Monsieur Teste (1895)/Lettre d’un ami

Éditions du Sagitaire (Vol 2p. 89-106).


LETTRE D'UN AMI[1]


Mon ami, me voici loin de vous. Nous nous parlions, et je vous écris. C’est, si l'on veut, une chose bien étrange.

Vous allez voir que je suis dans une disposition à m’émerveiller.

Le retour même à ce Paris, après une assez longue absence, m'est apparu sous quelque espèce métaphysique. — Je ne parle pas seulement du retour matériel, noir sacrifice d’une nuit au vacarme et aux saccades. Le corps inerte et vivant s’abandonne aux corps morts et mouvants qui le transportent. Le rapide a une idée fixe qui est la Ville. On est le captif de son idéal, le jouet de sa fureur monotone. Il faut subir des millions de coups frappés à la cantonnade, et ces rythmes et ces ruptures de rythmes, ces battements et gémissements mécaniques, — tout le tapage forcené de je ne sais quelle fabrique de vitesse. On est ivre de fantômes qui tournent, de visions versées au néant, de lumières arrachées. Le métal que forge la marche dans l’ombre fait rêver que le Temps personnel et brutal attaque et désagrège la dure et profonde distance. Surexcité, accablé de sévices, le cerveau, de soi-même, et sans qu’il le sache, engendre nécessairement toute une littérature moderne…

Parfois la sensation se fait stationnaire. L’ensemble des cahots ne mène à rien. Le total du déplacement se compose d’une infinité de redites ; chaque instant vient convaincre l’autre que l’on n’arrivera jamais…

Peut-être l’éternité et l’enfer sont-ils les naïves expressions de quelque voyage inévitable ?

À force, toutefois, de tant d’agitation de nos os et de nos idées dans les ténèbres, le soleil et Paris sortent enfin du jeu.

Mais l’être de l’esprit, — le petit homme qui est dans l’homme, — (et qui est toujours supposé dans la grossière imagination que nous nous faisons de la connaissance), opère de son côté son changement de présence. Il ne circule point comme la conscience, dans une fantasmagorie de visions et un tumulte de phénomènes. Il voyage selon sa nature, et dans sa nature même. Je m’estimerais beaucoup si je savais me représenter son opération. Si je savais vous la décrire, cette estime pour moi grandirait en moi à l’infini. Mais il n’en est pas question.

Je me figure donc, comme je puis, que le sentiment du changement de notre séjour s’accompagne dans quelque substance inconnue, et qui nous est essentielle, d’un travail de détachement et de renouement subtils. C’est une classification profonde qui se transforme. A peine le départ résolu, et bien avant que le corps ne s’y mette, l’idée seule que tout va changer autour de nous intime à notre système caché une modification mystérieuse. De sentir que l’on s’en va, toutes choses encore tangibles en perdent presque aussitôt leur existence prochaine. Elles sont comme frappées dans les puissances de leur présence, dont quelques-unes s’évanouissent. Hier encore, vous étiez près de moi, et il y avait en moi une secrète personne déjà toute disposée à ne plus vous voir de longtemps. Je ne vous retrouvais plus dans le temps rapproché, et cependant je vous tenais la main. Vous m’étiez coloré d’absence, et comme condamné à ne point avoir d’avenir imminent. Je vous regardais de près, Je vous voyais au loin. Vos mêmes regards ne contenaient plus de durée. Il me semblait qu’il y eût entre vous et moi deux distances, l’une encore insensible, l’autre immense déjà ; et je ne savais pas quelle il fallait prendre pour la plus réelle des deux.

J’ai observé, pendant le trajet, s’altérer les attentes de mon âme. Certains ressorts se détendent, d’autres se roidissent. Nos prévisions inconscientes, nos étonnements éventuels échangent leurs positions profondes. Si je vous rencontrais demain, ce me serait une grande surprise…

Tout à coup je me sentis à Paris, quelques heures avant que d’y être. Je reprenais sensiblement mes esprits parisiens qui s’étaient un peu dissipés dans mes voyages. Ils s’étaient réduits à des souvenirs ; ils redevenaient maintenant des valeurs vivantes et des sources que l’on doit utiliser à chaque instant,

Quel démon que celui de l’analogie abstraite | — Vous savez comme il me tourmente quelquefois ! — Il me soufflait de comparer cette altération indéfinissable qui se passait en moi, à un changement assez brusque de certaines probabilités mentales. Telle réponse, tel mouvement, telle action de notre visage, qui sont à Paris les effets instantanés de nos impressions, ne nous sont plus si naturels quand nous sommes retirés à la campagne, ou plongés dans un milieu suffisamment écarté. Le spontané n’est plus le même. Nous ne sommes prêts à répondre qu’à ce qui est probablement voisin.

