! mais je le repincerai.
Tu sais, ce n’est pas pour te renvoyer, mais si tu dois prendre le train…
C’est juste !
On a sonné.
Allons bon ! Qui est-ce qui vient là ?
Monsieur, il y a un monsieur dans le salon qui désire parler à monsieur !
Ah ! je n’ai pas le temps de recevoir ! Qui est-ce ?
Il ne m’a pas dit son nom.
Eh bien ! tant pis ! Tu le recevras, Léontine ; moi, je file… (À Babet.) Vous avez descendu mon sac ?
Oui, monsieur.
C’est bien… Allons, adieu, ma petite Léontine…
Adieu, mon chéri… Prends garde aux accidents !
Tu descends avec moi, Moricet ?
Oui !… je te mets en voiture, seulement.
Allons ! Je me sauve, et dans une heure et demie… Tiens, Léontine, quand la pendule sonnera sept heures, tu pourras te dire : « Mon mari est à Liancourt, dans les terres de son ami Cassagne. »
C’est ça ! Adieu !
Léontine ?
Quoi ?
… Hein ?
Non ! là…
Ah !
Faut-il faire entrer la personne qui est dans le salon ?
Faites…
Bien, madame ! (Elle va jusqu’à la porte du salon à gauche, second plan, l’ouvre, entre un instant sans disparaître aux yeux du public, revient et annonce :) M. Cassagne !
Hein ?… M. Cassagne ?…
Scène XII
Ah !… madame, je suis bien heureux de vous voir ! Comment va Duchotel ?
Ah ! ça ! qu’est-ce que ça signifie ?
Il n’est pas là ?
Non ! non ! Il n’est pas là… Vous auriez peut-être désiré lui parler ?
Ah ! madame, il y a si longtemps que je ne l’ai vu.
Hein ? (Haut.) Ah ! vraiment, il y a… ?
Je voulais le consulter pour une chose personnelle, un conseil à lui demander… D’ailleurs, je peux vous confier ça ! (Léontine très nerveuse mais très contenue, l’invite à s’asseoir : ils s’asseyent, lui à gauche, elle à droite. — Cassagne pose son chapeau haut-de-forme sur la table, à sa gauche, c’est-à-dire sur la partie de la table la plus éloignée du public.) Vous savez que je vis séparé de ma femme et que mon plus grand désir serait de divorcer.
Oui, oui, en effet, mais…
Il ne me manquait qu’un grief. Eh bien ! justement, je venais annoncer à ce brave Duchotel qu’enfin je le tenais, mon grief (Il pose sa canne sur la table à sa droite) et que ce soir, je me disposais à faire surprendre ma femme en flagrant délit d’adultère. (Très content.) Elle a un amant, madame, je le sais… Oui, oui, elle a un amant.
Ah ! tant mieux, tant mieux.
C’est un certain monsieur Zizi.
Mes compliments… mes compliments… mais vous me disiez qu’il y avait longtemps que vous n’aviez pas vu M. Duchotel ?
Oh ! il y a belle lurette, au moins six mois !
Six mois !
Vous lui direz que c’est un lâcheur !
Cependant, vous avez dû le rencontrer, il me semble bien… à quelques chasses, je crois…
À la chasse ! moi ? Mais je ne chasse pas !
Vous ne chassez pas ?
Moi ? Mais je n’ai jamais chassé de ma vie !
Il ne chasse pas !… (Un temps pendant lequel elle suffoque littéralement, puis tout à coup elle bondit en poussant une suite de cris rauques qui font sursauter Cassagne.) Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Hein !
Ah ! menteur ! Ah ! gredin ! Ah ! misérable !
Mais, madame… (À part.) Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qu’il lui prend ?
Ah ! vous viendrez me dire maintenant que vous allez à la chasse !
Moi, mais non, au contraire !
Ah ! vous viendrez me jouer la comédie ! me faire le bon apôtre !
Moi !… (À part.) Ah ! mon Dieu ! mais elle est folle !
Mais, Dieu merci ! Le masque est tombé et vous apparaissez avec toute la noirceur de votre âme !
Voyons, madame, voyons…
Laissez-moi tranquille !…
Oh !
Oh ! mais maintenant, je sais ce que je voulais savoir… Oh ! je m’en doutais, d’ailleurs !
Ah ! que c’est triste d’avoir des crises comme ça… (Haut et suppliant.) Madame… !
Ah ! on me joue ! Ah ! on se moque de moi !… (Passant devant la table et gagnant la droite.) Eh bien ! on verra qui rira le dernier.
Si je pouvais reprendre ma canne.
Non ! quand je pense que tout à l’heure je ne soupçonnais rien.
Oui, madame, oui.
J’étais calme… tranquille.
Oh ! mais, madame, c’est mon chapeau.
Ah !
Ah ! ah ! ah ! j’étais bien folle !
Ah ! bien, si elle croit que c’est passé…
Oh ! mais maintenant, à mon tour ! J’ai été trop bonne jusqu’à présent, mais vous la connaîtrez, monsieur, la peine du talion !
Oui, madame, oui !
Ah ! vous en prenez à votre aise !… Eh bien ! moi aussi !… Ah ! le ménage ne vous suffit plus ! Eh bien ! moi non plus… (Sonnant à gauche.) Et pour commencer, je vais écrire à Moricet.
Madame a sonné !
Préparez-moi mon sac de voyage… Je vais passer deux jours chez ma marraine, à la campagne, allez !
Bien, madame… (Étonnée, à Cassagne.) Qu’est-ce qu’elle a ?
Ah ! Elle est bien malade !… elle est bien malade !
Ah ! oui, je me vengerai !… C’est indigne ! c’est indigne ! c’est indigne ! (Dans sa colère, elle brise la badine de Cassagne, puis la jetant avec fureur.) Ah !
Oh ! mais, madame, c’est ma canne !… (En ramassant les morceaux.) Oh ! ma canne.
ACTE DEUXIÈME
La garçonnière de Moricet. — Mobilier très élégant au dernier goût du jour. — À gauche, premier plan, un piano droit adossé au mur ; le piano est ouvert avec un morceau de musique sur le pupitre ; partitions, bibelots sur le piano. — À gauche, deuxième plan en pan coupé, une porte à deux battants dont le battant de gauche est fixe, et qui ouvre sur l’intérieur ; la porte est munie d’une serrure ouvrant et fermant à double tour. — Au fond, à gauche, face au public, une élégante alcôve tendue en tapisserie très claire et très suggestive représentant un Triomphe de Vénus quelconque ; un bandeau de soie et des rideaux de même étoffe, le tout artistement drapé, encadrent cette alcôve. Dans l’alcôve, un lit dont la couverture (composée d’un couvre-lit, d’une couverture de laine blanche et d’un drap) est défaite toute prête pour se coucher. La tête du lit est à gauche ; près de la tête du lit, un petit guéridon de nuit ; sur le guéridon, un bougeoir et des allumettes ; sous le guéridon, une paire de pantoufles. Au pied du lit, regardant la tête, un fauteuil ; par terre, une descente de lit en peau d’ours. — Au fond, à droite du lit, une fenêtre avec bandeau et rideaux pareils à ceux de l’alcôve ; stores à l’italienne relevés l’un plus haut que l’autre sur les deux battants de la fenêtre. — La fenêtre donne sur un balcon avec vue sur la rue par le clair de lune. — À droite, en pan coupé, une porte à deux battants ; elle est munie de son bouton et d’un verrou et s’ouvre extérieurement. — À droite, premier plan, une porte sous tenture donnant sur un cabinet noir et ouvrant intérieurement de droite à gauche. — Entre la porte, premier plan, et celle du pan coupé, une cheminée avec feu ; sur la cheminée, un bougeoir, une boîte d’allumettes, une petite glace à main, deux candélabres, une statuette. — Au-dessus de la cheminée, une glace artistique ovale est suspendue. — À un mètre de la cheminée, face au public, un petit canapé chargé de coussins. — De l’autre côté, à gauche de la scène et à un mètre à droite du piano, une table servie à deux couverts ; une chaise de chaque côté ; sur la table, à l’extrémité la plus éloignée du public, une lampe allumée avec un grand abat-jour en dentelle ; sur l’extrémité droite de la table, et la plus rapprochée du public, un ravier contenant des radis, puis, enfin, sur la table, un perdreau, un buisson d’écrevisses, une bouteille de bordeaux couchée dans son panier, etc. Un peu partout ad libitum, des bibelots, des tableaux, statuettes et autres objets d’art.
Scène PREMIÈRE
Là ! assez pour les rideaux ! (Allant au canapé.) canapé maintenant ! Hum ! le canapé… C’est généralement le terrain où s’engage l’action… Très important !… De la première escarmouche dépend presque toujours la victoire… Double ration au canapé. (Elle vaporise consciencieusement le canapé.) Ah ! dame ! je vaporise stratégiquement. (Allant au lit dont la couverture est faite.) Ainsi, là, tenez ! j’en mets… par acquit de conscience, parce qu’à vrai dire, quand on est arrivé à cette phase… Enfin, quand ce ne serait que des libations d’actions de grâces ! (Elle vaporise le lit légèrement, puis redescendant à droite.) Allons, j’espère que M. Moricet, notre nouveau locataire, sera content. (Montrant le vaporisateur qui est presque vide.) Je viens de lui vaporiser là pour seize francs d’impérial russe. (Tout en se dirigeant vers le piano.) Eh bien, j’aime les hommes comme ça, moi ; les hommes qui, en amour, ne regardent pas à la dépense ! (Se vaporisant.) D’ailleurs, il y a-t-il rien d’assez cher pour une femme aimée ? Ah ! nous sommes un bien heureux sexe… (Elle va poser le vaporisateur sur le piano et gagne lentement la droite tout en parlant.) Ah ! que n’ai-je eu, moi, comtesse de Latour du Nord, quand j’étais encore du noble faubourg Saint-Germain, des faiblesses pour un homme comme celui-là au lieu d’aimer un numéro de cirque… (Elle s’assied sur le canapé.) Mon mari ne m’aurait pas pincée et je ne serais pas concierge à l’heure qu’il est. (S’étendant sur le canapé.) Ah ! c’est loin tout ça !… heureux temps ! Ces parfums m’engourdissent… Je me sens tout alanguie !… à quoi bon ?… Encore si le proverbe était vrai ! « Il n’est pas de si grande dame que le muletier ne trouve son heure » dit-on ! Ah ! ouat, il n’est jamais là, le muletier ?
Madame Latour !
C’est le muletier ?
Madame Latour, vous êtes là ?
Monsieur Zizi !
Voilà un quart d’heure que je vous cherche… Cristi ! que ça infecte ici… est-ce qu’il y a un chat ?
Un chat ! c’est de l’Impérial russe…
Pffu ! il y a de quoi tomber à la renverse. Dites donc ! voilà dix minutes que je sonne à la porte en face, chez Mme Cassagne ; elle n’est pas chez elle ?
Non, monsieur.
Comme c’est agréable, je l’ai attendue à la Maison d’or avec un dîner pour deux… et j’ai dû le manger tout seul… Elle n’a donc pas reçu ma dépêche ?
Si, monsieur, Mme Cassagne m’a dit : « Mon oncle Zizi… »
Voilà ! c’est moi !…
…Mon oncle Zizi arrive aujourd’hui de sa province ; il descend chez moi ainsi qu’à l’ordinaire ; vous lui direz que si j’avais reçu sa dépêche plus tôt, je lui aurais consacré ma soirée, malheureusement j’en ai disposé ; vous lui remettrez ma clé et le prierez de m’attendre.
Comme si elle n’aurait pas mieux fait de rester chez elle.
Voilà la commission faite. (redescendant devant le canapé.) Et à part ça, monsieur Zizi, qu’est-ce qu’on dit de neuf à Lons-le-Saunier ?
Ce que l’on dit de neuf à Lons-le-Saunier ?
Oui !
Est-ce que je sais, moi !
Comment ? Je croyais que Mme Cassagne m’avait dit que si vous descendiez quelquefois chez elle… c’est que vous aviez votre habitation à Lons-le-Saunier.
Hein ! ah ! moi ? parfaitement ! non, j’avais compris… tiens, parbleu si, j’habite Lons-le-Saunier.
Vous devez bien vous y ennuyer ?
Mais non… le jardin public… la musique militaire…
Et puis enfin, vous venez à Paris… (Brusquement.) Pourquoi apportez-vous toujours votre fusil quand vous venez à Paris ?
Ça !… c’est pas un fusil, c’est un nécessaire de toilette, c’est comme ça qu’on les fait à Lons-le-Saulnier. (Passant à droite.) Mais dites donc, comtesse, elle est bien installée la cocotte qui habite ici…
La cocotte !… Qui ça ?… Mlle Urbaine des Voitures. Mais elle n’habite plus ici… monsieur Zizi… Nous lui avons donné congé.
Vraiment ?
Oh ! monsieur, nous ne pouvions pas garder une locataire comme ça… elle déconsidérait la maison ! Une demoiselle qui prenait des collégiens au sevrage !… Ça me fait penser qu’il faut que j’aille réclamer une des clés d’ici à son petit dernier !… Une femme, monsieur, qui n’attendait même pas qu’ils fussent bacheliers pour leur inculquer les principes de la licence !… palsambleu… quand j’avais à lui tirer le cordon, à celle-là (se frappant la poitrine d’un geste noble) mon sang de patricienne se révoltait !…
Vous êtes farouche, comtesse !
Pour les cocottes, oui ! Je flétris les amours vénales. Je n’ai de respect, moi, que pour les écarts des femmes honnêtes. Heureusement, depuis le départ de cette demoiselle, je puis dire hautement que la maison est irréprochable ; tous gens mariés !… et même quelques-uns ensemble.
Parfait, eau, gaz et gens mariés à tous les étages. Alors ici, les nouveaux locataires, ils sont mariés ?
Lui, non, mais elle certainement, si j’en juge par le mystère et les égards dont il l’entoure.
Ah ! le sacripant… et qu’est-ce qu’il est, lui ?
Médecin.
Ah ! c’est un médecin qui se paie une femme mariée… voyez-vous ça… Et dire que, pendant ce temps-là, le mari dort sur les deux oreilles. Quelle moule !… Allons, au revoir, comtesse, je vais voir si Mme Cassagne n’est pas rentrée.
C’est ça, monsieur Zizi ! (Elle entr’ouvre la porte, puis brusquement.) Non, attendez, on monte. (Regardant dehors.) Ah ! mon Dieu !… ce sont les locataires d’ici, ils vont m’attraper pour vous avoir laissé entrer.
Eh bien, laissez-moi partir.
