Monsieur Teste (1895)/Préface

Éditions du Sagitaire (Vol 2p. 13-19).


PRÉFACE




Ce personnage de fantaisie dont je devins l’auteur au temps d’une jeunesse à demi littéraire, à demi sauvage ou… intérieure, a vécu, semble-t-il, depuis cette époque effacée, d’une certaine vie, — que ses réticences plus que ses aveux ont induit quelques lecteurs à lui prêter [1].

Teste fut engendré, — dans une chambre où Auguste Comte a passé ses premières années, — pendant une ère d’ivresse de ma volonté et parmi d’étranges excès de conscience de soi.

J’étais affecté du mal aigu de la précision. Je tendais à l’extrême du désir insensé de comprendre, et je cherchais en moi les points critiques de ma faculté d’attention.

Je faisais donc ce que je pouvais pour augmenter un peu les durées de quelques pensées. Tout ce qui m’était facile m’était indifférent et presque ennemi. La sensation de l’effort me semblait devoir être recherchée, et je ne prisais pas les heureux résultats qui ne sont que les fruits naturels de nos vertus natives. C’est dire que les résultats en général, — et par conséquence, les œuvres, — m’importaient beaucoup moins que l’énergie de l’ouvrier, — substance des choses qu’il espère. Ceci prouve que la théologie se retrouve un peu partout.

Je suspectais la littérature, et jusqu’aux travaux assez précis de la poésie. L’acte d’écrire demande toujours un certain « sacrifice de l’intellect ». On sait bien, par exemple, que les conditions de la lecture littéraire sont incompatibles avec une précision excessive du langage. L’intellect volontiers exigerait du langage commun des perfections et des puretés qui ne sont pas en sa puissance. Mais rares sont les lecteurs qui ne prennent leur plaisir que l’esprit tendu. Nous ne gagnons les attentions qu’à la faveur de quelque amusement ; et cette espèce d’attention est passive.

Il me semblait indigne, d’ailleurs, de partir mon ambition entre le souci d’un effet à produire sur les autres, et la passion de me connaître et reconnaître tel que j’étais, sans omissions, sans simulations, ni complaisances.

Je rejetais non seulement les Lettres, mais encore la Philosophie presque tout entière, parmi les Choses Vagues et les Choses Impures auxquelles je me refusais de tout mon cœur. Les objets traditionnels de la spéculation m’excitaient si malaisément que je m’étonnais des philosophes ou de moi-même. Je n’avais pas compris que les problèmes les plus relevés ne s’imposent guère, et qu’ils empruntent beaucoup de leur prestige et de leurs attraits à certaines conventions qu’il faut connaître et recevoir pour entrer chez les philosophes. La jeunesse est un temps pendant lequel les conventions sont, et doivent être, mal comprises : ou aveuglément combattues, ou aveuglément obéies. On ne peut pas concevoir, dans les commencements de la vie réfléchie, que seules les décisions arbitraires permettent à l’homme de fonder quoi que ce soit : langage, sociétés, connaissances, œuvres de l’art. Quant à moi, je le concevais si mal que je m’étais fait une règle de tenir secrètement pour nulles ou méprisables toutes les opinions et coutumes d’esprit qui naissent de la vie en commun et de nos relations extérieures avec les autres hommes, et qui s’évanouissent dans la solitude volontaire. Et même je ne pouvais songer qu’avec dégoût à toutes les idées et à tous les sentiments qui ne sont engendrés ou remués dans l’homme que par ses maux et par ses craintes, ses espoirs et ses terreurs ; et non librement par ses pures observations sur les choses et en soi-même.

J’essayais donc de me réduire à mes propriétés réelles. J’avais peu de confiance dans mes moyens, et je trouvais en moi sans nulle peine tout ce qu’il fallait pour me haïr ; mais j’étais fort de mon désir infini de netteté, de mon mépris des convictions et des idoles, de mon dégoût de la facilité et de mon sentiment de mes limites. Je m’étais fait une île intérieure que je perdais mon temps à reconnaître et à fortifier…


M. Teste est né quelque jour d’un souvenir récent de ces états.

C’est en quoi il me ressemble d’aussi près qu’un enfant semé par quelqu’un dans un moment de profonde altération de son être, ressemble à ce père hors de soi-même.