On en tirerait de curieuses conséquences. Un physicien hardi, qui ferait entrer les vivants, et même les cœurs, dans ses desseins, se risquerait peut-être à définir un éloignement par une certaine distribution intérieure…

J’ai grande peur, mon vieil ami, que nous ne soyons faits de bien des choses qui nous ignorent. Et c’est en quoi nous nous ignorons. S’il y en a une infinité, toute méditation est vaine…

Je me sentais donc ressaisir par un autre système de vie, et je connaissais mon retour comme une sorte de rêve de ce monde où je revenais. Une ville où la vie verbale est plus puissante, plus diverse, plus active et capricieuse qu’en toute autre, se préparait en moi par l’idée d’une confusion étincelante. Le dur murmure du train prêtait à ma distraction imagée l’accompagnement de la rumeur d’une ruche.

Il me semblait que nous avancions vers un nuage de propos. Mille gloires en évolution, mille titres d’ouvrages par seconde paraissaient, périssaient indistinctement dans cette nébuleuse grandissante. Je ne savais pas si je voyais ou si J’entendais cette agitation insensée. Il y avait des écritures qui criaient, des paroles qui étaient des hommes, et des hommes qui étaient des noms… Point de lieu sur la terre, pensai-je, où le langage ait plus de fréquence, plus de résonances, moins de réserve, qu’en ce Paris où la littérature, et la science, et les arts, et la politique d’un grand pays sont jalousement concentrés. Les Français ont amassé toutes leurs idées dans une enceinte. Nous y vivons dans notre feu.

Dire ; redire ; contredire ; prédire ; médire… Tous ces verbes ensemble me résumaient le bourdonnement du paradis et de la parole.

Quoi de plus fatigant que de concevoir le chaos d’une multitude d’esprits ? — Chaque pensée dans ce tumulte trouve sa pareille, son adverse, son antécédente et sa suivante. Tant de similitudes, tant d’imprévu la découragent.

Imaginez-vous le désordre incomparable qu’entretiennent dix mille êtres essentiellement singuliers ? Songez à la température que peut produire dans ce lieu un si grand nombre d’amours propres qui s’y comparent. Paris enferme et combine, et consomme ou consume la plupart des brillants infortunés que leurs destins ont appelés aux professions délirantes… Je nomme ainsi tous ces métiers dont le principal instrument est l’opinion que l’on a de soi-même, et dont la matière première est l’opinion que les autres ont de vous. Les personnes qui les exercent, vouées à une éternelle candidature, sont nécessairement toujours affligées d’un certain délire des grandeurs qu’un certain délire de la persécution traverse et tourmente sans répit. Chez ce peuple d’uniques règne la loi de faire ce que nul n’a jamais fait, et que nul jamais ne fera. C’est du moins la loi des meilleurs, c’est-à-dire de ceux qui ont le cœur de vouloir nettement quelque chose d’absurde… Ils ne vivent que pour obtenir et rendre durable l’illusion d’être seuls, — car la supériorité n’est qu’une solitude située sur les limites actuelles d’une espèce. Ils fondent chacun son existence sur l’inexistence des autres, mais auxquels il faut arracher leur consentement qu’ils n’existent pas… Remarquez bien que je ne fais que de déduire ce qui est enveloppé dans ce qui se voit. Si vous doutez, cherchez donc à quoi tend un travail qui doit ne pouvoir absolument être fait que par un individu déterminé, et qui dépend de la particularité des hommes ? Songez à la signification véritable d’une hiérarchie fondée sur la rareté. — Je m’amuse parfois d’une image physique de nos cœurs, qui sont faits intimement d’une énorme injustice et d’une petite justice combinées, J’imagine qu’il y a dans chacun de nous un atome important entre nos atomes, et constitué par deux grains d’énergie qui voudraient bien se séparer. Ce sont des énergies contradictoires, mais indivisibles. La nature les a jointes pour toujours, quoique furieusement ennemies. L’une est l’éternel mouvement d’un gros électron positif, et ce mouvement engendre une suite de sons graves où l’oreille intérieure distingue sans nulle peine une profonde phrase monotone : Il n’y a que moi. Il n’y a que moi. Il n’y a que moi, moi, moi… Quant au petit électron radicalement négatif, il crie à l’extrême de l’aigu, et perce et reperce de la sorte la plus cruelle le thème égotiste de l’autre : Oui, Mais il y a un tel, mais il y a un tel, tel, tel, tel. Et tel autre !.. Car le nom change assez souvent…