Non !… vous vous rencontreriez ! (Le prenant par le bras et le conduisant à la porte de droite, premier plan, qu’elle ouvre.) Tenez, entrez là !… Je dirai que vous êtes un parent à moi, que je vous ai fait venir pour faire l’appartement à fond.
Comment ! mais…
Et attendez que je vienne vous délivrer.
Cristi ! ça sent le camphre là-dedans !
Eh bien ! ça conserve… Entrez. (Elle ferme la porte, voyant entrer Moricet et Léontine.) Ouf ! il était temps.
Scène II
Voici le sanctuaire… Entrez, n’ayez pas peur.
Oh ! non, non, je n’ose pas.
Allons, voyons, est-ce donc bien terrible… là, qu’est-ce qui vous fait peur ?
Ah ! c’est que si on me voyait…
Toute ma jeunesse, ça.
Une femme !…
Hein ! où ça ? (Indiquant Mme Latour.) Ça ? c’est rien du tout !
Hein !
La comtesse de Latour du Nord.
Ah ?… madame !
… Ma concierge.
… Votre concierge ?
Hélas ! oui, madame, et une vraie Latour du Nord encore.
Oui, une Latour qui a fini par s’effondrer dans une loge de concierge… On vous racontera ça… (À Madame Latour sur un ton plein de sous-entendu.) Comtesse !… nous n’avons plus besoin de vos services.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
On a éternué là-dedans !
Ah ! oui, monsieur, j’avais oublié, c’est un de mes parents que j’ai prié de venir pour faire l’appartement.
Vous auriez dû le congédier plus tôt.
Mais si Monsieur désire qu’il ne voie pas madame… monsieur n’a qu’à l’emmener un instant dans cette chambre. (Elle désigne la porte du deuxième plan à droite.) Pendant ce temps, je ferai sortir mon parent.
C’est ça, faites vite (Redescendant à Mme Latour.) Tenez ! vous donnerez cent sous à votre parent pour sa peine.
Ah ! Monsieur, il vous en sera bien reconnaissant.
Bien ! bien ! (Entraînant doucement Léontine à droite, deuxième plan.) Allons, venez, belle effarouchée !
Scène III
Vite, monsieur Zizi, partez !
Ah ! on peut ! Oui ! ce n’est pas malheureux, je suis camphré !… (Après un temps, tout en marchant.) Et ce n’est pourtant pas le moment.
Oui, c’est bien, faites vite ! Tenez, voilà pour vous !
Cent sous ?
De la part du docteur pour avoir fait l’appartement.
Ah ! comme parent ? c’est mon pourboire. Gardez, comtesse. (Il lui donne la pièce.) On ne dira pas que je ne soutiens pas ma famille.
Merci ! et maintenant…
Voilà, voilà !… (S’arrêtant à la hauteur du lit. À Mme Latour d’un air malin, indiquant la porte par laquelle sont sortis Léontine et Moricet.) Eh ? dites donc !… Hein ?
Quoi ?
Ils sont là ?
Qui ?
Lui !… et la dame adultère ?
Eh bien ! après ?… oui, ils sont là.
Ah ! ils sont là ! (Riant.) Ah ! ah ! ah ! ils sont là !
Pourquoi riez-vous ?
Pour rien !… Vous me dites : « Ils sont là… » alors quand je pense que tout à l’heure. Tra de ri dera ! Eh bien… ça me fait rire !
Oui ? Eh bien, il n’y a pas de quoi… pauvre petite femme… je parie que c’est son premier coup de canif.
Vrai… (Avec un geste de grand seigneur.) Un de plus sur terre, comtesse !… saluons !… (Il se découvre avec la même pompe, puis après s’être recoiffé, envoyant de loin des baisers à la porte de droite, deuxième plan.) Et vous, Faust et Marguerite, que Cupidon vous protège… Moi, je suis Méphisto. (Rire diabolique.) Ah ! ah ! ah ! ah ! Je cours chez Dame Cassagne.
C’est ça, la porte en face.
Oui, sur le même palier ! Je connais, merci et au revoir !
Scène IV
Enfin ! il est parti ! (Tout en courant à la porte de droite, deuxième plan.) J’ai cru qu’il ne s’en irait pas ! (Ouvrant à Moricet et à Léontine.) Vous pouvez venir.
Ce n’est pas dommage !
Vous n’avez plus besoin de moi, monsieur Moricet ?
Non ! merci, comtesse.
Allons ! bien bonne nuit, monsieur, madame.
C’est ça ! vous aussi.
Oh ! moi !
À Léontine avec amour
Léontine !
Dans le cas où vous auriez à m’appeler, la sonnette, là, va à ma loge.
Oui. Eh ! bien, faites comme la sonnette ! allez-y aussi ! (Il va fermer la porte à clé, puis vivement à Léontine.) Léontine !…
Moricet ?
Enfin ! seuls !…
Ah ! Moricet, est-ce moi ! est-ce bien moi qui suis là, dans vos bras ?
Léontine ! je n’ose y croire moi-même, j’ai besoin de vous regarder, j’ai besoin de vous serrer contre moi ! (Il la serre.) J’ai besoin de vous…
Non !
Oui !… pour me dire que c’est vous ! vous que j’ai désirée tant de jours !…
Tant de jours ?
Et tant de nuits, donc !
Ah ! Moricet, dites-moi que ce n’est pas une grande folie que je fais là.
Une folie ! mais en quoi ? en quoi ?
Mais en tout ! en tout ! en tout ! (S’asseyant sur le canapé.) Pensez qu’à l’heure présente, je suis encore une femme honnête et que demain…
Mais vous le serez encore, demain !
Ah ! vous trouvez, vous ?
Dame ! à moins que vous n’alliez le raconter à tout le monde.
Oh ! non.
Eh bien, alors ?… Mais qu’est-ce que c’est donc, je vous en prie, que l’honnêteté des femmes ? c’est l’opinion publique. Eh bien, nous n’avons qu’à ne pas la mettre au courant de nos petites affaires, l’opinion publique !
Oh ! en voilà une morale !
Comment ! est-ce que vous allez me dire que cette honnêteté-là n’est pas une convention sociale ! En quoi donc n’êtes-vous plus une femme honnête parce que vous vous donnez à celui que vous aimez, si ce n’est parce que la société vous a dit : « Vous n’aimerez pas d’autre homme que votre mari, l’amant légal que je vous concède ! » C’est elle qui a institué ce… fonctionnaire, « le mari ». (S’asseyant près d’elle sur le canapé et lui prenant les mains.) Mais la vérité, Léontine, la loi naturelle, c’est nous ! le mariage n’est-il pas l’union de deux cœurs qui s’aiment ? Eh bien, alors, le vrai mari, c’est l’amant ; l’époux n’est que le mari que la société vous donne, tandis que l’amant, c’est le mari que le cœur choisit !
Un mari en second.
C’est ça, un lieutenant. (Se levant, et à part, tout en gagnant la gauche.) Ce sont toujours eux qui font la besogne. (Revenant à Léontine.) D’ailleurs à quoi bon discuter, argumenter, nous nous aimons, n’est-ce pas ? (Il prend la main de Léontine qui se lève et l’entraîne doucement à gauche.) Eh bien ! que nous importe le reste !… Avez-vous donc oublié la lettre que vous m’avez écrite tantôt dans un élan généreux ?
Mais non… Je rageais…
Eh bien ! dans un élan de rage généreuse… Ah ! cette lettre qui m’a ouvert le paradis ! cette lettre…
Vous l’avez ?
Comment, si je l’ai ? Je la garde sur mon cœur.
Oh ! je voudrais bien la voir ?
La voilà !
Oh ! (Après un temps.) Son cœur !
Le cœur est partout ! (Avec lyrisme.) Oui, la voilà, cette lettre, telle que vous l’avez écrite.
Naturellement.
Dans cette langue émue, grande et simple à la fois, celle qui vient de là.
Comme la lettre.
« Mon ami. » (Ému, il embrasse la lettre.) « Mon ami, je n’ai qu’une parole, à l’heure qu’il est, il n’y a plus d’obstacle entre nous. » (Parlé.) Comme c’est concis et éloquent ! (Lyrique en écoutant le ronronnement de ses paroles.) L’éloquence de la concision… et la concision…
… De l’éloquence.
Oui. (Lisant.) « Libre de moi-même, c’est à vous que je m’engage. » (Parlé.) Voilà ce que vous avez écrit.
Oh ! oui, mais après, qu’est-ce que j’ai ajouté ?
Oh ! après… après… c’est sans importance.
« Dites-vous bien que je n’agis de la sorte que parce qu’ « il » l’a bien voulu. » (Insistant.) Que parce qu’ « il »… !
Oui, ça, c’est la petite concession à l’amour-propre féminin.
Ah ! vous croyez, vous !
Et c’est après m’avoir écrit cela que vous voudriez revenir en arrière ?… non, il est trop tard ! (Avec emportement.) Léontine, est-ce que tout autour de nous ne nous invite pas à l’amour ?… (De sa main droite, il lui a pris la taille et la faisant pivoter doucement autour de lui, il gagne avec elle le fond de la scène. — Tous deux ont le dos tourné au spectateur.) Sentez ces parfums qui vous engourdissent dans une langueur de volupté.
Tiens ! c’est vrai, ça sent bon.
Voyez cette petite table à deux couverts où nous attend le souper inséparable des tendres entrevues.
Oh ! des perdreaux ! des écrevisses… mon mari qui adore ça !
Oui ? eh bien ! il n’en aura pas ! (Il la fait passer de son bras droit dans son bras gauche, de façon à prendre le no 1. — Avec lyrisme.) Regardez cette lumière discrète. Que de mystère et de promesses dans cette demi-clarté que nous ferons plus faible encore, juste assez pour nous aimer et pas assez pour nous voir !
Que faites-vous ?
Je mets la mèche à la hauteur de la situation. (À travers le vitrage de la fenêtre, on voit un clair de lune superbe. — Redevenant lyrique.) Et tenez, la lune elle-même se met de la partie ! La lune, cette confidente des amoureux !
Oh ! le beau clair de lune !
Oui, regardez-le, l’astre de la nuit !
Oh ! mais vous avez un balcon.
Un balcon qui fait le tour de la maison !… (La prenant dans ses bras.) Nous voilà comme Roméo et Juliette, la scène du balcon.
Seulement, vue de l’intérieur.
C’est Roméo et Juliette pendant l’hiver. (La tirant doucement vers le lit.) Et là, voilà le…
Oh !
Quoi ?
Oh ! non, pas ça… pas ça !
Comment, mais c’est le…
Oui, oui, oh ! non ! pas ça, pas ça !
Hein ? Eh bien ! non, là, pas ça… là ! pas ça ! (À part, gagnant la gauche.) C’est comme en chirurgie, il ne faut pas étaler les instruments d’avance ! (Haut.) Allons, voyons, Léontine.
Oh ! Moricet !
Que vois-je ? Vous tremblez, vous pleurez !…
Ah ! Moricet… (Se levant.) Il me semble que je me remarie.
Hein !
Lui aussi, le soir de son mariage, il était là, seul, près de moi !…
Ah ! là…
Et il me tenait des propos d’amour comme vous… (Brusquement, repoussant Moricet et se dégageant de ses bras.) Et puis, tout à coup… le lit ! comme là et alors, dans un élan passionné…
Non, assez ! assez !… (Gagnant la gauche.) Oh ! lui, mon ami ! c’est dégoûtant !
Oh ! que n’est-il resté ce qu’il était ! Je ne serais pas là en ce moment.
Ah ! je vous en prie, Léontine, ne parlons pas tout le temps de votre mari… ou si vous l’avez tellement à l’esprit, du moins que ce soit pour le voir tel qu’il est aujourd’hui.
Oh ! ne me parlez pas de ça !
Au contraire, je veux vous en parler ! parce qu’après tout sa conduite est indigne ! Mais vous ne pensez donc pas que peut-être en ce moment, il est en train de faire à une autre tous les serments qu’il ne vous a pas tenus.
C’est vrai, le misérable.
Et vous auriez des scrupules ? Ah ! non !
Non, pas de scrupules.
Ah ! il a une maîtresse !
Eh bien ! moi, j’ai un amant !
Voilà !… Et tenez ! il l’embrasse, l’infidèle. (Il embrasse Léontine.) Il la serre dans ses bras…
Serrez ! Serrez.
Oui… il la réembrasse.
Oh ! (À Moricet, avec rage, lui faisant signe de l’embrasser.) Allez ! Allez !
Oui. (Il l’embrasse.) Si ce n’est pas indigne !
Oh !
Et tenez !… Voilà que c’est elle, à présent, elle qui lui rend ses baisers.
Non ?
Si !
Ah ! elle l’embrasse… Eh ! bien, tiens ! tiens ! tiens !
Ah ! Léontine ! toute ma vie pour ce moment d’ivresse !
Ah !… J’ai soif !
Elle a soif ! Elle a soif ! (Revenant à Léontine aussitôt.) Qu’est-ce que vous voulez boire ?
N’importe quoi, du champagne !
Bon ! du champagne ! où est-il, le champagne ! Allons, bon ! La mère Latour a oublié le champagne… (Il traverse la scène à pas de géant et va sonner à la cheminée.) À quoi pense-t-elle ?
Ah ! vous n’avez pas soif, vous ?
Moi, non, je n’ai soif que de toi… Je n’ai soif que de ton amour. (Déclamant.)
Grisé de ton sourire, ivre de ta beauté,
Mon amour infini me mine et me dévore.
Ah ! c’est ça, des vers ! parle, ô mon poète !
Sous ton regard de feu, je sens, tant je t’adore
Tout mon corps frissonner d’ardente volupté !
Va ! après, après !…
Je n’ai fait que ces quatre-là.
Ah ! quand tu me parles en vers, je sens que je ne peux pas te résister.
Elle ne peut pas… elle ne peut pas me résister !
Qui est là ?
C’est moi, comtesse Latour.
Ah ! c’est la concierge, c’est Latour. (Il relève la mèche de la lampe et va ouvrir.) Entrez !
Scène V
Eh ! bien, comtesse ! Où avez-vous eu la tête ? Vous me préparez un souper et vous ne mettez pas de champagne ?
Mais non, monsieur ! Vous m’avez dit : « Faites comme pour vous ! » Moi, le champagne, ça me fait mal à l’estomac.
Oh ! si vous faites intervenir l’hygiène… Est-ce qu’il y a des épanchements possibles au Bordeaux ?
Mais si Monsieur en veut tout de même, du champagne, il y en a deux bouteilles dans la chambre à côté sur la dernière planche du bahut ?
Je crois bien que j’en veux !