Il arrive, peut-être, que l’on abandonne de temps à autre à la vie la créature exceptionnelle d’un moment exceptionnel. Il n’est pas impossible, après tout, que la singularité de certains hommes, leurs valeurs d’écart, bonnes ou mauvaises, soient dues quelquefois à l’état instantané de leurs générateurs. Il se peut que l’instable ainsi se transmette et se donne quelque carrière. N’est-ce point là, d’ailleurs, dans l’ordre de l’esprit, la fonction de nos œuvres, l’acte du talent, l’objet même du travail, et en somme, l’essence du bizarre instinct de faire survivre à soi ce que l’on obtint de plus rare ?

Revenant à M. Teste, et observant que l’existence d’un type de cette espèce ne pourrait se prolonger dans le réel pendant plus de quelques quarts d’heure, je dis que le problème de cette existence et de sa durée suffit à lui donner une sorte de vie. Ce problème est un germe. Un germe vit ; mais il en est qui ne sauraient se développer. Ceux-ci essayent de vivre, forment des monstres, et les monstres meurent. En vérité, nous ne les connaissons qu’à cette propriété remarquable de ne pouvoir durer. Anormaux sont les êtres qui ont un peu moins d’avenir que les normaux. Ils sont semblables à bien des pensées qui contiennent des contradictions cachées. Elles se produisent à l’esprit, paraissent justes et fécondes, mais leurs conséquences les ruinent, et leur présence bientôt leur est funeste.

— Qui sait si la plupart de ces pensées prodigieuses sur lesquelles tant de grands hommes, et une infinité de petits, ont pâli depuis des siècles, ne sont point des monstres psychologiques, — des Idées Monstres, — enfantés par l’exercice naïf de nos facultés interrogeantes que nous appliquons un peu partout, — sans nous aviser que nous ne devons raisonnablement questionner que ce qui peut véritablement nous répondre ?

Mais les monstres de chair rapidement périssent. Toutefois ils ont existé quelque peu. Rien de plus instructif que de méditer sur leur destin.

Pourquoi M. Teste est-il impossible ? — C’est son âme que cette question. Elle vous change en M. Teste. Car il n’est point autre que le démon même de la possibilité. Le souci de l’ensemble de ce qu’il peut le domine. Il s’observe, il manœuvre, il ne veut pas se laisser manœuvrer. Il ne connaît que deux valeurs, deux catégories, qui sont celles de la conscience réduite à ses actes : le possible et l’impossible. Dans cette étrange cervelle, où la philosophie a peu de crédit, où le langage est toujours en accusation, il n’est guère de pensée qui ne s’accompagne du sentiment qu’elle est provisoire ; il ne subsiste guère que l’attente et l’exécution d’opérations définies. Sa vie intense et brève se dépense à surveiller le mécanisme par lequel les relations du connu et de l’inconnu sont instituées et organisées. Même, elle applique ses puissances obscures et transcendantes à feindre obstinément les propriétés d’un système isolé où l’infini ne figure point.

Donner quelque idée d’un tel monstre, en peindre les dehors et les mœurs ; esquisser du moins un Hippogriffe, une Chimère de la mythologie intellectuelle, exige, — et donc excuse, — l'emploi, sinon la création, d'un langage forcé, parfois énergiquement abstrait. Il y faut également de la familiarité et jusqu'à quelques traces de cette vulgarité ou trivialité que nous nous permettons avec nous-mêmes. Nous ne gardons pas de ménagements avec celui qui est en nous.

Le texte assujetti à ces conditions très particulières n'est certainement pas d'une lecture trop aisée dans l'original. Davantage doit-il présenter à qui peut le transporter dans une langue étrangère des difficultés presque insurmontables…

  1. Cette préface a été écrite pour la deuxième traduction en anglais de la Soirée avec M. Teste.