Bizarre royaume où toutes les belles choses qui s’y produisent sont une amère nourriture pour toutes les âmes moins une. Et plus elles sont belles, plus amèrement ressenties.

Tenez encore. Il me semble que chaque mortel possède tout auprès du centre de sa machine, et en belle place parmi les instruments de la navigation de sa vie, un petit appareil d’une sensibilité incroyable qui lui marque l’état de l’amour de soi. On y lit que l’on s’admire, que l’on s’adore, que l’on se fait horreur, que l’on se raye de l’existence ; et quelque vivant index, qui tremble sur le cadran secret, hésite terriblement prestement entre le zéro d’être une bête et le maximum d’être un dieu.

Eh bien, mon tendre ami, si vous voulez comprendre quelque chose à bien des choses, il faut songer qu’un appareil si vital et si délicat est le jouet du premier venu.

Et, sans doute, il est des hommes étranges en qui cette aiguille cachée marque toujours le point opposé de celui que l’on gagerait qu’elle indiquât. Ils se haïssent au moment même de l’estime universelle, et au contraire dans le contraire. Mais nous savons qu’il n’est plus de lois toutes satisfaites. Il n’est plus que des à peu près…

Et le train filait toujours, rejetant violemment peupliers, vaches, hangars et toutes choses terrestres, comme s’il avait soif, comme s’il courait à la pensée pure, ou vers quelque étoile à rejoindre. Quel but suprême peut exiger un ravissement si brutal, et un renvoi si vif de paysages à tous les diables ?

Nous approchions de la nuée. Des noms s’illuminaient. Le ciel s’emplissait de météores politiques et littéraires. Les surprises crépitaient. Les doux bêlaient, les aigres miaulaient, les gras mugissaient, les maigres rugissaient.

Les partis, les écoles, les salons, les cafés, tout se faisait entendre. L’air ne suffisant plus, l’éther se chargeait de messages. On était assourdi par le cliquetis d’un duel dont les épées étaient des éclairs, et bien des pauvretés se propageaient jusqu’aux extrémités du monde avec la vitesse de la lumière.

Je vous prie de m’excuser de cet abus que je fais de l’imparfait de l’indicatif ; mais il est le temps de l’incohérence, et je m’aperçois que je suis en train de vous peindre, si c’est là une peinture, la plus grande incohérence concevable, J’y ajouterai quelques traits au moyen de quelques autres imparfaits.

Je voyais en esprit le marché, la bourse, le bazar occidental des échanges des phantasmes. J’étais occupé des merveilles de l’instable, de sa durée étonnante, de la force des paradoxes, de la résistance des choses usées… Tout se figurait. Les luttes abstraites prenaient forme de diableries. La mode et l’éternité se colletaient. Le rétrograde et l’avancé se disputaient le point d’où l’on tombe. Les nouveautés même nouvelles enfantaient des conséquences très anciennes. Ce que le silence avait élaboré se vendait à la criée… Enfin, tous les événements possibles spirituels se produisaient rapidement devant mon Âme encore à demi endormie. Elle était saisie de terreur, de dégoût, de désespoir, et d’une affreuse curiosité, en contemplant, toute lasse et confuse, le spectacle idéal de cette immense activité que l’on nomme intellectuelle

— INTELLECTUELLE ?.,

Ce mot énorme, qui m’était venu vaguement, bloqua net tout mon train de visions. Drôle de chose que le choc d’un mot dans une tête ! Toute la masse du faux en pleine vitesse saute brusquement hors de la ligne du vrai

Intellectuelle ?.. Point de réponse. Point d’idées. Des arbres, des disques, des harpes infinies sur les fils horizontaux desquelles volaient plaines, châteaux, fumées… Je regardais en moi avec des yeux étrangers. Je butais dans ce que je venais de créer. Ahuri, au milieu des débris de l’intelligible, je retrouvai inerte et comme renversé, ce grand mot qui avait causé la catastrophe. Il était sans doute un peu trop long pour les courbes de ma pensée.