C’est facile ! je vais aller…
Non, laissez ! c’est trop haut pour vous ! J’aurai plus vite fait moi-même… Tenez un instant compagnie à Madame.
Bien, Monsieur !
Grisé de ton sourire, ivre de ta beauté.
Scène VI
Ah ! voilà un homme comme il faut, M. Moricet.
Vous trouvez ?
Certes, avec un homme comme ça, je comprends qu’une femme du monde se permette une faiblesse.
Pour qui dites-vous ça ?
C’est une réflexion générale !… pour moi, si vous voulez, madame ! pour moi, dont le grand tort a été justement de favoriser un jour un homme qui n’était pas de mon rang.
Vraiment !
Ça m’a coûté ma position dans le monde, ça, madame !… parce que le monde, il vous pardonne une mauvaise conduite, il ne vous pardonne pas un scandale ! Mise à l’index par le faubourg Saint-Germain, chassée par mon mari…, voilà où j’en suis arrivée aujourd’hui.
Pauvre comtesse ! Et qu’est-ce qu’il était donc, cet homme ?
Il était dompteur… au cirque Fernando !
Est-il possible ! un dompteur !
Oh ! madame… il était si beau ! Je me rappelle encore le jour où je le vis pour la première fois : j’étais aux stalles de premières avec mon mari !… Ah ! il avait un thorax !
Ah ! Monsieur votre mari avait… ?
Hein ?… Mon mari ? non ! au contraire, lui, ça rentrait ! Non, le dompteur !… Quel gars ! il fallait le voir dans sa cage, frappant les animaux féroces, et allez donc… Ah ! cet homme, me disais-je avec transport, ah ! comme il doit bien taper sur une femme.
Oh ! quelle horreur… Mais un homme qui me ferait cela à moi…
Ne parlez pas, Madame, d’une chose que vous ne connaissez pas ! (Changement de ton.) Quinze jours après, ce dompteur de mon cœur me recevait mystérieusement dans une petite garçonnière aussi élégante et parfumée que celle-ci…
Il se mettait bien, votre dompteur ?
Heu !… c’était à mes frais !
Ah ? bon !
Ah ! Madame, n’ayez jamais de faiblesse pour un dompteur de chez Fernando !
Je n’en ai pas l’intention.
Aussi ne saurais-je trop vous approuver d’avoir choisi un galant homme comme M. Moricet.
Mais… M. Moricet n’est pour moi rien de ce que vous croyez, madame.
Oh ! pardon. (Elle s’éloigne un peu à droite. — Silence, Léontine commence à déchiffrer le morceau — après l’avoir écouté.) Bien !… Très bien… piano là, piano ! (Comme pour s’excuser.) Rubinstein fait ça piano.
Rubinstein ! vous connaissez Rubinstein ?
Oh ! nous avons fait souvent de la musique ensemble.
Non ?… Quand ?
Oh ! avant la décadence !
Ah ? bon !
Je dois dire… que depuis que je suis concierge, M. Rubinstein ne met plus les pieds chez moi !…
Non. Tenez, voulez-vous me permettre… c’est à quatre mains.
Mais, très volontiers, comtesse.
Merci bien, madame, merci bien. (Elle a pris la chaise à droite de la table, et va s’installer au piano, côté de la basse, puis après avoir mis son binocle sur son nez.) Là ! deux mesures pour rien.
Deux mesures pour rien.
Une, deux…
Nota : Le morceau doit, autant que possible, être exécuté en scène par les artistes eux-mêmes.
Scène VII
Dites donc, comtesse, j’ai bien les… (S’arrêtant stupéfait.) Ah !… Léontine au piano avec ma concierge… (À part.) Il n’y a plus de Pyrénées !… (Haut.) Qu’est-ce que vous faites là ?
Vous voyez, nous déchiffrons à quatre mains.
Tableau de genre ! voilà !… (Haut.) Mes compliments ! Dites donc, comtesse ?… (Voyant que Mme Latour continue de jouer sans lui répondre, tapant sur la table avec les deux bouteilles de champagne.) Comtesse ?… eh ! bien, comtesse ?
La, la, la, la, la, la, la… là hein ?
« Hein ? » Eh ! bien « hein ? » j’ai bien trouvé le champagne. (Il dépose les bouteilles sur la table.) Mais le tire-bouchon, où est-il ?
Dans le tiroir, sous les serviettes.
Ah ? bon !… bien, bien ! ne vous dérangez donc pas…
Oh ! pardon, je vais vous le chercher…
Non ! non ! je serais désolé de vous interrompre… Allez donc, comtesse !… allez donc !… je ferai ça moi-même.
Merci bien, monsieur Moricet, merci bien ! (À Léontine.) Reprenons-nous ?
Non ! c’est trop difficile ! (Pivotant sur son tabouret, et après un moment de silence tout en tapotant légèrement de la main droite sur le clavier, distraitement à Mme Latour qui remet la chaise à sa place première, à droite de la table.) Et il y a longtemps, comtesse, que cette histoire vous est arrivée, avec votre dompteur ?
Oh ! il y aura douze ans… à l’Immaculée Conception.
Ça doit tout de même vous faire un drôle d’effet de se voir pincée en pareille situation.
Ah ! ne m’en parlez pas !… mais ce qu’il y a de plus bête là-dedans… c’est le piège auquel je me suis laissée prendre.
Vraiment ?
Le départ simulé, madame ! le mari qui va à la chasse !
Hein !
Est-ce assez vieux jeu ?
À la chasse ! son mari aussi, oh ! tous les mêmes !
Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il n’y allait pas, à la chasse.
Parbleu ! Un prétexte pour aller chez sa maîtresse.
Voilà… Hein ! mais non, mais pas du tout. Quand un mari va chez sa maîtresse, il dit qu’il va au cercle ! c’est le cliché, mais quand il dit qu’il va à la chasse…
Ça ne prouve pas qu’il a une maîtresse.
Non ! ça prouve qu’il se méfie de sa femme et qu’il a l’intention de revenir pour la pincer.
Ah ! mon Dieu !
Quoi donc ?
Ah ! mon Dieu ! mais je n’avais pas envisagé la question sous ce jour-là ! (À Mme Latour.) Cependant, madame… madame, quand le mari a déjà prétexté comme cela plusieurs fois qu’il allait à la chasse.
Eh ! bien, ça prouve que ses premières enquêtes n’ont pas abouti et qu’il recommence.
Ah ! mon Dieu ! mais c’est affreux ! et moi qui me figurais que… (Passant brusquement devant Mme Latour et gagnant la porte par laquelle est sorti Moricet ; l’ouvrant et appelant.) Moricet ! Moricet !
Qu’est-ce qu’elle a ?
Eh bien ! Moricet, voyons.
Scène VIII
Eh ! mais quoi donc ! Qu’est-ce qu’il y a ?
Vite, mon chapeau, mon manteau.
Hein !
Je ne veux pas rester une seconde de plus dans cet appartement.
Ah ! mon Dieu ! Léontine, mais qu’est-ce qui vous prend ?
Ce qui me prend ? Il me prend que vous avez abusé de ma confiance en me faisant croire à des choses que vous n’avez même pas pu me prouver.
Oh !
Mais, Dieu merci ! je n’ai rien à me reprocher, je suis fidèle à mon mari.
Oh ! bien, par exemple.
Oui, monsieur, comme lui aussi, il m’est fidèle, le pauvre chéri !
C’est trop fort ! comment ? quand il va chez sa maîtresse en vous faisant croire qu’il va à la chasse !…
Allons donc ! vous savez bien que quand on va chez sa maîtresse, on dit qu’on va au cercle, tout le monde sait ça ! on ne dit pas qu’on va à la chasse.
Oh ! mon Dieu ! le cercle… la chasse !…
Non, monsieur ! la chasse, ça signifie que le mari a des soupçons sur sa femme et qu’il fait semblant de s’en aller pour revenir et la pincer.
Oh ! mais où avez-vous pris ça ?
Eh ! demandez à la comtesse, elle vous le dira comme à moi.
Hein ? (Il se retourne brusquement du côté de Mme Latour et la regarde fixement. Celle-ci, ayant vu la tournure que prenaient les choses, essayait déjà de gagner la porte de sortie en longeant le piano sans bruit ; aussitôt qu’elle rencontre le regard plein de menaces de Moricet, elle détourne la tête du côté du piano, l’air on ne peut plus embarrassé. — Après un temps.) C’est vous qui avez dit cela ?
Oh ! j’ai dit… j’ai dit que très souvent…
Ah ! ça ! de quoi vous mêlez-vous ? qui est-ce qui vous a demandé quelque chose, à vous ?
Oh ! monsieur, si j’avais pu prévoir !
Latour !… prends garde.
Mais laissez donc la comtesse tranquille. Elle est en dehors de tout cela… Je veux m’en aller. Eh bien ! je veux m’en aller et voilà tout.
Mais jamais de la vie ! (À Mme Latour.) Allons, filez, vous, allez-vous-en !
Oui, monsieur Moricet, merci bien, monsieur Moricet, merci bien !
Scène IX
« Merci bien », hou ! vieille commère, va ! (À Léontine.) Léontine ! voyons, ce n’est pas sérieux ?
Oui ? Ah ! bien vous allez voir, si ça n’est pas sérieux.
Ah ! là, mon Dieu, mais qu’est-ce qui vous prend ? comment, je vous quitte tranquille…
Oui.
Calme.
Oui !
Parfaitement disposée.
Oui… (se reprenant, en protestant, de toute sa dignité de femme.) Non !
Je vais chercher le tire-bouchon, et quand je reviens, crac ! changement complet, vous trépignez, vous voulez vous en aller.
Certainement !
Mais quelle bonne raison pouvez-vous donner ?
Je n’ai pas de raison à donner ! je veux m’en aller, ça suffit ! je suis libre, je suppose.
Mais, certainement non, vous n’êtes pas libre, j’ai votre parole… et la parole, c’est sacré… c’est…
Oh ! c’est ça qui m’est égal.
D’ailleurs vous m’avez donné une mission à remplir, celle de vous venger, j’accomplirai mon ministère jusqu’au bout.
Eh ! il n’y a pas de ministère qui tienne !
Dans le gouvernement, c’est possible, mais ici, ce n’est pas la même chose.
Eh bien ! vous allez voir comme vous allez me venger.
Léontine, voyons, Léontine… mais c’est de la cruauté, mais je vous aime, moi !
Ha !
Ah ! oui, je vous aime ! (Déclamant comme suprême ressource.)
Grisé de ton sourire, ivre de ta beauté.
Non, mon ami, non ! c’est inutile.
Ah ?
Oui, il y en a quatre comme ça, je les connais.
Ah ! cruelle ! et vous disiez que vous ne pouviez pas me résister quand je vous parlais en vers.
Oui ! Eh bien ! maintenant, je peux, là ! je peux et la preuve…
Léontine ! vous allez rester là.
De la violence !
Eh ! bien, oui, de la violence, puisqu’il faut en employer !
Oh !
Vous oubliez qu’en pénétrant sous ce toit, vous m’avez commis de ce fait le soin de votre réputation : eh bien ! j’entends la défendre jusqu’au bout, et cela même contre vous-même.
Contre moi-même !
Oui, contre vous-même ! Pour vos gens, pour tout le monde, vous êtes à la campagne, chez votre marraine. Eh bien ! vous devez y rester chez votre marraine… ! si vous ne voulez pas que tout le monde comprenne que votre marraine est une vieille balançoire, ah ! bien ! vous verrez alors les commérages.
Une fois ! deux fois ! vous ne voulez pas me laisser partir ?
Non ! — non ! — non !
C’est très bien ! je passerai la nuit… sur ce canapé !
Eh bien ! très bien !… et moi, sur cette chaise.
Comme vous voudrez !
Ah ! je me souviendrai de celle-là.
Oh ! pas plus que moi.
Une nuit d’amour passée chacun sur une chaise !
Mais je vous en prie, ne vous dérangez pas pour moi, vous avez votre lit… couchez-vous !
Eh bien ! et vous ?
Oh ! moi, moi j’irai dans la pièce à côté, il y a bien un fauteuil, une chaise longue…
Mais je ne le souffrirai pas, c’est vous ! vous qui prendrez cette chambre.
Moi, coucher dans votre lit ? Oh ! jamais !
Mais sans moi, voyons, sans moi.
Oh ! non, mais je l’espère bien ; non, il ne manquerait plus que ça !
Eh ! bien, alors !
Mais sans vous, comme avec vous, le résultat serait le même.
Ça dépend du point de vue auquel on se place !
Non, non !… Je m’installerai à côté sur la chaise longue et je dormirai comme ça, ou je ne dormirai pas ! ce sera ma punition.
Ah ! là, mon Dieu ! et tout ça pour… Oh ! cette concierge !
Vous me donnerez seulement une couverture, quelque chose ?
Je veux bien… (Il rejette le couvre-pied sur le pied du lit, avec mauvaise humeur — après un léger temps.) Mais vous savez, vous regretterez…
Quoi ?
D’abord, il fait un froid de loup là-dedans.
Allez ! allez toujours… j’allumerai du feu.
Oh ! cette concierge !
Ah ! on m’y reprendra encore.
Scène X
Ah bien ! merci, en voilà une scène ! Si elle croit que c’est délicat ce qu’elle fait là ! me promettre, et puis ensuite… ah non ! je suis bon garçon ! mais après tout, si elle doit faire tant d’histoires… il y en a d’autres. (Il remonte vers le canapé, puis se retournant comme pour donner une satisfaction à son dépit.) Car, au fond, elle n’est pas si jolie que ça ! (Il se trouve au-dessus du canapé.) Oh ! il fera chaud quand on m’y reprendra ! (On frappe à la porte.) Qu’est-ce que c’est ?
C’est moi, monsieur Moricet.
C’est encore vous ! Ah ! non ! allez-vous-en, vous ! Merci, je vous ai assez vue.
Mais, Monsieur, c’est le locataire d’à côté votre voisin de palier qui m’envoie vers vous.
Eh bien ! je m’en fiche, je ne le connais pas.
Je sais bien… seulement sa nièce vient d’avoir une attaque de nerfs et comme il sait que vous êtes médecin…
Eh bien ! dites-lui que je ne suis pas médecin de nuit. Et maintenant filez, n’est-ce pas… je n’ai pas envie que vous compliquiez encore la situation.
Merci, monsieur, merci bien, je lui dirai.
A-t-on jamais vu… il a de l’aplomb… ce locataire. Je me fiche de sa nièce et de son attaque de nerfs. (Voyant Léontine qui entre et qui a l’air de chercher quelque chose. Tout en continuant de déboutonner ses bottines.) Qu’est-ce que vous cherchez ?
Des allumettes pour allumer le feu.
