Brossier (p. 193-205).

CHAPITRE XII


Voyons, mon petit ! Voyons, cordieu ! De la poigne… Vous êtes un homme et non pas une statue ! À votre place je serais déjà furieux de sentir ce fer si près de ma peau. Imaginez-vous que je deviens un ennemi mortel, un monsieur digne des coups les plus violents. Je vous ai pris une femme adorée, je vous ai jeté dix cartes à la figure, je vous ai appelé : lâche ou voleur, au choix. Tonnerre ! Ripostez donc !

Et de Raittolbe, le maître, s’exaspérant pour Jacques Silvert, l’élève, se ruait dans des assauts terribles.

— Vous n’êtes pas patient, baron ! murmurait Raoule, qui présidait à la leçon, vêtue d’un élégant costume de salle. Moi, je lui permets de se reposer ; assez pour aujourd’hui !

Raoule prit une épée, tomba en garde devant de Raittolbe, et, comme pour venger Silvert, elle chargea l’ex-officier avec une impétuosité folle.

— Diable, cria celui-ci, touché trois fois coup sur coup, vous vous emballez trop vite, ma chère, je ne vous ai rien dit, ce me semble, de tout ce que je viens de raconter à ce pauvre Jacques !

À cet instant même, on annonça le déjeuner : le cousin René et plusieurs intimes entrèrent ; on félicita les champions pendant qu’un domestique, s’avançant discrètement vers Jacques, lui glissait un mot à l’oreille. Raoule, encore très échauffée, ne vit pas le jeune homme pâlir et passer rapidement dans un fumoir attenant à la salle d’escrime.

Jacques avait enfin obtenu de la chanoinesse Élisabeth les grandes entrées de la maison ; il était fiancé officiellement à Raoule, depuis un mois. Après le bal des courses, pendant lequel tous les amateurs de scandale avaient été scandalisés par l’introduction de ce petit Silvert, Raoule, folle comme les possédées du moyen âge qui avaient le démon en elles et n’agissaient plus de leur propre autorité, s’était déclarée brusquement, un matin, au chevet de la malheureuse dévote. Ce matin se trouvait très froid, très sombre, très terne, La chanoinesse, sous ses couvertures à écussons, rêvait de cilice et de pavé glacé ; elle fut réveillée par la voix sonore de son neveu, commandant un feu d’enfer à sa femme de chambre.

— Pourquoi du feu ? c’est mon jour de mortification, ma chère enfant, dit la tante, ouvrant ses paupières transparentes et livides comme des hosties.

— Parce que, chère tante, je viens causer avec vous de choses graves, et ces choses graves seront une mortification si naturelle qu’elles vous suffiront amplement !

Tout en riant d’un rire mauvais, la jeune femme s’asseyait dans un fauteuil, ramenant sur ses pieds frileux le pan de sa robe de chambre doublée d’hermine.

— À cette heure ? juste ciel ! Tu as eu le réveil bien prompt, ma chérie ! Voyons, je t’écoute.

Et la chanoinesse se dressa sur son traversin, les yeux dilatés par l’épouvante.

— Je veux me marier, tante Élisabeth !

Te marier ! Oh ! tu es inspirée par saint Philippe de Gonzague, que je prie à cette intention chaque vigile. Te marier ! Raoule ! Mais je pourrai donc réaliser mon vœu le plus cher, quitter ce monde de vanités et me retirer aux Visitandines, où j’ai mon voile tout prêt. Béni soit le Seigneur ! Sans doute, ajouta-t-elle, c’est le baron de Raittolbe qui est l’élu ?

Et elle sourit d’un air un peu malicieux.

— Non, ce n’est pas de Raittolbe, ma tante ! Je vous préviens que je ne tiens pas à m’ennoblir davantage. Les affreux noms me plaisent beaucoup plus que tous les titres de nos inutiles parchemins. Je désire épouser le peintre Jacques Silvert !

La chanoinesse fit un bond dans son lit, leva ses bras de vierge au-dessus de sa tête pudique et s’écria :

— Le peintre Jacques Silvert ? Ai-je bien entendu ? Ce bellâtre sans sou ni maille à qui tu as fait l’aumône ?…

Un moment, la stupeur paralysa sa langue ; elle reprit, en s’affaissant sur elle-même :

— Tu me feras mourir de honte, Raoule !

Ma tante, dit alors l’indomptable fille des Vénérande, la honte serait peut-être de ne pas l’épouser !

— Explique-toi ! gémit Mme Élisabeth, désespérée.

— Par respect pour vous, ma tante, ne m’y forcez pas, vous avez aimé trop saintement pour…

— Je représente ta mère, Raoule….. interrompit dignement la chanoinesse, j’ai le devoir de tout entendre.