Intellectuelle… Tout le monde à ma place aurait compris. Mais moi !..

— Vous le savez, cher Vous, que je suis un esprit de la plus ténébreuse espèce. Vous le savez par expérience, et le savez encore mieux pour l’avoir cent fois ouï dire. Il ne manque point de personnes, et doctes, et bénignes, et bien disposées, qui attendent pour me lire que l’on m’ait traduit en français. Elles s’en plaignent vers le public, lui exposent des citations de mes vers où je confesse qu’elles doivent s’embarrasser. Même, elles tirent une juste gloire de ne point entendre quelque chose ; ce que d’autres cacheraient. — « Modeste tamen et circumspecto judicio pronuntiandum est, dit Quintilien, dans un endroit que Racine a pris soin de traduire, — ne quod plerisque accidit, damnent quae non intelligunt. » Mais moi, je suis désespéré d’affliger ces amateurs de lumière. Rien ne m’attire que la clarté. Hélas, ami de moi ! je vous assure que je n’en trouve presque point. Je mets ceci dans votre oreille toute proche. N’allez point le répandre. Gardez excessivement mon secret, Oui, la clarté pour moi est si peu commune que je n’en vois sur toute l’étendue du monde, — et singulièrement du monde pensant et écrivant, — que dans la proportion du diamant à la masse de la planète. Les ténèbres que l’on me prête sont vaines et transparentes auprès de celles que je découvre un peu partout. Heureux les autres, qui conviennent avec eux-mêmes qu’ils s’entendent parfaitement ! Ils écrivent, ils parlent sans trembler. Vous sentez comme j’envie tous ces humains lucides dont les ouvrages font que l’on songe à la douce facilité du soleil dans un univers de cristal… Ma mauvaise conscience me suggère parfois de les incriminer pour me défendre. Elle me murmure qu’il n’y a que ceux qui ne cherchent rien qui ne rencontrent jamais l’obscurité, et qu’il ne faut proposer aux gens que ce qu’ils savent. Mais je m’examine dans le fond, et il faut bien que je consente à ce que disent tant de personnes distinguées. Je suis fait véritablement, mon ami, d’un malheureux esprit qui n’est jamais bien sûr d’avoir compris ce qu’il a compris sans s’en apercevoir. Je discerne fort mal ce qui est clair sans réflexion de ce qui est positivement obscur… Cette faiblesse, sans doute, est le principe de mes ténèbres. Je me méfie de tous les mots, car la moindre méditation rend absurde que l’on s’y fie. J’en suis venu, hélas, à comparer ces paroles par lesquelles on traverse si lestement l’espace d’une pensée, à des planches légères jetées sur un abîme, qui souffrent le passage et point la station. L’homme en vif mouvement les emprunte et se sauve ; mais qu’il insiste le moins du monde, ce peu de temps les rompt et tout s’en va dans les profondeurs. Qui se hâte a compris ; il ne faut point s’appesantir : on trouverait bientôt que les plus clairs discours sont tissus de termes obscurs.

Tout ceci me pourrait induire en de grands et charmants développements dont je vous fais grâce. Une lettre est littérature. C’est une loi étroite de la littérature qu’il ne faut rien creuser à fond. C’est aussi le vœu général. Voyez de toutes parts.

J’étais donc dans mon propre gouffre, — qui pour être le mien n’en était pas moins gouffre, — j’étais donc dans mon propre gouffre, incapable d’expliquer à un enfant, à un sauvage, à un archange, — à moi-même, ce mot : Intellectuel qui ne donne aucun mal à qui que ce soit.

Ce n’étaient point les images qui me manquaient. Mais au contraire, à chaque consultation de mon esprit par ce terrible mot, l’oracle répondait par une image différente. Toutes étaient naïves. Aucune exactement n’annulait la sensation de ne point comprendre.

Il me venait des lambeaux de rêve.