Là, sur la cheminée.
Eh bien ! je vois bien, je ne suis pas aveugle.
Oh ! non, quel caractère, hein ? Quel caractère… Et son mari… son pauvre mari, obligé de vivre avec elle !… je le plains. (On frappe à la porte.) Oh ! encore ! (Haut.) Qu’est-ce que c’est ?
C’est moi, votre voisin.
Oh ! mais il m’embête ! je vais l’envoyer promener.
Scène XI
Quoi ?… Qu’est-ce que vous voulez ?
Mon Dieu ! monsieur…
Duchotel ! (Haut.) On n’entre pas !
Oh ! aïe.
Oh ! mon Dieu ! et sa femme qui est là.
Mais vous me faites mal au bras.
Je vous dis qu’on n’entre pas.
Ah ça ! mais vous allez finir, n’est-ce pas ?
Oh !
Moricet !
Duchotel !… Ah ! ah ! toi ?… Elle est bien bonne !
Comment, c’est toi qui habites ici ?
Mais comme tu vois, je ne te l’avais pas dit ?
Non !
Ah ! c’est que je viens de louer ce soir, voilà.
Ah ! mais alors, c’est toi le médecin ?
Mon Dieu ! oui, c’est moi le médecin, c’est moi le médecin. (À part.) Oh ! la, la ! pourvu que Léontine…
Qu’est-ce que tu as ?
Moi, rien, rien… (On entend un bruit de trappe que l’on baisse dans la pièce à côté, ce qui fait tressauter Moricet.) Allons, bon ! elle fait marcher la trappe de la cheminée !
Qui est-ce qui est par là ?
Hein ? Rien ! des ramoneurs pour la cheminée !
À cette heure-ci ?
Oui, ce sont des ramoneurs de nuit… Ça se fait la nuit maintenant. (Il court à la porte de la chambre où est Léontine et pousse le verrou. — À part.) Ouf ! comme ça, elle ne sortira pas !…
Pourquoi pousses-tu le verrou ?
C’est pour la suie… pour que la suie n’entre pas ici !
Allons donc, mon cher, tu me racontes des histoires… avoue donc que tu es en bonne fortune.
Moi ?…
Mais quoi, il n’y a pas de honte ; d’ailleurs je n’ai qu’à voir ce petit souper à deux couverts.
Mais non, mais non… le souper… le souper, il y était quand j’ai loué l’appartement… C’était un appartement garni.
Mâtin ! on garnit bien les appartements… Allons ! voyons, ne fais donc pas le cachottier. D’abord on me l’a dit… que tu avais une liaison avec une femme du monde.
Qui ?… Qui t’a dit ?
Madame Latour… la concierge !
La C… oh ! cette concierge ! cette concierge ! (Changeant brusquement de ton.) Eh bien ! oui, là, je l’avoue, je suis en bonne fortune.
Ah ! ah ! allons donc ! et… (Lui prenant le bras) quelle est l’heureuse victime ?
Ah ! mon ami… la discrétion…
Allons… voyons… à moi ?…
Tiens justement, à toi.
Tu as peur que j’aille le dire.
Oh ! non.
Eh ! bien, alors… Allons ? voyons ?
Eh bien… c’est…
C’est ?…
Euh !… (Avec aplomb.) Madame Cassagne !… là !
Blagueur !
Parole !
Allons donc !… (Après un petit temps pour ménager l’effet.) Je suis avec elle !
Hein !
Oui ! enfin ! tu n’as pas confiance en moi, à ton aise ! En attendant, je suis enchanté que tu sois le médecin et je t’emmène.
Hein ! où ça ?
Mais chez ta voisine… madame Cassagne qui vient d’avoir une attaque de nerfs.
Hein ! tu m’emmènes chez… (À part.) Oh ! et Léontine, mon Dieu !
Allons, viens, c’est la porte en face… moi, je descends chez la concierge pour l’envoyer chez le pharmacien, et je te retrouve.
Allons bon ! la porte qui s’agite…
Dis donc… il y a ton ramoneur qui veut sortir.
Oui, oui ! Ça ne fait rien ! (La porte s’agite de plus belle. On frappe à coups de poing. — À part.) Elle va crier, il reconnaîtra sa voix. (À ce moment les coups de poing redoublent accompagnés de cris : « Moricet, Moricet ! » — Moricet, éperdu, se précipita sur la porte et pour couvrir la voix de Léontine, il entonne à tue-tête l’air de Faust « Anges purs… » avec, de sa part également, accompagnement de coups de poing sur la porte, dans l’espoir aussi de faire taire Léontine — chantant)
Anges purs, anges radieux,
Portez mon âme au sein des cieux.
Qu’est-ce qui te prend ?
Ne fais pas attention ! (Chantant à tue-tête pendant que les cris de Léontine continuent et que la porte ne cesse de s’agiter.)
Dieu juste, à toi je m’abandonne.
Dieu bon, je suis à toi, pardonne !
C’est ça, chante aussi.
Anges purs, anges radieux !…
Oui, mais tu sais, tu m’ennuies… tu m’ennuies avec tes chants ; je cours chez la concierge… Toi, tu vas chez madame Cassagne. (Criant à Moricet qui chante toujours.) Tu entends ce que je te dis ? (Moricet sans interrompre son chant fait signe que oui.) Allons, à tout à l’heure !
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! quelle affaire !
Ouvrez ! allez-vous ouvrir ?
Voilà ! voilà !
Scène XII
Ah ! ça ! Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Qu’est-ce qui vous prend de m’enfermer et de hurler à tue-tête ?
Oh ! hurler… (Changeant de ton, très agité.) Léontine ! je m’éloigne un instant, au nom du ciel ne bougez pas ! ne vous montrez pas : il y va de votre honneur !
Qu’est-ce que vous dites ?
Je ne peux pas vous en expliquer davantage ; si on frappe, n’ouvrez à personne, je m’en vais et je reviens.
Eh bien ! qu’est-ce qu’il fait ? il s’en va ! (Courant à la porte de gauche, l’ouvrant et appelant.) Moricet ! Moricet ! Ah ! mon Dieu ! mais qu’est-ce qu’il lui prend ? (Traversant la scène.) Oh ! non, non, je vais passer mon manteau et descendre demander à la concierge, il n’y a que ça à faire… (Au moment d’entrer dans la pièce de droite, deuxième plan.) Ah ! quelle nuit !… Mon Dieu ! quelle nuit !…
Scène XIII
Là, des sels, de la fleur d’oranger, j’ai ce qu’il faut !… voyons si Moricet !… Je suis sûr qu’il est encore là… (Il remonte dans la direction de la chambre où est Léontine ; — à ce moment dans cette même pièce on entend le bruit d’une chaise qui tombe.) Oui, on remue par là. (Frappant à la porte de droite sans l’ouvrir.) Eh ! bien, allons, voyons !
Ah ! c’est heureux !… (Reconnaissant son mari qui lui tourne le dos en marchant.) Ciel ! mon mari !…
Hein ! (Après un temps.) Qu’est-ce que c’est que ça ? (Voyant Léontine qui, sous sa couverture, essaye de se diriger vers la chambre de droite.) Ah ! mon Dieu ! ça marche… (Pendant que Léontine fait encore quelques pas.) En voilà une idée de se déguiser en revenant. (Voyant Léontine qui, marchant à l’aveuglette sous sa couverture, est sur le point de se cogner dans la cheminée.) Prenez garde ! madame, vous allez vous brûler. (À cet avertissement Léontine recule vivement, ce qui la met juste devant le canapé ; à part.) Eh ! parbleu, ce doit être la femme du monde en question ! (Haut et galamment à Léontine.) Ne craignez rien, madame ! je respecterai votre incognito !… (Léontine s’incline sous sa couverture en signe de remerciement.) Je venais savoir seulement si M. Moricet était encore là. (Léontine fait signe que non en tournant plusieurs fois la tête de gauche à droite.) Il est parti ! (Léontine fait signe que oui en secouant plusieurs fois la tête de haut en bas.) Merci, madame, c’est tout ce que je voulais savoir… (Il la salue profondément, Léontine lui répond par une grande révérence.) Désolé de vous avoir dérangée. (Il remonte vers la porte de sortie et se cogne dans Moricet qui entre brusquement, tout essoufflé.) Ah ! te voilà ?
Encore lui !…
Eh bien ?
Et elle !… elle, devant lui !
Qu’est-ce que tu as encore ?
Rien, rien.
Ah ? oui…
Oui, oui ! (À part.) Ah ! mon Dieu ! s’il se doutait !
Mais dis donc ! Tu as été là-bas ?
Hein ? non ! heu ! oui ! oui !
Quoi ? non ! oui ! Y as-tu été ?
Mais oui ! c’est fait, je l’ai saignée !…
Saignée ? mais on ne saigne pas pour cela !
Non, je sais bien, mais enfin ! quand on est pressé, ça ne lui a pas fait de mal, c’est tout ce qu’il faut. Va, va, on t’attend.
Bon ! bon ! je te comprends : tu as hâte de… (Au moment de sortir, se dérobant à la poussée de Moricet et redescendant légèrement.) Dis donc, charmante ta conquête… un peu couverte.
Oui, oui ! c’est exprès, c’est une cure ! c’est une cure !
Ah ? Alors !… (Comme s’il allait sortir.) Allons, au revoir, heureux coquin !
Au revoir !…
Madame ! (À ce mot de « madame », Léontine se lève tout d’une pièce et salue ; Duchotel gagne la porte d’un pas allègre. — Gaîment à Moricet :) Allons ! bonne chance, toi.
Merci !
Eh ! dis donc… pense à moi.
Je m’y manquerai pas !
Ouf !
Scène XIV
Parti ! Ah ! que j’ai eu peur ! je sens mes jambes qui se dérobent.
Ah ! quelle situation ! mon Dieu ! quelle situation !
Qu’est-ce que nous allons faire à présent ? je suppose que nous allons partir, hein ?
Partir ! Ah ! jamais de la vie ! moins que jamais.
Comment ? vous voulez que je reste ici quand mon mari…
Mais justement !… Si nous partons, il peut nous rencontrer, nous voir !… tandis qu’ici, au moins, nous sommes à l’abri. (Allant à la porte d’entrée.) La porte est fermée à double tour, je mets la clé sur la table de nuit et personne ne peut plus entrer.
Ah ! non, non, j’aime mieux tout que ces émotions-là.
Allons, voyons… du courage ! Tout danger est à présent écarté ! Eh bien ! ce que nous avons de mieux à faire, c’est de tâcher de dormir jusqu’à demain matin. Alors vous pourrez sans risque réintégrer votre domicile comme une personne qui revient bien tranquillement du château de sa marraine, mais jusque-là, dormons.
Si vous croyez que je vais pouvoir dormir…
Eh ! bien, tâchez ! moi, je vais essayer d’en faire autant ! Bonsoir !
Bonsoir ! (Au moment de sortir, avec rage.) Ah ! je ne vous la pardonnerai jamais celle-là.
Ah ! pfutt !
Vous dites ?
Hein ?… Je dis : Ah ! la la la, la !
Ah ? bon !
Scène XV
Oh ! bien ! au point où nous en sommes… (enlevant son gilet, et déboutonnant par devant ses bretelles qu’il rejette en arrière.) Ah ! j’ai eu une fière idée de me fourrer dans ce guêpier-là ! (Tout en allumant la bougie qui est à côté de son lit.) Pauvre petite femme ! elle sera très mal, couchée par là !… (Avec philosophie.) Enfin ! moi, je serai très bien ! (Il pose la bougie allumée sur le guéridon et va éteindre la lampe qu’il porte sur le piano.) Ah ! on m’y reprendra encore à vouloir subjuguer des femmes du monde. (Remontant jusqu’à la porte.) Voyons, c’est bien fermé… ? oui, pas de danger qu’on entre, je puis me coucher. (Il s’assied sur le fauteuil qui est au pied de son lit, enlève ses bottines qu’il jette l’une après l’autre devant lui, retire son pantalon et après s’être levé, le dépose sur le dossier du fauteuil où sont déjà sa jaquette et son gilet. Cela fait, il grimpe dans son lit, se glisse sous les couvertures qu’il dispose de façon à être aussi bien que possible, puis se remettant sur son séant.) Eh bien ! Voilà !… on ne le dirait pas !… je suis en bonne fortune !… Moi ici, elle là-bas : ça s’appelle une intrigue d’amour. Ah ! dors, va, imbécile ! C’est ce que tu as de mieux à faire. (Il souffle sa bougie. — Nuit.) Au surplus, ces émotions-là m’ont brisé. (Il se refourre sous ses couvertures. — Bâillant.) Au diable, les femmes du monde !
Ah ! Vous êtes déjà couché, vous !
Mais dame, oui !… puisque je n’ai que ça à faire.
Ah ! quand vous négligerez vos aises, vous !… pourvu que vous ne vous gêniez en rien, le reste vous est bien égal.
C’est… pour me dire ça que vous êtes revenue ?
Non, je suis revenue pour chercher un coussin pour mettre ma tête.
Eh bien ! vous l’avez ?
Eh ! bien, oui, je l’ai ! (Remontant un peu vers lui.) Ah ! peu vous importe, à vous, que je passe la nuit sur une chaise longue ! Monsieur est bien couché…
Oh ! voyons, Léontine !…
… Et monsieur va dormir tranquille avec la conscience du devoir accompli.
Ah ! la ba da !
Monsieur a failli perdre de réputation une femme honnête, une épouse fidèle, car enfin, sans ma bienheureuse couverture, ça y était… j’étais surprise chez vous. J’avais beau avoir ma conscience pour moi… pour tous, j’étais la femme coupable… et vous me direz que vous êtes un galant homme… ? allons donc… (Allant au lit.) Non, mais osez donc le dire que vous êtes un galant homme ! (Moricet qui s’est endormi répond par un superbe ronflement. — Exaspérée.) Il dort !… oh !
Scène XVI
Oh ! cristi qu’il fait noir !… et je n’ai pas d’allumettes. (Il descend à tâtons jusqu’à l’extrémité droite de la table — et sa main vient donner dans le ravier aux radis. — Se sentant mouillé, il secoue sa main pour se sécher, puis, à mi-voix dans la direction du lit :) N’aie pas peur, ma petite Urbaine, c’est moi, Gontran. (À part.) Elle ne répond pas… elle doit dormir. (Il remonte vers la porte d’entrée, tire ostensiblement son trousseau de clés de sa poche, referme la porte à double tour, remet son trousseau dans sa poche tout en disant :) Comme c’est commode d’avoir sa clef, on peut venir à n’importe quelle heure ! (Redescendant.) Elle va être joliment contente de me voir. (On entend Moricet ronfler. Gagnant la droite.) Oui, elle dort, je viens de l’entendre respirer avec la régularité d’une personne qui repose… (Nouveau ronflement plus violent.) Seulement, elle a l’air un peu enrhumée ; pourvu qu’elle n’ait pas peur ! Non !… je vais la réveiller par un baiser une personne qui vous embrasse n’est jamais bien effrayante. (Il se rapproche du lit, les ronflements redoublent.) Oh ! mais elle est fortement enrhumée. (Il embrasse Moricet qui répond par un grognement.) Elle a le sommeil dur.