— Eh bien, je suis sa maîtresse ! répondit Raoule avec un calme effrayant.

Sa tante devint pâle comme les draps immaculés qui l’enveloppaient. Elle eut, au fond de ses prunelles indécises, le seul éclair qui devait y briller durant sa pieuse existence, et dit d’un ton sourd :

— Que la volonté de Dieu soit faite… Mésalliez-vous, ma nièce. Il me reste encore assez de larmes pour effacer votre crime… J’entrerai au couvent le lendemain de votre mariage !…

Et, à partir de ce matin froid durant lequel un feu d’enfer avait brûlé dans la cheminée de la chanoinesse, mortifiée pourtant jusqu’aux moelles, Raoule avait agi à sa guise. On avait présenté le fiancé à la famille et aux intimes ; puis, sans qu’une objection s’élevât contre ce fantastique caprice, chacun s’était incliné cérémonieusement devant Jacques. Le marquis de Sauvarès l’avait déclaré « pas mal », René, le cousin « amusant, excessivement amusant » ! La duchesse d’Armonville avait lancé un petit rire énigmatique et, somme toute, puisque par le fait d’un oncle éloigné, mort à propos, le barbouilleur superbe possédait une fortune de trois cent mille francs, il devenait un peu moins ridicule.

Cette fortune, Raoule l’avait donnée, de la main à la main, à l’homme de son choix.

Les gens de l’hôtel, eux, disaient, aux offices : c’est un enfant trouvé.

Un enfant trouvé qui allait barrer de deuil le blason vermeil des Vénérande !

Souvent par ces tristes nuits d’automne, on entendait du côté de la chambre close de Mme Élisabeth de longs sanglots ; on pouvait croire que c’était le vent sifflant à travers le rond-point dépouillé de la cour d’honneur…

Raoule ferraillait toujours, de Raittolbe fut obligé de rompre. Puis, soudain, une interjection parvint jusqu’à eux, aiguë, discordante. Ils s’arrêtèrent simultanément. Ils avaient reconnu la voix de Marie Silvert.

Mlle de Vénérande prétexta un peu de fatigue et, sans s’occuper du baron et de ses admirateurs, elle gagna la porte du fumoir. De Raittolbe en fit autant.

— Témoins, décida Raoule, allez au déjeuner de réconciliation ! Nous réparons nos toilettes et sommes à vous dans quelques minutes.

Ces messieurs sortirent en discutant les coups échangés.

— Qu’est-ce que tu viens faire ? disait Jacques, derrière la porte du boudoir, une scène ?

— Pas si bête, on me mettrait dehors !

— Eh bien ! alors, faisait Jacques impatienté, tiens-toi tranquille.

— Me tenir tranquille ? C’est ça… tu auras le droit de te blanchir en te baignant dans les blasons de la haute, et moi, ta sœur, je resterai putain comme devant ?

— Où veux-tu en venir ?

— Où je veux en venir ? Je veux que tu dises à ta Raoule que ses conditions ne sont pas les miennes. Je me fiche du chiffon de papier qu’elle m’a envoyé comme de ma première chemise. Il paraît que je vous gêne, mes tourtereaux ? On rougit de Marie Silvert ; il faut m’éloigner, m’envoyer à la campagne, dans un coin ; eh bien, j’veux pas, moi ! Nous avons mangé le pain dur ensemble, tu vas t’payer du poulet rôti, j’en veux ma bonne part ou j’mets les pieds dans vos plats. Ah ! monsieur s’pavane du matin au soir, on l’attiffe comme une grue, y en a pas assez pour lui, quoi ! et faudrait que sa sœur s’habille d’une loque, s’coiffe d’un chiffon, se nourrisse d’une croûte. As-tu fini ! Vous avez cru me coudre la bouche avec votre pension de six cents francs, plus souvent que je me laisserai faire ; Marie Silvert ne veut pas de vos rentes, ça la salirait !

— Qu’à cela ne tienne, fit à ce moment Mlle de Vénérande, en entrant suivie de de Raittolbe, ne vous tourmentez pas, vous n’aurez rien !

Raoule avait dit cela froidement, laissant une à une tomber ses paroles, qui, pour quelques secondes, semblèrent produire sur la fille l’effet d’autant de gouttes d’eau froide.

— Bien, fit-elle, pinçant la lèvre et regrettant de ne pouvoir revenir aux six cents francs par le chemin de la douceur, bien ; puis, les doigts crispés au dossier d’une chaise : Au fait, j’aime mieux ça, vous m’dégoûtez, pas vous, monsieur, fit-elle, essayant de sourire à de Raittolbe retranché derrière Raoule qu’il regrettait d’avoir suivie ; c’est pourtant vous qui êtes cause de tout.