Je formais des figures que j’appelais des « Intellectuels ». Hommes presque immobiles qui causaient de grands mouvements dans le monde. Ou hommes très animés, dont les vives actions de leurs mains et de leurs bouches manifestaient des puissances imperceptibles et des objets invisibles par essence. Je vous demande pardon de vous dire la vérité. Je voyais ce que je voyais.

Hommes de pensée, Hommes de lettres, Hommes de science, Artistes, — Causes, causes vivantes, causes individuées, causes minimes, causes contenant des causes et inexplicables à elles-mêmes, — et causes de qui les effets étaient aussi vains, mais à la fois aussi prodigieusement importants, que je le voulais… L’univers de ces causes et de leurs effets existait et n’existait pas. Ce système d’actes étranges, de productions et de prodiges avait la réalité toute-puissante et nulle d’une partie de cartes. Inspirations, méditations, œuvres, gloire, talents, il dépendait d’un certain regard que ces choses fussent presque tout, et d’un certain autre, qu’elles se réduisissent à presque rien.

Puis, à une lueur apocalyptique, je crus entrevoir le désordre et la fermentation de toute une société de démons. Il parut, dans un espace surnaturel, une sorte de comédie de ce qui arrive dans l’Histoire. Luttes, factions, triomphes, exécrations solennelles, exécutions, émeutes, tragédies autour du pouvoir !.. Il n’était bruit dans cette République que de scandales, de fortunes foudroyantes ou foudroyées, de complots et d’attentats. Il y avait des plébiscites de chambre, des couronnements insignifiants, beaucoup d’assassinats par la parole. Je ne parle point des larcins. Tout ce peuple « intellectuel » était comme l’autre. On y trouvait des puritains, des spéculateurs, des prostitués, des croyants qui ressemblaient à des impies et des impies qui faisaient mine de croyants ; il y avait de faux simples et de vraies bêtes, et des autorités, et des anarchistes, et jusqu’à des bourreaux dont les glaives dégouttaient d’encre. Et les uns se croyaient prêtres et pontifes, les autres prophètes, les autres Césars, ou bien martyrs, ou un peu de chaque. Plusieurs se prenaient, jusque dans leurs actes, pour des enfants ou pour des femmes. Les plus ridicules étaient ceux qui se faisaient de leur chef les juges et les justiciers de la tribu. Ils ne paraissaient point se douter que nos jugements nous jugent, et que rien plus ingénument ne nous dévoile et n’expose nos faiblesses que l’attitude de prononcer sur le prochain. C’est un art dangereux que celui dans lequel les moindres erreurs peuvent toujours s’attribuer au caractère.

Chacun de ces démons se regardait assez souvent dans un miroir de papier ; il y considérait le premier ou le dernier des êtres…

Je cherchais vaguement les lois de cet empire. La nécessité d’amuser ; le besoin de vivre ; le désir de survivre ; le plaisir d’étonner, de choquer, de gourmander, d’enseigner, de mépriser ; l’aiguillon de la jalousie, menaient, irritaient, échauffaient, expliquaient cet Enfer.

Je m’y suis vu moi-même ; et sous une figure inconnue de moi, que mes écrits, peut-être, avaient formée. Vous n’ignorez pas, cher rêveur, que dans les songes, il se fait quelquefois un accord singulier entre ce que l’on voit et ce que l’on sait ; mais ce n’est point un accord qui se supporterait dans la veille. Je vois Pierre, et je sais qu’il est Jacques. Je me suis donc aperçu, quoique rarement, et sous un autre visage ; je ne me reconnaissais qu’à une douleur exquise qui me perçait le cœur. Du fantôme ou de moi, il me semblait que l’un de nous dût s’évanouir...

Adieu. Je n’en finirais plus si je voulais vous donner à lire tout ce qui vint se colorer et me confondre dans les derniers instants de mon voyage. Adieu. J’oubliais de vous dire que je fus tiré de tout ceci par le pied d’un dur anglais qui m’écrasa le mien sans nulle peine, cependant que le train noir et suant stoppait. Adieu.

  1. Quelques bons esprits ayant admis, quoique sans preuves matérielles, que cette lettre avait été adressée à M. Teste par un écrivain de ses amis, on a cru la devoir joindre À ce recueil qui pouvait se passer d’elle, comme elle de lui.