Qu’est-ce que c’est ?…
Un homme !
Léontine ! c’est vous ?
Laissez-moi…
Qui est-ce qui est là ? Il y a un homme ici. Ah ! mon Dieu ! où sont les allumettes ! (Il enfile rapidement ses pantoufles et se précipitant chez Léontine.) Et Léontine ? Il est peut-être chez Léontine.
Qu’est-ce qu’il y a ?
Ce doit être le vieil ami d’Urbaine, vite. Gagnons le placard.
Scène XVII
Je vous dis qu’il y a un homme ! je vous dis qu’il y a un homme !
Mais où çà ?… où çà ?
Je ne sais pas ! Cherchons ! cherchons !
Ah ! vous me ferez mourir de peur !… Où avez-vous vu un homme ?
Là… dans mon lit ! il m’a embrassé !
Ah ça ! vous êtes fou !… vous avez eu le cauchemar…
Puisque je vous dis qu’il m’a embrassé.
Et tenez, voyons… la porte est encore fermée à double tour, il n’est pas entré par le trou de la serrure.
La porte est fermée ?
Mais, dame, regardez !
Ah !… elle est forte celle-là ! Voyons… je ne suis pas fou, je n’ai pas eu le délire ! (Indiquant sa joue.). J’ai bien senti enfin.
Mais non… voyons, c’est un cauchemar.
Un cauchemar ?
Ah ! Non ! vous savez, mon ami, ça n’est pas drôle. On ne me fait pas de ces émotions-là.
Léontine ! Je vous demande pardon… mais j’ai tellement cru… Ah ! bien c’est égal, j’aime mieux ça.
Oui ! Eh bien, moi, j’aime mieux autre chose ! Ah ! quelle nuit ! Mon Dieu ! quelle nuit !
Ah ! oui, quelle nuit !
On a frappé !
Oui.
Au nom de la loi… ouvrez !
Le commissaire !
Nous sommes perdus !
Ah ! mon Dieu ! cachez-vous !
Mais où ? mais où ? (Ouvrant la porte deuxième plan droit.) Et cette chambre qui n’a pas d’issue.
Ouvrez ! ou j’enfonce la porte !
Ah ! dans le lit !
Ah bien ! non ! non ! merci ! pas dans le lit ! il ne manquerait plus que ça.
Ah ! la fenêtre !
La fenêtre non plus !… un deuxième étage !
Alors où ? où ? Moricet, je vous en prie.
Est-ce que je sais ! (Exaspéré.) Mais remuez-vous donc ! voyons ! remuez-vous donc.
Inutile d’essayer de fuir, nous savons que vous êtes là, ouvrez !
Mais oui, mais oui ! (Brusquement à Léontine.) Nous n’avons plus qu’une seule ressource, payer d’audace ! (Il est remonté jusqu’au fauteuil où sont ses vêtements et redescendant avec sa jaquette qu’il enfile sans réfléchir qu’il est en caleçon et en pantoufles.) Du calme !… (Boutonnant sa jaquette.) De la tenue !… (Indiquant à Léontine son chapeau qui est sur la cheminée.) Mon chapeau ! mon chapeau ! (Elle le lui passe ; il le met.) Et dites comme moi !
Vous ne voulez pas ouvrir de bonne volonté ?
C’est bien. Monsieur le Commissaire ! entrez !
Restez là, vous autres !
… Et veuillez me dire en vertu de quel mandat vous forcez ma porte à pareille heure ?
Je vais vous le dire ! (Changeant de ton.) Mais d’abord, pardonnez-moi, monsieur et madame, de venir vous déranger d’une façon aussi intempestive. Si le magistrat instrumente… (Saluant par petites saccades) l’homme du monde s’excuse.
C’est bien… monsieur ! C’est bien !
Ceci dit, je viens, monsieur !… Ou plutôt madame ! À la requête de M. votre mari, constater la présence de monsieur dans votre domicile, à cette heure avancée de la nuit !
Mais, monsieur, je ne vous comprends pas, je suis marié… et madame est ma femme.
Oui, monsieur, oui ! nous la connaissons ! on nous répond ça tous les jours ! (Saluant par saccades.) Comme galant homme, j’approuve votre mensonge ! Mais comme magistrat… (Posant son chapeau sur la chaise près de la table et tirant un carnet de sa poche.) Vous vous appelez ?
Docteur Moricet !
Et vous, madame ?
Moi ?
Mais… madame Moricet.
Oh ! Pourquoi vous entêter ? Nous savons très bien que madame n’est pas madame Moricet.
Dieu !
Madame est madame Cassagne.
Madame Cassagne ?
Madame Cassagne ! Il a dit… Vous avez dit ?… Madame Cassagne ?
Oui, oui, il a dit madame Cassagne.
Oh ! Le bon commissaire ! Ce bon commissaire !… (Changeant de ton et très froidement.) C’est en face, monsieur !… madame Cassagne, c’est en face !
En face ?
Mais oui, monsieur !
Permettez. La concierge m’a dit : « au second, la porte à droite. » Il me semble que c’est là, ma droite.
Oui… mais l’escalier va dans ce sens-là !… alors votre droite, la voilà !
Hein ! Oh ! Monsieur, que d’excuses, je vois ce que c’est ! Je me serai retourné sur le palier, alors ma droite est devenue ma gauche.
Je ne vous dis pas, monsieur ! Mais on ne réveille pas les gens à pareille heure pour leur dire ça !
Ah ! Monsieur, je suis désolé. (Saluant.) Monsieur, madame… (Voyant que Moricet l’accompagne jusqu’à la porte.) Continuez, je vous en prie, continuez !
« Continuez ! »
C’est en face ! (De l’extérieur, recevant la porte que Moricet lui ferme violemment sur le dos.) Oh !
Ah ! non, non ! c’est trop ! c’est trop !
Léontine !
Quoi ?
C’est trop !
Je viens de le dire.
Je n’avais pas entendu.
Le commissaire, ici ! Ah ! vous mettez le comble à vos faveurs.
Est-ce que c’est de ma faute ! puisque c’était pour madame Cassagne ! Eh bien, je l’ai envoyé chez madame Cassagne.
Ah ! oui !
Ah ! mon Dieu !
Qu’est-ce qu’il y a !
Et Duchotel qui est chez elle… il va se faire pincer par le commissaire.
Qu’est que vous avez, voyons ! qu’est-ce que vous avez ?
Rien ! Rien ! (À part, remontant.) Ah ! le malheureux !
Enfin, vous êtes content ! vous êtes content de ce qui arrive.
Mais non, je ne suis pas content… est-ce que j’ai l’air content ?
Mais si, vous dansez ! (Gagnant la chambre de droite.) Oh ! cet homme ! cet homme !
Voyons, Léontine… mais écoutez-moi, voyons.
Scène XVIII
Ah ! mon Dieu ! mon pantalon ! j’ai oublié mon pantalon ! Je ne puis pas m’enfuir comme ça. (Apercevant le pantalon de Moricet.) Le pantalon de Moricet ! Ah ! je suis sauvé. (Il s’assied sur le fauteuil et enfile le pantalon à la hâte sans s’occuper des bretelles qui pendent sur ses talons.) Là ! et maintenant, je suis sauvé.
Voyons ! Je n’entends plus rien ! (Apercevant Duchotel.) Mon oncle !
Gontran !
Quel est ce bruit ?
L’homme au caleçon… le voilà ! c’est bien notre individu !
Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?
Venez, vous !
Qu’est-ce que vous me voulez ? Voulez-vous me laisser !
Nous le tenons !
Voulez-vous me lâcher !
C’est bon… on vous apprendra à vous enfuir en caleçon par les balcons !…
Mais voulez-vous me lâcher ? vous êtes fous ! au secours !… au secours !
C’est bien ! vous vous expliquerez par là avec le commissaire.
Ah ! mon Dieu ! mais qu’est-ce qui se passe ?
Ma tante !
Gontran !
ACTE TROISIÈME
Scène PREMIÈRE
Au lever du rideau, la scène est vide. On entend un coup de sonnette, puis un instant après, la porte du fond s’ouvre.
Madame est là ?
Oui, Monsieur, Madame est revenue de la campagne par le premier train !
Ah ! elle est… ? et Monsieur ?
Pas encore de retour.
Ah ?… Eh bien !… annoncez-moi !
Voici Madame, Monsieur !
Vous ! (À Babet.) Laissez-nous !
Oui, Madame.
Enfin, vous voilà !
Ah ! Léontine, je n’ai pas osé me présenter plus tôt de peur d’éveiller les soupçons, mais Dieu sait dans quelle inquiétude j’étais depuis ce matin ! je me demandais ce que vous étiez devenue après le drame de cette nuit ?
Ah ! mon ami, je crois que je ne l’ai pas su moi-même ce que je devenais… Sur le moment, j’ai perdu la tête… je ne comprenais plus ! Vous disparu, la maison sens dessus dessous, la fenêtre grande ouverte, Gontran surgissant d’un placard !… — Enfin, pourquoi Gontran, je vous le demande ? — Ah ! j’ai cru que j’avais le délire ; je me suis sauvée comme une folle, et je me suis trouvée, je ne sais comment dans la rue, tête nue…
Ah ! là ! mon Dieu !
Tout le monde pouvait me reconnaître, et j’aurais marché longtemps de la sorte si je n’avais pas été rappelée à la réalité par un jeune blanc-bec qui est venu à moi et m’a dit : « Madame ! j’ai vingt francs ! » — (Après un temps.) Je vous demande un peu ce que ça pouvait me faire qu’il eût vingt francs !…
Il cherchait peut-être de la monnaie.
N’importe, j’ai compris que je ne pouvais pas errer plus longtemps sur la voie publique. Alors, n’osant ni rentrer chez moi, ni me présenter dans un hôtel, j’ai hélé un fiacre fermé !… Ah ! mon ami, quel fiacre !… et j’ai dit au cocher : « Tournez autour de la place de l’Europe, je vous prends à l’heure ! » Il a dû me prendre pour une folle, le cocher, et nous avons tourné comme ça jusqu’au matin… Ah ! je la sais par cœur, la place de l’Europe !
Ma pauvre Léontine !… (Changeant de ton.) Au moins, vous avez bien reçu ma lettre ce matin, vous expliquant…
Oui !… Ah ! elle m’a édifiée sur la conduite de mon mari, votre lettre… Non, non, quand je pense que vous veniez me soutenir qu’un mari qui fait semblant d’aller à la chasse n’est pas un mari qui va chez sa maîtresse.
Moi ? Ah ! bien, elle est forte !
Voilà où il était, M. Duchotel… chez madame Cassagne !
Si ce n’était que ça ! Mais ce qu’il y a de plus raide, c’est que c’est sur moi que ça tombe !… c’est votre mari qui chasse sans permis, et c’est moi qui ai la contravention.
Ah ! ça ! Par exemple, c’est bien de votre faute !… Puisque le commissaire vous avait vu un instant auparavant dans l’appartement à côté, vous n’aviez qu’à vous expliquer.
Si vous croyez que je ne l’ai pas fait ! Ah ! bien oui ! « le commissaire ! »… si vous croyez qu’on parle comme ça au commissaire… Il m’a répondu : « Je n’ai pas à entrer dans ces détails ; je suis là pour constater des faits, non pour les raisonner. Un homme était dans cette chambre avec madame, cet homme s’est enfui sans pantalon par le balcon, on l’a rattrapé dans la même tenue ! Il se trouve que c’est vous ! Je n’ai pas à en savoir davantage et je dresse procès-verbal. Le reste regarde le juge d’instruction. »
Il fallait insister !
Je ne pouvais pas… il était pressé !… il allait dans le monde.
Où ça ?
Au bal de l’Hôtel de Ville.
Ah !
Oh ! mais cela ne se passera pas comme ça ! je vais de ce pas chez le commissaire ; je lui fais convoquer Duchotel et une fois en présence tous les deux, qu’ils se débrouillent.
Absolument !
Tiens ! c’est vrai ! Pourquoi est-ce que je me dévouerais ? Nous aurions été surpris ensemble, nous deux, est-ce que votre mari se serait dévoué pour nous ? Non ! Eh bien ! alors ?
C’est très juste ! Quant à moi, je sais ce qu’il me reste à faire… le divorce !
Quoi ?… vous voulez… ?
Parfaitement !… personne ne sait rien de mon escapade d’hier !… j’ai donc le beau rôle !… Et pour commencer, comme je ne veux pas qu’il reste la moindre trace de mon équipée, vous, vous allez me rendre ma lettre.
Quoi !… votre lettre… vous exigez ?…
Parfaitement !
Oh ! tout ce que j’avais pu obtenir de vous !… (Se résignant.) Enfin ! (Changeant de visage.) Allons bon !… où l’ai-je mise ? (Brusquement.) Ah ! mon Dieu !
Quoi ?
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
Mais quoi ?
Elle est dans mon pantalon !
Hein ?
Dans la poche de mon pantalon ! C’est votre mari qui la promène dans mon pantalon !
Ah ! bien !… Nous sommes bien !
Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?
Ah ! non, non, vous le feriez exprès que vous ne réussiriez pas mieux !
Est-ce que je pouvais prévoir que votre mari prendrait mon pantalon ?
Ah ! vous ne prévoyez jamais rien !… Et s’il l’a trouvée maintenant, cette lettre ?… s’il l’a lue ?
Oh ! comment voulez-vous ? il sait très bien que le vêtement ne lui appartient pas, il n’aura pas l’indiscrétion…
Est-ce qu’on sait ?
Ah !… Eh bien, alors, vous êtes femme, vous trouverez une explication.
Ah ! oui !… quoi ?…
Eh bien ! par exemple que le… que la…
Merci !
Quelque chose comme ça !
Ah ! tenez, laissez-moi !… Vous ne faites que des maladresses !
C’est ça !… Eh bien, si vous le permettez, je vais aller jusque chez le commissaire, c’est l’heure où il m’attend.
Oui, allez, allez !
Pourvu qu’il soit revenu du bal de l’Hôtel de Ville.