— Hein ! fit de Raittolbe, s’avançant, qu’est-ce que vous me dites-là ?

— C’est clair : vous savez bien que mademoiselle et monsieur ne m’ont jamais pardonné d’avoir été votre maîtresse. Ça les chiffonnait !

— Assez, interrompit brusquement le baron ; ne prenez pas prétexte de notre liaison pour continuer vos injures. Vous avez fait votre métier, je vous ai payée : nous sommes quittes.

— C’est juste, répondit Marie, subitement calmée ; j’ai même encore là les cent francs que vous m’avez envoyés ; je n’y ai pas encore touché. Ça m’a fait quelque chose quand je les ai reçus. C’est peut-être bête, mais c’est comme ça.

Elle parlait d’un ton soumis, en attachant sur de Raittolbe des yeux presque suppliants.

— Voyez-vous, monsieur, continua-t-elle sans plus s’occuper de son frère et de Raoule, parce qu’on est une pauvre fille, ça n’empêche pas d’avoir un cœur. Vous dites que j’ai fait mon métier avec vous, vous savez bien que non ! Je vous ai aimé, moi, je vous aime toujours, et vous n’avez qu’à faire un signe si vous le voulez, je me mets en quatre pour…

— Assez ! interrompit de Raittolbe, enrageant de se voir ridiculiser devant Raoule, je me contenterais de votre départ !

Réellement émue un instant plus tôt, la fille sentit se réveiller sa colère. Alors, elle éclata :

— Eh bien oui ! je partirai, mais faut que je crève le sac aux ordures ! Ah ! vous avez beau vous gausser, vous autres, j’ai pas fini, v’la le bouquet. Ça vous amuse, n’est-ce pas ? C’est drôle, ricana-t-elle, hideuse. Vous êtes contents, pas vrai ? Ça vous embêtait que je lui aie donné dans l’œil, et le v’la qui m’envoie promener. N. de D., d’la rigolade y en aurait que pour eux ? Plus souvent, puisque j’peux pas trouver un homme qui me prenne, j’vas me les payer tous — mes enfants, ça vous fera honneur, votre future belle-sœur vient vous faire part de son entrée au b….. !

Votre existence n’en sera guère changée, railla Mlle de Vénérande, se dirigeant vers la porte, en faisant signe à Jacques de la suivre.

Jacques restait debout devant sa sour, les poings crispés, la face pâle, mordant sa lèvre ; peut-être n’y avait-il qu’un déshonneur auquel il n’eût pas été préparé dans les sursauts rapides de sa chute…

— Bon voyage ! cria ironiquement Raoule, du seuil de la salle d’armes.

— Oh ! nous nous reverrons, belle-sœur, répliqua Marie, gouailleuse, je viendrai, les jours de sortie, vous présenter mes devoirs. Faudra pas faire la dégoûtée, vous savez ; Marie Silvert, même en carte, vaudra bien Mme Silvert ; au moins elle fait l’amour comme tout le monde, celle-là !

Elle n’acheva pas. Jacques, hors de lui, avant que de Raittolbe n’eût prévenu son geste, étreignait sa sœur au poignet, et, dans un effort terrible, la secouait désespérément.

— Te tairas-tu, misérable ? gronda-t-il d’une voix sourde.

Puis, ses muscles se détendirent, et Marie, pirouettant sur elle-même, tomba presque à genoux.

Marie, relevée, se dirigea vers la porte, l’ouvrit, et là, se tournant vers son frère, de chaque côté duquel se tenaient, comme deux protections, de Raittolbe et Raoule :

— Faut pas t’énerver comme ça, mon petit. T’as besoin de tes muscles, il t’en faut pour deux… T’as la même tête que le jour de la raclée. Tu sais la raclée que monsieur le baron t’a administrée. Prends garde, tu vas te trouver mal, t’as quelque chose de détraqué, bien sûr : ta chaste épouse n’aura plus son compte… Est-il gentil, comme ça, entre ses deux amants !

Marie lança ces derniers mots dans un rire féroce, dont les éclats durent faire trembler jusque dans ses fondements la vieille maison des Vénérande.

Élisabeth et Marie Silvert, l’ange du bien qui avait toléré, le démon de l’abjection qui avait excité, fuyaient en même temps, l’un vers le Paradis, l’autre vers l’abîme, cet amour monstrueux qui pouvait, à la fois, aller, dans son orgueil, plus haut que le ciel et, dans sa dépravation, plus bas que l’enfer.