Scène II
Non, non, cet homme-là est exaspérant avec son imprévoyance. Enfin, quand on a une lettre de femme, une lettre qui peut la compromettre, on ne la fourre pas dans la poche de son pantalon. Il n’est pas difficile de se dire : « Qu’est-ce qui arrivera, si le mari met mon pantalon ? » Enfin, ça saute aux yeux !… Mais non, ils ne réfléchissent à rien ! Qu’est-ce que je lui raconterai à mon mari s’il a trouvé ma lettre ? (Imitant Moricet.) « Que le… que la… » comme dit Moricet… ça ne suffira pas et je perdrai une partie que j’aurais eue si belle, pour une pareille inconséquence ! (S’asseyant à droite de la table.) Oh ! non, non, c’est impossible !
Madame, je viens d’apercevoir Monsieur qui descend de voiture.
Monsieur ? (Sur un ton significatif.) Eh bien, allez lui ouvrir. (Babet sort.) Oh ! je verrai bien tout de suite s’il a pris connaissance de ma lettre, et si, par bonheur, il ne sait rien, ah ! ah ! ah ! nous nous amuserons, monsieur Duchotel !… Je vais vous laisser patauger !
Voilà monsieur, madame !
Scène III
Madame !… où est Madame ?
Toi, déjà ?
Ah ! Léontine ! ma Léontine !
Il ne sait rien !…
Elle ne sait rien.
Et tu n’as pas été trop fatigué par ta chasse ?
Ah ! pas du tout !… pas du tout !… au contraire !
Ah ! j’en suis bien aise !
Nous avons fait une chasse superbe !
Ah ?
Figure-toi, depuis sept heures du matin…
Monsieur n’a pas eu froid ?
Non ! j’étais au chaud !
Tu étais au chaud ?
J’étais au chaud… dans mes vêtements ! alors !… C’est égal, vois-tu, j’avais hâte de revenir !… c’est drôle, quand je suis loin de toi !… Cassagne voulait absolument me garder, tu sais ?
Vraiment ?
Mais je n’ai rien voulu entendre !… Je lui ai dit : Nous avons chassé cinq heures… ça suffit !… moi, je retourne auprès de ma petite femme adorée !
Comédien, va !
Oh ! si tu savais quelle chasse nous avons faite ! Il faisait un temps !
Oui ! oui !… (D’un air détaché.) C’est sans doute pour cela que tu as changé de pantalon ?
Hein !… Euh !… Oui… précisément !… Ah ! tu t’es aperçue… Les femmes voient tout !
Il est un peu grand !
Il est un peu grand. Figure-toi, j’étais trempé, alors Cassagne, ce brave ami Cassagne m’a dit : « Tu ne peux pas garder ce pantalon-là, je vais te prêter un des miens ! »
Ah ! ah ! c’est ça !
C’est ça, oui, oui… Il n’est pas tout à fait à ma taille… mais, n’est-ce pas, plutôt que d’attraper mal… (Remontant. — À Babet.) Allez donc me chercher le pantalon que je mets tous les jours.
Oui, monsieur.
Oh ! mais quelle belle chasse !… non, tu n’as pas idée…
Oui-dà ?
Et puis, tu sais, je me suis distingué ; j’ai été étonnant ! J’ai fait un certain doublé…
Un doublé ! ah !
Oh ! figure-toi, un chevreuil à gauche qui filait comme ça et qui, en passant, fait lever un coq de bruyère… pan, pan, v’lan !… Ah !… j’ai tué Cassagne !
Tu as tué Cassagne ?
Hein !… Oui… enfin, je l’ai stupéfié !
Ah ? bon !… Et le gibier ?… est-ce que tu l’as tué aussi ?…
Mais, naturellement !… les deux, ma chère !… c’est bien pour ça que Cassagne…
… A été tué !
A été… Hein ?… oui… oh ! mais il faut que je te montre tout ce que j’ai rapporté ! (Il va prendre la bourriche au fond.) Tu n’as pas une paire de ciseaux ?
Mais comment donc ! Je vais t’en chercher. Je suis trop curieuse de voir le résultat de ta chasse !
Oh ! tu verras !
Tartuffe, va !
Ouf ! j’ai un poids de moins ! J’avoue que j’étais dans des transes en venant ici. C’est égal, je crois que l’histoire de mon doublé n’a pas fait mal dans le tableau… c’était bien couleur locale… Cette bourriche aussi est bien dans la note !… (Après un petit temps, froidement au public.) Quarante francs !… chez Chevet !… (Il pose la bourriche sur la table.) J’ai dit au vendeur… ou plutôt j’ai crié au vendeur, parce qu’il était sourd comme un pot : « Faites-moi un joli choix de gibier poil et plume, le tout empaqueté dans une bourriche !… » Il m’a soigné ça !… Au fait, où est donc la note ?… (Il fouille dans la poche de son pantalon et en tire la lettre de Léontine à Moricet.) L’écriture de ma femme, ce n’est pas ça. (Il met la lettre dans la poche de côté de son veston, puis tirant une facture de l’autre poche de son pantalon.) Ah ! voilà la facture ! (Déchirant la facture.) Inutile de laisser traîner des pièces compromettantes !
Scène IV
Eh ! bien où est-elle, cette bourriche ?… J’avoue que j’ai hâte d’en voir le contenu.
Mais la voilà, chère amie, tu y trouveras toute ma chasse.
Tu es sûr que c’est bien ta chasse que j’y trouverai ?
Comment, si j’en suis sûr !… Mais, dam, voyons…
C’est que tu me fais l’effet d’un monsieur qui n’y a pas été du tout, à la chasse.
Allons ! bien, ça va te reprendre comme hier… Voyons, quand je te raconte mes exploits cynégétiques !… quand je te rapporte du gibier plein cette bourriche !
Oui, des lièvres et des lapins !
Ah ! non, il n’y en a pas, cette fois ! (Allant s’asseoir, face au public, sur une chaise à droite près du secrétaire.) Mais ouvre-la tu verras, ouvre-la.
C’est ce que je fais ! (Ouvrant la bourriche et regardant dans l’intérieur.) Mes compliments, c’est ta chasse, ça ?
Mon Dieu, oui.
Ça ?
Mais parf… (Se redressant.) Hein !
Et ça ?… et ça ?… c’est ta chasse, tout ça ?
Ah ! ah ! ah !… oui, je vais te dire… c’est exprès… Tu sais, le gibier, par ces temps orageux…
Ah ! trêve de mensonges !
Non, mais comprends donc…
Je n’ai pas besoin de comprendre !
Oh ! quel idiot que ce marchand ! (Haut.) Voyons, Léontine…
Laisse-moi !
Je lui dis : « Du gibier empaqueté dans une bourriche »… Il entend : « en pâtés dans une bourriche ! » (Haut.) Léontine, tu ne me crois pas ?
Non !
Oh !
Non, je ne te crois pas, parce que ta chasse n’est qu’un mensonge… parce que tu n’as pas été à Liancourt !
Oh !
Et, quant à ton Cassagne, non seulement il n’a pas été avec toi, mais il n’a jamais su ce que c’était que la chasse de sa vie.
Vraiment !… Où as-tu pris cela ?
C’est lui-même qui me l’a dit.
Il est donc venu ?
Pas plus tard qu’hier, tu venais de partir.
Oh ! que c’est bête !
Ah ! ah ! ça t’effondre, ça ?
Moi ?… Ah ! bien, par exemple… c’est parce que Cassagne t’a dit… qu’alors tu crois… (Avec aplomb.) Mais tu ne connais donc pas Cassagne ? C’est son coup de soleil… Tu ne sais donc pas qu’il a attrapé un coup de soleil en Afrique, et depuis, ça lui a enlevé la mémoire… alors, n’est-ce pas, tu lui demandes s’il va à la chasse… il te dit « non »… parbleu ! il est sincère ! il ne se rappelle pas !… Pas chasseur, lui !… Ah ! bien, je voudrais qu’il fût là, tiens, pour le dire devant moi !… Je voudrais qu’il fût là.
Scène V
M. Cassagne !
Lui !
Eh ! bien, sois satisfait !
Oh ! l’animal.
Bonjour, madame !… Bonjour, cher ami !
Ah ! c’est toi. (Bas et rapidement.) Chut ! pas un mot !
Quoi ?
Ah ! ce bon Cassagne ! (Bas.) Nous avons chassé ensemble !
Non !
Si !… Si !… (Haut, l’air dégagé.) Et… ça va bien depuis ce matin ?
Oh ! depuis ce matin, depuis hier, depuis avant-hier…
Oui, oui, je sais bien ! (À part.) Est-il bête !
Non, mais mon mari vous demande : depuis ce matin spécialement ! Comme il vous a vu à la chasse…
Ah ?
Oui, oui, tu sais bien !… À la chasse !
À la chasse ?
Mais oui ! (Il lui fait des signes, qu’il interrompt en rencontrant le regard de sa femme qui l’observe.) Tu te rappelles mon doublé, hein ? pan !… pan !… le coq de bruyère… et le chevreuil !
Qu’est-ce qu’il chante ?
Tu vois, il se rappelle très bien.
D’ailleurs, nous avons vu le résultat de vos exploits ! (À Duchotel qui a toussé plusieurs fois pour appeler l’attention de Cassagne.) Tu es enrhumé ?
Hein !… moi ?… non !
Ah ? je croyais ! (À Cassagne.) En avez-vous fait une hécatombe à vous deux !… avoir tué tout ça !
Mais c’est des pâtés !
Eh ! bien, oui… la chasse de mon mari !
Comment, tu tires des pâtés, toi ?
Hein ! mais non, tu sais bien, quoi !… le… (Changeant de ton.) Qu’est-ce que tu as à faire l’imbécile ?
Ah ! mais dis donc !
Dam ! puisque vous étiez à la chasse ensemble.
Moi ?
Mais oui.
Mais non, madame.
de la table, et sans quitter le 2
Non ?
Mais si !… mais si !… (À Léontine.) Tu vois, ma chère amie, c’est ce que je te disais, il ne se souvient pas, c’est son coup de soleil.
Mon coup de soleil ?
Mais oui… naturellement, tu ne t’en souviens pas non plus, de ton coup de soleil, puisqu’il t’a enlevé la mémoire. (À sa femme.) Non, mais crois-tu que c’est triste, une infirmité pareille ! (Voyant Léontine qui, adossée à la table, les bras croisés, l’écoute en hochant la tête.) Qu’est-ce que tu as ?
Rien !… J’admire vos qualités de comédien.
À moi ?
À vous. Ah ! vous avez du talent, mon cher. Mais vrai, il faut que vous ayez une maigre opinion de moi pour penser m’abuser avec des histoires aussi misérables !
Ah ! Léontine, je t’assure…
Allons donc ! Est-ce que vous croyez que je ne sais pas tout… Est-ce que vous pensez que je m’imagine que votre chasse n’a pas été un prétexte pour abriter vos fredaines ? Mais ayez donc le courage de vos fautes, que je puisse me dire : « C’est un homme sans foi… oui… mais du moins, c’est un homme ! »
Voyons, Léontine.
Laisse-moi, tu m’exaspères !
Scène VI
Madame a sonné ?
Oui, emportez ça !
Bien, Madame ! (Remettant à Duchotel (2) son pantalon.) Voilà le pantalon que monsieur m’a demandé. J’ai eu à le brosser. (Descendant à la table et au-dessus et voyant le contenu de la bourriche.) Ah ! qu’est-ce que c’est que ça ?
Ça ? c’est la chasse de monsieur ! Allez !
Ha ?
Léontine ?
Non !
Il y a du grabuge ! il y a du grabuge !
Ah ! ça, triple maladroit, tu ne peux pas te taire !
Quoi ?
Tu ne comprends donc rien, toi ? Tu n’as donc pas deviné que je t’avais pris comme prétexte auprès de ma femme… que je lui avais dit que j’allais chez toi ?
Pour quoi faire ?
Tiens, parbleu, parce que je… hein ?… Et puis, est-ce que ça te regarde ?
Ah ?
Non, c’est insensé ! Voilà un garçon qui reste des années sans venir me voir, je m’en fais un alibi très commode, et il faut qu’il choisisse juste le jour où je suis censé être chez lui pour débarquer dans mon ménage.
Est-ce que je pouvais savoir ?
Ah ! tu ne sais jamais rien… Que diable !… quand on a pris l’habitude de ne plus mettre les pieds chez quelqu’un, la première chose à faire avant d’y retourner est de se dire : « Halte-là, informons-nous d’abord si nous ne servons pas d’alibi au mari. » Il me semble que ça saute aux yeux, ça !
Eh ! qu’est-ce que tu veux, je ne suis pas sorcier.
Oh ! non, tu n’es pas sorcier ! tu n’as pas besoin de le dire ! Non, il y a des gens qui ont la visite malheureuse !
Mais comme il rognonne quand il change de culotte !
Enfin, qu’est-ce que tu me veux ? Qu’est-ce que tu viens faire ?
Eh bien ! voilà ! Tu vas peut-être me trouver indiscret.
Oh ! c’est bien possible !
J’ai pris rendez-vous ici avec le commissaire de police.
Chez moi ?
Oui.
En voilà une idée !… Tu m’amènes des commissaires de police à présent ?
Oui, oui ! comme j’ai pour habitude de prendre toujours conseil de toi… Oh ! mais avant tout, j’ai le plaisir de t’annoncer une bonne nouvelle ; j’ai pincé ma femme cette nuit, en flagrant délit d’adultère.
Hein ?… C’est toi qui as fait ce coup-là ?
C’est moi !
L’idiot ! De quoi se mêle-t-il ? (Haut.) D’abord quoi, ? Quoi ? « tu as pincé ta femme »… T’as rien pincé du tout, du moment que vous ne tenez pas l’amant !
Oh ! Mais pardon, c’est que justement, nous le tenons, l’amant !
Vous tenez l’amant ?
Parfaitement !
Ah ! non !… c’est pas à moi qu’il va la raconter, celle-là !
C’est un nommé Moricet !
Hein ?
Moricet, docteur en médecine !
Et… il a avoué ?
Non, il nie, le coquinasse… mais son pantalon le trahit ! son pantalon qu’il a oublié dans sa fuite !
Mon pantalon !… Oh ! non, non, c’est le bouquet !
Au fait !… Est-ce que tu n’en connais pas un, toi, un Moricet ?
Hein !… moi ?… pas du tout ! Moricet, connais pas !
Scène VII
M. Moricet !
Allons, bon !… (Se passant la main sur le front.) Oh ! non, j’ai la guigne !
Moricet ?
Hein ?… oui !…
Ah ! ça, qu’est-ce que tu me chantes que tu ne le connais pas !
Qui est-ce qui a dit ça ?
Toi !… à moi !
Moi j’ai dit ça ! Jamais de la vie.
Comment, quand je t’ai demandé si tu connaissais Moricet…
D’abord tu n’as pas dit « Moricet ». Tu as dit « Morussec ».
Quoi ? quoi ? « Morussec ! »
Je t’assure, j’ai entendu « Morussec », tu ne t’en es peut-être pas aperçu, mais tu as dit « Morussec », sans ça, parbleu, Moricet, je ne connais que lui.
Alors, ce Moricet ?…
Non… non… aucun rapport, c’est mon chemisier !
Ah ?… en effet… un chemisier !… Et il est bon ?
Excellent.
Enfin, te voilà ! Ah ! tu me fais de jolis coups, toi !
Chut ! Tais-toi !… c’est le mari !
Quoi ?… qu’est-ce que tu dis ?
Je te dis que c’est le mari !… C’est Cassagne !
Ah ! c’est Cassagne ! Eh bien, tant mieux, si c’est Cassagne.
Mais pas du tout !… Tais-toi donc !… (Haut, riant pour se donner l’air dégagé.) Ah ! ah ! tu… vas bien ?
Oui, oui, il ne s’agit pas de ça. Je te prie de me dire…
Eh ! bien, oui, tout à l’heure, je te dirai ça… tout à l’heure.
Dis donc ?
Quoi ?
Tu tutoies donc ton chemisier, toi ?
Hein ?… oui, c’est… un chemisier d’enfance ! (Haut, l’air dégagé.) Mon cher Moricet, je te présente mon ami Cassagne.
Enchanté, monsieur !
Trop aimable ! (À Duchotel.) Encore une fois, je te prie de me dire…
Mais oui ! Mais tout à l’heure, voyons ! non, mais es-tu pressé ! (Allant à Cassagne comme pour en appeler à lui.) Est-il pressé !
Oui, oui… (Changeant de ton, à Duchotel.) Pardon, espère un moment, espère.
Quoi ?
Espère un peu ! (À Moricet.) Je ne vous cacherai pas, monsieur, qu’il est dans mes intentions de me faire faire avant peu une douzaine de chemises.
Monsieur ?
Allons, bien !
Je voudrais avoir quelque chose de bon, dans les quatorze francs, au plus !
Non, mais pardon, monsieur… qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?
Comment ?
Mais oui, c’est évident, qu’est-ce que ça peut lui faire que tu aies besoin de chemises ?
Puisqu’il est chemisier !
Eh ! Il s’agit bien de chemises, c’est de pantalon qu’il s’agit ! Et puisque je vous rencontre, monsieur, je ne serais pas fâché d’avoir avec vous une petite conversation.
Mais volontiers, monsieur…
Hein ? mais non, mais non !
Mais si, voyons !
Mais non, je vous dis, nous avons le temps !
Oh !
Mais enfin, puisque monsieur veut me parler…
Mais non ! il veut t’expliquer la façon de couper une chemise, c’est une manie qu’il a… ça ne t’intéresse pas… Tiens, va par là ! va par là !
Mais pourquoi ?
Parce que ! Il a à me prendre mesure, là !… (S’arrêtant et comme argument suprême.) Je vais me mettre tout nu. (Se remettant à pousser Cassagne.) Allons, va par là…
Eh bien ! Et le commissaire ?
Je t’appellerai quand il sera là… Va.
Bien, mais n’oublie pas.
Non ! (S’affaissant contre la porte.) Ouf ! quelle journée ! (Faisant un violent effort sur lui-même comme un homme prêt à recommencer la lutte et allant droit à Moricet qui, pendant ce qui précède, est arrivé peu à peu à l’extrême gauche.) À toi, à présent, qu’est-ce que tu as à me dire ?
Il le demande !… Mon pantalon ?… Où est mon pantalon ?
Hein ! C’est pour ça… Ah ! bien si je m’attendais… Mais le voilà ! Il n’est pas perdu, ton pantalon !
Ah !
Tant d’histoires pour une culotte.
Et les objets… les affaires qui étaient dedans !
Mais elles y sont… Ah ! ça, est-ce que tu crois que j’ai barboté dans les poches ?
Enfin, nous tenons la lettre ! (Haut.) Et maintenant, allons au fait ! Tu t’es bien conduit, toi, cette nuit ?
Moi ?
Sais-tu ce dont tu es cause avec ton équipée ?
Oui, on me l’a dit… Tu t’es fait pincer à ma place.
Oui.
Eh ! bien, qu’est-ce que tu veux que je te dise, mon pauvre ami, c’est malheureux, mais ça vaut encore mieux que si c’était moi.
Comment « ça vaut encore mieux » ! Dis donc ! Tu es bien bon, je ne tiens pas à payer pour les autres, et j’entends que tu me tires de là.
Moi ?… (Avec un calme sans réplique.) Jamais de la vie !
Hein ?
Ah ! ça ! mais est-ce que ça me regarde ? Est-ce que c’est de ma faute si tu t’es fait pincer ?
Oh !
Comment ! pour l’honneur d’une femme dont je suis l’amant, je risque de me casser le cou en enjambant des fenêtres, en franchissant des balcons, j’accomplis des prodiges d’héroïsme, j’arrive à sauver la situation et parce qu’un maladroit vient se jeter en caleçon dans les jambes du commissaire…
Tu m’avais pris mon pantalon.
Pourquoi ne l’avais-tu pas sur toi ! Ça t’apprendra à te promener dans des tenues inconvenantes… Si l’Académie de médecine savait ça… !
C’est trop fort ! Alors, tu crois que ça va en rester là ?
Je n’en sais rien, mon ami, débrouille-toi !… Moi, je ne connais qu’une chose, je n’ai pas été pincé, je ne suis pas pincé ! je ne sors pas de là.
Oh !…
Chut ! ma femme !
Scène VIII
Hum ! Elle n’est pas encore calmée !
Bonjour, madame !…
Ah ! c’est vous, Moricet ? bonjour !
Léontine !
Quoi ?
Tu me boudes toujours ?
Moi ? Ah ! bien, j’ai bien d’autres choses en tête… (D’un air détaché à Moricet qui, pendant ce qui précède, a jeté sur son épaule le pantalon qu’il tenait enroulé auparavant.) Qu’est-ce que c’est que ce pantalon que vous portez sur votre épaule ?
Ça ? C’est un pantalon que Duchotel m’a rendu.
Oh ! l’idiot !
Tiens ? c’est donc à Moricet que vous rendez les pantalons de M. Cassagne ?
Mais non… mais non… Je ne lui ai pas rendu… Seulement, je venais de le quitter, n’est-ce-pas ? Je ne savais pas où le mettre… alors je le lui ai jeté sur l’épaule… Mais je vais le lui reprendre… Tiens !
Hein ! Mais non ! mais non !
Mais si ! mais si.
Mais non !
Mais laisse donc, voyons !
Mais oui, laissez donc, Moricet, voyons, puisque ce pantalon est à M. Cassagne…
Mais pas du tout, il est à moi !
Oh ! animal !
Ah bien, tiens ! Il est bon !
Oh ! la brute !
Malheureuse ! Vous ne songez donc pas que votre lettre est dedans.
Mais si, justement ! Je savais bien que vous ne le lâcheriez pas.
Oh ! (Au public.) Elle est renversante !
Eh ! bien, oui, Léontine, c’est vrai, je pourrais dissimuler, j’aime mieux te le dire carrément, ce pantalon est à Moricet !
Allons donc ! voilà où je voulais vous amener ! Et la chasse, hein ? Avouez-vous, aussi ? avouez-vous pour la chasse ?
Oui, là, j’avoue tout, puisque aussi bien, tout ce que je pourrais dire ou rien…
Ça !…
Non, je n’ai pas été à la chasse, pas plus avec Cassagne qu’avec un autre !
Quand je le disais !
Scène IX
Dis donc, tu ne m’oublies pas ?
Hein ?… Mais non ! mais non !
Ah ! madame ! Je voulais vous dire. (Bas à Duchotel (3). Tu vas voir ! (Haut à Léontine.) Je n’avais pas bien saisi votre question, tout à l’heure, à propos de la chasse. Mais je crois bien que nous avons chassé ensemble, Duchotel et moi !
Hein ?
Vraiment ?
Il a la main heureuse !
Mais non, voyons… tais-toi donc… Qu’est-ce que tu vas raconter avec ta chasse ?…
Comment, mais !…
Mais non, ma femme sait très bien que nous n’avons pas chassé ensemble. Qu’est-ce que tu as besoin de dire des mensonges !
Oh ! mais voyons, c’est toi qui…
Mais non, mais non ! (Aux autres, se tournant vers eux et les bras croisés.) Est-il menteur, hein ? (À Cassagne.) Allons, ça suffit, va par là.
Oh ! mais on ne sait jamais sur quel pied danser avec toi.
Eh bien, c’est bien, ne danse pas… qui est-ce qui te prie de danser et va par là…
Oh ! la, la, la, la !… Mais tu penseras, n’est-ce pas, quand le commissaire sera là ?
Mais oui, mais oui !
Oh ! quelle girouette ! (Maugréant en patois.) D’jamaï d’jamaï naï vi coumaquo ! rascaï qué sies !
Je n’ai jamais vu un coup de soleil pareil.
Quel est le commissaire dont parle monsieur Cassagne ?
Hein ? Le… ah ! ça… oh ! rien ! c’est pour une affaire à lui ! une affaire sans importance !… sa femme qui a été pincée en flagrant délit.
Avec vous !
Avec moi !… (Se reprenant.) Euh ! non, qu’est-ce que tu me fais dire ? « Avec moi ! » Est-ce que le mari serait ici si c’était avec moi ?
Alors, chez quelle maîtresse alliez-vous donc ?
Moi ? je n’allais pas chez une maîtresse.
Allons donc, vous n’allez pas me raconter des choses pareilles !
Mais je t’assure ! Une maîtresse, moi !… jamais de la vie ! Enfin, Moricet ?
Je ne sais pas, mon ami, je ne sais pas.
Merci !
Alors, pourquoi ces chasses simulées ?
Hein ? Ah ! ça c’est une surprise… une surprise que je voulais te faire.
Ah ! ouat !
Parole, une petite maison au bord de la mer que je voulais te louer.
Allons donc, vous n’auriez pas fait tant de mystère, il y a une histoire de femme là-dessous.
Mais non, une maison, je te dis, une petite maison… il n’y a pas de femme dessous.
Et moi, pendant ce temps, j’attendais naïve et confiante au domicile conjugal.
Non, mais… Léontine…
C’est que moi, je suis une femme honnête !… Je suis une femme fidèle, moi !… (À Moricet.) N’est-ce pas, Moricet ?
Oui, oui !
Mais moi aussi ! Je suis une… je suis un… (À Moricet.) N’est-ce pas, Moricet ?
Oui, oui !
C’est que moi, je n’ai jamais cherché à tromper mon mari… Moi ! (À Moricet.) N’est-ce pas, Moricet ?
Oh ! non !
Eh ! bien, moi je n’ai jamais songé à tromper ma femme… moi ! (À Moricet.) N’est-ce pas, Moricet.
Mais non, mais non ! Vous êtes fidèles tous les deux ! là !
Scène X
Monsieur Gontran !
Gontran !…
Ah ! ça, qu’est-ce que vous faisiez donc, cette nuit, 40, rue d’Ath… ?…
Oh ! (Toux générale, pour étouffer la voix de Gontran.) Hum ! hum ! hum !
Ah ! ce bon Gontran !
Ah ! Gontran, vous voilà ! (Elle lui saisit la main droite et le tire à elle. Duchotel le retire, de son côté. Léontine le retire à elle, aidée de Moricet. À Duchotel.) Mais ne le tirez donc pas comme ça !
Mais c’est toi qui le tires !
Moi !
Du tout, c’est toi !
Enfin, lâche-le donc !
Mais toi aussi !
tiré qu’il est de part et d’autre
Mais qu’est-ce qu’il y a ?…
Pas un mot de cette nuit ! Cinq cents francs pour toi !
Pas un mot de cette nuit ! Vous aurez les cinq cents francs que vous demandiez.
Tiens ! Tiens !
Eh ! ben ?… (Léontine et Moricet le regardent.) Voilà, je l’ai lâché !
Eh bien ?… moi aussi !
Ah ! oui !
Du moment que tu le lâches, nous le lâchons !
Oui ! oui !
Quoi ?
Rien ?
Ah ?
Non !
Je croyais. (Les yeux au plafond, respirant bruyamment.) Pffu !
Pffu !
Pffu !
Qu’est-ce qu’ils ont ?
Là ! (À Gontran.) Eh ! bien, maintenant… on t’a assez vu !
Oui, oui, on l’a assez vu, on l’a assez vu !
Oui, nous avons à causer, tu reviendras plus tard.
Ah ?
Va m’attendre au salon, je te donnerai les cinq cents francs.
Bien. (À Léontine.) Adieu, ma tante !
Adieu, Gontran. (Bas, et vivement.) Je vous donnerai les cinq cents francs, allez m’attendre au salon !
Bien ! (À part, pendant que Léontine redescend.) Au salon, elle aussi… ! (Philosophiquement.) Ah ! bien, ils se rencontreront.
Là, comme ça, il ne mettra pas les pieds dans le plat !
Nous l’avons échappé belle !
On… on a sonné.
On a sonné, oui, oui !
On… on a sonné !
Qui ça peut-il être ?
Ah !
Moi non plus !
Scène XI
Monsieur Bridois !
C’est… c’est monsieur Bridois !
C’est monsieur Bridois !
C’est monsieur Bridois !
Tu… tu connais monsieur Bridois ?
Moi ? pas du tout. (À Moricet.) Vous connaissez monsieur Bridois ?
Jamais vu !
Ah ?… moi non plus… (À Babet.) Eh ! bien alors, faites-le entrer…
Si Monsieur veut entrer !
Messieurs ! madame !…
Le commissaire de police !
Ah ! mon Dieu ! Il va nous reconnaître !
Lui ! Et ma femme qui est là. (Allant à Léontine et très troublé.) C’est… pour l’affaire de Cassagne dont je t’ai parlé !
Oui, oui.
Monsieur Duchotel ?
C’est lui… (Se reprenant.) Euh ! C’est moi, monsieur ! (Affectant l’air empressé comme un homme qui n’a rien à craindre.) Vous venez pour l’affaire Cassagne… je sais ! M. Cassagne est là, je vais le chercher, voici déjà M. Moricet.
Oui, en effet ! (S’inclinant.) Et madame Moricet. Si je ne me trompe ?
Le maladroit !
Où ça, madame Moricet ! (Montrant Léontine.) Madame ?… C’est madame Duchotel… ma femme !
Ah ! c’est… ?
Oui, oui, nous…
Madame ! oui, oui !
Mais dame !
Ah ? ah ?…
de Moricet se précipitant vers Bridois
Monsieur, je vais vous expliquer…
C’est très simple…
Il suffit, madame ! Le magistrat est muet… (Saluant par petits soubresauts.) Et l’homme du monde ignore…
Ah ! le… ?
C’est professionnel.
Ah !
Scène XII
Voici M. Cassagne !
Ah ! monsieur le Commissaire, si je vous ai prié de venir ici, c’est que je tenais à ce que l’affaire s’instruisît devant mon bon ami Duchotel.
Tu vois !…
Et j’y ai souscrit d’autant mieux que j’y ai été sollicité par l’inculpé lui-même, lequel se défendant énergiquement de l’accusation portée contre lui m’a assuré que précisément ici, nous connaîtrions le véritable coupable ?
Parfaitement dit !
Parfaitem… (S’apercevant que c’est Moricet qui vient de parler. — À part.) Ah ! ça, de quoi se mêle-t-il, le marchand de camisoles ?
Eh bien ! c’est ça ! (À Léontine — ne se souciant pas de la voir assister à l’entretien.) Dis donc, ma chère Léontine, il s’agit d’une affaire personnelle à M. Cassagne, donc, si tu veux nous laisser…
Oh ! mais pas du tout ! Madame n’est pas de trop ! Je vous en prie, madame !
Oh ! il ne manque jamais la gaffe !
Messieurs ! Est-il nécessaire de vous rappeler les faits ?… À la requête de M. Cassagne, j’ai surpris cette nuit madame Cassagne en flagrant délit d’adultère…
Pardon !
Monsieur ?
Compliments ! Je vous fais mes compliments. (S’apercevant de l’ahurissement de Bridois et en manière d’explication.) Je suis le mari.
Ah ? parfaitement. (Ils échangent des courbettes, puis tous deux se rasseyent. — Continuant.) Chargé de rattraper son complice, qui avait eu le temps de s’esquiver par la fenêtre et que nous savions devoir être en caleçon… au plus ! puisqu’il avait oublié son pantalon dans sa fuite, je lançai mes agents sur sa trace et cinq minutes après, ces hommes me ramenaient un individu dans la tenue précitée et qu’ils avaient arrêté dans l’appartement voisin : M. Moricet !
C’est une coïncidence… je suis victime d’une erreur judiciaire.
Ah !
Quoi ?
Mais alors, c’est vous ?
Moi, quoi ?
Rien ! rien ! (À mi-voix à Duchotel.) Tu m’avais dit qu’il était chemisier.
Eh ! bien, oui, dans la crainte d’une altercation… tu nous donnes des émotions !
Comme vous le voyez, M. Moricet oppose les dénégations les plus absolues aux accusations formulées contre lui, et de fait, si les apparences l’accablent, je dois dire que certaines circonstances semblent donner raison à son dire. Nous avons d’abord fait sur lui l’essai du pantalon, il ne lui va pas du tout.
C’est probant, ça ?
Nous avons d’ailleurs pris soin d’apporter ici cette pièce à conviction.
Mais non, c’est inutile ! Au bout du compte, quoi ? quel besoin avez-vous de connaître le complice ? Vous avez surpris madame Cassagne, vous avez trouvé un pantalon chez elle : il me semble que cela suffit.
Moi, ça me suffit !
À moi aussi.
Oui, mais pas à la loi ! Il ne suffit pas qu’une femme soit prise en tête-à-tête… avec un pantalon, pour que cela constitue un flagrant délit. (Il a développé le paquet sur ces derniers mots en tirant le pantalon qui se déroule.) Tenez, voici l’objet !
Oh ! devant ma femme ! Elle va le reconnaître ! (Regardant Léontine qui, à la vue du pantalon, a eu une mimique significative et les bras croisés, hochant la tête, avec un air narquois, dévisage son mari.) Ça y est !
Il s’agit de trouver maintenant le propriétaire de ce vêtement.
Comment ?
Rien ! Rien !
Seulement, comment le trouver ?
Ah ! voilà !
Eh ! parbleu, on ne le trouvera pas ! Qu’est-ce que vous voulez, monsieur le commissaire ? vous ne pouvez pas aller vous installer dans la rue et essayer ce pantalon à tous les gens qui passeront… C’est une affaire à classer, monsieur le commissaire.
Permettez, monsieur, nous ne classons pas comme ça.
Ah ! non, non, je n’en sortirai pas.
Scène XIII
Mais on m’oublie, moi, dans le salon… (Voyant le pantalon dans les mains de Bridois et bien franchement.) Tiens ! mon pantalon !
Hein ?
Son pantalon ! Vous avez entendu ? « son pantalon ! » Il a dit son pantalon !
Mais oui ! Qu’est-ce qu’il y a ?
Rien ! Rien ! (Bas et vivement, à Gontran.) Cinq cents francs pour toi si c’est toujours ton pantalon !
Hein ?
Vous reconnaissez que ce pantalon est le vôtre ?
Plus que jamais !
Vous reconnaissez alors que vous étiez cette nuit, 40, rue d’Athènes ?
Ah ! Tiens, comment le savez-vous ?
Il le reconnaît, messieurs, vous voyez, il le reconnaît !
Oh !
Mais oui ! pourquoi pas ?
Là, c’est clair ! (Bas à Gontran, tout en lui serrant la main derrière son dos.) Brave garçon, va !
Vous vous appelez ?
Monsieur ?
Votre nom ?
Sont-ils drôles ! (Haut.) Gontran Morillon… pourquoi ?
Et peut-on vous demander ce que vous alliez faire, 40, rue d’Athènes ?
Tiens, parbleu… j’allais chez ma petite femme !
Oh !
« Votre petite femme ! » Vous n’avez pas l’air de vous douter que c’est aussi la mienne !
La vôtre ? (Avec explosion.) Ah !… c’est le singe !
Le singe ?
… Le singe pour qui je me cachais dans le placard !
Ah ! on vous en donnera du singe ! (Allant à Bridois.) Prenez acte, monsieur le commissaire, prenez acte !
Le commissaire ?
J’espère qu’à présent, je le tiens mon divorce.
Son divorce ! Ah ! ça, qui êtes-vous donc ? Vous n’êtes donc pas le protecteur ?
Je suis le mari, monsieur !
C’est monsieur des Voitures ! (Haut, à Cassagne.) Oh ! mais monsieur, je ne savais pas qu’elle était mariée ; elle ne m’en avait rien dit ; je vous jure qu’elle ne m’en avait rien dit !
Il suffit, monsieur ! Je sais ce que je voulais savoir et je vais agir à l’instant même ! Messieurs, madame, je vous salue !
Hein ? mais non, monsieur… Eh ! monsieur !
Mais laisse-le donc !
Mais pas du tout… Eh ! monsieur !
Je n’y comprends rien du tout !
Ouf ! j’ai un poids de moins !
Allons, je vois que ma mission est terminée. Monsieur Moricet, il ne me reste qu’à m’excuser auprès de vous…
Il suffit, monsieur le commissaire.
Madame, je vous présente mes respects ! Monsieur Duchotel, votre serviteur.
Oh ! mais je vous accompagne.
Faites donc, je vous en prie.
Tenez, par ici. (Il fait passer le commissaire, puis le suivant.) Oh ! j’ai eu une saouleur !
Scène XIV
Par exemple, voilà ce qu’on peut appeler un incident d’audience !
Ah ! bien ! si vous croyez que cela modifie en rien mes idées ! Il a pu donner le change au commissaire, mais pas à moi. (Changeant de ton.) En attendant, puisque nous sommes seuls, profitez-en pour me rendre ma lettre.
Ah ! c’est vrai, au fait… Où est mon pantalon ? (Il va le prendre sur la cheminée où il l’avait déposé tout roulé et redescendant au no 1.) C’est la journée aux pantalons, aujourd’hui !
Allons ! voyons ! Vous ferez des mots après !
Voilà ! voilà ! (Ils prennent chacun le pantalon par un des côtés de la ceinture et Moricet fouille dans les différentes poches.) La poche du revolver… rien… (Cherchant dans une des poches de côté.) Mon porte-monnaie, mon mouchoir, c’est pas dans cette poche. (Cherchant dans l’autre.) Un tire-bouchon. Ah ! c’est celui d’hier ?… Celui à partir duquel vous avez eu le revirement.
Oui, oui, dépêchez-vous !
Eh bien, et la lettre ?… Allons bon ! il n’y a pas de lettre ! Elle n’y est plus !
Pas de lettre ! Voyons !… voyons, cherchez bien.
Mais il n’y a pas à chercher… (Montrant le pantalon.) Voilà une jambe ! Voilà l’autre !… Je n’en ai que deux.
Eh bien, qu’est-ce que vous faites là ?
Hein ?… Euh ! (Ne sachant que dire.) Je montrais mon pantalon à madame Duchotel.
Ah ! C’est bien intéressant !… (Changeant de ton, à Léontine avec aplomb.) Eh bien ! tu as vu, hein ! Ce farceur de Gontran ! Qui est-ce qui aurait pu se douter, là ! avec madame Cassagne !… c’était Gontran !
Oui, oui ! (À part.) Attends un peu !…
Quand je pense que tu as pu me soupçonner un moment !… c’était ce gamin !
Oui ! oh ! ça ne m’a pas autrement étonnée. Il y avait longtemps que Gontran m’avait confié ses relations avec madame Cassagne.
Quoi ?
Comment ! Vous ne saviez pas qu’il était du dernier bien avec elle ?
Non ? (À part.) Ah ! ça, c’était donc vrai ?
C’est même pour le dépenser avec elle qu’il vous empruntait de l’argent !
Avec elle !… C’est ça ! c’est moi qui payais… je payais pour deux !
Seulement, ce qui le chiffonnait, ce pauvre garçon, c’est qu’il paraît qu’elle avait aussi un vieux.
Un vieux ! Qu’est-ce qui a dit ça ?
Elle !… à lui !
Comment un vieux !… Voilà des façons de parler ! C’est pas possible qu’elle ait dit ça ! elle ! elle ! « un vieux ! »
Qu’est-ce que ça vous fait ?
Tiens ! Je ne suis pas un vieux !
Ah ? vous… ?
Hein ? euh ! non, je veux dire…
Fais attention, tu vas t’enferrer.
Eh ! Tu m’ennuies, toi !
Je crois que vous vous êtes coupé, mon ami !
Non, non. Je vais t’expliquer.
Mais avouez donc ! Voyons ! vous voyez bien que je suis édifiée ! C’était vous qui étiez cette nuit chez madame Cassagne.
Eh ! bien après tout, oui, là ! Je vois que je n’en sors pas avec tous ces mensonges ; j’aime mieux avouer carrément. Oui, j’étais cette nuit chez madame Cassagne !
Allons donc ! Vous vous décidez ?
Je ne sais pas mentir !
Ah ! Il ne sait pas mentir !
Oui, oui. (Changeant de ton.) Euh ! Dites donc, si j’allais par là ?
Du tout, vous n’êtes pas de trop ! (À Duchotel.) Monsieur, tout est fini entre nous.
Oh ! Léontine, voyons, pardonne-moi !
Jamais de la vie !
Oh ! voyons ! (S’adressant à Moricet.) Mais dis donc quelque chose, toi, tu ne dis rien ?
Mais si, mais si ! (À Léontine, avec la plus profonde indifférence.) Voyons, madame !…
Là tu vois, écoute-le ! je te jure que je ne reverrai plus jamais madame Cassagne !… ni elle, ni d’autres.
Oui, ça se dit !
Oui, ça se dit ! ça se dit.
Mais tais-toi donc toi, si c’est tout ce que tu sais dire. (À Léontine.) Plus d’infidélités, plus de chasse, plus de bourriche ! (Subitement et comme s’il allait faire un grand aveu.) Et tiens !… la bourriche : rien ne me force à te le dire : eh bien, elle venait de chez le marchand de comestibles ! (Se méprenant au rire railleur de Léontine et avec dignité.) Parole d’honneur !… Même si tu ne me crois pas, voici la note. (Il tâte ses différentes poches et tire de celle de son veston la lettre de Léontine ; il l’a déjà dans la main quand la mémoire lui revient.) Mais non ! au fait, je l’ai jetée au feu, mais alors qu’est-ce que ce papier ?
Ma lettre !
Oh !
Tiens, c’est de toi…
Oui, oui, je sais !
Mais non, laisse donc !
Dieu !
« Mon ami !… Je n’ai qu’une parole… à l’heure qu’il est il n’y a plus d’obstacle entre nous »… (Remémorant.) « Il n’y a plus d’obstacle entre nous… » (Parlé !) À propos de quoi m’écrivais-tu donc ça ?
Mais je ne sais pas !
Euh ! voilà : c’était un soir…
Quoi ? Quoi ? De quoi te mêles-tu, toi ! est-ce que tu peux savoir ? (Reprenant sa lecture.) « Libre de moi-même, c’est à vous que je m’engage. » (Poussant un cri.) Ah !
Quoi ?
Je sais !
Il sait.
C’est un ou deux jours avant nos fiançailles ! (Moricet et Léontine se regardent ahuris pendant que Duchotel poursuit sa lecture.) Dites-vous bien que si j’agis de la sorte, c’est parce qu’ « il » l’a bien voulu ! (Parlé.) Parfaitement ! « il »… c’était son père !
Ah ?
Oui.
Ouf !
Eh ! bien, tu ne le croirais pas, je ne me la rappelais pas du tout, cette lettre-là.
Oh ! Comment, tu ne…
Oh ! mais maintenant, je me la rappelle très bien ! Et tiens, Léontine, en souvenir de ce bon temps… en souvenir du moment où tu m’as écrit cette lettre… pardonne-moi !
Oh ! ça, jamais !
Scène XV
Il n’a rien voulu entendre, M. des Voitures !
Ah ! Gontran, joins-toi à moi pour fléchir ta tante.
Moi ?
Léontine, puisque je te promets d’être à l’avenir le modèle des époux !
Pardonnez-lui, madame !
C’est ça ?
C’est un grand coupable.
Mais tais-toi donc !
Non ! jamais !
Oh !
Ma tante, permettez-moi d’insister !
Inutile !
Au nom de la dame qui était, cette nuit, 40, rue d’Athènes.
Au nom de la… (Vivement à Duchotel.) C’est bien !… je pardonne…
Ah !
Allez, mais ne chassez plus !
Je chasserai peut-être, mais je ne pécherai plus !…
Et moi, je remporte mon pantalon !…